Augustin, les Psaumes 1044

4e DISCOURS SUR LE PSAUME CIII - LE MONDE INVISIBLE DANS LE MONDE VISIBLE

1044 Ps 104,24-35

QUATRIÈME SERMON. - QUATRIÈME PARTIE DU PSAUME.



Dieu a tout fait avec une sagesse que plusieurs créatures ne peuvent comprendre, que nous ne pouvons méconnaître sans crime et qui serait notre flambeau si nous la cherchions sincèrement; cette sagesse est le Verbe de Dieu. Dans ces créatures qui remplissent la terre, arrêtons-nous à l'homme nouveau, qui renonce au passé pour s'occuper uniquement de l'avenir mais pour arriver à cet avenir, il faut passer la mer dont l'eau stérile et amère renferme des reptiles grands et petits; et nous la passerons dans les vaisseaux ou les Eglises que dirige le Christ. Il y a toutefois dans cette mer le dragon qui a empoisonné le genre humain à sa source, et don-t nous devons observer la tête ou repousser les premières suggestions, ce que nous ne pouvons faire que par Jésus-Christ notre vraie lumière. Job en observant cette tête, lui ferma son coeur et ne pécha point en paroles: s'il désire un arbitre, c'est la médiation du Christ. Le pouvoir du dragon est grand, mais il est le jouet des anges qui nous protégent contre lui; il est tombé et ne peut rien que Dieu ne permette. Prenons alors Jésus-Christ pour chef. Dieu donne le pain à toute créature; notre pain c'est le Christ; celui du dragon, c'est nous, si nous sommes éloignés du Christ., si nous devenons terre par nos goûts terrestres. Mais cette nourriture, Dieu doit la donner aux animaux, et au démon qui ne peut toucher à personne, si Dieu ne l'autorise. Cette main que Dieu ouvre pour nous rassasier de ses dons, c'est le Christ; qu'il se détourne et nous sommes dans le trouble; et il se détourne quand nous présumons de nous-mêmes. Il nous retire notre esprit ou nos pensées humaines, et nous envoie le sien qui fait de nous des créatures nouvelles. Alors il se complaît dans ses oeuvres et nous fait travailler avec crainte; les coeurs les plus impies s'embrasent d'amour quand il les touche. Cette discussion dont il est parlé à la fin, c'est la discussion de notre conscience, et dès lors notre confession. Alors les pécheurs disparaîtront de la terre, c‘est-à-dire que les hommes cesseront d'être pécheurs.

1. Votre charité ne l'a point oublié: sans doute il n'y a qu'une seule parole de Dieu répandue dans toutes les Ecritures, et dans toutes les bouches des saints, qu'un seul Verbe qui retentit. Ce Verbe étant au commencement en Dieu 1, n'a là aucune syllabe, puisqu'il n'est point soumis au temps; mais il n'y a rien d'étonnant que pour se proportionner à notre faiblesse, il s'abaisse jusqu'à nos particules et nos syllabes, puisqu'il s'est abaissé jusqu'à se revêtir de notre chair si fragile. Déjà nous avons fait sur notre psaume plusieurs discours, et pour apercevoir les figures qui n'y sont voilées que pour se découvrir àceux qui frappent, il nous a fallu pendant quelques jours des heures assez longues pour les lire, les signaler, en expliquer les symboles, les exposer, les développer, les montrer en un mot. Votre charité, dis-je, n'a point oublié qu'hier nous n'avons pu terminer notre psaume, et que nous l'avons remis pour aujourd'hui. Dieu nous a donné du temps pour acquitter notre dette: il m'a donné le moyen d'y satisfaire, à moi qui suis débiteur, et de vous mettre en repos, vous qui êtes mes créanciers: puisse-t-il nous suggérer le bien

1. Jn 1,1.

que nous vous devons rendre, lui qui ne nous a pas rendu le mal que nous méritions!

2. Il vous souvient sans doute, mes frères, et c'est un doux souvenir pour vous, que toutes les fibres de notre coeur ont chanté avec le psaume: «Combien vos oeuvres sont admirables, ô mon Dieu! Vous avez tout fait dans votre sagesse; la terre est remplie de vos créatures». Tout ce que Dieu a fait, est fait avec sagesse, fait dans la sagesse. Tout ce qui connaît la sagesse, et tout ce qui ne la connaît point, et qui est néanmoins créé par Dieu, est tait dans la sagesse, fait par la sagesse. Connaître la sagesse, c'est avoir la sagesse pour flambeau; ne pas la connaître, c'est avoir la sagesse pour créatrice, et demeurer dans la folie: et avoir la sagesse pour lumière, c'est l'avoir encore pour créatrice, mais elle peut être notre créatrice, et non pas notre lumière. Il en est beaucoup parmi les hommes qui ont part à la sagesse, et que l'on nomme sages, comme il en est beaucoup qui l'ignorent, qu'on appelle insensés. Ce nom de fous est une marque de mépris, parce que s'ils étudiaient la sagesse, s'ils la demandaient, s'ils la cherchaient, s'ils frappaient à la porte,

1. Ps 103,24.

542

ils pourraient avoir part à ses lumières, qui se dérobent à la négligence, et non à la nature. Il est d'autres créatures que la sagesse ne saurait éclairer, telles que les bêtes et les animaux, les arbres, qui n'ont pas même le sentiment. Mais pour être privées des lumières de la sagesse, en sont-elles moins créées dans la sagesse, et par la sagesse? Dieu donc n'attend aucune intelligence du cheval et du mulet mais il dit aux hommes: «Ne soyez point comme le cheval et le mulet, qui n'ont point d'intelligence 1». Ce qui est naturel dans le cheval devient criminel dans l'homme. Voici donc ce que dit le Seigneur: Je n'exige point la lumière de ma sagesse dans les créatures que je n'ai point faites à mon image; mais je l'exige dans celles que j'ai faites ainsi, et leur demande l'usage des dons que j'ai départis. Donc en rendant à Dieu ce qui est de Dieu, et à César ce qui est de César 2; c'est-à-dire en reportant à César sa monnaie, et à Dieu ce qui est à Dieu, les hommes élèvent leur esprit, non point jusqu'à eux-mêmes, mais jusqu'à Dieu leur créateur, jusqu'à cette lumière d'où ils viennent, jusqu'à ce foyer spirituel qui les embrase, loin duquel ils sont glacés, loin duquel encore ils ne sont que ténèbres, où ils retrouvent la lumière dès qu'ils s'en approchent; et comme ils ont dit pieusement: «C'est vous, Seigneur, qui faites luire mon flambeau, vous dissiperez mes ténèbres, ô mon Dieu 3»; les ténèbres de leur folie terrestre se dissipent, et voilà qu'ils ouvrent la bouche, qu'ils respirent, et qu'ils élèvent avec confiance les yeux du coeur, que la pensée leur découvre le monde entier, la terre, la mer et le ciel, qu'ils voient dans toutes ces créatures une admirable disposition, un cours parfaitement régulier, chaque créature distincte dans son genre, se reproduire par ses germes, renaître successivement, durer un temps marqué, et alors ils admirent dans ses oeuvres le divin ouvrier, de manière que l'artiste divin les voit eux-mêmes avec complaisance au milieu de ses oeuvres. Alors sous le poids de leur joie, de cette joie incomparable, ils s'écrient: «Que vos oeuvres sont admirables, ô mon Dieu! Vous avez fait tout avec sagesse». Où est cette sagesse dans laquelle vous avez tout fait? Par quel sens l'atteindre? par quel oeil la découvrir? Avec quel empressement la chercher?

1. Ps 31,9. - 2. Mt 22,21. - 3. Ps 17,29.

Par quel mérite la posséder? Quel autre croyez-vous, sinon la grâce? Celui qui nous a fait don de l'existence, nous a aussi fait don de la bonté. Il donne aux uns de se convertir, car avant leur conversion, quand ils marchaient encore dans les chemins de l'erreur, ne les a-t-il point cherché? N'est-il point descendu? Le Verbe ne s'est-il pas fait chair, afin d'habiter parmi nous 1? N'a-t-il pas allumé la lampe de sa chair, lorsqu'il était à la croix, pour chercher la dragme perdue 2? Il l'a cherchée, et l'a retrouvée au milieu des applaudissements de ses voisins, c'est-à-dire de toute créature spirituelle qui s'approche de Dieu. La dragme a été retrouvée aux applaudissements des voisins, et l'âme humaine rachetée aux applaudissements des anges. Qu'elle tressaille donc, cette âme retrouvée, et qu'elle dise: «Combien vos oeuvres sont admirables, ô mon Dieu! vous avez tout fait dans votre sagesse».

3. «La terre est remplie de vos créatures». De quelles créatures est remplie la terre? Les arbres et les arbrisseaux, les troupeaux et les bêtes sauvages, le genre humain tout entier, voilà ce qui remplit la terre, créature de Dieu elle-même. Nous le voyons, nous le savons, nous le lisons, nous le reconnaissons, nous en louons Dieu, nous prêchons sa gloire, et nos louanges sont bien en arrière des jubilations de nos coeurs, à la vue de ces merveilles. Mais arrêtons-nous de préférence à cette créature, dont l'Apôtre a dit: «Si quelqu'un est à Jésus-Christ, c'est une nouvelle créature; le passé n'est plus, tout est devenu nouveau 3». Quel est ce passé qui n'est plus? Chez les Gentils toute idolâtrie, chez les Juifs tout asservissement à la loi, les anciens sacrifices, ombres du sacrifice nouveau. Le vieil homme abondait, alors est venu celui qui devait renouveler son oeuvre, il est venu jeter son argent à la refonte, y graver son effigie, et nous voyons la terre remplie de chrétiens qui croient en Dieu, qui ont en horreur leurs anciennes impuretés, leur idolâtrie, qui renoncent aux espérances du passé pour espérer une vie à venir; ces biens ne se réalisent point encore, nous les tenons néanmoins en espérance, et cette espérance nous fait chanter et dire: «La terre est remplie de vos créatures». Ce n'est point encore là le chant de la patrie, ni de ce

1. Jn 1,14. - 2. Lc 15,8. - 3. 2Co 5,17.

543

repos qui nous est promis alors que seront affermies les portes de Jérusalem 1. Mais dans notre pèlerinage, à la vue de ce monde entier, de ces hommes qui de toutes parts accourent embrasser la foi, qui craignent l'enfer, qui méprisent la mort, qui aspirent à la vie éternelle, qui dédaignent celle-ci, transportés de joie à la vue d'un tel spectacle, nous chantons: «O Dieu, la terre est remplie de vos créatures».

4. Cette vie, toutefois, est encore battue par les flots des tentations, elle est troublée par les tempêtes et par les orages de la tribulation et de l'orgueil; telle est néanmoins la voie. Que la mer nous menace, que ses flots s'amoncèlent, que ses tempêtes grondent, c'est là qu'il faut aller; nous avons pour naviguer le bois sacré: «La terre est remplie de vos créatures». Nous ne sommes point encore, il est vrai, à la terre des vivants, celle-ci est encore la terre où l'on meurt ; mais nous crions et nous disons: «Vous êtes mon espérance, vous êtes mon héritage dans la terre des vivants 2». Mon espérance dans la terre de la mort, mon héritage dans la terre des vivants. Telle est la terre remplie de la créature de Dieu. Celui-ci qui est sur la terre de la mort, et pas encore dans la terre des vivants, par où va-t-il passer? Ecoute ce qui suit: «Voilà la grande mer qui s'étend au loin, là se meuvent des reptiles sans nombre, des animaux grands et petits 3». La mer a un son effrayant: «Là se meuvent des reptiles innombrables». Les piéges se glissent de toutes parts ici-bas, les imprudents y sont pris. Qui peut énumérer toutes les tentations qui se glissent partout? Elles se glissent; mais veille à n'être pas enlacé. Veillons sur le bois sacré, et alors nous sommes en sûreté, et sur les ondes et au milieu des flots: que le Christ ne dorme point, que notre foi ne dorme point; si le Christ dort, éveillons-le, et il commandera aux vents, et la mer s'apaisera 4; cette voie aura un terme qui nous donnera la joie de la patrie. «Là se meuvent des reptiles sans nombre, grands et petits». Sur cette mer si formidable, je vois encore des incrédules; je les trouve dans les eaux stériles et amères, les uns grands, les autres petits. Nous voyons cela. Il est encore dans cette vie bien des petits qui n'ont

1. Ps 147,13. - 2. Ps 141,6. - 3. Ps 103,25. - 4. Mt 8,24-26.

pas encore embrassé la foi, beaucoup de grands du monde ne croient point encore; il y a dans cette mer « de grands et de petits animaux» : ils haïssent l'Eglise, le nom de Jésus-Christ leur pèse; ils ne nous outragent point, parce que la loi ne le permet pas; leur cruauté, n'osant éclater, se renferme dans leurs coeurs. Tous ceux, en effet, petits ou grands, qui voient avec douleur les temples fermés, les autels renversés, les idoles brisées, les lois qui défendent comme un crime capital de sacrifier aux idoles, tous ceux qui en sont affligés sont encore dans la mer. Mais nous, par où donc pourrons-nous aller à la patrie? En traversant la mer, mais appuyés sur le bois. Ne crains aucun danger, le bois qui te porte soutient le monde entier. Redoublez donc d'attention: «Cette mer est vaste et s'étend au loin, là se meuvent des reptiles sans nombre, grands et petits». Mais rassure-toi, bannis toute crainte, soupire après la patrie, et sache que tu es dans l'exil.

5. «C'est là que passeront les navires  1». Voyez, sur cette mer effrayante, des vaisseaux qui se promènent sans être submergés. Dans ces vaisseaux, nous voyons les Eglises. Elles traversent et les tempêtes et les orages des tentations, et les flots du monde, au milieu des petits et des grands animaux. Le Christ est là pour les diriger avec le bois de sa croix. «C'est là que passeront les navires». Que ces navires ne craignent point, qu'ils ne considèrent point la mer qu'ils traversent, mais le pilote qui les conduit. «C'est là que passeront les navires». Or, quelle traversée peut être fâcheuse, quand on sent que le Christ est le pilote? Ils passeront donc en sécurité, ils passeront avec persévérance, ils arriveront au port, et seront conduits sur la terre du repos.

6. Mais il y a dans cette mer quelque chose de plus redoutable que ces animaux grands et petits. Qu'est-ce donc? Ecoutons le psaume: «Là est ce dragon que vous avez formé, pour être un jouet 2». Il y a donc là des reptiles sans nombre, des animaux grands et petits, des navires qui passent et qui ne craindront ni les reptiles sans nombre, ni les animaux grands et petits, ni même le dragon qui est là, et « que Dieu a formé pour être un jouet». Il y a ici un grand mystère, et néanmoins vous

1. Ps 103,26.- 2. Ps 103,26

544

connaissez ce que je vais vous en dire. Vous connaissez ce dragon ennemi de l'Eglise; sans l'avoir vu des yeux de la chair, vous l'avez vu des yeux de la foi. C'est lui qui est encore appelé lion, et dont 1 Ecriture nous a dit: «Vous foulerez aux pieds le lion et le dragon 1». Sois toi-même soumis à ta tête, et tiens ton corps en servitude, que les membres se tiennent unis à leur chef, afin d'en être véritablement les membres. Il est dit d'Eve, la première femme, que ce dragon la séduisit, en lui donnant un conseil de mort, en se glissant comme un serpent dans son coeur, par ses persuasions malignes. Alors arriva ce que nous savons, ce que nous fîmes là nous-mêmes, ce que nous déplorons. Dans ces deux premières tiges était le genre humain tout entier, De là vient cette source de mort; de là ces dettes, ces fautes chez les enfants. «Qui donc est pur en votre présence», dit l'Ecriture? «pas même l'enfant qui n'a vécu sur la terre qu'un seul jour 2». De ce premier péché vient la transmission du péché, la transmission de la mort. Car vous savez ce qui a été dit à la femme, ou mieux au serpent, lorsque Dieu entendit le péché du premier homme. «Elle observera ta tête et tu «observeras son talon 3». Il y a ici un grand mystère, une figure de l'Eglise à venir, tirée du flanc de son époux, et de son époux endormi. Car Adam était la figure de l'Adam futur, ainsi que l'a dit l'Apôtre: «Cet Adam figurait l'Adam à venir  4». En lui, nous voyons une image de ce qui devait arriver, puisque l'Eglise a été formée du côté du Christ qui dormait sur la croix. C'est du flanc du crucifié, ouvert par une lance 5,qu'ont découlé les sacrements de l'Eglise. Qu'est-il donc dit à l'Eglise? Ecoutez bien, mes frères, comprenez, et tenez-vous en garde: «Elle observera ta tête, et tu observeras son talon». O Eglise, observe donc la tête du serpent. Qu'est-ce que la tête du serpent? La première suggestion du péché. Te vient-il à l'esprit quelque désir du mal? N'y arrête point ta pensée, n'y consens point. Une telle suggestion est la tête du serpent; brise cette tête, et tu échapperas aux autres mouvements. Qu'est-ce à dire, brise la tête? Dédaigne ses suggestions. Mais c'est un gain qu'il me suggère, il y a là beaucoup à gagner,

1. Ps 91,13.- 2. Jb 14,4-5.- 3. Gn 3,15.- 4. Rm 5,14. - 5. Jn 19,34.

beaucoup d'or; telle fraude t'enrichira. C'est la tête du serpent, brise-la. Qu'est-ce à dire, brise-la? Dédaigne ce qu'il te suggère. Mais il me propose un grand trésor. Et que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il vient à perdre son âme 1. Périsse le gain du monde, plutôt que mon âme. Parler ainsi, c'est observer la tête du serpent, et l'écraser. Mais le diable observe aussi ton talon. Qu'est-ce à dire qu'il observe ton talon? Quand tu abandonnes le chemin de Dieu. Le quitter, c'est tomber; tomber, c'est être au pouvoir du diable. Pour ne point tomber, n'abandonne pas le chemin. Dieu t'a ouvert un sentier étroit, tout ce qui l'environne est glissant. Aussi le Christ est ta lumière, comme le Christ est ta voie. «Il y avait», dit l'Evangile, «une lumière véritable, éclairant tout homme qui venait en ce monde 2». Et encore: «Je suis la voie, la vérité et la vie 3». Venir par moi, c'est venir à moi. Si donc il est notre lumière, il est aussi notre voie; et nous éloigner de lui, c'est n'être ni dans la voie, ni dans la lumière, Que doit-il t'arriver ensuite? Ce que dit le Prophète, dans un autre psaume: «Que leur voie soit ténébreuse et glissante 4».

1. Mt 16,26.- 2. Jn 1,9.- 3. Jn 14,6.- 4. Ps 34,6.

7. Donc ce dragon, cet antique ennemi, écumant de rage, si astucieux dans ses embûches, habite cette vaste mer. «Ce dragon que vous avez fait pour être un jouet». Fais de lui un jouet, car c'est pour cela qu'il est devenu dragon, Son péché l'a fait tomber du haut du ciel; d'ange qu'il était, devenu démon, il s'est choisi pour habitation cette mer si vaste et si spacieuse. Ce que tu prends pour son royaume est une prison. Beaucoup nous disent:
Pourquoi tant de pouvoir au diable, qui domine ainsi le monde, qui a tant de force, tant d'autorité? Quelle est cette puissance, cette autorité? Il ne peut rien qu'on ne lui permette, Agis de façon qu'il ne lui soit rien permis sur toi; ou s'il lui est permis de te mettre à l'épreuve, qu'il soit vaincu et se retire sans avoir rien gagné. Dieu lui a permis de tenter quelques saints serviteurs de Dieu; ils l'ont vaincu, parce qu'ils ne se sont pas éloignés de la véritable voie, et ils ne sont point tombés, quoique ce dragon observât leurs pieds. Job cet homme si saint, était assis sur un fumier, et courait néanmoins dans cette voie de Dieu. Voyez comment il observait la tête (545) du serpent, et comment le serpent observait son talon. L'un repoussait la suggestion l'autre comptait sur la chute: il s'empara même de sa femme, qui était si faible; il ôta tous les biens à Job et ne lui laissa que celle dont il devait se faire une aide, non pour consoler son mari, mais pour lui tendre des embûches; il s'empara d'elle, parce qu'elle n'observait point sa tête. C'était une nouvelle Eve, mais Job n'était plus Adam. Privé de tout bien, Job demeura avec son épouse, qui devait le tenter, et avec Dieu qui devait le diriger. Quelle pauvreté plus grande et plus subite que la sienne, si l'on considère sa maison? Quelle plus grande richesse, si l'on considère son coeur? Vois le dénuement de sa maison. Tout en a disparu. Vois les richesses de son coeur: «Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté; ainsi qu'il a plu au Seigneur, il a été fait; que le nom du Seigneur soit béni». «Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté 1»; il savait qui le conduisait, qui le tentait, qui avait donné ce pouvoir à son tentateur. Que le diable, dit-il, ne s'attribue rien; il a bien la volonté de nuire, mais il n'en aurait pas le pouvoir, s'il ne l'avait reçu; je ne souffre qu'autant qu'il en a reçu la puissance; ce n'est point de sa part que je soufire, mais de la part de celui qui lui a donné ce pouvoir: méprisons l'orgueil du tentateur, respectons les châtiments d'un père. Le tentateur fut repoussé, sa tête était observée, elle ne put entrer dans le coeur. Il assiégea extérieurement une ville bien fortifiée, et ne put l'emporter. Nouvelle épreuve. Dieu donna au diable un pouvoir sur son corps, et Job fut frappé d'un ulcère effroyable, de la tête aux pieds; il tombait en pourriture, les vers sortaient de son corps, et n'ayant plus de maison, il s'asseyait sur un fumier. Là, Eve séduite, que le diable avait laissée à ce nouvel Adam, non pour le soutenir, mais pour le faire tomber, lui suggère le blasphème contre Dieu. Dans le paradis, il poussa au mépris de Dieu; ici, il pousse au blasphème. Dans le paradis, il vainquit l'homme qui était sain de corps; ici, il est vaincu par un homme en pourriture; il renversa l'homme dans le paradis, et fut renversé par l'homme du fumier. Or, ce dragon épiait si Job ne pécherait point par la langue. Pour tout homme, en effet, l'action est une démarche; et agir, c'est aller au but, et en

1. Jb 1,21.

quelque sorte avoir des pieds. Or, Job parlait beaucoup; ceux qui lisent l'Ecriture le savent bien; et dans toutes ses paroles, le serpent observait son talon, afin de voir s'il ne tomberait point. Mais Job observait à son tour. la tête du serpent, et repoussa toute suggestion. Il répondit à sa femme, comme il fallait répondre à une femme: «Vous avez parlé comme une femme insensée; si nous avons reçu les biens de la main de Dieu, pourquoi n'en recevrions-nous pas les maux? En toutes ces choses, Job ne pécha point par la langue 1». Plusieurs néanmoins, ne comprenant pas bien les paroles de Job y voient des expressions quelque peu dures contre le Seigneur.

8. Dans cette colère contre Dieu, que lui prêtent ceux qui ne le comprennent point, il dit ceci, entre autres, s'adressant à Dieu, alors qu'il était la grande personnification d'une grande prophétie: Puisse-t-il y avoir un «arbitre entre vous et moi 2 !» Qu'est-ce à dire, «un arbitre 3?» Un homme jugeant entre nous, et dont le jugement ferait triompher ma cause. Tel est le premier sens qui s'offre d'abord: mais examine, afin d'éviter une erreur; car le serpent a toujours l'oeil sur ton talon 4.Quel paraît être le sens de cette parole; «Puisse-t-il y avoir un arbitre entre vous et moi !» c'est-à-dire un médiateur capable de juger entre vous et moi. Ce langage d'un homme à Dieu, d'un homme sur un fumier, un ange dans le ciel le tiendrait-il à Dieu: Puisse-t-il y avoir un arbitre entre nous! Mais que prévoyait Job que désirait-il? «Beaucoup de justes et de Prophètes ont voulu voir», dit le Sauveur, «ce que vous voyez et ne l'ont point vu». Il souhaitait donc un arbitre; et qu'est-ce qu'un arbitre? Un médiateur qui accommode un différend. N'étions-nous donc pas ennemis de Dieu, et notre cause contre lui n'était-elle point désespérée? Or, qui pouvait terminer ce malheureux différend, sinon cet arbitre médiateur, sans l'avènement duquel toute voie miséricordieuse nous était fermée? C'est de lui que l'Apôtre a dit: «Il n'y a qu'un Dieu, et qu'un médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme 6». S'il n'était homme, il ne serait point médiateur; comme Dieu, en effet,il est égal à son Père. Il est dit ailleurs: «Un médiateur ne

1. Jb 2,10. - 2. Jb 9,33, suiv. les Septante. - 3. O mesites emon . - 4. Gn 3,15. - 5. Mt 13,17. - 6. 1Tm 2,5.

546

l'est pas d'un seul, et il n'est qu'un seul a Dieu 1». On n'est médiateur qu'entre deux; le Christ est donc médiateur entre l'homme et Dieu, Non parce qu'il est Dieu, mais parce qu'il est homme: comme Dieu, il est égal à son Père; mais dans cette égalité il n'est point médiateur, Pour être médiateur, il doit descendre entre le supérieur et l'inférieur, et dès lors n'être plus égal au Père; il doit faire ce qu'a dit l'Apôtre: «Il s'est anéanti en prenant la forme de l'esclave, en se faisant semblable aux hommes et reconnaître homme par tout ce qui a paru en lui 2». Qu'il répande son sang, effaçant ainsi notre condamnation 3; qu'il apaise le différend qui est entre nous, en redressant notre volonté selon la justice, et en inclinant sa sentence vers la miséricorde. C'est ainsi que nous expliquons avec le secours de Dieu, et selon qu'il nous est possible, une expression qui nous paraît dure dans Job; de même il y a manière d'entendre les autres expressions qui semblent dures et blasphématoires. Nous pourrions penser le contraire, si Dieu n'eût rendu témoignage à son serviteur et avant qu'il eût parlé, et après qu'il eût achevé de parler. Car Dieu lui rendit tout d'abord témoignage, en l'appelant: «Un homme irréprochable, un véritable adorateur de Dieu 4». Ainsi dit le Seigneur, ainsi dit-il avant la tentation. Mais afin qu'on ne pût se scandaliser en interprétant mal ces paroles, et en s'imaginant que Job fût juste à la vérité avant l'épreuve, mais qu'une épreuve si rude le fit tomber, et même tomber dans le sacrilège et le blasphème, voilà qu'après tous les discours et de Job et des amis qui étaient venus pour le consoler, le Seigneur déclare que ces amis n'ont point parlé selon la vérité comme avait fait son serviteur Job. «Vous n'avez dit en ma présence aucune vérité, comme Job mon serviteur 5». Puis il ordonne à Job d'offrir pour eux un sacrifice, afin que leurs péchés soient effacés.

1. Ga 3,20. - 2. Ph 2,7.- 3. Col 2,14.- 4. Jb 1,8. - 5. Jb 42,7-8.

9. Courage donc, mes frères, que celui qui veut observer la tête du serpent, et passer en toute sécurité la mer de cette vie, prenne garde au serpent dont elle est la demeure, et comme je le disais, le diable tombé du ciel, occupe maintenant cette place; qu'il observe sa tête, loin de toute crainte et de tout désir du siècle. Car ses suggestions aboutissent à la crainte ou au désir; c'est ton amour ou ta crainte qu'il s'applique à sonder, Toi donc, si tu crains l'enfer, si tu désires le ciel, tu observeras sa tête; en évitant sa tête, tu es en assurance; il ne te verra point tomber, et n'aura point de ta ruine une joie féroce. Que personne donc, je le répète, ne nous dise qu'il a un grand pouvoir. Les hommes semblent ne voir que la puissance qu'il a reçue, sans voir ce qu'il a perdu. Mais Job ce saint personnage, dans un langage figuré et d'une haute profondeur, nous parle de ce pouvoir que l'on attribue au diable, et le décrivant sous un grand nombre de formes et de figures, nous dit ce qu'est ce diable: «Rien de semblable ne s'est fait sur la terre, afin que mes anges se jouent de lui». C'est Dieu qui parle ainsi dans le livre de Job: «Rien de semblable ne s'est fait sur la terre, afin que mes anges se jouent de lui. Il voit tout ce qui est élevé; il est le roi de tout ce qui est dans les eaux 1». Ces paroles sont d'accord avec celles de notre psaume. Car en parlant de cette mer vaste et spacieuse, où se meuvent des animaux grands et petits, des reptiles sans nombre, où passent les navires que sauvegarde le bois, il s'écrie: «Là est ce dragon que vous avez formé pour être un jouet». Si donc il est un jouet, comment Dieu se jouet-il de lui? Ou bien Dieu l'a-t-il livré à d'autres comme un jouet, c'est-à-dire afin qu'on lui insulte? Nous croirions que c'est de Dieu qu'il est le jouet, si le livre de Job ne tranchait la difficulté; car il nous dit: « Pour être le jouet de mes anges». Veux-tu que le diable soit ton jouet? Sois un ange de Dieu. Mais tu n'es pas encore un ange du Seigneur. Jusqu'à ce que tu le deviennes, si tu prends le moyen de le devenir, il est d'autres anges qui peuvent se jouer du dragon, l'empêcher de te nuire. Car ces anges du ciel sont établis sur les puissances de l'air, c'est par eux que vient toute parole qui s'accomplit ici-bas. Ils contemplent cette loi immuable, éternelle, qui commande sans écriture, sans syllabe, sans aucun son, toujours fixe, toujours la même; les anges la contemplent d'un coeur pur, et selon ses préceptes, ils font tout ce qui s'accomplit ici-bas; et depuis la plus haute puissance jusqu'à la dernière, tout est réglé par cette loi. Or, si les hautes puissances des cieux sont gouvernées par la parole de Dieu, combien

1. Jb 41,24-25, suiv. les Septante.

plus les puissances inférieures et terrestres? Il ne reste donc aux méchants que la volonté de nuire. C'est ce désir de nuire que l'homme a en propre, et désir qui le perd. Mais qu'il ne se glorifie point d'avoir pu nuire à quelqu'un: ce n'est pas lui qui a nui, c'est Dieu qui lui en a donné le pouvoir. C'est un arrêt prononcé, une sentence irrévocable : «Il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu 1». Que crains-tu donc? Que le dragon soit dans les eaux, qu'il soit dans la mer, tu passeras. Il est destiné à être un jouet, c'est le rang qu'on lui a donné, la demeure qui lui est assignée. Si tu regardes comme grandes encore ces demeures, c'est que tu ne connais point les demeures des anges d'où i1 est tombé; ce que tu vois comme une gloire, est une damnation.

10. Ecoutez une simple comparaison; car c'est un grand point que connaître et comprendre tout ceci. Imaginez-vous que toute ces créatures ainsi coordonnées forment une vaste maison; or, dans cette maison est un souverain maître qui a des serviteurs, et parmi ces serviteurs quelques-uns l'approchent de plus près, ont des emplois plus nobles, comme la garde des vestiaires, des trésors, des greniers, des grands fermages; il a aussi des serviteurs pour des emplois inférieurs, toujours soumis à ce maître, qui en a même destiné aux cloaques; voyez combien sont nombreux les degrés entre les premiers officiers et ces derniers. Mais qu'un des premiers vienne à offenser son maître qui l'envoie comme portier, par exemple, en quelque lieu écarté; qu'en exerçant le pouvoir qui lui est assigné, il maltraite ceux qui voudront entrer ou sortir, selon le pouvoir qu'il a reçu du maître, et que ceux-ci ne sachent point qu'il occupa jadis un rang très-élevé, ils lui croiraient une grande puissance, parce qu'ils ne connaîtraient point de quel rang il est tombé. Et pourtant, mes frères, ce portier dont je vous parle, dans cette comparaison d'une grande maison de la terre, pourrait agir encore à l'insu de son maître, et maltraiter quelqu'un sans son ordre. Mais le diable n'est pas même placé à cette porte par laquelle nous allons à Dieu. Car cette porte c'est le Christ, et c'est par le Christ que nous entrons dans la vie éternelle 2. Mais il est une autre porte par laquelle on entre dans le monde, c'est la porte de la mortalité; il est

1. Rm 13,1.- 2. Jn 10,9.

comme portier à cette porte où notre chair infirme se détruit et se refait: il a le pouvoir sur cette mer que traversent les vaisseaux, mais pas un pouvoir tel qu'il agisse à l'insu ou contre la volonté du maître. Qu'on ne dise point: Il a perdu la puissance qu'il avait dans les grands emplois; mais moi je suis dans les plus basses régions, il peut avoir un pouvoir sur moi, et je devrais le servir. Ici point d'illusion; ton Naître te connaît, et il te connaît au point de savoir le nombre de tes cheveux 1. Que crains-tu donc? Le démon t'aiguillonnera peut-être dans ta chair: mais c'est là le fouet de ton maître, et non le pouvoir du tentateur. Il voudrait nuire au salut qui t'est promis, mais il en est empêché; afin qu'on nele lui permette point, prends Jésus-Christ pour chef; repousse la tête du dragon, éloigne ses suggestions, et ne t'éloigne point de ta voie. «Là est le dragon que vous avez fait pour servir de jouet».

11. Veux-tu voir qu'il ne peut te nuire, si Dieu ne le permet? « Toutes les créatures attendent de vous la nourriture au temps marqué 2». Ce dragon voudrait manger aussi, mais il ne dévore point celui qu'il voudrait. «Toutes les créatures attendent de vous la nourriture au temps marqué» « Toutes», et celles qui rampent, qui sont sans nombre, et les grands animaux et les petits, et ce dragon, et toutes les créatures dont vous avez rempli la terre: « Toutes attendent de vous la nourriture au temps marqué»; à chacun la nourriture qui lui est propre. Tu as ta nourriture, le dragon aussi a la sienne. Si la vie est chrétienne, tu as pour nourriture le Christ; en t'éloignant du Christ, tu seras la nourriture du dragon. «Toutes les, créatures attendent de vous-leur nourriture au temps marqué» Qu'est-il dit au dragon? «Tu mangeras la terre». Dieu dit donc au dragon: «Tu mangeras la terre, tous les jours de ta vie.» Voilà quelle est la nourriture du dragon. Tu ne veux pas que Dieu te donne en pâture à ce dragon? Eh bien! non, ne sois pas la pâture du dragon, c'est-à-dire, n'abandonne pas les préceptes de Dieu. A cet endroit même où Dieu dit au dragon: «Tu mangeras la terre», il est dit à l'homme prévaricateur: «Tu es terre, et tu retourneras dans la terre 3». Veux-tu n'être point la proie du serpent? Ne sois point terre. Mais, diras-tu, comment n'être pas une terre? Arrière les goûts terrestres. Ecoute saint

1. Mt 10,30. - 2. Ps 103,27. - 3. Gn 3,14 Gn 3,19.

Paul, afin de n'être pas une terre. Ton corps est une terre à la vérité, mais toi ne sois pas terrestre. Qu'est-ce à dire? « Si vous êtes ressuscités avec le Christ, cherchez ce qui est en haut, où est le Christ assis à la droite de Dieu; ayez des goûts d'en haut, et non des goûts de la terre 1». Ne pas goûter la terre, c'est n'être point terrestre: et si tu n'es pas une terre, tu ne seras point la pâture du serpent, qui a la terre pour nourriture. Dieu donne au serpent sa nourriture, quand il veut, et comme il veut; mais il fait un discernement exact, et ne saurait se tromper, il ne lui donnera point de l'or pour de la terre. «Toutes les créatures, Seigneur, attendent de vous la nourriture au temps marqué; vous donnez, elles recueillent 1». Cette nourriture est en leur présence; mais si vous ne donnez, elles ne recueillent point. Job était en présence du diable; et le démon n'en fit point sa proie, n'osa même l'attaquer, que sur la permission de Dieu 3. «Elles l'attendent de vous; quand vous donnez, elles recueillent»: elles ne recueillent point, si vous ne donnez.

12. Et nous, mes frères, quelle est notre nourriture? Voici ce que dit notre psaume: «Vous ouvrez la main, elles sont rassasiées de vos dons». Que signifie cette parole, ô mon Dieu, vous ouvrez votre main? Votre main, c'est le Christ. « A qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé 4?» Révéler ici, c'est ouvrir; car une révélation est une manifestation. «Or, vous ouvrez la main, et elles sont rassasiées de vos dons». Quand vous révélez votre Christ, «tout est comblé de vos bontés». Ces créatures n'ont point par elles-mêmes ces richesses; et souvent vous le leur faites sentir: «Car vous détournez votre face, et elles sont dans le trouble 5». Plusieurs au comble des biens se sont attribué ce qu'ils avaient, et ont voulu s'en glorifier comme d'un fruit de leur propre justice, et se sont dit: Me voilà juste, me voilà grand: ils ont mis en eux-mêmes leur complaisance. Et l'Apôtre leur dit : « Qu'avez-vous, que vous n'ayez reçu 6?» Or, Dieu voulant nous prouver que c'est de lui que nous tenons tout, et nous faire unir l'humilité aux dons de sa bonté, nous jette parfois dans, la confusion. Il détourne de nous son visage, et nous tombons dans l'épreuve; nous montre que notre justice, que notre

1 Col 3,1-2.- 2. Ps 103,28.- 3. Jb 1,12.- 4. Is 53,1. - 5 Is 103,29.- 6. 1Co 4,7,

vie régulière ne nous venaient que de sa direction. « Vous détournez votre face, et ils sont dans le trouble». Voyez ce qui est dit dans un autre psaume: «J'ai dit dans mon abondance: Je ne serai point ébranlé éternellement 1». Comblé de richesses, il a présumé de lui-même, il a cru que ses richesses venaient de lui-même, et il a dit dans son coeur: « Je ne serai point ébranlé éternellement». Mais bientôt l'expérience lui ayant appris qu'il a reçu de Dieu la grâce, il remercie le Seigneur: «C'est dans votre bonté, Seigneur, que vous m'avez donné la  beauté et la force 2». De même ici: «Vous ouvrez votre main, vous ouvrirez donc votre main, la vôtre et non la leur, et toutes les créatures seront comblées de vos bontés. Elles seront  dans le trouble quand vous détournerez votre face».

13. Mais pourquoi en agir ainsi? Pourquoi les jeter dans le trouble en détournant votre face? «Vous retirez leur esprit, et ils meurent». Leur esprit, c'est leur orgueil. Ils se glorifient donc, s'attribuent à eux-mêmes ce qu'ils sont, et se croient justes par eux-mêmes. Détournez donc votre face, afin qu'ils soient dans le trouble; retirez leur esprit,afin qu'ils tombent, qu'ils crient vers vous en disant: «Exaucez-moi, ou plutôt, Seigneur, mon esprit est en défaillance; ne détournez point de moi votre face 3. Vous retirez leur esprit et ils succomberont, et rentreront dans leur poussière». L'homme qui se relient de son péché reconnaît qu'il n'a en lui-même aucune force, il confesse à Dieu qu'il n'est que cendre et poussière. O homme superbe, te voilà donc rentré dans la poussière: ton esprit n'est plus en toi; tu n'as plus de jactance, plus d'orgueil, plus de confiance dans ta justice; tu vois que tu viens de la poussière, et que le Seigneur,: en détournant sa face, te fait rentrer dans ta poussière. Implore donc sa démence, en confessant que tu es poussière et faiblesse.

14. Voyons la suite: «Vous enverrez votre esprit, et ils seront créés 4». Vous retirerez d'eux leur esprit pour leur envoyer le vôtre: «vous retirerez donc leur esprit» et ils n'auront plus leur esprit propre; Sont-ils alors dénués complètement? «Bienheureux ceux qui sont pauvres d'esprit»; mais ils ne sont point dans le dénuement, puisque: « Le royaume des

1. Ps 29,7.- 2. Ps 29,8.- 3. Ps 142,7. - 4. Ps 103,30.

549

cieux leur appartient 1». En renonçant à leur propre esprit, ils auront l'esprit de Dieu. Voici ce qu'il dit aux martyrs futurs: «Quand ils vous auront saisis, et qu'ils vous emmèneront, ne vous inquiétez pas comment vous parlerez, ni de ce que vous direz; car ce n'est point vous qui parlez, mais bien l'Esprit de votre Père qui parle en vous 2». Ne vous attribuez point votre force, car si elle venait de vous et non de moi, ce serait une dureté plutôt qu'une force. «Vous retirerez leur esprit et ils tomberont et retourneront dans leur poussière; vous enverrez votre esprit, et ils seront créés. Car nous sommes l'oeuvre de Dieu», nous dit l'Apôtre, «créés dans les bonnes oeuvres 3». De son esprit nous vient la grâce qui nous fait vivre dans la justice; car c'est lui qui justifie l'impie 4. «Vous retirerez leur esprit et ils tomberont; vous enverrez votre esprit et ils seront créés, et vous renouvellerez la face de la terre»: c'est-à-dire, vous y mettrez des hommes nouveaux, qui confesseront que leur justice ne vient pas d'eux-mêmes, afin que votre grâce soit en eux. Voyez quels sont les hommes par qui la face de la terre a été renouvelée. Saint Paul nous répond: «J'ai travaillé plus que tous les autres». Qu'est-ce à dire, ô Paul? Voyez bien si c'est,vous, si c'est votre esprit. «Non pas moi», dit-il, «mais la grâce de Dieu avec moi 5».

15. Qu'arriverat-il donc lorsque Dieu aura enlevé notre esprit, et que nous serons dans notre poussière, considérant pour notre bien quelle est notre infirmité, afin qu'en recevant l'esprit de Dieu nous soyons renouvelés? Vois la suite: «Que la gloire de Dieu subsiste à jamais 6». Non ta gloire, non la mienne, non celle de celui-ci ou de celui-là, mais «la gloire de Dieu»; qu'elle subsiste non pour un temps, mais « à jamais 6» . «Le Seigneur se complaira dans ses oeuvres». Non point dans les tiennes comme venant de toi; car si tes oeuvres sont mauvaises, c'est à cause de l'iniquité qui vient de toi; si elles sont bonnes, c'est par la grâce de Dieu. « Le Seigneur se complaira dans ses oeuvres».

16. «C'est lui qui regarde ta terre, et elle tremble; il touche les montagnes, et elles s'embrasent 7». O terre, tu t'applaudissais dans ta bonté, tu t'arrogeais tes forces, ton

1. Mt 5,3.- 2. Mt 10,19-20.- 3. Ep 2,10.- 4. Rm 4,5. - 5. 1Co 15,10. - 6. Ps 103,31. - 7. Ps 103,32.

opulence, et voilà qu'un regard du Seigneur te fait trembler. Ah ! qu'il te regarde, et que son oeil te fasse trembler; mieux vaut l'humilité qui tremble, que l'orgueil qui s'applaudit. Voyez comment Dieu regarde la terre et la fait trembler. Voilà que l'Apôtre, s'adressant à une terre qui s'applaudit, qui a confiance en elle-même, lui dit: «Travaillez à vous sauver, avec crainte et tremblement; car c'est Dieu qui opère en vous 1». Voici donc vos paroles, ô bienheureux Apôtre: «Travaillez», c'est le travail qui nous est commandé; pourquoi «avec tremblement?» «C'est que Dieu», dit l'Apôtre, « opère en vous». Ainsi donc c'est parce que «Dieu opère» que nous devons travailler «avec crainte». Parce que c'est lui qui nous donne, que ce qui est en nous ne vient pas de,nous, il nous faut travailler avec crainte et avec tremblement; si nous n'avons aucune crainte, il nous ôtera ce qu'il nous a donné. Travaille donc avec crainte; vois dans un autre psaume: «Servez le Seigneur  avec crainte, et tressaillez devant lui avec tremblement 2». Si donc notre allégresse doit être mêlée de crainte, Dieu regarde la terre, et elle tremble: que son regard fasse trembler nos coeurs; et alors Dieu y prendra son repos. Ecoute aussi un autre passage: «Sur qui reposera mon esprit? Sur l'homme humble et calme, sur l'homme qui tremble à ma parole 3. Lui qui regarde la terre et elle tremble; qui touche les montagnes «et elles s'embrasent u. Ces montagnes, c'étaient les superbes, qui s'applaudissaient, et que Dieu n'avait pas encore touchés; il les touche, et les voilà qui s'embrasent. Qu'est-ce que s'embraser pour des montagnes? Offrir à Dieu leur prière. Voilà donc ces montagnes grandes, superbes, gigantesques, et qui n'invoquent point le Seigneur: elles voulaient être invoquées, sans invoquer aucun supérieur. Quel est sur la terre l'homme puissant, élevé, orgueilleux, qui daigne s'humilier devant Dieu pour prier? Je parle ici des impies, et non des cèdres du Liban que le Seigneur a plantés. Tous ces impies, toutes ces âmes infortunées, ne savent invoquer le Seigneur, et veulent recevoir les hommages des hommes. Telle est la montagne qui a besoin d'être touchée par le Seigneur, pour s'enflammer; mais dès qu'elle sera embrasée, sa prière montera vers Dieu comme le sacrifice

1. Ph 2,12-13. -  2. Ps 2,11. - 3 Is 66,2.

550

du coeur. Ce n'est d'abord qu'une fumée légère, puis on se frappe la poitrine, puis on répand des larmes, car la fumée provoque les larmes. «Il touche les montagnes, et elles s'embrasent».

17. «Je chanterai au Seigneur durant ma vie». Que doit-il chanter? Il chantera tout ce qu'il est. Chantons au Seigneur dans notre vie. Maintenant la vie est pour nous une espérance, elle sera ensuite une éternité. La vie d'une vie mortelle est l'espérance d'une vie immortelle, «Je chanterai durant ma vie au Seigneur; je chanterai mon Dieu sur la harpe tant que je subsisterai 1». Puisque je dois être en lui sans fin, je chanterai mon Dieu tant que je subsisterai. N'allons pas nous imaginer qu'après avoir commencé à chanter Dieu dans la céleste Jérusalem, nous puissions faire autre chose; toute notre vie sera de chanter Dieu. Si Dieu pouvait nous fatiguer, nos louanges à sa gloire le pourraient aussi: mais l'aimer toujours, c'est le louer toujours. «Je chanterai mon Dieu, tant que je vivrai».

18. «Que mon entretien soit agréable à son coeur; pour moi, je n'aurai de joie que dans mon Dieu». « Que mon entretien lui soit agréable 2». Quel entretien peut avoir un homme avec Dieu, qui ne soit une confession de ses péchés? Avouer à Dieu ce que tu es, c'est avoir un entretien avec lui. Dispute avec lui, fais de bonnes oeuvres, et compte avec Dieu. «Lavez-vous, purifiez-vous», dit lsaïe, «effacez de devant mes yeux la malice de vos pensées; cessez de commettre l'injustice, apprenez à faire le bien, relevez l'orphelin, défendez la veuve, puis venez, disputons ensemble, dit le Seigneur 3». Qu'est-ce que disputer avec Dieu? Fais-toi connaître à celui qui te connaît déjà, et il se fera connaître à toi qui l'ignores. «Que ma dispute lui soit agréable». Voilà donc ce qui plaît au Seigneur, ta discussion, le sacrifice de ton humilité, l'affliction de ton coeur, l'holocauste de ta vie, voilà ce qui est agréable au Seigneur. Pour toi, où trouves-tu quelque douceur? «Pour moi, je mettrai ma joie dans le Seigneur». Tel est l'entretien: dont je parlais. Fais-toi connaître à celui qui te connaît, et il se fera connaître à toi, qui ne le

1. Ps 103,33. - 2. Ps 103,34. - 3 Is 1,16-18.

connais pas. Ta confession lui est agréable, et sa grâce est pour toi une douceur. Car il s'est dit à toi. Comment se dire à toi? Par son Verbe. Quel Verbe? Le Christ, lite parle, et il se dit. Envoyer son Christ, c'était se dire. Ecoutons donc, mes frères, écoutons le Verbe lui-même: «Celui qui me voit, voit aussi mon Père 1. Pour moi, je mettrai ma joie dans le Seigneur».

19. «Que les pécheurs soient effacés de la terre 2». On dirait une colère du Prophète. O bénie soit l'âme dont c'est là l'hymne et le gémissement! Plaise à Dieu que votre âme soit avec cette âme, qu'elle y soit unie, liée, attachée! Elle verrait alors la douceur de cette colère. Qui peut comprendre ceci, s'il n'est rempli de charité? «Que les pécheurs soient effacés de la terre». Tu trembles devant cette malédiction, et de qui vient-elle? D'un saint. Assurément il sera exaucé. Mais il est dit aux saints : «Bénissez, et ne maudissez, point 3». Que signifie donc: «Que les pécheurs disparaissent de la terre?» Oui, qu'ils disparaissent; que leur esprit leur soit retiré, et qu'ils s'affaissent, afin que Dieu envoie son esprit qui les créera de nouveau. «Que les pécheurs disparaissent de la terre, ainsi que les méchants, en sorte qu'ils ne soient plus». Qu'est-ce qu'ils ne seront plus, sinon qu'ils ne seront plus méchants? Mais pour n'être plus méchants, ils deviendront donc justes. Voilà ce que veut le Prophète, et il en est au comble de la joie, et il en revient au premier verset du psaume . «O mon âme, bénis le Seigneur». Oui, mes frères, que notre âme bénisse le Seigneur, qui a daigné nous donner, à moi des forces et des paroles, à vous l'attention et la bonne volonté. Que chacun se souvienne de ce qu'il a entendu; qu'il s'en entretienne intérieurement, qu'il rumine la nourriture qu'il a prise, et ne la perde point dans les entrailles de l'oubli. Que ce précieux trésor repose dans votre bouche 4. Il en a coûté un grand travail, pour étudier et pénétrer ces symboles, un grand travail encore pour les prêcher et les élucider: que cette fatigue vous soit profitable, et que notre âme bénisse le Seigneur.

1. Jn 14,9.- 2. Ps 103,35. - 3. Rm 19,14. - 4. Pr 21,20.




Augustin, les Psaumes 1044