Augustin, de la musique



AVERTISSEMENT.

Le traité de la musique se divise en deux parties:l'une, toute technique, renferme une exposition complète des règles de la Rhytmique et de la métrique; elle comprend les cinq premiers livres: l'autre, plus philosophique, forme en quelque sorte la morale de l'ouvrage; l'auteurs analysant les mouvements du cœur et de l'esprit humain, les mouvements des corps et de l'univers, remonte d'harmonie en harmonie, comme par une échelle mystique, jusqu'à l'harmonie éternelle et immuable, Dieu, principe de tous les mouvements et auteur de la loi qui les assujettit à l'ordre, en d'autres termes auteur de l'harmonie à tous ses degrés. Cette partie ne comprend qu'un seul livre; c'est le plus célèbre.

La première partie est une suite de préceptes, à part quelques détails gracieux, quelques réflexions profanes qui révèlent dans le métricien, tout occupé, ce semble, à mesurer des syllabes, le vigoureux philosophe et le brillant orateur: mais elle offre au plus haut degré l'intérêt qu'elle comportait. Nulle part l'alliance de la poésie et de la musique, ce problème si agité par les érudits, n'apparaît sous une forme plus simple; on ne scande pas, on entend, j'allais dire, on chante le vers antique; les iambes, les spondées, les dactyles font place à des mesures musicales dont la raison et l'oreille sont juges; et cette harmonie n'est pas aussi perdue qu'on le croit: elle a laissé des traces et comme un écho dans la mélopée de nos églises. Dès le début de l'ouvrage, il s'élève entre le Maître et l'élève une discussion en apparence plus métaphysique que musicale; mais qu'on ne s'y trompe pas, elle découvre les principes qui ont dirigé l'auteur, dans la composition de son traité; elle en contient toute la substance. Il s'agit de définir la musique, telle que l'auteur la comprend et veut la faire comprendre.

La musique a pour objet de déterminer les

1. Voir hist. de S. Aug. chap. 8,pag. 48; Rét. liv. 1,ch. VI.

durées successives qui divisent un mouvement et le rapport qui les ordonne entre elles. Je dis mouvement en général; la danse comme le chant est du domaine de la musique: car la danse consiste en des mouvements susceptibles de se mesurer et de se résoudre en cadences régulières; les sons ne forment également un accord musical que parce qu'ils sont susceptibles de se diviser en intervalles réguliers que l'on peut mesurer par un battement. La Musique est donc la science des belles modulations ou des mouvements bien ordonnés; pour découvrir la succession de ces mouvements et leur symétrie, le musicien doit remonter jusqu'à la théorie des nombres, examiner leurs rapports et leur progression: c'est sur ce modèle qu'il détermine l'échelle des sons et leurs différentes combinaisons. Les nombres sont le symbole de l'accord musical; ils le représentent au même titre que les mots expriment la pensée, et les plaisirs de l'oreille supposent des rapports tout mathématiques. On reconnaîtra sans peine ici les principes du système musical tel que l'ont fondé en Grèce les Pythagoriciens.

La musique est donc une science: elle repose sur une théorie absolue, celle des nombres. Elle n'est pas, comme la prosodie, un ensemble de connaissances tout empiriques et par là elle se distingue de la grammaire qui, pour fixer la quantité des syllabes, se borne à consulter l'usage et l'exemple des grands poètes. Comme ses principes, sa méthode est toute rationnelle: elle déduit des rapports numériques, par une conséquence nécessaire, les rapports qui flattent l'oreille. On comprendra dès lors la portée des passages fort nombreux où l'auteur réclame, au none de la raison, contre la routine des grammairiens: on ne s'étonnera plus de le voir apprendre la musique à un élève qui ignore les règles de la quantité. Les mots et leur quantité représentent des notes, les pieds, des mesures musicales.

Les histrions et les danseurs de métier sont-ils des musiciens? Non, l'auteur les exclut du choeur (394) des musiciens, au même titre que Platon bannit les poètes de sa république ou refuse le nom d'orateurs à ces discoureurs qui ne savent pas allier la philosophie à l'éloquence. Leur art n'est qu'une pure imitation: la science et ses principes éternels leur échappent. Ils sont artistes, à peu près comme le rossignol; ce sont des gosiers sonores que l'exercice assouplit et que fait mouvoir l'amour d'un vil salaire ou de vains applaudissements.

Telles sont les conclusions de cette longue discussion où l'on retrouve la dialectique, les principes et parfois la grâce des dialogues de Platon.

Entrant alors dans les détails de son sujet, l'auteur fixe d'après les propriétés même des nombres, les durées dans le mouvement, leur progression, leurs rapports; il détermine les limites où s'arrêtent ces mouvements susceptibles, comme les nombres qui les expriment, de s'étendre à l'infini. Cette discussion en apparence subtile ou aride met dans tout son jour le système pythagoricien sur les lois mathématiques des soirs et des accords: à ce titre, elle offrira le plus vif intérêt à tous ceux qui voudraient étudier le principe du pythagorisme en dehors de ses applications erronées à la morale ou à la métaphysique, je veux dire dans sa simplicité première et dans sa pureté.

Accoutumés à scander, nous ne voyons dans les pieds que des combinaisons de brèves et de longues plus ou moins artificielles. Il n'en est rien: «Les pieds, selon l'expression de M. Vincent (1), sont identiquement la même chose que nos mesures musicales.» Ils se composent de temps rendus sensibles à l'oreille par le battement de la mesure. Le mélange des pieds rie peut avoir lieu qu'à la condition qu'ils offrent des durées égales et qu'ils se mesurent par le même battement. L'amphibraque ne peut se combiner avec aucun autre pied parce que, divisé dans un rapport de 3 à 1, il trouble le battement de la mesure et comme dit l'élève, écorche les oreilles. En résumé, le pied exprime une mesure musicale dont les syllabes sont les notes, et la combinaison des pieds doit se faire dans un rapport tel que le levé et le posé, le temps faible et le temps fort, reviennent à des intervalles constants et réguliers.

Ce partage du pied en levé et en posé, caractérise essentiellement le rythme, qui n'est qu'une suite de mesures musicales sans fin déterminée. Les hymnes de Pindare, les choeurs des tragiques sont en général des rythmes où les paroles se succèdent selon les exigences de l'air créé ou adopté par le poète. La théorie du rythme, telle qu'on la trouve dans saint Augustin, précise, lumineuse et manifestement appuyée sur une connaissance profonde des conditions de la poésie lyrique dans l'antiquité, offre, selon nous, les véritables principes pour apprécier cette poésie, aujourd'hui assez obscure et par là même difficile

(1) Analyse du traité de Musica chez Paul Dupont, 1849, Paris. En recommandant cette analyse à nos lecteurs nous les remettons à notre propre guide.

à goûter. Nous sentons l'harmonie de Virgile qui peut se flatter de sentir celle de Pindare? C'est qu'il y a dans les vers de Virgile une cadence tout à fait étrangère aux rythmes de Pindare. Nous n'avons plus, si j'ose ainsi parler, que le libretto des odes de ce grand musicien. Le mouvement, là passion, la clarté même que le chant répandait à travers ses paroles, comme un souffle puissant, ont disparu pour nous avec la musique. Pindare a eu le sort de ces statues de la Grèce, qui, transportées sous un climat étranger, perdent avec la transparente lumière du ciel oriental la grâce de leurs proportions et le mouvement de leurs traits. La véritable traduction de Pindare serait une traduction en musique. Loin de nous sans doute la pensée d'assimiler à un faiseur de libretto moderne, un Pindare, un Sophocle! Mais nous ne pouvons nous résoudre à attribuer uniquement à l'inspiration «leur beau «désordre,» ces tours brusques, ces alliances de mot hardies, cette absence de transition, qui déconcertent le grammairien. La musique animait les paroles; elle les interprétait à l'oreille et au ceeur, comme elle interprète dans nos églises la sublime terreur du Dies irae.

Qu'on lise saint Augustin: le rôle tout secondaire de la parole dans le rythme est tellement un principe à ses yeux, qu'il nous avertit de faire abstraction des mots pour ne considérer que les sons, et que les exemples qu'il donne offrent plutôt un son agréable à l'oreille qu'un sens clair à l'esprit, tant il est vrai que le poète lyrique, dans l'antiquité, n'aurait jamais marché, comme dit Bossuet (1), par vives et impétueuses saillies, s'il n'avait été soutenu et guidé dans ses élans par les mouvements réguliers et «bien ordonnés» de la musique.

Le mètre se distingue du rythme en ce qu'il ad. met une fin déterminée, au déjà de laquelle il recommence. Nous n'insisterons pas sur cette dis. tinction malgré son importance: nous voulons appeler l'attention du lecteur sur la manière dont l'auteur enseigne à mesurer le mètre par le battement.

Son système est fort simple et repose sur ce principe: chaque mètre a un pied principal, c'est-à-dire, une mesure fondamentale composée d'un nombre de temps déterminé. Cette mesure, une fois reconnue et adoptée doit se retrouver partout: si un ou plusieurs temps manquent, on les remplace par des silences dont le battement fait sentir la durée. C'est ainsi que dans la musique moderne on remplace les notes par des pauses, des demi-pauses ou des soupirs. Par exemple, ce mètre: segetes meus labor peut se mesurer de deux façons différentes; cela dépend du pied que l'on choisit pour mesure

(1)Hist. universelle: définition de l'ode sacrée qui, elle aussi, était un rythme.

395

fondamentale. Adopte-t-on le diiambe (U¯¯U¯¯)? On trouve segetes | meus labor. Mais le diiambe ayant 6 temps et segetes étant un anapeste ou pied de 4 temps, il faut remplir les deux temps vides par un silence d'égale durée. La mesure est alors de 6 temps pour chaque pied.

Veut-on, au contraire, prendre pour point de départ le ditrachée (¯¯U¯¯U) on aura: Sege tes meus la | bor: en revenant de la fin du mètre, c'est-à-dire, la syllabe bor, au commencement, Sege, on ne trouve que 4 temps; il faut donc un silence de 2 temps. Marquons,.si on nous le permet, les silences, par des soupirs 7,signe qui, dans la Musique moderne, équivaut à une brève ou à un temps, nous verrons de nos propres yeux l'égalité de ces deux mesures:

Segetes meus labor 7 7 |

Malgré la routine, l'auteur mesure l'hexamètre par anapestes, ce qui met les accents en relief, chose si importante dans le vers, qu'il soit français, grec ou latin

Arma virumque cano Trojae qui primus ab oris.

La fin rapprochée du commencement formant 4 temps et la mesure fondamentale étant l'anapeste ou 4 temps, il n'y aura pas de silence complémentaire >

On remarquera que l'hémistiche est le trait distinctif du vers ancien. Le vers n'est vers que parce qu'il admet une coupure qui le partage en deux membres, liés entre eux par le rapport d'égalité le plus étroit. Augustin. trouve un rapport d'égalité merveilleux dans les deux membres du vers Hexamètre qui ont un nombre de demi-pieds tel que si on les élève au carré, on obtient le nombre identique de 25. Les anciens étaient bien plus que nous, sensibles à ces propriétés des nombres qui peuvent devenir, en musique, une jouissance pour l'esprit et doubler ainsi le plaisir de l'oreille. On ne voit pas sans surprise que les critiques si nombreuses et si mal fondées qu'on a faites de notre Alexandrin, s'appliquent en grande partie à l'Hexamètre Latin: lui aussi est partagé en deux- hémistiches et cela, dit notre auteur, d'un bout à l'autre de l'Enéide. Si saint Augustin s'est brouillé il y a tant de siècles avec les Romantiques, j'ai bien peur que leur système, qui consiste à mettre l'Alexandrin en pièces sous prétexte d'en rompre la monotonie, ne réponde ni aux besoins de l'oreille, ni «aux propriétés essentielles des nombres» et de l'harmonie. C'est ainsi que l'on retrouve les lois de l'esprit humain sous les formules du philosophe: son ouvrage n'a pas vieilli, parce que la raison et les principes de l'art ne vieillissent jamais. Nous arrivons au VIe livre: et nous nous empressons d'offrir au lecteur «une planche sur cette mer immense,» tune analyse fidèle et enthousiaste de M. Villemain (1). La partie

(1) Tableau de l'éloquence chrétienne au Ve siècle, p. 421-428.

esthétique de ce beau livre y est saisie dans toute son élévation. Le lecteur nous permettra donc d'insister sur la partie philosophique et d'y appeler son attention.

Devancier de Descartes et de Malebranche qui ont creusé un abîme entre le corps et l'âme, Augustin, guidé par le sens chrétien, refuse au corps le pouvoir de modifier l'âme. Le corps ne produit pas dans l'âme une impression, une peine, un plaisir, non; à propos des impressions que le corps reçoit du dehors ou des modifications qu'il éprouve dans ses organes, l'âme devient attentive, prend conscience des mouvements corporels, et, selon qu'elle s'y associe ou qu'elle s'y oppose, qu'elle s'y conforme ou qu'elle y résiste, elle ressent de la peine ou du plaisir. La peine est une fonction pénible des organes remarquée par l'âme, le plaisir, une opération facile dont elle a conscience. Cette théorie est d'autant plus originale que d'ordinaire, on regarde l'âme comme purement passive dans le phénomène de la sensation: Augustin n'y voit qu'un mode de l'activité de l'âme, une réaction contre les impulsions venues du dehors et auxquelles l'âme reste libre de s'associer. Il rattache sa théorie au dogme chrétien du péché originel. Dans l'état de grâce et de félicité, le corps était en parfaite union avec l'âme: l'âme ne prêtait aucune attention à ses mouvements et était tout entière tournée vers Dieu, son Seigneur, elle était insensible au même titre que nous le sommes encore, quoique d'une manière infiniment moins parfaite, dans la santé. Car, dans la santé, le jeu des organes est si régulier, si facile, que l'âme ne s'en occupe pas et peut se livrer sans distraction comme sans peine, à la contemplation de la vérité. Mais, par une conséquence du péché, la chair n'obéit plus qu'à l'aiguillon du plaisir: l'âme, contrainte de fixer son attention sur ces mouvements de concupiscence, ou lutte péniblement pour y résister, ou se laisse entraîner et préfère à l'insensibilité ou apathie, qui est la suite de la santé, le désordre des voluptés.

Cette théorie d'un spiritualisme si élevé est exposée avec éclat dans le chapitre Ve et domine le livre entier. Aidée de la grâce, l'âme renonce peu à peu à la chair: elle subordonne, par une hiérarchie toute divine, les mouvements que le corps la contraignait à produire, soit pour aller au-devant de ses besoins, soit pour lutter contre ses tendances grossières, à ces mouvements que règle le jugement, qu'inspire la raison; elle s'épure, elle se tourne tout entière vers les choses du ciel. Ainsi les harmonies d'ici bas de plus en plus hautes selon qu'elles ont pour principe, les sens, le jugement, la raison, l'acheminent peu à peu et comme par degrés à l'harmonie tout intellectuelle de la vérité. Elle reprend sa dignité, en reprenant son existence première, la contemplation de Dieu. Si au contraire elle se renferme dans l'harmonie des sens, dans la beauté des objets matériels, elle se lie à une harmonie, celle du péché; car le mal (396) étant la punition du péché, devient une harmonie la réparation du désordre est le retour à l'ordre; sa dégradation est alors achevée: la loi qu'elle n'aime pas l'asservit et l'enchaîne. Donc, la sensibilité n'étant que le pouvoir de réagir contre les impressions du corps, l'âme est dans l'alternative ou de ne prêter attention qu'aux harmonies célestes, ce qui fait sa dignité et son bonheur, ou de s'enfermer dans les harmonies d'ici-bas, ce qui cause sa dégradation et son malheur.

De ce point de vue élevé, Augustin considère tous les mouvements de l'âme et du corps, toujours harmonieux, quoique à différents degrés, puisqu'ils sont une conséquence des lois divines. Et il invite l'âme à remonter de beautés en beautés jusqu'à la beauté souveraine en se dégageant de plus en plus des entraves de la mortalité.

La forme de ce traité est celle du dialogue l'élève répond peut-être trop souvent par oui et par non; mais c'était la un défaut inévitable dans un aussi long entretien. D'ailleurs, c'est vraiment un élève; il se trompe, son maître le laisse s'égarer, puis le ramène à la vérité en lui indiquant avec grâce le point précis qui a été la cause de son erreur. De là vient qu'il faut souvent lire un chapitre tout entier pour le bien comprendre, Ajoutons qu'il est curieux et questionneur au point de fatiguer son maître, volo tandem tibi parce. (Liv. II) Quant au maître, on peut reconnaître à chaque instant le brillant professeur de rhétorique et de philosophie, mieux encore le disciple de Platon qui avait appris à interroger les esprits, et savait le secret, non-seulement d'instruire et de plaire, mais encore de faire deviner la vérité. Les allusions à sa vie passée et à sa conversion, sur. tout dans le sixième livre, viennent à chaque instant surprendre, attendrir même le lecteur. Nous n'en signalerons qu'une pour terminer par une citation; elle marque a la cois la tendresse de coeur et le sincère repentir d'Augustin . «L'adultère, dit-il, en tant qu'adultère est une oeuvre coupable; mais de l'adultère, il naît souvent un homme, c'est-à-dire d'une oeuvre coupable de l'homme, une oeuvre excellente de Dieu.» Qui ne reconnaîtrait à ces mots cet Adéodat, fruit du péché et toutefois présent magnifique de Dieu, par son génie précoce, sa foi, sa tendresse filiale?





LIVRE PREMIER.




CHAPITRE PREMIER. L'ART DE DÉTERMINER LA JUSTE ÉTENDUE DES SONS DÉPEND DE LA MUSIQUE ET NON DE LA GRAMMAIRE.


1. Le Maître: Le mot modus forme quel pied? - L'Élève, un Pyrrhique. - L. M. Combien a-t-il de temps? - L'E. Deux. - L. M. Et le mot bonus quel pied est-ce. - L'E. Le même que modus. - L. M. Modus est donc absolument la même chose que bonus? - L'E.. Non pas. - L. M. Pourquoi donc dis-tu que ces deux mots sont identiques. - L'E. Ils sont identiques par le son, quant à la signification ils diffèrent. - L. M. Ainsi tu reconnais qu'on entend le même son, quand on prononce modus et bonus. - L'E. Le son produit par les lettres est sans doute différent, à tout autre égard il est identique. - L. M. Eh bien! Quand nous prononçons pone (place), verbe, et pone ( par derrière ), adverbe; n'y a-t-il pas, outre la différence de signification, une nuance dans le son. - L'E. Il y a une nuance très-accusée. - L. M. Et d'où vient-elle, puisque les deux mots se composent des mêmes lettres et des mêmes temps? - L'E. De l'accent, qui n'occupe pas la même place. -- L. M. Quel est l'art qui enseigne à faire toutes ces distinctions? - L'E. Je les entends faire ordinairement aux grammairiens et c'est à leur école que je les ai apprises; mais j'ignore si ces règles sont du ressort de la grammaire ou sont empruntées à un autre art. - L. M. Nous verrons cela tout à l'heure Pour le moment, dis-moi si, en m'entendant frapper un tambour ou pincer une corde deux fois avec autant de rapidité que j'en mets à prononcer bonus et modus, tu reconnaîtrais dans ces sons les mêmes temps? - L'E. Assurément. - L. M. Et tu dirais que c'est là un pied pyrrhique. - L'E. Oui. - L. M. Et quel maître, sinon le grammairien, t'a appris le nom de ce pied? - L'E. Il est vrai. - L. M. Ainsi c'est le grammairien qui doit apprécier tous les sons analogues; ou plutôt, trouvant en toi-même l'idée de ces mesures du temps, n'as-tu pas emprunté au grammairien un terme pour les désigner? - L'E. Tu (398) as raison. -L. M. Et ce terme, que la grammaire t'a appris, tu n'as pas craint de l'appliquer à un objet qui, de ton propre aveu, n'est pas du ressort de la grammaire? - L'E. Qu'on n'ait donné un nom au pied que pour marquer la mesure des temps, j'en suis convaincu; mais pourquoi ne serais-je pas libre d'employer ce terme pour désigner une semblable mesure, chaque fois que je la rencontrerai? Admettons même qu'il fallût employer, pour désigner des sons qui aient la même mesure, un terme différent et étranger à la grammaire, à quoi bon m'inquiéter des mots quand les choses ont pour moi un sens clair?

L. M. Ce n'est pas là ma pensée; cependant, comme il y a dans les sons, tu le vois bien, des nuances sans nombre, et qu'on peut y reconnaître des mesures déterminées qui, nous en convenons, ne rentrent pas, dans le domaine de la grammaire; ne penses-tu pas qu'il existe un autre art qui embrasse tout ce qui regarde le nombre et l'harmonie dans les mots? - L'E. Cela me paraît probable. - L. M. Quel est cet art, à ton avis? Tu n'ignores pas sans douce qu'on accorde aux Muses une sorte de souveraineté sur le chant; et c'est là, je crois, ce qu'on nomme la musique. - L'E. Je le crois aussi.

CHAPITRE II. DÉFINITION DE LA MUSIQUE ET DE LA MODULATION.

L. M. Nous n'avons pas l'intention de contester sur les mots - mettons donc toute notre attention, si tu le veux bien, à examiner quelle est la nature et l'essence de cet art, quel qu'il soit. - L'E. Examinons cette question: car je désire vivement apprendre jusqu'où s'étend le domaine de cet art. - L. M. Définis donc la musique. - L'E. Je n'ose. - L. M. Pourrais-tu voir du moins si ma définition est juste? - L'E. J'essaierai quand tu l'auras formulée. - L. M. La musique est une science qui apprend à bien moduler. Es-tu de cet avis? - LE. Peut-être, si je voyais clairement en quoi consiste la modulation. - L. M. N'as-tu jamais entendu prononcer ce mot, ou ne l'as-tu entendu qu'à propos du chant et de la danse? - L'E. C'est cela même; mais comme je remarque que moduler (1) vient de modus, juste mesure, et qu'il y a une mesure

(1) Modulari: soumettre à la mesure, à la règle.

à garder dans tout ce que l'on fait de bien, tandis que dans le chant et dans la danse il y. a une infinité de choses basses, quoique attrayantes; je voudrais comprendre parfaitement ce qu'on entend par modulation: car ce seul mot renferme presque entièrement la définition d'un art aussi étendu que la musique, et il ne s'agit point d'apprendre ici les secrets des chanteurs et des histrions.

L. M. Tu viens de dire que, même en dehors de la musique, il fallait garder dans nos actions une certaine mesure; néanmoins le terme de modulation entre dans la définition de la musique; n'en sois pas surpris: ignores-tu donc que la parole est appelée le privilège et le don de l'orateur? - L'E. Je le sais bien, mais pourquoi cette question? - L. M. Le voici: quand ton valet, tout grossier et tout ignorant qu'il est, répond par un seul mot à ta demande, conviens-tu qu'il parle? - L'E. J'en conviens. - L. M. Est-il pour cela un orateur? - L'E. Non certes. - L. M. Il n'a donc pas manié là parole, en prononçant quelques mots, quoique parole vienne de parler. - L'E. D'accord; mais cette fois encore où veux-tu en venir? - L. M. A te faire comprendre que la modulation est un terme qui peut n'appartenir qu'à la musique, bien que le mot modus qui l'a formé puisse s'appliquer à d'autres objets. Ainsi le don de la parole est attribué exclusivement aux orateurs, quoique personne ne s'exprime sans parler, et que parole vienne de parler. - L'E. Je comprends maintenant.

3. Quant à l'observation que tu as faite ensuite, qu'il y a dans les chants et dans les danses des grossièretés qu'on ne saurait appeler modulation sans dégrader cet art presque divin, elle est parfaitement juste. Voyons donc d'abord ce qu'il faut entendre par moduler; ensuite, par bien moduler, car ce n'est pas sans raison que le mot bien a été ajouté à la définition. Quant au mot science, il ne faut pas non plus le passer légèrement; voilà les trois termes, si je ne me trompe, dont se compose la définition. - L'E. J'y consens.

L. M. Nous reconnaissons donc que modulation dérive de modus. Faut-il craindre qu'il n'y ait excès ou défaut de mesure que dans les objets mis en mouvement? Et, quand il n'y a pas mouvement, doit-on craindre que la me. sure ne soit pas observée? - L'E. Pour cela non. - L. M. Ainsi, nous pouvons définir la modulation, l'art dans les mouvements, ou du (399) moins l'art d'exécuter des mouvements réguliers. Car il nous serait impossible de dire qu'un objet obéit à un mouvement régulier, s'il ne gardait une mesure. - L'E. Cela serait impossible sans doute; mais alors il faudra comprendre sous le terme de modulation tout ce qui sera bien fait. Car, sans mouvement régulier, rien ne peut bien s'exécuter.- L. M. Et si tous ces actes s'accomplissaient d'après les lois de la musique, bien que le mot de modulation soit à juste titre plus communément employé à propos des instruments de musique? Tu distingues bien, j'imagine, un ouvrage tourné soit en bois, soit en argent, soit en toute autre matière, du mouvement qu'exécute l'ouvrier pour le faire. - L'E. La différence est profonde, je l'avoue. - L. M. Ce mouvement est-il exécuté pour lui-même, ou en vue de l'objet à tourner? - L. E. Evidemment en vue de l'objet. - L. M. Eh bien! si quelqu'un meut son corps sans autre but que de le mouvoir avec grâce et avec élégance, ne dirons-nous pas qu'il danse? - L'E. D'accord. - L. M. Quand donc penses-tu qu'une chose est supérieure et en quelque sorte maîtresse? Est-ce quand on la recherche en vue d'elle-même ou dans un autre but? - L'E. C'est évidemment quand on la recherche en vue d'elle-même. - L. M. Rappelle-toi donc la définition que nous avons donnée tout à l'heure de la modulation. Nous avons établi qu'elle n'était que l'art dans les mouvements; vois maintenant à quels mouvements doit s'appliquer de préférence cette définition; est-ce à ceux qui sont pour ainsi dire indépendants, je veux dire qu'on recherche pour eux-mêmes, et qui ont en eux-mêmes la vertu de plaire, ou bien à ceux qui ont je ne sais quoi de servile? car tout ce qui ne s'appartient pas et sert à une fin qui lui est étrangère est réduit à une sorte de servitude. - L'E. Il est clair qu'elle s'applique à ceux qu'on recherche pour eux-mêmes. - L .M. Il est donc probable que la science des modulations est une science qui consiste à bien ordonner les mouvements, à les rendre capables (exciter l'intérêt et par conséquent de plaire par eux-mêmes. - L'E. C'est fort probable.

CHAPITRE 3. QU'ENTEND-ON PAR BIEN MODULER ET POURQUOI CE MOT EST-IL NÉCESSAIRE A LA DÉFINITION?


4. L. M. Pourquoi avons-nous ajouté le mot bien, puisque la modulation suppose nécessairement un mouvement bien ordonné? - L'E. Je ne sais et j'ignore comment l'idée de cette question m'est échappée: car je m'étais proposé de la faire. - L. M. On aurait pu le supprimer, ce mot, et définir simplement la musique, la science qui apprend à moduler. - L'E. Il serait fatigant en effet de vouloir ainsi tout expliquer avec le même soin. - L. M. La musique est la science des mouvements bien ordonnés. Sans doute on peut dire que les mouvements sont réguliers, quand on y observe avec art la mesure des temps et des repos: car ils plaisent alors et peuvent sans inconvénient s'appeler modulations; mais ne peut-il arriver que ces cadences et ces mesures plaisent à contre-temps, qu'une voix charmante et une danse gracieuse cherchent à provoquer une gaieté folâtre, quand la circonstance exige de la gravité? On abuse alors d'une modulation parfaite, en d'autres termes, d'un mouvement qui était excellent, en tant que mesure, on fait un mauvais usage, parce qu'on l'emploie contre les convenances. Donc il y a une différence profonde entre moduler et bien moduler. La modulation se retrouve chez tous les chanteurs, pourvu qu'ils ne se trompent pas dans la mesure naturelle des paroles et des sons: mais la bonne modulation n'appartient qu'à cet art libéral que nous nommons la musique. Le même mouvement ne paraît pas bien, quand il manque d'à-propos, encore qu'il semble conforme aux lois de la cadence. Retenons ici et partout notre principe: gardons-nous de chicaner sur les mots, quand la chose est claire et ne nous préoccupons plus de savoir si la musique est la science des modulations ou des belles modulations. - L'E. Laissons là ces querelles de mots que je méprise: cependant cette distinction ne me déplaît pas.

400

CHAPITRE IV. EN QUOI LE MOT SCIENCE ENTRE-T-IL NÉCESSAIREMENT DANS LA DÉFINITION DE LA MUSIQUE.


5. Il nous reste à examiner pourquoi le mot science entre dans la définition. - L'E. Oui, car je me rappelle que l'ordre de la discussion le demandait ainsi. - L. M. Eh bien! es-tu d'avis que le rossignol conduise bien les modulations de sa voix dans la saison printanière? Son chant est plein d'harmonie et de charme; il est de plus, si je ne me trompe, en parfaite conformité avec la saison (1). - L'E. D'accord. - L. M. S'ensuit-il qu'il connaisse les règles de notre art? - L'E. Non. - L. M. Tu vois donc que le mot de science est nécessaire à la définition. - L'E. Je le vois fort bien. - L. M. Dis-moi, je te prie, ne te paraissent-ils pas ressembler au rossignol tous ceux qui, guidés par une sorte d'instinct, chantent bien, je veux dire, avec mesure et avec grâce, et ne savent que répondre, si on leur fait une question sur l'harmonie et sur l'échelle des sons graves et aigus? - L'E. Ce ne sont que des rossignols. -L. M. Et comment qualifier ceux qui prennent plaisir à les écouter sans avoir aucune teinture de cette science? Nous voyons des éléphants, des ours, et d'autres animaux exécuter des mouvements en cadence, aux sons de la voix humaine, les oiseaux eux-mêmes s'enivrent de leurs chants, et ils ne les prodigueraient pas sans doute avec tant d'ardeur, s'ils n'obéissaient à l'attrait du plaisir plutôt qu'aux calculs de l'intérêt; à ce titre, ne faut-il pas comparer aux animaux de pareilles gens? - L'E. D'accord; mais voilà une critique à l'adresse de la plupart des hommes. - L. M. Ma pensée ne va pas si loin. Des hommes éminents, étrangers à la musique, se plaisent à partager les goûts du peuple, qui ne s'élève guère au-dessus des animaux et qui est en immense majorité, ce qui est chez eux un trait de modération et de prudence: mais ce n'est pas le moment de discuter cette question; ou bien ils vont les écouter pour se délasser de leurs sérieuses occupations et chercher avec discrétion un plaisir qui les récrée. Mais s'il est raisonnable de prendre de temps en temps un pareil plaisir, il est


1. Tempori signifie aussi circonstance; c'est un jeu de mots intraduisible.

honteux et dégradant de s'y laisser prendre même de temps en temps.


6. Ne te semble-t-il pas aussi que les joueurs de flûte, de cithare ou de tout autre instrument ne sont que des rossignols? - L'E. Pas tout à fait. - L. M. Et en quoi diffèrent-ils du rossignol? - L'E. En ce qu'il y a un certain art, à mon sens, chez le musicien, tandis que le rossignol n'est guidé que par la nature. - L. M. Ce que tu dis a quelque vraisemblance: Mais faut-il décorer du nom d'art ce qui n'est chez eux, qu'un effet de l'imitation? - L'E. Pourquoi pas? Car l'imitation joue un si grand rôle dans les arts, qu'ils disparaîtraient presque avec elle. Les maîtres s'offrent en modèle et c'est là ce qu'ils appellent enseigner. - L. M. L'art, sans doute, relève à tes yeux de la raison, et procéder avec art, c'est procéder avec rai. son: N'est-ce pas ton avis? - L'E. Oui. - L. M. Par conséquent, sans la raison, il n'y a point d'art. - L'E. C'est un point que je t'accorde encore. - L. M. Crois-tu que les animaux, qui n'ont l'usage ni de la parole, ni de la raison, comme on dit, soient capables de procéder avec raison? - L'E. En aucune façon. - L. M. Tu vas donc reconnaître ou que les perroquets, les pies, les corbeaux sont des animaux raisonnables ou que tu as trop légèrement donné le nom d'art à l'imitation. On sait en effet que les oiseaux apprennent, à l'école de l'homme, à produire certains chants, certains sons, et qu'ils n'y arrivent que par l'imitation. As-tu une autre opinion? - L'E. Je ne saisis pas très-bien la conséquence de ton raisonnement, ni ce qu'elle peut avoir de décisif contre ma réponse. -- L. M. Je t'avais demandé si les joueurs de cithare, de flûte et autres gens de ce métier possédaient l'art musical, quoiqu'ils ne dussent qu'à l'imitation les effets qu'ils produisaient sur leurs instruments. Ils possèdent l'art, m'as-tu répondu; ce qui est si vrai, as-tu ajouté, que presque tous les arts seraient en péril si l'on en retranchait l'imitation. On peut donc conclure de tes paroles, qu'on procède avec art, lorsqu'on atteint un but par imitation, quand bien même on ne devrait pas à l'imitation la connaissance de l'art. Or, si l'imitation se confond avec l'art, et l'art avec la raison, imitation et raison sont la même chose; mais l'animal sans raison ne fait pas usage de la raison; il ne possède donc pas l'art, et comme il est capable d'imiter, l'art ne peut se con. fondre avec l'imitation.

401

L'E. J'ai avancé que les arts relevaient, en général, de l'imitation: Je n'ai pis appelé l'art une pure imitation. - L. M. Eh bien! les arts qui relèvent de l'imitation ne relèvent-ils pas également de la raison? - L'E. A mon sens, ils se rattachent à ces deux principes. - L. M. Je le veux bien, mais la science, sur quel principe repose-t-elle: sur l'imitation ou sur la raison? -L'E. Sur toutes deux. - L. M. A ce titre, tu accorderas la science aux oiseaux, puisque tu ne leur refuses pas le don de l'imitation. - L'E. Pas le moins du monde. Car j'ai avancé que la science dépendait de l'imitation et de la raison, non de l'imitation seule. - L. M. Voyons, penses-tu qu'elle puisse relever de la raison seule? - L'E. Peut-être. - L. M. Ainsi donc lu distingues entre l'art et la science; car la science, d'après toi, peut dépendre de la raison seule, tandis que la raison s'unit à l'imitation dans l'art. - L'E. Je ne vois pas que cette conclusion soit rigoureuse, car je n'ai pas dit que tous les arts, mais qu'une foule d'arts relèvent à la fois de la raison et de l'imitation. - L. M. Comment! Appelleras-tu science ce qui dépend de ces deux principes, ou réserveras-tu ce nom à ce qui ne relève que de la raison? - L'E. Et pourquoi donc ne pourrai-je appeler science l'union de la raison et de l'imitation?


7. L. Al. Puisque nous en sommes venus à parler du joueur de cithare et du joueur de flûte, c'est-à-dire de ce qui touche à la musique, dis-moi s'il ne faut pas attribuer au corps, en d'autres termes, à une sorte de docilité des organes, les effets que ces gens produisent par incitation? - L'E. Selon moi cette docilité tient à l'âme et au corps tout ensemble. Cependant tu as employé, avec une justesse parfaite le mot de docilité: les organes, en effet, ne doivent obéir qu'à l'âme. - L. M. Je vois bien toutes les précautions que tu emploies pour ne pas accorder exclusivement au corps la faculté d'imitation. Nieras- tu néanmoins que la science soit le privilège de l'âme? - L'E. Comment le nier? - L. M. Tu ne peux donc, en aucune façon, rapporter à l'imitation et à la raison tout ensemble, la science qui apprend à faire vibrer les cordes et résonner les flûtes; car cette imitation, tu l'as reconnu, ne peut exister sans le corps, tandis que la science ne procède que de l'âme. - L'E. C'est la conséquence, je l'avoue, de ce que j'ai avancé, mais qu'importe? Le joueur de flûte tiendra aussi sa science de son âme. L'imitation sans doute ne peut exister indépendamment du corps, mais en s'ajoutant à la science, elle ne fera pas disparaître cette science toute spirituelle qu'il possède. - L. M. Non, sans doute, elle ne la fait pas disparaître. Sans prétendre que tous ceux qui touchent de ces instruments sont étrangers à la science musicale, je soutiens que tous ne la possèdent pas. Voilà le point précis auquel je ramène la question, afin de faire complètement entendre, s'il est possible, avec quelle justesse nous avons fait entrer le mot science dans la définition de la musique; car si les joueurs de flûte ou de lyre et autres gens qui exercent un pareil métier possédaient la science musicale, il n'y aurait rien, à mon sens, de plus bas et de plus vil que la musique.

Prête-moi toute ton attention pour voir apparaître clairement la vérité que nous cherchons avec tant de peine. Tu m'as accordé que la science ne réside que dans l'âme? - L'E. Et comment ne pas l'accorder? - L. M. Eh bien! Est-ce dans l'âme ou dans le corps; ou dans l'un et dans l'autre que réside le sens de l'ouïe? - L'E. Dans l'un et l'autre. -L. M Et la mémoire? - L'E. Je crois qu'elle réside dans l'âme. Car si nous saisissons par les sens, les phénomènes que nous confions à la mémoire, ce n'est pas une raison pour croire que la mémoire réside dans le corps. - L. M.. Tu soulèves là une question fort grave et qui est étrangère à notre discussion. Voici qui suffira à notre sujet: les animaux sont doués de mémoire, tu ne saurais le nier. Les hirondelles, chaque année, reviennent a leur nid, et le poète a dit des chèvres avec beaucoup de justesse: Un joyeux souvenir les ramène à l'étable (1).

Homère ne fait-il pas l'éloge du chien qui reconnaît son maître, déjà oublié de ses serviteurs? Il serait possible de citer une foule d'exemples à l'appui de ce que j'avance. - L'E. Je ne dis pas le contraire, mais que prétends-tu? Je désire vivement le savoir.- L. M. Quoi! n'est-il pas évident que celui qui a fait à l'âme seule le don de la science et l'a refusé à tous les animaux privés de raison, ne l'a placée ni dans les sens, ni dans la mémoire, puisque les sens sont inséparables des organes, que la bête elle-même a des sens et de la mémoire, mais dans l'intelligence seule? -

(1) Géorg. 3,316.

402

L'E. J'attends toujours ce que tu vas tirer de ces prémisses. - L. M.. Voici ma conclusion. Tous ceux qui, ne consultant que les sens et ne gravant dans leur mémoire que ce qui les flatte, règlent sur ce plaisir tout matériel le mouvement de leurs corps et y joignent un certain talent d'imitation, ceux-là n'ont pas la science, malgré toute l'habileté qu'ils peuvent déployer, s'ils ne voient pas à la pure et véritable lumière de l'intelligence le principe de l'art qu'ils se vantent d'interpréter; si donc la raison nous démontre que les chanteurs de théâtre n'ont qu'un talent de ce genre, tu pourras sans hésitation, je crois, leur refuser la science et par conséquent ne pas reconnaître en eux cet art musical qui n'est que la science des modulations. - L'E. Développe ta pensée, voyons cela à fond.


9. Le M. La souplesse plus ou moins grande des doigts est sans doute un effet de l'exercice et non de la science. - L'E. Pourquoi cela? - L. M. Tout à l'heure tu faisais de la science un privilège de l'âme: or cette souplesse ne dépend que des organes, encore qu'ils obéissent à l'impulsion de l'âme. - L'E. Mais puisque l'âme en qui est la science, commande au corps ces mouvements, il faudrait plutôt les attribuer à l'âme qu'aux membres qui ne font qu'obéir. - Le M. Ne peut-il arriver qu'un homme soit supérieur en science à un autre homme, bien que celui-ci fasse mouvoir ses doigts avec plus de facilité et d'aisance? - L'E. Cela est très-possïble. - Le M. Or, si les mouvements rapides et agiles des doigts devaient être attribués à la science, plus on excellerait dans ces mouvements, plus on porterait loin la science. - L'E. C'est vrai.

Le M. Fais encore attention à ceci: Tu as quelquefois remarqué sans doute que les charpentiers et autres artisans de ce genre. en frappant avec la hache ou la cognée, retombent toujours au même endroit, sans jamais se tromper sur le point où ils ont l'intention de diriger leurs coups; essayons-nous de le faire, nous ne pouvons y réussir et nous leur prêtons à rire. - L'E. C'est vrai. - Le M. Et d'où vient que nous ne pouvons y réussir? Est-ce faute de savoir le coup qu'il faut frapper, l'entaille qu'il faut faire? - L'E. Nous ne le savons pas toujours. - Le M. Eh bien 1 suppose un homme qui connaisse dans tous ses détails le métier du forgeron, sans avoir toutefois la (nain aussi exercée; suppose-le capable de donner à ces ouvriers qui travaillent avec la plus grande facilité une foule de leçons qui dépassent leur intelligence. N'est-ce pas là un fait journalier? - L'E. D'accord. - Le M. Ainsi donc on doit attribuer à l'habitude plutôt qu'à la science, non-seulement l'aisance, et la légèreté, mais encore la cadence dans les mouvements corporels: autrement, mieux on se servirait de ses mains, plus on serait instruit. Nous pouvons appliquer cette observation au talent des joueurs de flûte et de cithare, et par conséquent, la difficulté que nous éprouverions à exécuter les mouvements de doigts ne nous empêchera pas de les attribuer à l'habitude, à l'imitation, à un exercice journalier, plutôt qu'à la science. - L'E. Je me rends enfin. Aussi bien, j'entends dire souvent que des médecins fort savants sont surpassés par des praticiens moins instruits, dans les amputations, dans les pansements, en un mot dans toutes les opérations qui exigent la main ou le fer: cette branche de la médecine s'appelle chirurgie (1), et le terme même dénote suffisamment des opérations qui se font avec les mains. Continue donc et achève cette question.


Augustin, de la musique