Augustin, les Psaumes 11924

VINGT-QUATRIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII - IMPORTUNITÉ DES MÉCHANTS

11924 Ps 119,113-119

Haïr les méchants ne peut, selon la charité, s'entendre que de leurs oeuvres. Le Prophète les éloigne de lui afin d'approfondir la loi du Seigneur, dont il est détourné par leurs affaires du temps, par leurs querelles. Il demande à Dieu ce soutien qui est vie, c'est-à-dire vie éternelle, car Dieu réduit au néant ceux qui s'éloignent de lui. Tous ceux qui pèchent sont-ils prévaricateurs?

1. Le passage de notre psaume, qu'il nous faut exposer selon la volonté de Dieu, commence ainsi: « J'ai haï les méchants, et aimé votre loi 1». Le Prophète ne dit point : J'ai haï les méchants, et aimé les justes; ou bien: J'ai haï l'iniquité et aimé votre loi; mais après avoir dit: «J'ai haï les méchants», le Prophète en donne la raison dans ce qu'il ajoute: «Et aimé votre loi»pour nous montrer qu'il ne hait point dans les méchants cette nature qui en fait des hommes, mais bien l'iniquité qui les rend ennemis de cette loi qu'il aime.

2. «Vous êtes mon soutien et mon protecteur», ajoute le Prophète. «Soutien» pour faire le bien, protecteur pour éviter le mal. Mais ajouter: «J'ai mis tout mon espoir dans votre parole», c'est parler en fils de la promesse.

3. Mais que signifie le verset suivant: «Méchants, retirez-vous de moi, et j'approfondirai les commandements de Dieu 3?» Il ne dit point: j'accomplirai; mais, j'approfondirai. C'est donc pour les connaître plus parfaitement qu'il veut éloigner de lui les méchants, et même qu'il les force à se retirer de lui. Car les méchants, qui nous servent à la vérité àsuivre les préceptes de Dieu, nous empêchent de les étudier, non-seulement quand ils nous persécutent, ou qu'ils prétendent nous quereller, mais aussi lorsqu'ils sont d'accord avec nous et nous témoignent de l'esti me, ils nous pressent de leur donner notre temps, de les aider dans leurs affaires temporelles, dans leurs convoitises vicieuses; ou bien ils oppriment les faibles, qu'ils forcent de porter leurs plaintes vers nous, alors que nous n'osons leur dire: « O homme, qui m'a établi

1. Ps 118,113.- 2. Ps 118,114.- 3. Ps 118,115.

entre vous juge ou arbitre 1?» L'Apôtre lui-même a établi des ecclésiastiques pour connaître de ces causes, et défendu aux chrétiens de plaider au forum 2. A ceux qui, sans ravir le bien d'autrui, revendiquent le leur avec trop d'âpreté, nous ne disons pas même: Gardez-vous de toute convoitise, en leur remettant devant les yeux cet homme à qui l'on dit dans l'Evangile: «O insensé, cette nuit ton âme te sera ôtée, et à qui seront ces biens que tu as amassés 3?» Car lorsque nous leur tenons ce langage, ils ne nous quittent point, ils ne s'éloignent point; mais ils persistent, ils pressent, supplient avec bruit, et nous forcent à nous appliquer à ce qu'ils désirent plutôt qu'à étudier les commandements de Dieu que nous aimons. Quel profond ennui des embarras de ce inonde, et quel désir des saintes paroles a fait dire : « Méchants, éloignez-vous de moi, et je sonderai les préceptes de mon Dieu?» Qu'ils me pardonnent, ces fidèles si pleins de déférence, qui nous requièrent si rarement pour leurs affaires temporelles, qui acceptent nos jugements avec une si grande docilité, qui nous consolent par leur obéissance, loin de nous fatiguer de leurs procès. Mais pour ces opiniâtres, qui ont des querelles sans fin, qui oppriment les bons en se riant de nos sentences, qui nous font perdre uni temps que nous devrions donner aux choses divines; pour ceux-là, dis-je, qu'il nous soit permis de nous écrier ici avec le corps du Christ: «Retirez-vous, ô méchants, et j'approfondirai les préceptes de mon Dieu».

1. Lc 12,14. - 2. 1Co 6,1-6. - 3. Lc 12,20.

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4. Après que le Prophète a pour ainsi dire chassé de ses yeux ces mouches qui l'importunaient, il revient à celui à qui tout à l'heure il disait: «Vous êtes mon soutien et mon protecteur, j'ai espéré en votre parole»; et continuant cette prière: « Protégez-moi», dit-il, « selon votre parole, et je vivrai, et ne me confondez point dans mon attente 1». Lui, qui avait dit: «Vous êtes mon soutien», implore de plus en plus cette protection et veut arriver à ce bien suprême pour lequel il a tant souffert ici-bas : il est plein de la confiance d'y trouver une vie plus réelle, qu'au milieu des fantômes d'ici- bas. Car c'est à propos de l'avenir qu'il est dit: « Et je vivrai», comme si l'on ne vivait point dans ce corps mortel, puisque ce corps est mort par le péché. Pleins de confiance dans la délivrance de notre corps, nous sommes sauvés par l'espérance, et cet objet de l'espérance que nous ne voyons pas, nous l'attendons par la patience 2. Mais cette espérance n'est point vaine, si l'amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné 3. Et c'est pour le recevoir avec plus d'abondance que le Prophète s'écrie en parlant au Père: « Ne me confondez point dans mon attente».

5. Et comme si ou lui eût répondu silencieusement: Veux-tu n'être point confondu dans ton espérance? médite sans cesse mes ordonnances, le Prophète sent que la tiédeur de l'âme est un obstacle à cette méditation, et il s'écrie: «Soutenez-moi et je serai sauvé, et je méditerai sans cesse vos ordonnances 4».

6. «Vous avez méprisé», ou, pour traduire le grec plus exactement: «Vous avez réduit au néant tous ceux qui s'écartent de vos préceptes, parce que leur pensée est injuste 5». Si donc il s'écrie: «Soutenez-moi et je serai sauvé, et je méditerai vos ordonnances», c'est que Dieu réduit au néant tous ceux qui s'éloignent de ses préceptes. D'où vient cet éloignement? De l'injustice de leur pensée. C'est par la pensée que l'on approche, par elle que l'on s'éloigne de Dieu. Toute action, en effet, soit

1. Ps 118,118.- 2. Rm 8,10 Rm 8,23-25. - 3. Rm 5,5.- 4. Ps 118,117. - 5. Ps 118,118

bonne, soit mauvaise, vient de la pensée; c'est par la pensée que l'homme est innocent, comme par la pensée il est coupable. Aussi est-il écrit: «Une sainte pensée te sauvera 1» comme on lit ailleurs: «Ce sont les pensées de l'impie que l'on examinera 2». Et l'Apôtre nous dit à son tour que les pensées nous accusent ou nous défendent 3. Où est le bonheur pour l'homme qui est misérable dans sa pensée, et comment ne serait point misérable celui qui est réduit à néant? Car l'iniquité est un vide étrange; et c'est avec raison qu'il est dit: «Qu'ils soient confondus, ces méchants qui font des choses vaines 4»; c'est-à-dire, qui travaillent aussi vainement que s'ils étaient anéantis.

7. «J'ai regardé», dit ensuite le Prophète, ou «j'ai estimé», ou «j'ai envisagé comme prévaricateurs tous les pécheurs de la terre 5». On a traduit en effet de plusieurs manières ce verbe grec, elogisamen; mais la pensée est profonde, et si Dieu nous vient en aide, nous tacherons de l'étudier avec plus de soin dans un autre discours. Car ce que le Prophète ajoute: «C'est pour cela que j'ai aimé vos préceptes à jamais», lui donne encore plus de profondeur. L'Apôtre nous dit: «La loi produit la colère»; et pour nous donner raison de cette parole, il nous dit: « Où n'est pas la loi, il n'y a point de prévarication 6», et nous montre ainsi que tous ne sont point prévaricateurs, puisque tous n'ont pas reçu la loi. Or, ce passage nous indique clairement que tous n'ont pas reçu la loi: «Ceux qui ont péché sans la loi, périront sans la loi 7». Que signifie donc cette parole: «J'ai regardé comme prévaricateurs tous les pécheurs de la terre?» Mais qu'il nous suffise d'avoir posé cette question, que nous éclaircirons dans un autre discours, de peur que celui-ci ne devienne trop long et ne nous oblige de la resserrer trop, sans y donner la clarté suffisante.

1. Pr 2,11. - 2. Sg 1,9. - 3. Rm 2,15. - 4. Ps 24,4. - 5. Ps 118,119. - 6. Rm 4,15. - 7. Rm 2,12.




11825

VINGT-CINQUIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII - LA PRÉVARICATION.

Ps 118,120


Tous les pécheurs de la terre sont prévaricateurs, dit le Prophète, non pas tous contre la loi mosaïque, puisque tous ne l'ont pas reçue; mais comme cette loi n'est qu'un développement ou une restauration de la loi naturelle, les Juifs qui la violent sont plus coupables, et les Gentils, violateurs de la loi naturelle sont coupables à leur tour. Donc tout pécheur est violateur au moins de la loi naturelle. Quelques-uns ont voulu condamner sans remède ceux qui ont vécu en dehors de la loi, et simplement à être jugés ceux qui ont péché sous la loi. Erreur! Le Christ est la base de toute sanctification, et les Juifs incrédules seront jugés plus sévèrement. Au nombre des pécheurs mettons les enfants, puisqu'ils ont la tache originelle, et que tous dès lors ont besoin de la grâce de Dieu ceux qui ont la raison doivent agir, non par la crainte servile qui laisse le désir du péché, mais par la crainte de la charité, oui redoute simplement de déplaire à Dieu.

1. Cherchons, si Dieu nous fait la grâce de le trouver, comment il nous faut comprendre dans ce long psaume ce qui est dit de «ceux qui ont violé», ou plutôt de ceux qui  « violent la loi», car le grec porte parabainontas, au participe présent, et non parabatas, au passé. Nous cherchons donc la manière de comprendre: «J'ai regardé comme prévariquant tous les pécheurs de la terre». L'Apôtre nous dit: «Où n'est pas la loi, il n'y a point de prévarication». Mais il parlait ainsi pour établir une distinction entre la loi et les promesses. Pour rétablir en effet le sens plus complet d'après ce qui précède: « Ce n'est point par la loi», dit-il, «mais par la justice de la foi, que s'accomplit la promesse faite à Abraham, ou à sa postérité, d'avoir le monde pour héritage. En effet, si ceux qui appartiennent à la loi sont les héritiers, la foi devient vaine, et les promesses sont abolies. Parce que la loi produit la colère, où n'est pas la loi, il n'y a point de prévarication. Ainsi c'est par la foi que nous sommes héritiers, afin que nous le soyons par la grâce, et que la promesse demeure ferme pour toute la postérité d'Abraham, non-seulement pour ceux qui ont reçu la loi, mais encore pour ceux qui suivent la foi d'Abraham, le père de nous tous 1». Pourquoi ce langage de l'Apôtre, sinon pour nous montrer que sans la promesse de la grâce, non-seulement la loi n'ôte point le péché, mais ne fait que l'augmenter? De là cet autre mot de saint Paul: «La loi est entrée, en sorte que le péché a abondé 2». Mais comme la grâce nous remet toutes nos


1. Rm 4,13-16. - 2. Rm 5,20.

fautes, non-seulement celles que l'on a commises sans la loi, mais aussi celles que l'on a commises avec la loi, l'Apôtre ajoute: «Mais où le péché a abondé, a surabondé la grâce». L'Apôtre n'appelle donc pas prévaricateurs tous les pécheurs, mais il ne donne ce nom de prévaricateurs qu'aux violateurs de la loi. «Là où n'est pas la loi, il n'y a point de prévarication». D'où il suit que, d'après l'Apôtre, tout prévaricateur est un pécheur, puisqu'il pèche contre la loi qu'il a reçue; mais tout pécheur n'est pas prévaricateur, puisqu'il en est qui pèchent sans la loi: «Or, où n'est pas la loi, il n'y a point de prévarication». Mais si nul ne péchait sans la loi, l'Apôtre ne dirait point: «Quiconque a péché sans la loi, périra sans la loi». Si donc, selon notre psaume, tous les pécheurs de la terre sont prévaricateurs, il n'est aucun péché sans prévarication; or, il n'y a point de prévarication sans la loi, donc il n'est aucun péché sans la loi. Celui donc qui dit ici: «J'ai regardé comme prévaricateurs tous les pécheurs de la terre», ne veut sans doute regarder comme pécheurs que ceux qui ont transgressé la loi, et il est en désaccord avec celui qui a dit: «Ceux qui ont péché sans la loi périront sans la loi?». Car selon lui il en est qui sont pécheurs sans être prévaricateurs, c'est-à dire qui ont péché sans la loi: «Où n'est pas la loi, il n'y a point de prévarication»; et selon le Psalmiste, il n'est aucun pécheur sans prévarication, puisqu'il regarde comme prévaricateurs tous les pécheurs de la terre. Donc, selon lui, nul n'a péché sans la loi, car: «Où n'est ias la loi, il n'y a point de prévarication» (710). Nous faudra-t-il dire qu'à la vérité sans loi il n'y a pas de prévarication, mais qu'il n'est pas vrai que plusieurs aient péché sans loi; ou bien, qu'il est vrai que plusieurs ont péché sans loi, mais qu'il n'est pas vrai qu'il n'y ait pas de prévarication là où n'est pas la loi? Mais l'Apôtre a dit l'un et l'autre, donc l'un et l'autre sont vrais, puisque c'est la Vérité qui le dit par sa bouche. Comment donc sera vrai ce que la même Vérité nous dit indubitablement dans ce psaume: «J'ai regardé comme prévaricateurs tous les pécheurs de la terre?».Car on nous répondra: Quels sont donc ceux qui, selon l'Apôtre, ont péché sans la loi? Puisque l'on ne saurait mettre aucun d'eux au rang des prévaricateurs; car, selon le même Apôtre, il n'y a pas de prévarication où n'est pas la loi.

2. Mais quand l'Apôtre disait: «Tous ceux qui ont péché sans la loi périront sans la loi», il parlait de cette loi que Dieu a donnée au peuple d'Israël par son serviteur Moïse.

Voilà ce que prouvent les paroles du contexte. L'Apôtre parlait des Juifs, puis des Grecs ou des Gentils qui n'appartenaient point à la circoncision, mais qui étaient incirconcis; et il dit que ces derniers sont sans la loi, parce qu'ils n'avaient point reçu cette loi dont les Juifs se glorifiaient, ainsi qu'il le leur reproche: « Mais toi qui portes le nom de Juif, qui te reposes sur la loi, et te glorifies en Dieu». Voyons toutefois comment il en vient à cette conclusion: «Tous ceux qui ont péché sans la loi périront sans la loi» . «Colère», dit-il, «et indignation, tribulation et angoisse pour l'âme de tout homme qui fait le mal, du Juif premièrement, puis du Gentil. Mais gloire, honneur et paix à tout homme qui fait le bien, au Juif d'abord, puis au Gentil. Car Dieu ne fait acception de personne». Puis il ajoute ce qui a soulevé notre difficulté: «Ainsi tous ceux qui ont péché sans la loi périront sans la loi, et tous ceux qui ont péché dans la loi seront jugés dans la loi 1». Par les uns il veut assurément désigner les Juifs, et par les autres les Gentils, car c'est d'eux qu'il est question ; il montre que tous sont soumis au péché, afin qu'ils confessent les uns et les autres qu'ils ont besoin de la grâce; c'est pourquoi il ajoute: « Il n'y a point de distinction, tous ont péché, et ont besoin de la grâce de Dieu

1. Rm 2,8-17.

ils sont justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui vient de Jésus-Christ 1». Mais de qui l'Apôtre dit-il que tous ont péché, sinon des Juifs et des Gentils, et dont il avait dit: « Il n'y a nulle différence?» Car c'est d'eux qu'il disait un peu auparavant: «Nous avons convaincu les Juifs et les Gentils d'être tous dans le péché 2». Ainsi «tous ceux qui ont péché sans la loi», c'est-à-dire sans cette loi dont se glorifient les Juifs, « périront sans la loi; et tous ceux qui ont péché sous la loi», c'est-à-dire les Juifs, «seront jugés par la loi»; ce qui ne les empêchera pas de périr, s'ils ne croient en Celui qui est venu chercher ce qui a péri 3.

3. Quelques auteurs, même catholiques, peu attentifs aux paroles de l'Apôtre, leur ont donné un sens qu'elles ne comportent pas, en disant que ceux-là périront qui ont péché sans la loi, et que ceux qui ont péché sans la loi seront simplement jugés, mais ne périront pas: comme si nous devions croire qu'ils seront purifiés par des peines passagères, comme celui dont il est dit: «Quant à lui il sera sauvé, mais comme par le feu 4». Mais il est clair que celui dont l'Apôtre parlait alors ne devait être sauvé que par le mérite du fondement qui est le Christ: «Comme un sage architecte, j'ai posé le fondement, un autre bâtit. Que chacun prenne garde à ce qu'il construit. Car nul ne saurait établir u de fondement autre que celui qui est posé, lequel est Jésus-Christ 5»; et le reste, jusqu'à cet endroit où l'Apôtre dit qu'il sera sauvé,mais comme par le feu, celui qui aura bâti sur ce fondement, non avec de l'or, de l'argent, ou des pierres précieuses, mais avec du bois, du foin ou de la paille, et qui ne refuse point de recevoir ce fondement divin, ou qui ne l'abandonne pas après l'avoir reçu; qui le préfère à tous les plaisirs terrestres, quand se présente l'alternative ou de les abjurer, ou d'abjurer Jésus-Christ; s'il ne préférait alors le Christ, il n'aurait plus de fondement, car ce fondement doit toujours venir avant toute autre partie de l'édifice. Je ne pense pas qu'ils se soient imaginé que ceux-là ne périront point dont il est dit: « Ils seront jugés par la loi», à moins qu'ils n'aient le Christ pour fondement. Ils ont donc peu examiné ce que nous venons de démontrer: et l'Ecriture elle-

1. Rm 3,22.- 2. Rm 3,9.- 3. Lc 19,10.- 4. 1Co 3,15.- 5. 1Co 10,11.

712

même nous dit bien clairement que l'Apôtre parle ainsi des Juifs qui n'ont pas le Christ pour base. Or, où est le chrétien qui ne condamnerait point à périr, mais seulement à êtrejugé, tout Juif qui ne croit point au Christ? quand le Christ lui-même nous affirme qu'il est venu chez ce peuple afin de sauver les brebis qui ont péri 1; et que Sodome, qui a péché sans la loi, sera traitée avec plus de douceur au jour du jugement que les cités juives qui n'ont pas cru en lui quand il faisait tant de miracles 2.

4. Si donc saint Paul entendait parler de la loi que Dieu donna par Moïse au peuple d'Israël, mais non aux autres peuples, quand il a dit que ces autres peuples étaient sans la loi 3; que devons-nous comprendre lorsque le psaume nous dit: «J'ai regardé comme prévaricateurs tous les pécheurs de la terre», sinon qu'il est une loi que Moïse n'a point donnée, et d'après laquelle sont prévaricateurs tous les pécheurs des autres peuples? Car « où n'est pas la loi, il n'y a point de prévarication». Or, quelle est cette loi, sinon peut-être celle dont l'Apôtre a dit: «Les Gentils qui n'ont pas la loi font naturellement ce que la loi commande; n'ayant point de loi, ils sont à eux-mêmes la loi 4?» Ainsi donc d'après cette parole: Ils n'ont point la loi, ils ont péché sans la loi, et ils périront sans la loi; mais d'après cette autre: Ils sont à eux-mêmes la loi, ce n'est point sans raison que le Prophète regarde comme prévaricateurs tous les pécheurs de la terre. Car nul ne fait injure à un autre sans être fâché qu'on lui fasse injure; et dès lors il est violateur de la loi naturelle qu'il ne saurait ignorer, en faisant ce qu'il ne veut point qu'on lui fasse. Mais cette loi naturelle n'était-elle point aussi pour Israël? Assurément, puisque les Israélites étaient hommes. S'ils avaient pu être en dehors du genre humain, ils n'auraient point eu cette loi naturelle. A plus forte raison ils sont devenus prévaricateurs après avoir reçu cette loi divine, qui rétablissait, ou développait, ou confirmait cette loi naturelle.

5. Si donc, comme il est très-possible, dans ces pécheurs de la terre on entend aussi les enfants, à cause des liens du péché originel, qui les atteint comme la transgression d'Adam 5,nous pouvons dire qu'ils ont part aussi à cette

1. Mt 15,24 - 2. Mt 11,23-24.- 3. Rm 2,14.- 4. Rm 15,15. - 5. Rm 5,14.

prévarication, qui fut commise contre la loi donnée dans le paradis 1; et dès lors, sans aucune exception tous les pécheurs de la terre peuvent être envisagés comme des prévaricateurs. « Car tous ont péché, tous ont besoin de la gloire de Dieu 2». La grâce de Jésus-Christ n'a donc trouvé sur la terre que des prévaricateurs, les uns plus, les autres moins. Plus en effet est grande la connaissance de la loi, moins la faute est excusable; et moins le péché est excusable, plus la prévarication est manifeste. Nous n'avions donc nulle ressource que dans la justice, non de chacun de nous, mais dans la justice de Dieu, et cette justice nous est donnée. De là ce mot de l'Apôtre: «C'est par la loi que l'on connaît le péché»; non point qu'on l'efface, mais qu'on le connaît. «Au lieu que maintenant», nous dit-il, «la justice de Dieu nous est donnée sans la loi, affirmée par la loi et par les Prophètes 3». C'est pourquoi l'interlocuteur ajoute: «Et dès lors j'ai aimé vos témoignages». Comme s'il disait: Puisque la loi, soit intimée dans le paradis, soit gravée naturellement dans le coeur, soit promulguée dans les saintes Ecritures, a rendu prévaricateurs tous les pécheurs de la terre: « c'est pour cela que j'ai aimé vos témoignages», qui sont dans votre loi et qui concernent votre grâce; en sorte que ce n'est point ma justice, mais la vôtre qui est en moi. Car la loi est utile en ce qu'elle nous envoie à la grâce. Non-seulement par le témoignage qu'elle rend à la manifestation future de la justice de Dieu qui est au-dessus de la loi, mais par cela même qu'elle tait des prévaricateurs, et que la lettre tue, elle nous frappe de crainte et nous force à recourir à l'esprit qui vivifie 4, seul capable d'effacer nos fautes, de nous inspirer l'amour du bien: « C'est pour cela», dit le Prophète, «que j'ai aimé vos témoignages». Dans certains exemplaires, on lit semper, «toujours o; d'autres ne l'ont pas. Mais s'il faut mettre «toujours», on doit l'entendre tant que l'on vit ici-bas. C'est ici-bas en effet que nous avons besoin que les témoignages de la loi et des Prophètes nous viennent garantir cette justice de Dieu qui nous justifie gratuitement; c'est ici-bas encore que nous avons besoin de ces témoignages, pour lesquels les martyrs ont donné avec joie la vie de ce monde.

1. Gn 3,6.- 2. Rm 3,13 - 3. Rm 20,21.- 4. 2Co 3,6.

713


6. Après nous avoir fait connaître la grâce de Dieu, qui seule nous délivre du péché où nous fait tomber la connaissance de la loi, le Prophète continue par cette prière: «Que votre crainte soit comme des aiguillons qui percent ma chair 1». C'est ainsi qu'ont traduit les Latins, pour donner plus d'expression à ce que les Grecs ont exprimé en un seul mot, katheloson . D'autres l'ont rendu par confige, percez, sans ajouter clavis, «avec des clous»; et dès lors en voulant rendre le mot grec par un seul mot latin, ils ont affaibli la pensée; car dans le mot confige, les clous ne sont point rendus, tandis qu'il est impossible de séparer de ces aiguillons le mot katheloson, que l'on ne saurait dès lors exprimer en latin sans ces deux mots confige clavis, percez de clous. Qu'est-ce à dire, sinon comme le demandait saint Paul: «A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon en la croix de Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde 2?» Et encore: « Je suis», dit-il, «attaché à la croix avec le Christ, je vis, non pas moi, mais le Christ vit en moi 3?» Qu'est-ce à dire encore, sinon qu'elle n'est plus en moi cette justice qui venait de la loi, et cette loi m'a rendu prévaricateur; mais c'est la justice de Dieu, c'est-à-dire celle qui me vient de Dieu 4, et non de moi? C'est ainsi que ce n'est pas moi, mais le Christ qui vit en moi: «Lui qui nous a été donné de Dieu, comme notre sagesse, notre justice, notre sanctification, notre rédemption, afin que selon qu'il est écrit: Que celui qui se glorifie le fasse dans le Seigneur 5». C'est lui qui dit encore: «Ceux qui sont au Christ ont crucifié leur chair, avec ses passions et ses convoitises 6». Or, ici il est dit qu'ils ont crucifié leur chair, et dans notre psaume le Prophète prie Dieu qu'il la perce lui-même de sa crainte, comme avec des aiguillons; afin que nous comprenions que tout le bien que nous faisons doit être attribué à la grâce de Dieu, «qui opère en nous le vouloir et le faire, selon sa bonne volonté 7».

1. Ps 118,120. - 2. Ga 6,14. - 3. Ga 2,19-20. - 4. Ph 3,9. - 5. 1Co 1,30-31.- 6. Ga 5,24. - 7. Ph 2,13.


7. Mais après avoir dit: «Que votre crainte perce ma chair, comme des aiguillons», pourquoi ajouter: «J'ai craint vos jugements?» Que signifie: «Pénétrez-moi de votre crainte, car j'ai craint?» S'il avait craint déjà, ou s'il craignait, pourquoi demandait-il à Dieu de crucifier sa chair? Voulait-il que Dieu augmentât cette crainte et la rendit si forte qu'elle fût suffisante pour crucifier sa chair, c'est-à-dire ses convoitises avec ses affections charnelles; comme s'il eût dit: perfectionnez en moi votre crainte, car je redoute vos jugements? Mais il est un sens plus relevé, que l'on peut, avec le secours de Dieu, tirer des entrailles mêmes de ce passage. «Que votre crainte pénètre ma chair, comme des aiguillons; car j'ai craint vos commandements»; c'est-à-dire, qu'une crainte chaste, qui demeure éternellement 1, vienne coin primer en moi les désirs charnels; car j'ai craint vos jugements, sous la menace de cette loi qui ne pouvait me donner la justice. Mais la charité parfaite bannit cette crainte qui redoute seulement la peine; elle nous rend libres, non par la crainte du châtiment, mais par l'amour de la justice. Car cette crainte qui nous fait, non point aimer la justice, mais redouter le châtiment, est une crainte servile et charnelle, qui ne crucifie pas la chair. Elle laisse vivre en nous la volonté du péché, qui se manifeste quand nous comptons sur l'impunité; qui demeure cachée, mais vivante néanmoins, quand elle compte sur la peine qui suivra. Elle voudrait se donner, elle regrette qu'elle ne se puisse donner ce que la loi défend; elle n'a aucun goût pour le bien que promet cette loi, mais elle craint vivement la peine dont elle menace. La charité, au contraire, qui bannit cette crainte, a pourtant une crainte chaste du péché; elle ne croit pas qu'une faute soit impunie, puisque l'amour de la justice lui fait du péché même un châtiment. Telle est la crainte qui crucifie notre chair; parce que le goût des biens spirituels surmonte l'amour des biens charnels que la lettre de la loi nous défend sans nous les faire éviter, et que cette victoire devenant complète en nous, éteint ces vains plaisirs. Donc, ô mon Dieu, «que votre crainte perce ma chair comme des aiguillons, car j'ai redouté vos jugements». C'est-à-dire, donnez-moi cette crainte chaste, que la crainte servile de cette loi m'a conduit, comme un maître, à vous demander, en me remplissant de frayeur à l'idée de vos jugements.

1. Ps 18,10.




VINGT-SIXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII - LA VRAIE CHARITÉ.

11926 Ps 119,121-128


Quand le Prophète parle ici du jugement, ce mot doit être entendu dans un sens favorable, dans le même sens que la justice dont l'acte produit le jugement. Toutefois il craint que ses ennemis ou les démons ne le poussent au désordre, et il supplie le Seigneur de l'en délivrer; loin de compter sur lui-même, il en appelle à Dieu qui donne la force et la patience. Or, cette patience nous est nécessaire, pour nous maintenir contre les calomnies de nos ennemis de toutes sortes. Le Prophète veut être au service de Dieu par amour, et comme l'ancienne loi s'est effondrée sous le grand nombre des prévarications, le Prophète soupire après l'acte suprême de Dieu, c'est-à-dire après le Christ qui nous justifie par la grâce, et nous redresse en nous faisant agir par la charité.

1. Nous entreprenons aujourd'hui d'approfondir et d'exposer les versets suivants de notre long psaume «J'ai gardé le jugement et la justice, ne me livrez point à ceux qui me nuisent 1». Il n'est pas étonnant qu'il ait gardé le jugement et la justice, celui qui avait demandé à Dieu de pénétrer ses chairs d'une crainte chaste, c'est-à-dire de meurtrir comme d'aiguillons nos convoitises charnelles, dont l'effet ordinaire est de nous détourner d'un jugement droit; bien que selon l'usage de notre langue on appelle ainsi tout jugement, soit jugement droit, soit jugement dépravé, selon cet avis que l'Evangile donne aux hommes: «Ne jugez point selon l'apparence, mais portez un jugement droit 2» ; toutefois, dans notre passage, le mot jugement est employé de telle sorte que, si ce jugement n'est point droit, il ne mérite point d'être appelé jugement; autrement il ne suffirait pas de dire: «j'ai gardé le jugement»; mais il faudrait dire: J'ai gardé le jugement droit. C'est dans ce sens que parlait Notre-Seigneur Jésus-Christ, quand il disait: «Vous abandonnez ce qu'il y a de plus important dans la loi, le jugement, la miséricorde et la foi». Ici encore le mot de jugement est employé comme s'il n'y avait point de jugement dès lors qu'il est corrompu. Dans plusieurs endroits des saintes Ecritures, il a cette acception: ici, par exemple: «Je chanterai, Seigneur, votre miséricorde et votre jugement 4». Et dans cet autre passage d'Isaïe: «J'attendais d'Israël le jugement, et il a fait l'iniquité 5». Le Seigneur ne dit point: J'attendais un jugement

1. Ps 118,121. - 2. Jn 7,34. - 3. Mt 23,23.- 4. Ps 100,1. - 5 Is 5,7.

droit, et il a été perverti; mais il se sert du mot jugement, comme s'il désignait l'équité, comme s'il n'y avait plus de jugement dès lors qu'il y a injustice. Quant à la justice, on ne dit point une bonne ou une mauvaise justice, comme on dit un jugement équitable ou un jugement injuste, mais elle est bonne par là même qu'elle est justice. Ainsi dans le langage habituel on dira un bon jugement, un mauvais jugement, comme on dit un bon juge, et un mauvais juge; mais on ne dit pas une bonne justice, ou une mauvaise justice, comme on ne dit pas non plus un bon juste, ou un mauvais juste, car tout homme est bon dès lors qu'il est juste. La justice est donc une vertu de l'âme que l'on peut appeler bonne et louable, et dont nous n'avons plus à nous occuper; quant au jugement, dès qu'on le prend en bonne part, il est l'acte que produit cette vertu. Car celui qui a la justice porte un jugement droit, ou plutôt, dans le sens rigoureux, avoir la justice c'est juger, car porter un jugement faux ce n'est point juger. Et ici, sous le nom de justice nous n'entendons pas seulement une vertu, mais l'acte de cette vertu. Et en effet qui produit la justice dans l'homme, sinon celui qui justifie l'impie, c'est-à-dire qui, par sa grâce, le rend juste d'impie qu'il était? De là ce mot de l'Apôtre: «Nous sommes justifiés gratuitement par sa grâce 1». Celui donc qui a en lui la justice ou l'oeuvre de la grâce, fait la justice ou l'oeuvre de la justice.

2. «J'ai fait le jugement et la justice», dit le Prophète, «ne me livrez pas à ceux qui me nuisent»; c'est-à-dire, j'ai porté un jugement

1. Rm 3,24.

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juste, ne me livrez point à ceux qui me persécutent pour ce jugement. Ou, comme on lit dans quelques exemplaires: «Ne me livrez u point à mes persécuteurs». L'expression grecque, en effet, tois antidikousi; se traduit par nocentibus, ceux qui me nuisent, par persequentibus, ceux qui me persécutent, par calumniantibus, ceux qui me calomnient; je m'étonne de n'avoir lu, dans aucun des exemplaires que j'ai pu me procurer, adversantibus, mes adversaires, bien que le mot grec antidikos se traduise sans hésitation par adversarius, adversaire. Quand le Prophète supplie le Seigneur de ne point le livrer à ses ennemis, quel est le sens de sa prière, sinon le même que quand nous disons: «Ne nous induisez pas en tentation 1?» Car saint Paul nous montre quel est notre adversaire, quand il dit: «De peur que le tentateur ne vous ait tentés 2». Dieu nous livre à lui quand Dieu nous abandonne. Car le tentateur ne saurait tromper celui que Dieu n'abandonne pas, lui qui, dans sa bonne volonté, donne à l'homme la beauté comme la force. Quant à celui qui a dit dans son abondance: «Je ne serai jamais ébranlé 3». Dieu en détourne sa face, et lui se trouble en se voyant tel qu'il est. Celui, dès lors, dont la chair est crucifiée par la crainte chaste du Seigneur, et qui, pur de toute convoitise charnelle, fait le jugement et l'oeuvre de la justice, doit demander de n'être point livré àses adversaires, c'est-à-dire de ne point céder aux persécuteurs, et de ne faire point le mal en craignant de souffrir un mal. Le même Dieu qui lui donne de vaincre ses convoitises, et de ne pas céder aux voluptés, lui donne aussi la force de la patience et le soutient contre la douleur. Celui dont il est dit: «Le Seigneur donnera la douceur 4», est aussi celui dont il est dit encore: «C'est de lui que vient ma patience 5».

3. Enfin: «Affermissez votre serviteur dans le bien, que les superbes ne me calomnient pas 6». Ils me poussent afin de me faire succomber au mal; pour vous, affermissez-moi dans le bien. Ceux qui ont traduit: Non calumnientur me, au lieu de mihi, ont suivi le mot grec, moins usité dans la langue latine. Ou peut-être: Non calumnientur me aurait-il la même énergie que si l'on disait: Qu'ils ne me surprennent point par leurs calomnies?

1. Mt 6,13. - 2. 1Th 3,5.- 3. Ps 29,7-8. - 4. Ps 84,13. - 5. Ps 53,6. - 6. Ps 118,122.


4. Or, les superbes peuvent jeter le mépris sur l'humilité chrétienne par bien des calomnies; mais la plus grande est d'entendre ces hommes superbes nous accuser d'adorer un mort. Car c'est la mort du Christ qui nous prêche, qui relève à nos yeux l'humilité d'une manière divine. Or, cette calomnie nous vient des deux peuples infidèles, des Juifs et des Gentils. Les hérétiques ont aussi leurs calomnies propres à chacune des sectes: ils ont les leurs, tous ces schismatiques séparés par leur orgueil de l'unité des membres du Christ. Or, quelle effrayante calomnie ne lança point le diable lui-même contre le juste, quand il s'écria: «Est-ce donc gratuitement que Job sert le Seigneur 1». Mais un regard plein de vigilance et de piété sur Jésus crucifié, dissipe ces calomnies des superbes comme la bave empoisonnée des serpents. C'était lui que voulait figurer Moïse quand, sur l'ordre de Dieu, il planta dans le désert la figure d'un serpent au haut d'un arbre 2,afin de nous montrer que la ressemblance de la chair du péché, qui était dans le Christ, serait attachée à la croix. C'est en fixant nos regards sur cette croix salutaire que nous chassons tout le venin de nos calomniateurs; c'est elle que le Prophète fixait en quelque sorte avec une profonde attention, quand il disait: «Mes yeux s'affaiblissent dans l'attente de votre salut et des paroles de votre justice 3». Car Dieu a revêtu son Christ d'une chair semblable à notre chair de péché 4, et l'a fait péché pour nous, afin qu'en lui nous fussions la justice de Dieu 5». Le Prophète nous dit donc que ses yeux se sont affaiblis à attendre cette parole de la justice divine, lorsque sentant jusqu'où va la faiblesse humaine, il a une soif ardente de cette divine grâce qu'il considère dans le Christ.

5. De là cette prière du Prophète: «Agissez avec votre serviteur selon votre miséricorde 6», et non, selon ma justice. «Et enseignez-moi vos justifications»; sans doute ces moyens par lesquels Dieu fait les justes, qui ne le deviennent point par eux-mêmes.

6. « Je suis votre serviteur». Car je ne me suis pas bien trouvé d'être libre, et non à votre service. «Donnez-moi l'intelligence, afin que je sache vos témoignages 7». Il ne faut jamais cesser de faire à Dieu cette prière, car il

1. Jb 1,9.- 2. Nb 21,9 Jn 3,14.- 3. Ps 118,123. - 4. Rm 8,3.- 5. 2Co 5,21.- 6. Ps 118,124.- 7. Ps 118,125.

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ne suffit pas d'avoir reçu l'intelligence, d'avoir appris les préceptes de Dieu; il faut recevoir toujours cette intelligence, et en quelque sorte boire à la source de la lumière éternelle. Car plus un homme a d'intelligence, et plus il connaît les témoignages du Seigneur.

7. «Quant au Seigneur, il est temps qu'il agisse 1». C'est ainsi qu'on lit en plusieurs exemplaires, et non comme en d'autres: Seigneur, il est temps d'agir. Quel est donc ce temps, ou que doit faire le Seigneur selon le Propbète? Ce qu'il avait demandé un peu auparavant: «Agissez envers votre serviteur, selon u votre miséricorde 2» .Voilà ce que le Seigneur doit faire, il en est temps. Et que désignent ces paroles, sinon la grâce qui nous a été révélée en son temps par Jésus-Christ? Et de quel temps parle saint Paul, ici: «Lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils 3»; et dans un autre endroit, citant une parole des Prophètes, où Dieu dit: «Je vous ai exaucé au temps favorable, et secouru au jour de salut? voici, dit l'Apôtre, le temps favorable, voici les jours de salut 4». Mais pourquoi le Prophète, voulant nous montrer que pour le Seigneur il était temps d'agir, a-t-il ajouté: «Ils ont dissipé votre loi?» Comme si pour le Seigneur le temps d'agir était celui où les orgueilleux ont dissipé sa loi, eux qui, ne connaissant point la justice de Dieu, et voulant établir leur propre justice, n'ont pas été soumis à celle de Dieu 5? Qu'est-ce à dire en effet: « Ils ont dissipé votre loi», sinon que dans leurs iniques prévarications ils ne l'ont point observée entièrement? Il fallait donc à ces âmes orgueilleuses, trop présomptueuses de leur liberté, imposer une loi, afin qu'après avoir violé cette loi, ceux qui s'humilieraient dans la componction eussent recours par la foi et non par la loi, à la grâce qui s'offrait à eux. Mais la loi ayant été anéantie, vint le temps de la divine miséricorde par le Fils unique de Dieu. Car la loi est entrée dans le monde pour faire abonder le péché, et le péché ayant anéanti la loi, le Christ est venu à temps pour faire surabonder la grâce, où le péché avait abondé 6.

8. « C'est pour cela», dit le Prophète, «que j'ai aimé vos préceptes plus que l'or et la topaze 7». La grâce nous fait accomplir par la charité ces préceptes de Dieu que nous ne

1. Ps 118,170.- 2. Ps 118,127.- 3. Ga 4,4.- 4 Is 49,8 2Co 6,2.- 5. Rm 10,3.- 6. Rm 5,20.- 7. Ps 118,127.

pouvions accomplir par la crainte. «Car c'est par la grâce de Dieu que la charité est répandue dans nos coeurs en vertu de l'Esprit-Saint qui nous a été donné 1». Aussi le Seigneur nous dit-il: «Je ne suis point venu pour abolir la loi, mais pour l'accomplir 2». Et l'Apôtre à son tour: «La charité est la plénitude de la loi 3». De là vient que le Prophète l'aime plus que l'or et la topaze; et dans un autre psaume, plus que l'or et les pierres les plus précieuses 4; on dit en effet que la topaze est une pierre des plus rares. Mais les Juifs ne comprenant point cette loi cachée dans l'Ancien Testament,et recouverte comme d'un voile, ce qui était figuré par cette face de Moïse qu'ils ne pouvaient regarder 5,n'accomplissaient les préceptes du Seigneur qu'en vue d'une récompense terrestre et charnelle, et dès lors ne l'accomplissaient point; car ce n'étaient point les préceptes, mais la récompense qu'ils aimaient. De là vient que leurs oeuvres n'étaient point des oeuvres volontaires, mais plutôt des oeuvres forcées. Mais pour celui qui aime les préceptes plus que l'or et les pierres les plus riches, toute récompense terrestre devient vile auprès de ces commandements, et l'on ne saurait établir auôune comparaison entre les autres biens de l'homme et ces biens qui le rendent bon lui-même.

9. «C'est pour cela que je me dirigeais selon vos préceptes 6». Je me redressais, parce que je les aimais; et comme ils sont droits, je me redressais en m'y attachant par l'amour, ce qui a pour conséquence la parole suivante: « J'ai haï», dit le Prophète, «toute voie d'iniquité». Comment en effet ne point haïr le chemin tortueux, dès lors qu'il aimait le chemin droit? De même en effet que s'il avait eu la passion de l'or et des pierres précieuses, il eût haï tout ce qui aurait pu lui faire perdre ces biens, de même, pour lui, aimer les préceptes du Seigneur, c'était haïr la voie de l'iniquité, comme cet impitoyable écueil que l'on rencontre dans un voyage sur la mer, et où le naufrage nous ferait perdre des biens inestimables. Pour éviter ce malheur, il dirige ailleurs ses voiles, ce pilote prudent qui s'est embarqué sur le bois de la croix, avec les précieuses marchandises des préceptes divins.

1. Rm 5,5. - 6. Mt 5,17,- 7. Rm 13,10.- 8. Ps 18,11. - 9. Ex 34,33-35 2Co 4,13-16. - 10. Ps 118,128.




Augustin, les Psaumes 11924