Augustin, les Psaumes 692

DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME LXVIII -LA RÉDEMPTION PAR LE CHRIST (SUITE)

692 Ps 69,16-37

DEUXIÈME PARTIE DU PSAUME.




L'abîme se referme sur nous par le refus de l'aveu de nos fautes. Dieu vent que l'on fasse appel à sa bonté, et même quand il permet l'affliction, il agit avec miséricorde. Hâtez-vous de me secourir, non-seulement d'une manière spirituelle et dans mon âme, mais d'une manière ostensible, afin que mes ennemis puissent profiter de nia délivrance, comme la délivrance des enfants de la fournaise convertit Nabuchodonosor. Vous savez ce que l'on nous reproche. Mon coeur n'a trouvé personne qui s'affligeât avec lui sur les hommes qui se perdent. Les fidèles composent la nourriture du Seigneur, les hommes y jettent le fiel des contradictions et de l'hérésie, et le Seigneur refuse d'en boire, parce que ces hommes n'entrent point dans son Eglise. Par un juste châtiment de Dieu ils doivent trouver un piége dans ce qui est visible, être courbés vers les biens de cette vie, être en butte le la haine, et laisser désertes leurs habitations. S'ils ont aidé à l'accomplissement des desseins de Dieu, c'est par leur malice. Les Juifs ont persécuté celui qui voulait expier nos fautes: en voulant tuer un juste, ils ont encore tué un Dieu; ils ne doivent point lire leur nom sur le livre de vie. Le pauvre et l'affligé trouveront le soulagement dans la face de Dieu, ou dans le bonheur de l'autre vie. Ils béniront Dieu, c'est là le vrai sacrifice. Nous qui sommes captifs, nous entrerons dans la cité de la délivrance, si nous servons Dieu par amour pour sa gloire

1. Il nous reste à vous expliquer aujourd'hui, mes frères, la seconde partie du psaume, dont nous avons entretenu hier votre piété. Je vois qu'il me faut acquitter ma dette, si toutefois la longueur du psaume ne me laisse pas encore aujourd'hui votre débiteur. Je vous en préviens d'avance, et vous supplie de ne pas attendre de moi de longues discussions sur les passages qui sont clairs par eux-mêmes. De cette manière nous pourrons au besoin nous arrêter sur les endroits obscurs, et peut-être acquitter notre dette; et ainsi de jour en jour, vous payer à mesure que nous deviendrons débiteur. Voyons donc la suite du psaume, après ce verset: «Que l'abîme ne se referme point sur moi 1» Hier, nous avons insisté auprès de votre charité, en vous suppliant d'apporter toute l'attention de votre âme, toute la ferveur de votre piété pour écarter de nous cette malédiction, Car l'abîme, ou le gouffre de l'iniquité se ferme sur l'homme qui, non-seulement

1. Ps 68,16

est plongé dans le péché, mais qui se ferme l'issue même de la confession. Quand cet homme en vient à dire: Je suis pécheur; l'abîme s'illumine d'un rayon de lumière dans ses profondeurs. Le psaume continue donc par les lamentations de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dans ses tourments, de Jésus-Christ dans le chef et dans les membres. Comme nous vous l'avons dit: en certains endroits il faut discerner les paroles du Chef; mais les paroles qui ne peuvent convenir au Chef, il faut les attribuer aux membres. Le Christ parle comme s'il était seul; car il est bien seul, celui dont il est dit: «Ils seront deux dans une même chair 1». S'il n'y a qu'une seule chair, pourquoi s'étonner qu'if n'y ait qu'une seule voix? Voici donc la suite: «Exaucez-moi, Seigneur, parce que votre «miséricorde est pleine de bonté 2». Il nous exprime pour quel motif il doit être exaucé: la divine miséricorde est pleine de bonté. N'était-il pas plus conséquent de dire:

1. Gn 2,24 Ep 5,31. - 2. Ps 68,17

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Exaucez-moi, Seigneur, afin qu'il y ait de la bonté dans votre miséricorde? Pourquoi dire: «  Exaucez-moi, parce que votre miséricorde est pleine de bonté?» Quand il était dans la tribulation, il a parlé de la miséricorde en termes quelque peu différents, puisqu'il disait: «Exaucez-moi, Seigneur, parce que je suis dans la peine». Dire alors : «Exaucez-moi, parce que je suis dans la peine», c'est exprimer le motif pour lequel il veut être exaucé: mais pour un homme qui est dans l'affliction, il faut que la divine miséricorde soit pleine de bonté. A propos de cette bonté dans la miséricorde du Seigneur, écoutez cette autre parole de l'Ecriture «Comme la pluie au temps de la sécheresse, ainsi est admirable la miséricorde de Dieu au temps de la tribulation 1». Ce qu'il appelle admirable dans un endroit, il l'appelle dans l'autre pleine de bonté. Donc, quand le Seigneur permet ou fait que nous soyons dans quelque tribulation, même alors il agit avec miséricorde: car sans nous soustraire alors la nourriture, il en stimule le désir. Aussi que dit il maintenant? «Exaucez-moi, Seigneur, parce que votre miséricorde est pleine de bonté». Je vous en supplie, ne différez pas de m'entendre; telle est l'affliction qui m'accable, que votre miséricorde me sera douce. Vous n'avez différé de me secoùrir, que pour me faire apprécier la douceur de votre secours: il n'y a donc plus lieu de différer: la tribulation s'est élevée pour moi au comble du malheur; que votre miséricorde vienne y apposer l'oeuvre de la bouté. « Exaucez-moi, Seigneur, parce que votre miséricorde est pleine de bonté. Jetez les yeux sur moi, selon l'étendue de votre compassion»; et non selon le grand nombre de mes fautes.

2. «Ne détournez pas votre visage de votre serviteur 1». Or, cette expression «de votre serviteur», ou de celui qui est petit, est un acte d'humilité; parce que dans l'épreuve de la tribulation je n'ai pas eu l'orgueil: «Ne détournez pas votre face de votre serviteur». Telle est l'admirable miséricorde de Dieu que le Prophète chantait plus haut. Car dans le verset suivant il explique ce qu'il a dit: «Je suis dans la tribulation, hâtez-vous de me secourir». Qu'est-ce à dire: « Hâtez-vous?» Ne différez pas davantage: la tribulation

1. Si 35,26. - 2. Ps 68,18

m'accable; les malheurs sont venus sur moi, que votre miséricorde les suive.

3. « Veillez sur mon âme et rachetez-la 1». Cela n'a pas besoin d'explication: voyons ce qui suit. « Délivrez-moi à cause de mes ennemis». Voilà une prière que nous devons admirer, qu'il ne faut pas effleurer légèrement, ni négliger en courant; il faut l'admirer: «  Délivrez-moi, à cause de mes ennemis». Qu'est-ce à dire: «A cause de mes ennemis, délivrez-moi?» Afin que ma délivrance les confonde, les tourmente. Quoi donc ! si nul ne devait souffrir de ma délivrance, ne faudrait-il pas me secourir? Eh ! la délivrance n'est-elle si agréable pour toi, que quand elle devient la damnation d'un autre? Voilà qu'il n'y a aucun ennemi, que ta délivrance doive couvrir de confusion ou tourmenter; en demeureras-tu là? Ne voudras-tu pas être délivré? Ou bien, tes ennemis doivent-ils profiter de ta délivrance, au point de pouvoir se convertir? Mais ce qui doit nous étonner, c'est que le Prophète ait ainsi motivé sa prière. Estce qu'un serviteur de Dieu n'est délivré par le Seigneur son Dieu, que pour le progrès des autres? Mais alors, si nul n'en devait profiter, ce serviteur de Dieu ne serait-il donc point délivré? A quelque point de vue que j'envisage soit le châtiment, soit ta délivrance des ennemis, je ne vois point le motif de cette prière: «Délivrez-moi, à cause de mes ennemis»; à moins d'entendre par là un autre motif, et quand je vous l'aurai exposé, avec le secours de Dieu, chacun de vous en jugera selon l'esprit qui habite en lui. Il y a pour les saints une certaine délivrance occulte: elle a lieu pour eux. Il en est une autre, publique et évidente: elle a lieu à cause de leurs ennemis, que Dieu veut punir ou délivrer. A la vérité Dieu n'a pas délivré des violences de la persécution ces frères : « Macchabées 2,dont Antiochus, dans sa fureur, il fit venir la mère, afin que ses caresses rappelassent ses enfants à l'amour de la vie, et qu'en cherchant à vivre pour les hommes ils mourussent devant Dieu. Mais cette mère, différente d'Eve et semblable à l'Eglise, vit mourir avec joie, afin de les retrouver vivants, ceux qu'elle avait enfantés avec douleur; elle les exhortait à choisir la mort pour les lois de la patrie et du Seigneur leur Dieu, plutôt que de vivre en les méprisant. Que

1. Ps 67,19. - 2. 2M 7

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devons-nous croire ici, mes frères, sinon qu'ils furent délivrés? Mais leur délivrance fut occulte: enfin Antiochus lui-même, qui les fit mettre à mort, crut avoir fait ce que sa cruauté lui dictait, ou plutôt lui imposait. Mais ce fut d'une manière évidente que les trois enfants furent délivrés des flammes de la fournaise 1; puisque leurs corps en furent retirés, et que l'on vit qu'ils étaient sains et saufs. Les uns donc furent couronnés d'une manière invisible, les autres délivrés au grand jour: tous néanmoins furent sauvés. Quel fruit ces trois enfants tirèrent-ils de leur délivrance? pourquoi leur couronnement fut-il différé? Nabuchodonosor lui-même se convertit à leur Dieu; il prêcha ce Dieu qui avait délivré ses serviteurs, ce même prince qui l'avait méprisé en jetant les jeunes hommes dans la fournaise. Il y a donc une délivrance occulte, et une délivrance évidente. La délivrance occulte est pour l'âme, tandis que la délivrance évidente est pour le corps: l'âme est délivrée secrètement, le corps l'est ostensiblement. Si donc il en est ainsi, reconnaissons la voix du Seigneur dans ce psaume: ce qu'il nous a dit plus haut: « Veillez sur mon âme et délivrez-la», s'entend de la délivrance invisible. Reste alors à délivrer le corps: et en effet, à la résurrection du Sauveur, et quand il monta aux cieux, quand il envoya d'en haut l'Esprit-Saint 2,ceux qui l'avaient mis à mort embrassèrent la foi, et d'ennemis qu'ils étaient devinrent ses amis, par l'effet de la grâce, et non par leur propre justice. C'est pourquoi le Prophète poursuit: « Délivrez-moi à cause de mes ennemis. Veillez sur mon âme», mais secrètement: « A cause de mes ennemis, délivrez» aussi mon corps. Car il ne servirait de rien à mes ennemis que vous eussiez seulement délivré mon âme: ils croiront qu'ils ont fait quelque chose, qu'ils ont atteint leur but. Qu'est-il besoin de répandre mon sang, si je dois passer par la corruption 3? Donc «veillez sur mon âme et délivrez-la», car vous seul le savez: ensuite, « à cause de mes ennemis, délivrez-moi», afin que ma chair ne voie point la corruption.

4. «Vous connaissez mes opprobres, et ma confusion et ma honte 4». Qu'est-ce que l'opprobre? la confusion? la honte?

1. Da 3,49. - 2. Ac 1,9 Ac 2,4 - 3. Ps 29,10. - 4. Ps 68,20

On appelle opprobre ce que nous reproche un ennemi. La confusion est le reproche qui aiguillonne notre conscience. La honte est la rougeur qu'amène sur un front innocent la fausse accusation d'un crime. Le crime n'existe pas, ou s'il existe, il n'est point le fait de celui à qui on le reproche; mais à cause de la faiblesse de l'âme humaine, souvent nous rougissons même quand on nous impute faussement un crime; non point parce qu'on nous l'objecte, mais parce qu'on le croit. Tout cela se rencontre dans le corps mystique du Seigneur. Car en lui, il ne pouvait y avoir de honte, puisqu'il n'y avait pas de crime. Toutefois on reprochait aux chrétiens le fait même d'être chrétiens. C'était une gloire; les âmes fortes l'entendaient volontiers, et l'entendaient de manière à ne pas rougir du nom du Seigneur. Une certaine impudence avait envahi leur visage, ils avaient le front de Paul qui s'écriait: «Je ne rougis pas de  l'Evangile, car il est la vertu de Dieu pour eu sauver ceux qui croiront». O Paul, n'es-tu pas, toi aussi, adorateur d'un crucifié? C'est peu pour moi, répond-il, de n'en pas rougir; mais ma gloire unique est où mon ennemi voit une honte pour moi. «Loin de moi de me glorifier, sinon en la croix de Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde 2». Contre un tel front l'on ne pouvait jeter que l'opprobre. Car il ne pouvait-y avoir de confusion pour sa conscience déjà guérie, ni de honte pour son visage. Mais quand on vint reprocher à quelques-uns d'avoir tué le Christ, ils furent justement aiguillonnés par leur mauvaise conscience; une confusion salutaire les convertit, en sorte qu'ils purent s'écrier: « Vous avez connu ma confusion 3». Vous donc, Seigneur, connaissez non-seulement mon opprobre, mais aussi ma confusion, et chez plusieurs ma honte; ils croient en moi à la vérité, mais ils rougissent de me confesser publiquement et devant les hommes; la langue humaine a sur eux plus de force que la promesse divine. Voyez donc ces hommes: ce sont eux que l'on recommande à la bonté de Dieu, non plus afin qu'il les abandonne en cet état, mais afin qu'il les soutienne de son secours. Un homme qui croyait, mais qui craignait encore, a dit en effet: «  Je crois, Seigneur, mais aidez mon incrédulité 4.

1. Rm 1,16.- 2. Ga 6,14.- 3. Ps 133,2.- 4. Mc 9,23


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« Tous ceux qui me persécutent sont en votre eu présence». Si donc j'essuie un opprobre, vous savez pourquoi; une confusion, vous savez pourquoi; une honte, vous savez encore pourquoi; délivrez-moi donc, à cause de mes ennemis, parce que vous connaissez tout cela, mais eux ne le connaissent point; et comme ils sont devant vous sans connaître cela, ils n'ont pu ni éprouver de la honte, ni se corriger, si vous ne me délivrez en considération de mes ennemis.

5. « Mon coeur a attendu l'outrage et la misère 2». Qu'est-ce à dire «A attendu?» Il a prévu qu'il en serait ainsi, il l'a prédit. L'avènement du Christ n'avait point d'autre but. S'il n'eût voulu mourir, il n'eût point voulu naître; c'est en vue de sa résurrection qu'il a fait l'un et l'autre. Il y avait en effet dans le genre humain deux choses fort connues, une troisième était ignorée. Les hommes connaissaient la naissance et la mort, mais nous ne savions ressusciter ni vivre éternellement. Or, pour nous apprendre ce que nous ne savions point encore, Dieu a voulu passer par deux phases bien connues. C'est donc pour cela qu'il est venu. «Mon coeur a attendu l'outrage et la misère». Mais de qui est cette misère? Il a attendu la misère, mais c'est plutôt la misère de ceux qui le crucifiaient, qui le persécutaient; en sorte qu'il y avait la misère chez eux, et chez lui miséricorde. Car il prenait en pitié leur misère, quand sur la croix il s'écriait: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font 3. Mon coeur a attendu l'outrage et la misère: j'ai attendu quelqu'un qui s'affligeât avec moi, et nul ne s'est rencontré». De quoi donc m'a-t-il servi d'attendre? c'est-à-dire de quoi m'a-t-il servi de prophétiser? de quoi m'a servi de prêcher que je venais pour cela? Voilà que s'accomplit ce que j'ai dit: « J'ai attendu que l'on s'affligeât avec moi, et nul ne s'est rencontré; j'ai espéré un consolateur, et n'en ai point trouvé»; c'est-à-dire, nul ne s'est rencontré. Cette parole du verset précédent: « J'ai attendu quelqu'un qui s'affligeât avec moi»; il la répète au verset suivant: «  J'ai espéré un consolateur». Ce qu'il a dit encore plus haut: « Et nul ne s'est rencontré»; il le répète ici: « Et n'en ai point trouvé». Il n'y a donc rien d'ajouté, c'est la première pensée qu'il répète. Mais en

1. Ps 68,21. - 2. Ps 68,21. - 3. Lc 23,34. - 4. Ps 68,21

examinant de près cette pensée, on peut soulever quelques questions. Ses disciples ne furent-ils donc point dans l'affliction quand il fut conduit pour être supplicié, quand il fut cloué à la croix, quand il mourut? Leur tristesse fut si grande qu'ils en pleuraient encore, quand Marie Madeleine, qui le vit la première, vint alors leur raconter ce qu'elle avait vu 1. C'est l'Evangile qui nous le rapporte; ce n'est point de notre part une parole hasardée, ce n'est point un soupçon. Il est constant que les disciples en furent dans la tristesse, dans les larmes. Des femmes qui lui étaient étrangères pleuraient quand on le conduisait au supplice, et se tournant de leur côté, il leur dit: « Pleurez, mais sur vous, et non sur moi 2». Comment donc attendit-il sans le trouver quelqu'un qui s'affligeât avec lui? Nous regardons, et nous voyons de la tristesse, des pleurs, des lamentations; et de là vient que cette parole nous étonne : « J'ai attendu que l'on s'affligeât avec moi, et nul ne s'est rencontré; que l'on me consolât, et je n'ai trouvé personne». Toutefois, avec plus d'attention, nous verrons qu'il a attendu que l'on s'affligeât avec lui, sans trouver personne. Les disciples étaient pris d'une tristesse charnelle, au sujet de cette vie périssable, qu'il devait échanger contre la mort et recouvrer par la résurrection; tel était le sujet de leur tristesse. Ils devaient s'attrister au contraire au sujet de ces aveugles qui avaient tué le médecin, de ces infortunés qui, dans la fougue de leur démence, insultaient celui qui leur apportait le salut. Lui voulait les guérir, eux voulurent le tuer; de là cette tristesse du médecin. Or, vois s'il y eut quelqu'un pour s'affliger avec lui. Il ne dit pas en effet: J'ai attendu que l'on s'affligeât, et nul ne s'est rencontré; mais «que l'on s'affligeât avec moi», c'est-à-dire pour le même sujet qui m'affligeait moi-même, « et je n'ai trouvé personne». Pierre l'aimait assurément beaucoup, lui qui, sans hésiter, se précipita pour marcher sur les flots, et fut délivré à la parole du Seigneur 3: lui qui, dans son amour, le suivit audacieusement quand on le conduisait à la mort, et pourtant le renia trois fois dans son trouble. Pourquoi? sinon parce qu'il voyait un mal dans la mort? Car il évitait ce qu'il croyait

1. Jn 20,18 Mc 16,9 - 2. Lc 23,24. - 3. Mt 29,31

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un mal. Il gémissait de voir dans le Seigneur ce que lui-même voulait éviter. Aussi avait-il dit auparavant: « A Dieu ne plaise, Seigneur! veillez sur vous, il n'en sera pas ainsi» : quand il mérita d'être appelé « Satan», après s'être entendu dire: « Tu es bienheureux, Simon, fils de Jean 1». Donc nul ne partageait cette tristesse au sujet de ceux pour lesquels Jésus disait: «Mon Père, pardonnez-leur, ils ne savent ce qu'ils font. J'ai attendu que l'on s'affligeât avec moi, et nul ne l'a fait». Non, il ne s'est trouvé personne. «J'ai cherché eu des consolateurs et n'en ai point trouvé». Quels sont ces consolateurs? Ceux qui avancent dans la vertu. Car ce sont eux qui nous consolent, telle est la consolation pour les prédicateurs de la vérité.

6. « Ils m'ont donné du fiel pour nourriture, et dans ma soif m'ont abreuvé de vinaigre 2». Ceci s'est accompli à la lettre, ainsi que nous le voyons dans l'Evangile. Mais, remarquons-le bien, mes frères, ne pas trouver de consolateurs, ne trouver personne qui s'affligeât avec moi, voilà ce qui était pour moi du fiel, voilà pour moi l'amertume, voilà le vinaigre; il m'élait amer à cause de ma douleur, c'était le vinaigre, parce qu'il avait vieilli. Nous lisons à la vérité, comme le raconte l'Evangile 3,qu'on lui offrit du fiel; mais pour breuvage, et non pour nourriture. Toutefois ce qui était prédit ici s'est accompli à la lettre, et c'est dans ce sens qu'il faut entendre: «Ils m'ont donné du fiel pour nourriture»; et non-seulement dans cette parole, mais dans ce fait même nous devons rechercher un mystère, percer l'obscurité, entrer dans le temple par la déchirure du voile, et voir une figure ou dans la manière de prédire, ou dans la manière dont le fait s'est accompli. « Il m'ont donné du fiel pour nourriture», dit le Prophète. Ce qu'ils m'ont présenté n'était point une nourriture, c'était plutôt un breuvage; mais, ils l'ont donné pour nourriture»: le Seigneur en effet avait déjà pris une nourriture, et elle fut arrosée de fiel. Il avait pris une nourriture agréable, en mangeant la Pâque avec ses disciples: ce fut là qu'il établit le sacrement de son corps 4. Or, sur cette nourriture si agréable, si douce, de l'unité du Christ que l'Apôtre nous signale dans ces paroles

1. Mt 16,17 Mt 16,22-23. - 2. Ps 68,22. - 3. Mt 27,34. - 4. Lc 22,19

« Nous sommes tous un seul pain, un seul corps 1»; sur cette nourriture, qui vient jeter le fiel, sinon les contradicteurs de l'Evangile, semblables aux persécuteurs du Christ? Car iI y eut moins de crime pour les Juifs de le crucifier quand il était sur la terre, qu'il n'y en a pour ceux qui le méprisent dans le ciel. Ce que firent donc les Juifs en lui jetant un breuvage amer sur la nourriture qu'il avait prise, ceux-là le renouvellent qui, par une vie criminelle, apportent le scandale dans l'Eglise: voilà ce que font les hérétiques en corrompant la doctrine. Or, qu'ils ne s'élèvent point en eux-mêmes 2; eux qui apportent le fiel sur des mets si délicats. Mais que fait le Seigneur? Il ne les admet point parmi ses membres. Voilà ce que figurait le Seigneur quand il goûta le fiel qu'on lui présentait, et qu'il n'en voulut point boire 3. Ne rien endurer de leur part, ce serait ne rien goûter; mais comme il faut les endurer, il faut aussi goûter du fiel. Et comme ces gens ne peuvent compter parmi les membres du Christ, lui les goûte seulement, mais eux n'entrent point dans son corps. « Voilà qu'ils m'ont donné du fiel pour nourriture, et dans ma soif ils m'ont abreuvé de vinaigre». J'avais soif, et l'on m'a donné du vinaigre: c'est-à-dire, je désirais d'eux la foi, et je n'ai trouvé que le vieil homme.

7. « Que leur table soit un piège devant eux 4». Ils m'ont tendu un piège, en me présentant un pareil breuvage, qu'ils trouvent un semblable piége. Mais pourquoi devant eux?» Il suffirait de dire: « Que eu leur table soit un piège» Il y a des hommes qui connaissent leurs iniquités, et qui néanmoins y persévèrent avec une singulière obstination: leur piège est alors devant eux. Ils conjurent leur propre perte, et descendent vivants dans l'enfer 5 . Enfin, qu'est-il dit à propos des persécuteurs? « Si le Seigneur n'eût été avec nous, ils nous eussent peut-être engloutis tout vivants 6». Qu'est-ce à dire « vivants?» C'est-à-dire, que nous eussions consenti à leurs desseins, bien que nous sussions que nous n'y devions point consentir. Le piège est donc devant eux, et ils ne se corrigent point. Ou bien le piège est-il sous leurs yeux, afin qu'ils ne tombent point? Voilà qu'ils connaissent le piège, et ils y mettent le

1. 1Co 1,17.- 2. Ps 65,7. - 3. Mt 27,34. - 4. Ps 68,23. - 5. Ps 64,14. - 6. Ps 123,2-3

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pied, et ils baissent le cou qui va être enlacé. Combien il eût été mieux d'éviter le piège, de connaître le péché, de condamner son erreur, de s'épargner l'amertume, d'entrer dans le corps du Christ, et de chercher la gloire de Dieu ! Mais, telle est la présomption de leur esprit, que le piège est sous leurs yeux, et que néanmoins ils y tombent. « Que leurs yeux soient obscurcis, afin qu'ils ne voient point 1», dit ensuite le Prophète: afin que s'ils ont vu sans motif, il leur arrive de ne point voir du tout. « Que leur table donc soit devant eux comme un piège». « Qu'elle devienne un piège devant eux», ce n'est point là un souhait, mais une prophétie: il n'appelle point ce malheur, il le prédit, C'est une réflexion que souvent nous avons faite, et il vous en souvient; il ne faut pas voir une imprécation malveillante, dans une parole prophétique, inspirée par l'Esprit de Dieu. Que cela donc arrive, puisqu'il est impossible que ces événements n'arrivent point. Et quand nous voyons l'Esprit de Dieu prédire aux méchants de semblables malheurs, sachons les comprendre de manière à les éviter pour nous. Car il nous est utile de le comprendre, et de tirer ce profit de nos ennemis. «Que leur table soit donc pour eux aussi une représaille et une pierre d'achoppement». Est-ce là une injustice? Non, c'est une justice. Pourquoi? Parce que c'est une représaille. Rien ne peut leur arriver qui ne leur soit dû. C'est donc une représaille contre eux, une pierre de scandale; parce qu'ils sont pour eux-mêmes un scandale.

8. « Que leurs yeux s'obscurcissent afin eu qu'ils ne voient point, tenez leur dos toujours incliné». Telle est la conséquence. Dès lors que leurs yeux sont obscurcis de peur qu'ils ne voient, il est de rigueur que leur dos soit toujours courbé. D'où vient cela? C'est qu'après avoir cessé de connaître les choses d'en haut, leurs pensées ont dû s'occuper des choses de la terre. Celui-là n'a point le dos courbé, qui sait comprendre Les coeurs en haut. Car il se dresse pour attendre l'espérance qui nous est réservée dans le ciel, surtout s'il y envoie ce trésor qui doit suivre son coeur 2. Mais ceux qui ne comprennent point l'espérance d'une vie future, sont aveuglés déjà, et s'occupent des choses d'ici-bas: c'est avoir le dos courbé. Telle est

1. Ps 68,24. - 2. Mt 6,21

la maladie dont le Seigneur guérit cette femme de l'Evangile, que Satan avait enchaînée depuis dix-huit ans, qui était courbée et que redressa le Sauveur. Comme il avait opéré cette guérison le jour du sabbat, les Juifs en furent scandalisés il était bien juste que ces hommes courbés 1 se scandalisassent de la voir redressée: « Tenez leur dos sans cesse incliné»,

9. « Versez sur eux votre colère, et que le feu de votre indignation les atteigne 2». Tout cela est clair: toutefois l'expression «les eu atteigne» semble dire qu'ils fuiront. Mais où fuiront-ils? Dans le ciel?Vous y êtes, Seigneur. Dans les enfers? Vous y êtes présent 3. Ils ne veulent point prendre leurs ailes pour voler directement: «Que le feu de votre colère les atteigne», et ne leur permette point de s'enfuir.

10. « Que leur habitation devienne déserte 4». Voilà ce qui est manifeste. De même qu'il ne demandait pas seulement une délivrance occulte, quand il disait: « Veillez sur mon âme et délivrez-la», mais qu'il la voulait d'une évidence corporelle, quand il ajoutait: « Délivrez-moi à cause de mes ennemis»: de même ici, il prédit à ses ennemis quelques-unes de ces calamités obscures dont il parlait tout à l'heure. Combien, en effet, voit-on d'hommes pour comprendre le malheur de celui dont le coeur est aveuglé? Qu'il vienne à perdre les yeux du corps, chacun plaint son infortune: qu'il perde les yeux de l'esprit, tout en demeurant dans l'abondance de tout bien, on vante son bonheur; mais ceux-là seulement qui sont aveuglés comme lui. Quelle évidence faut-il donc, pour que chacun voie la vengeance exercée contre eux? Car l'aveuglement des Juifs est une vengeance cachée: quelle sera la vengeance manifeste? « Que leur habitation soit déserte, et que nul n'habite sous leurs tentes». Voilà ce qui est arrivé pour la ville de Jérusalem, dans laquelle on vit les principaux crier contre le Fils de Dieu: «Crucifiez-le, crucifiez-le 5» ; et prévaloir sur lui, puisqu'ils eurent le pouvoir de mettre à mort celui qui avait ressuscité les morts. Combien alors ils se crurent et grands et puissants ! Vinrent ensuite les représailles du Seigneur; la ville fut prise d'assaut, les Juifs vaincus, et combien de milliers

1. Lc 13,16. - 2. Ps 68,25. - 3. Ps 138,8. - 4. Ps 18,26 Ac 1,20. - 5. Jn 19,6

d'hommes égorgés! Aujourd'hui aucun juif n'y peut retourner. Le Seigneur ne leur permet point d'habiter ces mêmes lieux où ils purent crier si fort contre lui. Ils ont perdu ce séjour de leur démence, et puissent-ils connaître, même aujourd'hui, le lieu de leur repos! Quel bien leur a fait Caïphe en s'écriant: « Si nous le laissons ainsi, les Romains viendront et nous extermineront, nous et notre ville 1?» Ils ne l'ont point laissé vivre et pourtant il vit; et les Romains leur ont enlevé et la ville et la puissance. Tout à l'heure, à la lecture de l'Evangile, nous entendions ces paroles: « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu n'as pas voulu? Voilà que votre habitation deviendra déserte 2». C'est là ce qui est dit ici : « Que leur habitation soit déserte et que nul n'habite sous leur tente. Que nul n'y habite», mais nul d'entre eux. Car ces mêmes lieux sont habités par beaucoup d'hommes, mais par aucun juif.

11. Pourquoi? «Parce qu'ils ont persécuté celui que vous avez frappé, et ils ont ajouté à la douleur de mes blessures 3». Comment donc ont-ils péché en poursuivant celui que Dieu lui-même avait frappé? De quoi pouvons-nous incriminer leurs intentions? de malice. Car ce qui s'est accompli à propos du Christ était nécessaire. Il était venu pour souffrir à la vérité, et néanmoins il a puni ceux qui l'ont fait souffrir. Judas qui l'a trahi a été châtié, et le Christ a été crucifié: mais il nous a rachetés de son sang, et il a puni Judas du prix qu'il en avait reçu. Ce misérable rejeta, en effet, cet argent au prix duquel il avait vendu le Seigneur, et il ne connut point le prix auquel le Seigneur l'avait racheté 4. Voilà ce qui arriva à Judas. Mais comme nous voyons qu'en toutes choses le Seigneur mesure ses représailles, et qu'il ne laisse personne dépasser dans sa violence le pouvoir qui lui a été donné; comment ceux-ci purent-ils ajouter quelque chose, ou comment le Seigneur fut-il frappé? Evidemment, il parle ici au nom de ceux qui lui forment un corps, d'où lui est venue sa chair, c'est-à-dire du genre humain, de cet Adam qui, le premier, fut frappé de mort à cause de son péché 5. C'est donc une peine pour les

1. Jn 11,48. - 2. Mt 23,37-38. - 3. Ps 68,27. - 4. Mt 27,5. - 5. Gn 3,19


hommes de naître mortels: et quiconque persécute les hommes, ajoute à cette peine. L'homme serait-il donc condamné à mourir, si Dieu ne l'eût frappé? Pourquoi donc, ô homme, sévir encore contre lui? Est-ce peu, pour l'homme, d'être condamné à mourir un jour? Chacun de nous porte donc sa peine: et c'est ajouter à cette peine que vouloir nous persécuter. Cette peine, Dieu nous l'a infligée. Car le Seigneur prononça contre l'homme cette sentence: « Au jour où vous en toucherez», dit-il, «vous mourrez 1». C'est dans cette mort qu'il avait pris une chair, et notre vieil homme a été crucifié avec lui 2. C'est donc au nom de cet homme qu'il dit: « Ils ont persécuté celui que vous avez frappé, et ils ont ajouté à la douleur de mes plaies». A quelle douleur de mes plaies? A la douleur de mes péchés; car ce sont ses péchés qu'il appelle des plaies. Ici, sans vous arrêter au chef, voyez les membres; c'est en leur nom que lui-même a parlé dans cet autre psaume, où il élève la voix, puisqu'il en récita hautement le premier verset, quand il était en croix : « O Dieu, mon Dieu, jetez les yeux sur moi, pourquoi m'avez-vous abandonné?» Là il continue en disant: «Le rugissement de mes péchés éloigne de moi votre salut 3». Telles sont les blessures que les voleurs ont infligées en chemin à celui qu'il prit sur son cheval; près duquel le prêtre et le Lévite avaient passé avec mépris et qu'ils n'avaient pu guérir: or, le Samaritain étant venu à passer, en eut pitié, s'en approcha et le mit sur sa propre monture 4. Samarite, en latin, signifie gardien; or, quel est le gardien, sinon notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ? Et comme il est ressuscité d'entre-les morts pour ne plus mourir 5,voilà qu'il ne s'endort point, qu'il ne sommeillera point, celui qui est gardien d'Israël 6. « Ils ont ajouté à la douleur de mes plaies».

12. « Ajoutez sans cesse l'iniquité à leur iniquité 7». Qu'est-ce que cette parole? Qui n'en frémirait point? C'est à Dieu que l'on dit : « Ajoutez l'iniquité à leur iniquité». Comment Dieu pourra-t-il ajouter l'iniquité? A-t-il donc l‘iniquité pour l'ajouter? Nous savons combien est vrai ce mot de saint Paul: «Que pouvons-nous dire? Est-ce qu'il y aurait en Dieu de l'iniquité? Loin de nous

1. Gn 2,17. - 2. Rm 6,6. - 3. Ps 21,2. - 4. Lc 10,30-34. - 5. Rm 6,9. - 6. Ps 140,4. - 7. Ps 68,28

eu cette pensée 1». Comment dire alors : «Ajoutez l'iniquité à leur iniquité?» Comment devons-nous comprendre cela? .Que Dieu nous aide à vous le dire, et à vous le dire brièvement à cause de votre fatigue. Il y avait iniquité chez eux, parce qu'ils avaient tué un homme juste; une autre est venue s'y joindre, parce qu'ils ont crucifié le Fils de Dieu. Ils ont pu sévir contre son humanité. « Mais s'ils l'eussent connu, ils n'eussent jamais crucifié le Seigneur de la gloire 2». Il y avait donc pour eux iniquité à vouloir tuer un homme, et à cette iniquité s'est jointe celle de crucifier le Fils de Dieu. Qui donc y a joint cette iniquité? Celui qui a dit: «Ils respecteront peut-être mon Fils, je le leur enverrai 3». Ils avaient la coutume de mettre à mort les serviteurs qui leur étaient envoyés pour lever le prix de la location et du fermage. Le Maître leur envoya son Fils, en sorte qu'ils le tuèrent aussi. Il a donc ajouté l'iniquité à leur iniquité. Mais Dieu en a-t-il agi ainsi dans sa colère, ou dans ses justes représailles? « Que leur table», dit le Prophète, « soit pour eux un châtiment et un scandale». Ils méritaient d'être aveuglés au point de méconnaître le Fils de Dieu. Et pour Dieu, ajouter l'iniquité à leur iniquité, ce n'était pas blesser, c'était ne pas guérir. De même que pour augmenter une fièvre, une maladie, tu n'as pas besoin d'y ajouter une autre maladie, il suffit de n'apporter aucun soulagement; ainsi parce qu'ils sont devenus tels qu'ils ne méritaient plus la guérison, ils ont en quelque sorte progressé dans leur malice, selon cette parole: « Quant aux méchants et aux criminels, ils se fortifient de plus en plus dans le mal 4», et l'iniquité s'ajoute à leur iniquité. « Et qu'ils n'entrent pas dans l'héritage de votre justice». Cette parole est assez claire.

13. « Qu'ils soient effacés du livre de vie 5». Y furent-ils donc inscrits un jour? Mes frères, nous ne devons pas entendre par là que Dieu inscrive quelqu'un sur le livre de vie, ou qu'il l'en efface. Si un homme a dit: « Ce que j'ai écrit est écrit», à propos de l'inscription: eu Roi des Juifs 6», Dieu inscrira-t-il pour effacer ensuite? Il connaît l'avenir, et avant l'origine du monde il a marqué ceux qui doivent régner avec son fils

1. Rm 9,14. - 2. 1Co 2,8.- 3. Mt 21,37. - 4. 2Tm 3,13. - 5. Ps 68,29. - 6. Jn 19,22

dans la vie éternelle 1. Voilà ceux qu'il a inscrits, ceux que contient le livre de vie. Enfin, dans l'Apocalypse, que dit l'Esprit de Dieu à propos des persécutions de l'Antéchrist que ce même livre nous annonce pour l'avenir? « Alors», est-il dit, « s'uniront à lui ceux qui ne sont pas inscrits au livre de vie 2». D'où il suit que ceux-là certainement ne le suivront pas, qui y sont inscrits. Mais alors comment les autres peuvent-ils être effacés d'un livre où ifs ne sont pas inscrits? Le Prophète parle ici dans le sens de leurs espérances, car ils se croiront inscrits. Qu'est-ce à dire: « Qu'ils eu soient effacés du livre de vie?» Qu'ils soient assurés que leur nom n'est point. C'est encore en ce sens qu'il est dit dans un autre psaume: « Mille tomberont à votre gauche, et dix mille à votre droite 3», c'est-à-dire beaucoup heurteront contre le scandale, et parmi ceux qui espéraient siéger avec vous, et parmi ceux qui espéraient se tenir debout à votre droite, être séparés des boucs de la gauche 4. Nul donc ne doit se tenir à sa droite et tomber ensuite, ou être chassé après avoir siégé avec lui; mais plusieurs de ceux qui se croyaient avec lui devaient tomber dans le scandale; c'est-à-dire beaucoup de ceux qui espéraient s'asseoir avec vous, Seigneur, beaucoup de ceux qui espéraient se tenir debout à votre droite doivent néanmoins tomber. Ainsi donc, dans notre psaume, ceux qui espéraient être inscrits dans le livre de Dieu par les mérites de leur propre justice, et à qui il est dit: « Sondez les Ecritures, puisque vous croyez eu par elles arriver à la vie éternelle 5», seront effacés du livre de vie, c'est-à-dire connaîtront qu'ils n'y sont point inscrits, quand leur condamnation leur sera signifiée. Car le verset suivant nous donne cette explication «Et qu'ils ne soient point inscrits avec les justes» .Je dis donc: « Qu'ils soient effacés», dans le sens de leur espérance; mais que puis-je dire d'après votre justice? « Qu'ils n'y soient point inscrits».

14. «Moi, je suis pauvre et affligé 6». Pourquoi cette parole? Est-ce pour nous faire comprendre que les malédictions de ce pauvre viennent de l'amertume de son coeur? Car il a prédit bien des maux qui leur arriveront. Et comme si nous lui disions: Pourquoi tant d'invectives? Modérez votre colère; il nous

1. Rm 8,9 - 2. Ap 13,8. - 3. Ps 91,7. - 4. Mt 25,33. - 5. Jn 5,39. - 6. Ps 68,30

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répond: « Moi, je suis pauvre et affligé». Ils m'ont réduit à cette indigence, et accablé de cette douleur: voilà pourquoi je parle de la sorte. Toutefois ce n'est point ici l'emportement de l'invective, c'est la prédiction d'un prophète. Car il nous dira plus tard, ail sujet de sa pauvreté et de son affliction, de quoi nous les faire apprécier, afin que nous apprenions à être pauvres et à souffrir. « Bienheureux les pauvres, parce que le royaume des cieux leur appartient»; et: «Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés 1». Voilà ce dont lui-même nous a donné l'Exemple; aussi dit-il: « Moi je suis pauvre et affligé». C'est tout son corps qui parle ainsi, car en cette vie le corps du Christ est pauvre et affligé. Il y a pourtant des chrétiens qui sont riches, il est vrai, mais ils sont pauvres, s'ils sont vraiment chrétiens; et en comparaison des richesses du ciel qu'ils espèrent, ils ne voient dans leur or que de la poussière, «Moi je suis pauvre et affligé».

15. « Et le salut de votre face m'a soutenu, ô mon Dieu». Ce pauvre a-t-il donc été abandonné? Eh! quand as-tu daigné faire asseoir à la table un pauvre guenilleux? Eh bien! c'est le salut de la face de Dieu qui a soutenu cet indigent; il a caché sa pauvreté dans sa propre face. C'est de lui en effet qu'il est dit: « Vous les cacherez dans le secret de eu votre face 2». Or, voulez-vous connaître les richesses qui sont dans cette face? Les richesses d'ici-bas te donnent le moyen de manger ce que tu veux,et quand tu veux; mais les richesses de Dieu te délivrent à jamais de la faim. « Moi, je suis pauvre et affligé, et le salut de votre face m'a aidé, ô mon Dieu». En quoi? Est-ce à n'être plus ni pauvre ni indigent? « Je célébrerai le Seigneur dans mes cantiques; je le glorifierai de mes louanges 3». Nous l'avons dit déjà, ce pauvre célèbre le nom du Seigneur dans ses cantiques, il le glorifie de ses louanges. Comment oserait-il chanter, s'il n'était délivré de la faim? « Je célébrerai le nom du Seigneur eu dans mes cantiques, je le glorifierai de mes louanges». Immenses richesses. Quelles perles en l'honneur de Dieu n'a-t-il pas extraites de ce trésor intérieur? « Je le glorifierai de mes louanges». Voilà mes richesses. « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté». Il est donc resté pauvre? Loin de là. Vois ses

1. Mt 5,3-5. - 2. Ps 19,21. - 3. Ps 68,31

richesses: « Comme il a plu au Seigneur, ainsi a-t-il été fait; que le nom du Seigneur soit béni 1. Je célébrerai le nom du Seigneur dans mes cantiques, je le glorifierai de mes louanges».

16. « Et cela plaira au Seigneur». Mes louanges lui plairont : « Bien plus que le jeune taureau qui commence à montrer des ongles et des cornes 2». Ce sacrifice de louanges lui sera plus agréable que celui d'un jeune taureau. « Le sacrifice de la louange me glorifiera, et telle est la voie dans laquelle je montrerai le salut de Dieu. «Immolez au Seigneur un sacrifice de louanges, et rendez au Très-Haut vos hommages 3». Donc je louerai le Seigneur, et cela lui sera plus agréable que l'offrande d'un jeune taureau qui commence à montrer des cornes et des ongles. La louange qui s'exhalera de ma bouche, plaira au Seigneur, bien plus qu'une grande victime immolée sur ses autels. Faut-il parler des ongles et des cornes de ce jeune taureau? Tout homme qui est bien armé, qui est riche en louanges de Dieu, doit avoir des cornes pour secouer son antagoniste, et des ongles pour soulever la terre. Vous savez ce que font les jeunes veaux qui se développent, et qui acquièrent en grandissant l'audace des taureaux; car ici le mot jeune désigne une vie nouvelle. Si donc un hérétique vient à vous contredire, qu'il soit secoué. Un autre ne contredit point, mais il a des inclinations abjectes et terrestres, qu'il soit soulevé par vos ongles. Donc, plus que ce jeune taureau, ma louange doit vous plaire, cette louange qui doit succéder à mon indigence et à mon affliction, alors que je serai dans l'éternelle société des anges, où il n'y aura plus ni adversaire à combattre, ni paresseux à soulever de la terre.

17. « Que les pauvres voient et se réjouissent 4». Qu'ils croient, et s'épanouissent dans l'espérance. Qu'ils soient plus pauvres encore, afin de mériter d'être rassasiés: de peur qu'en exhalant la surabondance de leur orgueil, ils ne se voient privés du pain qui donne la véritable vie. « Cherchez le Seigneur», vous qui êtes pauvres; ayez faim, ayez soif 5,c'est lui qui est le pain vivant descendu du ciel 6. « Cherchez le Seigneur, et votre âme vivra». Vous cherchez le pain

1. Jb 1,21. - 2. Ps 68,32. - 3. Ps 49,14-23. - 4. Ps 68,33. - 5. Mt 5,6. - 6. Jn 6,51

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qui donne la vie à votre corps cherchez le Seigneur, afin qu'il donne la vie à votre âme.

18. « Car le Seigneur a exaucé les pauvres». Il a exaucé les pauvres, et il ne les eût point exaucés, s'ils n'eussent vraiment été pauvres. Veux-tu être exaucé? Sois pauvre: que ce soit la douleur, et non le dégoût, qui crie en toi.  « Car le Seigneur a exaucé les pauvres, et n'a point méprisé ses captifs 1». Il a enchaîné les serviteurs qui l'avaient offensé mais quand ils ont crié dans leurs entraves, il ne les a point méprisés. Quelles sont ces entraves? Une chair mortelle, une chair corruptible, telles sont les entraves qui nous enchaînent. Et voulez-vous connaître combien ces chaînes sont lourdes? C'est de là qu'il est dit: « Le corps qui se corrompt appesantit l'âme 2». Quand les hommes veulent s'enrichir ici- bas, ils cherchent des lambeaux pour couvrir ces entraves. Mais que ces entraves te suffisent pour vêtements, ne cherche rien au-delà de ce qui suffit pour subvenir à la nécessité. Chercher le superflu, c'est vouloir appesantir tes chaînes. Dans une semblable détresse, qu'il ne reste simplement que tes entraves. Qu'à chaque jour suffise sa peine 3. C'est là cette peine qui nous fait crier vers le Seigneur: « Parce que le Seigneur a exaucé les pauvres, et n'a point dédaigné ses captifs».

19. « Que les cieux le bénissent, ainsi que eu la terre et les mers et tous les animaux qui rampent dans leurs abîmes 4». Pour ce pauvre, il n'y a de vraie richesse, qu'à considérer tes créatures, et à louer le Créateur. « Que les cieux le bénissent, et la terre et les mers, et les animaux qui rampent dans leurs abîmes». Il n'y a vraiment pour louer Dieu que ces créatures qui nous le font bénir quand nous les considérons?

20. Ecoute un autre verset: « Car le Seigneur sauvera Sion». Il rétablit son Eglise, et incorpore à son fils unique les nations fidèles; sans toutefois frustrer ceux qui croient en lui des dons qu'il a promis. « Car le Seigneur sauvera Sion, et l'on bâtira des cités

1. Ps 68,34. - 2. Sg 9,15. - 3. Mt 6,34. - 4. Ps 68,35

en Juda 1». Ces villes seront des Eglises. Que nul ne nous dise: Quand sera-ce que l'on bâtira des cités en Juda? Puisses-tu connaître cette construction, devenir une pierre vivante et faire partie de l'édifice. C'est maintenant que l'on bâtit les villes de Juda, car Juda signifie confession. C'est avec la confession de l'humilité que se bâtissent les villes de Juda: en sorce qu'on laisse au dehors les orgueilleux qui rougissent de la confession. « Dieu donc sauvera Sion». Quelle Sion? écoute la suite: « Et la postérité de ses serviteurs la possédera, et il n'y aura pour l'habiter eu que ceux qui aiment son nom  2».

21. Le psaume est terminé, mais arrêtons-nous quelque peu sur ces deux derniers versets: ils nous prémunissent en effet contre le désespoir qui nous empêcherait d'entrer dans cette construction. « C'est la postérité de ses serviteurs», dit le Prophète, « qui doit habiter Sion». Mais « cette postérité de ses serviteurs», quelle est-elle? Ce sont les Juifs, me diras-tu peut-être, les Juifs nés d'Abraham mais nous, qui ne sommes point issus d'Abraham, comment habiterons-nous cette cité? Ils ne sont point de la race d'Abraham, ces Juifs auxquels il fut dit: « Si vous êtes les fils d'Abraham, faites les oeuvres d'Abraham 3». C'est donc la postérité de ses serviteurs, ou ceux qui imiteront la foi de ses serviteurs, qui habiteront cette ville. Enfin le dernier verset nous explique le précédent. Dans la crainte que tu ne vinsses à croire que ces paroles : « Elle servira d'asile à la postérité de ses serviteurs», s'appliquent aux Juifs, et à dire: Nous sommes la postérité des nations qui ont adoré les idoles, et rendu un culte aux démons; qu'avons-nous à espérer dans cette cité? voilà que le Prophète rassure tes espérances et ajoute: «Elle sera l'asile de ceux qui aiment le nom du Seigneur». Car la postérité de ses serviteurs est dans ceux qui aiment son nom. Et comme ses serviteurs ont l'amour de son nom, quiconque aime son nom peut se dire de la postérité de ses serviteurs; et quiconque n'aime point son nom doit renier qu'il appartienne à cette postérité.

1. Ps 68,36. - 2. Ps 68,51. - 3. Jn 8,39




Augustin, les Psaumes 692