Augustin, les Psaumes 492

DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME XLVIII - L'EMPLOI DES RICHESSES (SUITE)

492 Ps 49,14-21
DEUXIÈME SERMON.

Les pécheurs auront pour pasteur la mort, ou le diable qui a introduit la mort dans le monde; de même que la vie ou Jésus-Christ est le pasteur des fidèles. Déjà ces fidèles habitent le ciel par la foi et surtout par la charité; c'est là qu'est leur  coeur. C'est de là que leur vient la vie, car la vie du temps n'est pas la vie proprement dite. La vie des justes paraît une folie, et un jour ils domineront les méchants qui les prennent aujourd'hui pour des insensés. Cette vie des justes consiste dans l'union au Créateur, qui ne promet que pour l'avenir. Travaillons au salut de notre âme, acceptons la douleur comme un redressement, une perfection.

1. S'il vous en souvient, mes frères, nous devons achever aujourd'hui le psaume que nous avons commencé hier. Nous en étions arrivés à ce verset où l'Esprit de Dieu flétrit ces hommes qui n'ont de souci que pour les biens passagers d'ici-bas, sans s'occuper nullement de ce qui doit succéder à cette vie, sans mettre leur bonheur autre part que dans les richesses et les honneurs du siècle, dans une vertu d'un instant; qui n'aspirent, au moment de la mort, qu'à s'entourer d'une certaine pompe funèbre, qu'à être ensevelis dans des tombeaux artistement ciselés, qu'à faire retentir leurs noms dans leurs terres et dans leurs palais; mais qui ne s'inquiètent point du sort de leur âme après cette vie; imprudents que n'effraie pas cette parole du Christ: «Insensé, cette nuit même on te redemandera ton âme, et pour qui sera ce que tu as amassé 1?» Ils ne considèrent point que le mauvais riche, après avoir fait chaque jour bonne chère et s'être vêtu de pourpre et de fin lin 2,fut condamné aux tourments de l'enfer; et qu'après les douleurs, les ulcères et la faim, le pauvre reposa au sein d'Abraham. Voilà ce qui les inquiète peu. Mais ils s'occupent du présent, peu soucieux pour l'avenir, sinon de rendre célèbre sur la terre un nom réprouvé dans le ciel. C'est en faisant le portrait de ces hommes que l'Esprit-Saint a dit: «Leur voie est pour eux la voie du scandale, puis ils béniront Dieu des lèvres 3». C'est ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit de quelques-uns qui arrivent d'abord à la foi, purifiés par la parole de Dieu et les

1. Lc 12,20. - 2. Lc 16,19. - 3. Ps 48,14

exorcismes faits au nom du Christ, afin de recevoir la grâce et le baptême, et qui retournent plus tard à des désordres plus grands que leurs désordres passés. «Leur dernier état devient pire que le premier 1». Ainsi dit l'apôtre saint Pierre; et le Seigneur: «Le dernier état de cet homme est pire que le premier 2». Pourquoi? Parce qu'auparavant c'était un païen déclaré, et qu'aujourd'hui il est chrétien de nom, couvrant sa malice d'un voile religieux. Leur état sera pire, est-il écrit, parce qu'il est caché, comme il est dit: «Ils béniront Dieu des lèvres»; c'est-à-dire que le nom du Christ est sur leurs lèvres, mais non dans leurs coeurs. C'est d'eux qu'il est dit: «Ce peuple m'honore des lèvres, mais leur coeur est loin de moi 3». Telle est la partie du psaume que nous avons expliquée.

2. Voici de quelle manière commencent les versets à expliquer: «Ils sont comme des  troupeaux dans l'enfer; la mort est leur pasteur 4». De qui? De ceux qui ont trouvé le scandale dans leur voie. De qui? De ceux qui ne sont occupés que du présent, sans penser à l'avenir; de ceux qui ne croient pas à une vie autre que cette vie, laquelle mérite plutôt le nom de mort. Ce n'est donc pas sans sujet qu'ils ressemblent à des troupeaux dans l'enfer, ayant la mort pour pasteur. Qu'est-ce à-dire que la mort est leur pasteur? La mort serait-elle donc une réalité ayant quelque puissance? La mort est en effet la séparation de l'âme et du corps, et cette séparation de l'âme et du corps, voilà ce que redoutent les hommes;

1. 2P 2,20. - 2. Lc 11,26. - 3. Ps 29,13.- 4. Ps 48,15

mais il est une mort plus réelle, et que les hommes ne redoutent point, c'est la séparation de l'âme et de Dieu. C'est là proprement la mort. Comment cette mort doit-elle «être pour eux un berger?» Si le Christ est la vie, le diable est la mort. Or, nous savons par de nombreux passages de l'Ecriture que le Christ est la vie. Mais le diable est la mort, non que lui-même soit la mort, mais parce que la mort vient de lui. Qu'il soit question de la mort à laquelle Adam fut condamné, elle n'est entrée que par lui dans le genre humain; qu'il soit question de la mort qui sépare notre âme de Dieu, elle vient encore de celui qui tomba par orgueil, et qui, jaloux de voir l'homme se tenir debout, le renversa par une mort invisible, de manière qu'il dut subir aussi une mort visible 1. Ceux donc qui lui appartiennent ont la mort pour pasteur mais nous, qui pensons à un avenir immortel, te n'est pas sans raison que nos fronts sont marqués du signe de la croix, parce que nous n'avons d'autre pasteur que la vie. Le pasteur des infidèles est donc la mort; le pasteur des fidèles est la vie. Quoi donc? Sommes-nous déjà dans le ciel? Nous y sommes selon la foi. Si nous ne sommes pas dans le ciel, que devient cette parole: Elevez vos coeurs? Si nous ne sommes pas dans le ciel, que devient ce mot de saint Paul: «Notre conversation est dans le ciel 2?» Notre corps est donc sur la terre, et notre coeur dans le ciel. C'est là que nous habitons, si nous y envoyons de quoi y retenir notre coeur. Car nul n'est de coeur qu'au lieu occupé par ses pensées; et sa pensée est au même lieu que son trésor. S'il a son trésor sur la terre, son coeur ne s'élève pas au-dessus de la terre; et s'il a son trésor dans le ciel, son coeur ne descend pas du ciel; le Seigneur nous dit clairement: «Là où est votre trésor, là aussi est votre coeur 3».

3. Ils paraissent donc florissants ici-bas, ceux dont la mort est le pasteur, tandis que les justes sont dans l'affliction; mais pourquoi? parce que nous sommes encore dans la nuit. Comment dans la nuit? C'est-à-dire que les mérites des justes n'apparaissent point, tandis que le bonheur des impies est en évidence. Tant que dure l'hiver, l'herbe paraît plus riante que l'arbre; car l'herbe paraît vive pendant l'hiver, tandis que l'arbre paraît desséché: mais quand le

1. Gn 3,1. - 2. Ph 3,20. - 3. Mt 6,21


soleil nous donnera ses feux de l'été, l'arbre, qui paraissait desséché pendant l'hiver, se couvrira de feuilles, portera des fruits, tandis que l'herbe se desséchera: alors vous voyez l'arbre dans sa gloire, tandis que l'herbe sèche et meurt. Ainsi en est-il des afflictions des justes ici-bas, avant que l'été vienne pour eux. Leur vie est dans la racine, et n'apparaît pas encore dans les branches. Or, notre racine est la charité. Et que dit l'Apôtre? Que notre racine soit en Dieu, que la vie soit notre pasteur, que notre demeure ne doit point s'écarter du ciel, que sur cette terre nous devons vivre comme si nous étions morts, afin que, vivant des choses d'en-haut, nous soyons morts pour celles d'ici-bas, et non morts pour celles d'en haut, vivant pour celles d'en bas. Comme donc notre vie, non plus que notre coeur, ne doit point s'éloigner du ciel, que nous dit saint Paul? «Vous êtes morts». Mais ne crains pas: «Votre vie», a-t-il ajouté, «est cachée en Dieu avec le Christ». C'est là qu'est notre racine. Mais un jour notre gloire apparaîtra, et nous serons revêtus de nos feuilles et de nos fruits. Voilà ce que nous promet l'Apôtre en disant: «Lors de l'apparition du Christ, qui est notre vie, vous apparaîtrez aussi avec lui dans la gloire 1». Ce sera notre matin, car le matin n'est pas venu pour nous.  Que les orgueilleux s'enflent de vanité ainsi que les riches du siècle, que les impies aient l'insulte pour les bons, les infidèles pour les fidèles, et qu'ils disent: De quoi vous sert votre foi? Qu'avez-vous de plus en possédant le Christ? Que les fidèles répondent, s'ils sont vraiment fidèles: Il est nuit, on ne voit pas encore ce que nous possédons. Que leurs mains ne se lassent point dans les bonnes oeuvres. Aussi est-il dit ailleurs: «Au jour de la tribulation, j'ai cherché mon Dieu; mes mains étaient avec lui pendant la nuit, et je n'ai pas été déçu 2». Au matin apparaîtra notre travail, et la récompense nous viendra le matin: ceux qui souffrent aujourd'hui domineront ensuite; et ceux qui font étalage de jactance et d'orgueil, seront dans la servitude. Quelle est en effet la suite du psaume? «Ils sont comme des troupeaux dans l'enfer, la mort sera leur pasteur, et au matin les justes domineront sur eux 3»

4. Ce verset me paraît éclairci, parce que

1 Col 3,3-4. - 2. Ps 86,3 - 3. Ps 48,15

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nous avons donné auparavant le sens de celui-ci: « Les justes domineront au matin». Endurez donc la nuit, soupirez après le matin. Ne t'imagine pas que l'on vive la nuit, et que l'on ne vive plus au matin. Le sommeil serait-il donc la vie, et le réve il ne serait-il pas une vie? L'homme qui dort, au contraire, n'est-il pas plus semblable à la mort? Et qui sont ceux qui dorment? Ceux qu'éveille saint Paul, si tant est qu'ils veuillent s'éveiller. De qui dit-il, en effet: «Levez-vous, vous qui dormez, sortez d'entre les morts, et Jésus-Christ vous éclairera. 1?» Donc ceux que le Christ a éclairés, veillent déjà, mais le fruit de leurs veilles n'apparaît pas encore; au matin il apparaîtra, c'est-à-dire quand prendra fin l'incertitude de cette vie. Ce monde est donc une nuit; n'en vois-tu pas en effet les ténèbres? Un homme fait le mal, il vit, il est en horreur, il fait trembler, on le respecte; un autre fait le bien, il est réprimandé, couvert d'imprécations, d'accusations, il souffre, il tremble: c'est là une espèce de nuit. Mais c'est dans la racine qu'est la vigueur, le fruit, l'abondance: la vie n'est pas encore dans les bran-cimes, mais la racine n'est point morte: on la dirait desséchée, mais voici venir le temps où elle se couvrira de sa gloire et s'enrichira de ses fruits. Et de ceux dont on nous défend d'être jaloux, que nous dit le psaume? «Qu'ils se dessécheront comme le foin, et tomberont comme l'herbe des prés 2». Ceux-là tomberont; quand ils verront à leur droite ces mêmes saints, qu'ils raillaient dans les peines de cette vie, et ils se parleront eux-mêmes avec repentir, mais avec un repentir tardif et inutile. Ayant refusé de faire ici-bas une pénitence fructueuse, ils en feront une alors, mais une pénitence inutile. Que diront-ils donc dans un vain repentir? «Les  voilà ceux que nous avons tournés jadis en u dérision, et comme le rebut du monde!»  J'emprunte au livre de la Sagesse ces paroles connues de ceux qui les entendent souvent. C'est le langage futur des méchants, quand ils verront apparaître le Juge, avec les fidèles à sa droite, et tous ses saints qui jugeront avec lui. Voilà ce qu'ils diront, et l'Ecriture a consigné leurs paroles: «Ce sont donc là ces hommes que nous avons tournés en dérision, que  nous regardions comme le rebut de la terre! insensés que nous étions, nous regardions

1. Ep 5,14. - 2. Ps 36,1-2

leur vie comme une folie 1». Quand un homme commence à vivre pour Dieu, à mépriser le monde, quand il renonce à venger une injure, dédaigne les biens d'ici-bas, ne cherche point en cette vie une félicité passagère, s'élève au-dessus de tout, pour s'occuper uniquement de Dieu, demeurer toujours dans la voie du Christ, non-seulement les païens disent de lui: C'est un insensé; mais ce qui est plus déplorable, comme il y a dans l'Eglise beaucoup d'âmes endormies qui ne veulent point s'éveiller, on entend des proches, on entend des chrétiens dire: Quelle folie vous est venue? Mes frères, qu'est-ce donc que demander s'il est fou, à un homme qui vit selon le Christ? Avons-nous réfléchi à cette parole? Nous avons horreur des Juifs qui disent à Jésus-Christ: «Vous êtes un possédé du démon 2». Et quand nous entendons ce passage de l'Evangile nous frappons nos poitrines. Il y a de la scélératesse de la part des Juifs à dire à Jésus-Christ: «Vous êtes possédé du démon»; et toi, ô chrétien, quand tu vois que le démon est sorti d'un coeur qu'habite maintenant Jésus-Christ, et que tu dis: D'où vient cette folie? cet homme ne te paraît-il point possédé du démon? On a dit du Seigneur lui-même: C'est un insensé, quand il tenait aux Juifs un langage qu'ils ne pouvaient comprendre; on l'a traité de fou, de possédé du démon 3; et pourtant quelques-uns sortaient du sommeil et disaient: «Ces paroles ne sont pas d'un possédé du démon 4». Ainsi en est-il aujourd'hui, quand ces paroles arrivent aux nations, à ceux qui habitent l'univers, aux enfants de la terre, aux fils des hommes, au riche, au pauvre, c'est-à-dire à tous ceux qui appartiennent à Adam comme à ceux qui appartiennent au Christ; les uns disent: Tu es possédé du démon; les autres: «Ces paroles ne sont pas celles d'un possédé». Les uns, en effet, marchent dans la voie du monde et n'écoutent .ces paroles que d'une manière passagère: les autres ne les accomplissent pas en vain, mais comme il est dit: « Prêtez l'oreille, vous qui  habitez la terre 5». Et quand ils vivent ainsi, le fruit est encore incertain. Quant à ceux qui font le mal et qui choisissent la vie du monde, «la mort sera leur pasteur»; au lieu que ceux qui choisissent la vie de Dieu, auront


1. Sg 5,3-4. - 2. Jn 8,48. - 3. Jn 10,20. - 4. Jn 10,21.- 5. Ps 48,2

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pour pasteur la vie elle-même. Car c'est la vie qui viendra juger et qui frappera de damnation, avec leur pasteur, ceux auxquels elle dira: « Allez au feu éternel, qui a été préparé au diable et à ses anges 1». Mais ceux qui ont reçu des insultes, et à qui leur foi a valu dérision, entendront de la vie elle-même qu'ils auront pour pasteur: «Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde 2. Les justes domineront donc les méchants» ; non point aujourd'hui, mais au matin. Que nul ne dise: Que me sert d'être chrétien? Je ne commande à personne, que du moins je domine les méchants. Ne vous pressez point; vous dominerez, mais au matin. «Et leur appui se consumera dans l'enfer, après la gloire dont ils auront joui». Aujourd'hui ils sont dans la gloire, dans l'enfer elle sera consumée, Qu'est-ce que leur appui? l'appui de leurs richesses, l'appui de leurs amis, l'appui de leur propre puissance. Mais à la mort de l'homme, en ce jour même périront toutes ses pensées 3. Autant il avait paru élevé en gloire, pendant qu'il vivait parmi hommes, autant la mort doit l'humilier, l'anéantir dans les supplices de l'enfer.

5. «Mais Dieu rachètera mon âme 4». Ecoutez le cri de l'espérance pour l'avenir:

« Toutefois Dieu rachètera mon âme». C'est peut-être le cri de l'âme qui aspire après la délivrance de cette vie. Un homme est en prison: Dieu, dit-il, délivrera mon âme; un autre gémit dans les chaînes: Dieu délivrera mon âme; un troisième se trouve exposé à la mer, il est battu par les flots en courroux et tempétueux, que dit-il? Dieu délivrera mon âme. Ils veulent être délivrés des maux de cette vie. Telle n'est point la délivrance que l'on souhaite ici. Ecoutez la suite: « Dieu délivrera mon âme de la puissance de l'enfer, quand il m'aura pris sous sa garde». Dès lors il est question de cette délivrance dont le Christ nous a donné le modèle en lui-même. Il est descendu aux enfers et ensuite remonté au ciel. Ce que nous avons vu dans le chef, nous le trouvons dans les membres. Notre foi dans le chef est basée sur la prédication de ceux qui ont vu ce qu'ils nous ont annoncé, et nous avons vu par leurs yeux, puisque nous sommes un même corps 5. Mais

1. Mt 25,41.- 2. Mt 25,34.- 3. Ps 146,4.- 4. Ps 48,16 - 5. 1Co 12,12 Rm 12,5

ceux-là peut-être sont plus privilégiés, parce qu'ils ont vu, et peut-être le sommes-nous moins, parce que cela nous a été seulement prêché? Tel n'est point le langage de celui qui est la vie et notre pasteur. Car il reproche à un disciple son doute, et sa volonté de toucher ses plaies; et quand ce disciple eut touché ses plaies, et se fut écrié: «Mon Seigneur et mon Dieu», comparant l'hésitation de ce disciple avec la foi de l'univers entier: «Vous avez cru», lui dit-il, «parce que vous avez vu: bienheureux ceux qui ne voient pas et qui croient 1» . «Dieu toutefois rachètera mon âme de l'enfer, quand il m'aura pris sous sa garde». Mais ici-bas que faut-il attendre? le labeur, l'angoisse, la tribulation, l'épreuve: n'espérez rien autre chose. Où donc sera la joie? Dans l'espérance de l'avenir. Car l'Apôtre a dit: «Soyons toujours dans la joie». Au milieu de vos tribulations, «soyez toujours dans la joie, toujours dans la tristesse». Toujours dans la joie, car il a dit: «Nous paraissons dans la tristesse, et pourtant nous sommes dans la joie 2». Il y a chez nous tristesse en apparence; mais il n'en est pas de même de notre joie. Pourquoi la tristesse n'est-elle qu'apparente? parce qu'elle passera comme un songe, «et que les justes domineront au matin». Car vous le savez, quiconque raconte un songe, ajoute comme; c'était comme si je voyais, comme si je dînais, comme si j'étais à cheval, comme si je discutais. Toujours comme si, parce qu'en s'éveillant il n'a pas trouvé ce qu'il voyait. J'avais comme trouvé un grand trésor, dit un mendiant; sans ce comme, il ne serait pas mendiant; à cause du comme il est mendiant. Pour ceux dès lors qui ouvrent les yeux sur les plaisirs du monde, et savent y fermer leur coeur, ce comme passe rapidement et fait place à la réalité. Leur comme est la félicité de cette vie; la réalité, c'est la peine. Pour nous il y a comme une tristesse, et non comme une joie. Car l'Apôtre ne dit point: Soyez comme dans la joie, mais toujours tristes; ou: Comme dans la joie et comme dans la tristesse; mais bien: «Comme dans la tristesse, mais toujours dans la joie». «Nous sommes semblables à des pauvres»; il dit ici semblables au lieu de comme, «et nous enrichissons bien des hommes». Et quand

1. Jn 20,28-29. - 2. 2Co 6,10

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l'Apôtre parlait ainsi, il ne possédait rien. Il avait tout abandonné, n'avait plus aucune richesse. Et que dit-il ensuite? «Comme ne possédant rien»; ce dénûment est aussi un comme pour l'apôtre saint Paul. «Et possédant tout»; ici il ne dit point comme. Il était pauvre en apparence; mais c'était bien en réalité, et non en apparence, qu'il enrichissait beaucoup d'hommes. Il était comme dénué, et toutefois il possédait, non plus en apparence, mais réellement toutes les richesses. Comment possédait-il en réalité toutes les richesses? Parce qu'il était uni au Créateur de toutes choses. «Toutefois», dit le Prophète, «le Seigneur  rachètera mon âme de l'enfer, quand il me prendra sous sa garde».

6. Que deviendront ceux qui désirent les biens du monde? Tu verras un méchant dans les délices de cette vie, et ton pied chancellera peut-être, et tu diras en ton âme: Dieu, j'ai connu les actes de cet homme, les crimes qu'il a commis, et le voilà dans le bonheur, il fait trembler les autres, il domine, il s'élève; il n'a pas la moindre migraine, il n'essuie pas la moindre perte: et te voilà pris de doute contre ta foi, et ton coeur s'écrie : Malheur à moi ! c'est en vain que j'ai la foi, Dieu n'a aucun soin des choses d'ici-bas. Dieu donc vient nous éveiller, et que nous dit-il? «Ne crains point, lorsqu'un homme sera devenu riche 1». Pourquoi les richesses de cet homme t'inspiraient-elles de la crainte? Tu craignais d'avoir vainement cru en Dieu, d'avoir perdu le fruit de ta foi, l'espérance fondée sur ta conversion: un gain frauduleux s'est présenté, tu pouvais t'enrichir, échapper à la misère; mais les menaces de Dieu t'ont détourné de la fraude et fait mépriser un tel gain; tu en vois un autre qu'un gain frauduleux vient d'enrichir, qui est exempt de peines, et tu crains ton attachement pour la justice. «Ne crains pas», te dit l'Esprit-Saint, «quand un homme sera devenu riche». Tu ne veux avoir des yeux que pour les biens présents. Ce sont des biens futurs que t'a promis celui qui est ressuscité, mais il n'a promis pour ici-bas ni le repos ni la paix. Tout homme cherche le repos: c'est un vrai bien, mais il ne cherche pas ce bien dans la région où il se trouve. La paix n'est point de cette vie; c'est dans le ciel que l'on nous promet ce que nous cherchons ici-bas:

1. Ps 48,17

c'est dans le siècle à venir que l'on nous promet ce que nous cherchons dans le présent.

7. «Ne crains point quand un homme est devenu riche, et qu'il étend la gloire de sa maison». Pourquoi ne pas craindre? «Car à sa mort, il n'emportera pas toutes ses richesses 1». Tu le vois vivant, pense à son trépas. Tu vois ce qu'il possède, vois ce qu'il doit emporter avec lui. Que doit-il emporter? Il a des monceaux d'or, des monceaux d'argent, de grands domaines, de nombreux esclaves: il meurt, et tout cela va rester il ne sait à qui Quand même il le laisserait à ceux qu'il veut enrichir, il ne saurait le conserver à ceux à qui il désire le conserver. Plusieurs en effet ont acquis ce qu'on ne leur avait point laissé, et plusieurs ont perdu ce qu'ils avaient reçu en héritage. Tout cela va donc rester, et qu'emportera-t-il avec lui? Mais, dira-t-on, il emporte au moins le linceul dont on l'enveloppe, et ce que l'on dépense pour lui ériger un tombeau de marbre, qui perpétuera sa mémoire. Et moi je vous dis: Non, pas même cela. On fait tout cela pour un homme privé de tout sentiment. Qu'on orne ainsi un homme dans son lit, profondément endormi, il aurait du moins ces ornements avec lui; et peut-être que, quand il serait couvert de ces riches vêtements, il se croirait en songe couvert de haillons. L'objet qu'il se représente lui fait une plus vive impression qu'un objet qu'il ne voit pas. Bien qu'il n'en doive pas juger ainsi à son réveil, néanmoins l'impression de ce qu'il voyait en songe était plus forte que celle de tout ce qu'il ne voyait pas. Donc, mes frères, que les hommes se disent: Que l'on fasse à ma mort de somptueuses dépenses, qu'ai-je à faire de si riches héritiers? Ils auront dans mes biens une assez forte part; il est bien juste que j'en détache une partie pour mon corps. Que peut posséder une chair déjà morte? que peut posséder une chair déjà en pourriture, une chair privée de sentiment? Si cet homme, dont la langue était desséchée 2,possédait quelque chose, que l'homme, j'y consens, emporte de son bien. Est-ce bien là, mes frères, ce que nous lisons dans l'Evangile? Ce riche avait-il dans les flammes ses vêtements de soie et de lin? Etait-il dans les enfers comme dans ses festins somptueux? Non, il n'avait point toutes ses richesses quand la soif le

1. Ps 48,18. - 2. Lc 16,24


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dévorait et qu'il demandait un goutte d'eau. L'homme n'emporte donc rien avec lui, et ce n'est point lui qui reçoit ce que l'on donne à sa sépulture. Il n'y a d'homme, que quand il y a sentiment. Où il n'y a plus de sentiment, il n'y a plus d'homme. On voit seulement par terre le vase qui renfermait l'homme, la maison qui le renfermait. Nous appelons le corps une maison, et l'âme est le maître qui y demeure. Cette âme est donc tourmentée dans les enfers: de quoi lui sert que le corps soit enveloppé de précieux tissus, dans les parfums et dans les aromates? Comme si tu ornais les murailles d'un palais dont le maître est en exil. Voilà cet homme qui souffre de la faim et de la soif dans l'exil, à peine a-t-il une hutte où il puisse prendre son sommeil, et tu dis: Qu'il est heureux d'avoir un si beau palais! Qui ne prendra ta parole pour une folie ou pour une raillerie? Tu ornes le corps, et l'âme est dans les tourments. Fais quelque chose pour l'âme, et tu auras fait quelque chose pour le mort. Mais que lui donneras-tu, quand il a désiré une goutte d'eau sans l'obtenir? Il n'a pas voulu jeter avant lui quelque peu de son bien. Pourquoi n'a-t-il pas voulu? Parce que «cette voie est pour eux la voie du scandale». Il n'a envisagé que la vie présente, il n'a eu d'autre souci que d'être enseveli dans des habits précieux. Son âme lui est enlevée, selon cette parole du Sauveur: «Insensé, on va cette nuit te redemander ton âme, et à qui appartiendra ce que tu as amassé 1?» Ainsi s'accomplit en lui cette parole de notre psaume: « Ne craignez point, quand un homme sera enrichi, et quand sa gloire s'étendra sur sa famille; car en mourant il n'emportera pas toutes ses richesses, et sa gloire ne le suivra point dans le tombeau».

8. «Son âme a reçu des bénédictions en cette vie 2». Redoublez d'attention, mes frères: «Son âme a reçu des bénédictions en cette vie». Tant que ce riche a vécu, il s'est fait du bien. Tel est le langage de tous, langage bien faux. Le bien n'était que dans l'esprit de celui qui le bénissait, et non dans réalité. Que dis-tu, en effet? qu'il a mangé, qu'il a bu, qu'il a fait à sa volonté, qu'il a vécu dans les festins splendides, et qu'ainsi il s'est fait du bien? Et moi, je dis qu'il s'est fait du mal. Car ce n'est point moi, mais Jésus-Christ

1.  . - 2. Ps 48,19

qui dit que cet homme s'est fait son malheur. Quiconque voyait ce riche chaque jour en festin, croyait qu'il se traitait bien, et quand il a dû brûler dans les enfers, ce que l'on croyait bien, est devenu un mal, car il digérait dans les enfers ses festins d'ici-bas. Je parle de l'iniquité qui faisait sa nourriture. Sa bouche charnelle prenait des mets délicats, et la bouche de son coeur se repaissait d'iniquité. Cette nourriture de l'injustice que prenait ici-bas la bouche de son coeur, voilà ce qu'il digérait dans les supplices de l'enfer. Le plaisir de manger ne dura qu'un temps, la digestion sera éternelle. On mange donc l'iniquité, me dira quelqu'un? que signifie manger l'iniquité? Ce n'est point moi qui parle ainsi, mais bien l'Ecriture; écoutez: «Comme  le raisin vert est pour les dents, la fumée pour les yeux, telle est l'iniquité pour celui qui la commet 1». Se nourrir en effet de l'iniquité, ou la commettre volontiers, c'est ne plus se nourrir de la justice. Or, la justice est un pain. Quel pain? « Je suis le pain de vie descendu du ciel 2». Tel est le pain de notre coeur. Celui qui mange des raisins verts en a les dents agacées et ne peut plus manger de pain, il ne peut plus que dire qu'il est bon sans pouvoir y toucher; ainsi en est-il de celui qui s'est nourri d'iniquité, qui a donné le péché en pâture à son coeur; incapable de manger le véritable pain, il en est réduit à louer la parole de Dieu sans l'accomplir. Pourquoi ne l'accomplit-il point? A peine se met-il en devoir, qu'il est pris de douleur, de même que nos dents nous font souffrir, quand nous voulons manger du pain après avoir mangé des raisins verts. Mais que font ceux qui ont les dents agacées? Ils s'abstiennent pendant quelque temps de manger des raisins verts, et leurs dents reprennent cette solidité, qui leur permet de manger du pain. Ainsi en est-il de nous qui faisons l'éloge de la justice. Si nous voulons en faire notre aliment, abstenons-nous de toute iniquité, et alors naîtra dans notre coeur non-seulement le bonheur de louer la justice, mais le bonheur de nous en nourrir. Qu'un chrétien dise: Dieu sait que j'aime le bien, mais que je ne puis le faire: il a les dents agacées, longtemps il s'est nourri d'iniquité. On se nourrit donc de justice? Si elle n'était pas un aliment, Dieu ne dirait point: «Bienheureux ceux qui ont

1. Pr 10,26.- 2. Jn 6,41

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faim et soif de la justice 1». Donc, puisque «l'âme de cet homme sera bénie pendant sa vie», les bénédictions seront ici-bas pour lui, et les tourments après la mort.

9. «Il vous louera si vous lui faites du bien». Considérez cette vérité, qu'elle vous nourrisse, qu'elle soit enracinée dans vos coeurs et soit votre aliment. Voyez ces hommes, gardez-vous de leur ressembler prenez garde surtout à ces paroles: «Il vous louera, si vous lui faites du bien». Combien de chrétiens, mes frères, qui remercient Dieu seulement quand il leur arrive quelque bien? C'est accomplir cette parole: «Il vous bénira quand vous lui ferez quelque bien». Il vous bénira et dira: Véritablement vous êtes mon Dieu: il m'a délivré de ma prison et je le bénirai. Il lui survient quelque bonheur, et il bénit Dieu; quelque malheur, et il blasphème. Quel fils es-tu donc, pour qu'un père te déplaise alors qu'il te châtie? Le ferait-il situ ne lui déplaisais? Et situ lui déplaisais au point d'encourir sa haine, voudrait-il te redresser? Rends donc grâces à celui qui te redresse, afin que tu puisses recueillir l'héritage du Dieu qui te châtie. Te redresser, c'est te perfectionner; et s'il te redresse fortement, c'est qu'il te réserve un héritage précieux. Si tu compares en effet ces châtiments avec les biens qu'il te réserve, tu trouveras que ces châtiments ne sont rien. Saint Paul nous dit à ce propos: «Les afflictions si courtes et si légères de la vie présente, nous préparent un poids incroyable de gloire». Mais pour quel moment? «Ne considérons point les choses visibles, mais bien les choses invisibles; non plus celles du temps, mais celles de l'éternité. Ce que l'on voit est passager, ce que l'on ne voit pas est éternel 2». Et ensuite: «Les douleurs de la vie présente  ne sont-point comparables à la gloire future qui doit éclater en nous 3». Qu'est-ce donc que ta douleur? Mais, diras-tu, elle dure toujours, soit, Depuis ta naissance, dans tous les âges jusqu'à l'extrême vieillesse, jusqu'à la mort, tu dois souffrir comme Job; qu'un homme endure depuis l'enfance ce que Job a enduré quelque temps, néanmoins les douleurs passeront et auront une fin; la récompense de ces douleurs sera éternelle. Ne compare plus les maux avec les biens, mais le temps avec l'éternité, situ le peux.

1. Mt 5,6. - 2. 2Co 4,17-18. - 3. Rm 8,18

10. «Il vous bénira si vous lui faites du bien e». Qu'il n'en soit pas ainsi de vous, mes frères; considérez que, si je vous tiens ce langage, si nous chantons ce psaume, si je me fatigue à vous l'expliquer, c'est pour vous détourner d'en agir de la sorte. Vos occupations deviennent pour vous une épreuve: souvent dans votre négoce vous entendez la vérité, et alors vous blasphémez, vos blasphèmes retombent sur l'Eglise. Pourquoi? parce que vous êtes chrétiens. S'il en est ainsi, je vais chez Donat, direz-vous, je veux me faire païen. Pourquoi? Parce que vous avez touché le pain du bout des dents, et que vos dents étaient agacées. A la vue de ce pain, vous le vantiez: vous y avez mis la dent et vous l'avez sentie endolorie; c'est-à-dire que vous applaudissez en écoutant la parole de Dieu, mais que vous blasphémez, quand on vous dit: Faites ceci. N'agissez plus de la sorte; dites plutôt: Ce pain est excellent, mais je ne puis en manger; au lieu que maintenant tu le bénis en le voyant des yeux, et tu te récries:

Qu'il est mauvais! qui donc l'a fait? dès que tu en goûtes. Par cette conduite tu bénis Dieu quand il te fait du bien; et pour toi, dire: «Je bénirai le Seigneur en tout temps, sa louange sera toujours en ma bouche 1», c'est là un véritable mensonge. Ce que chantent vos lèvres doit aussi sortir de votre coeur. Tu as chanté dans l'Eglise: «Je bénirai le Seigneur en tout temps». Comment en tout temps? s'il t'arrive en tout temps quelque gain, tu le bénis en tout temps; mais qu'un jour arrive la perte, et alors aussi arrive le blasphème, et non la louange: est-ce bien là le bénir en tout temps? est-ce bien là sa louange qui est toujours dans ta bouche? Tu ressemblerais à celui dont le Prophète a dit: «Il vous bénira, Seigneur, quand vous lui aurez fait quelque bien».

11. «Il ira jusqu'où sont allés ses pères 2»; c'est-à-dire qu'il imitera ses ancêtres. Les méchants d'aujourd'hui ont des frères, ont une lignée. Les méchants d'autrefois sont les pères de ceux d'aujourd'hui; et les méchants d'aujourd'hui sont les pères des méchants à venir; de même que les anciens justes sont les pères de ceux d'aujourd'hui, comme ceux d'aujourd'hui les pères des justes qui viendront après eux. L'Esprit-Saint a voulu nous montrer que la justice n'est point à condamner,

1. Ps 33,2. - 2. Ps 48,20

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bien que les méchants blasphèment contre elle, mais que ces hommes ont leur père dans la suite des âges. Adam eut deux fils; chez l'un fut l'iniquité, chez l'autre la justice: Caïn était méchant, mais Abel était juste. Or, l'iniquité sembla dominer la justice, puisque l'injuste Caïn tua le juste Abel 1, pendant la nuit. Etait-ce le matin? Mais au matin les justes prévaudront sur les méchants. Ce matin viendra donc et l'on verra où est Abel, où est Caïn. Ainsi en est-il de tous ceux qui auront suivi Caïn, comme de ceux qui auront suivi Abel. «Il ira jusqu'où sont allés ses pères: il a perdu la lumière pour toujours». Quand il était en cette vie, il était dans les ténèbres, s'applaudissait des faux biens, n'aimait point les véritables: voilà pourquoi il sera précipité dans l'enfer, et passera des ténèbres de l'illusion aux ténèbres des tourments. Donc «ils seront éternellement privés de lumière».  Mais pourquoi? Voici à la fin du psaume la réponse donnée au milieu : « L'homme était en honneur, il ne l'a pas compris, il s'est comparé aux animaux sans raison et leur est devenu semblable 2».

1. Gn 4,8.- 2. Ps 48,21

Quant à vous, mes frères, considérez que vous êtes les hommes créés à l'image de Dieu, et à sa ressemblance 1. Cette image est intérieure en vous, elle n'est pas dans votre corps; ni ces oreilles que vous voyez, ni ces yeux, ni ces narines, ni ce palais, ni ces mains, ni ces pieds ne sont à la ressemblance de Dieu, qui est néanmoins en vous: où est l'intelligence, où est l'esprit, où est la raison qui recherche la vérité, où est la foi, où est votre espérance, où est votre charité, là est aussi l'image de Dieu. C'est au moins là que vous comprenez et que vous voyez que tout passe ici-bas, comme il est dit dans un autre psaume: «Quoique l'homme passe avec l'image de Dieu, il est néanmoins inutilement troublé: il amasse, et ne sait pour qui 2. Ne vous troublez donc point: quels que soient ces biens, si vous êtes élevés en honneur et intelligents, vous verrez qu'ils passent bien vite. Car si vous n'êtes point élevés en honneur, et si vous n'avez point l'intelligence, vous êtes comparés aux animaux sans raison, et vous leur devenez semblables.

1. Gn 1,26. - 2. Ps 38,7


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DISCOURS SUR LE PSAUME XLIX - LE JUGEMENT DE DIEU.


Augustin, les Psaumes 492