Augustin, Sermons 23

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SERMON XXIII. Prononcé dans la basilique de Fauste (1). DE LA VUE DE DIEU. (2).

ANALYSE. - Ce discours n'est autre chose que le développement de ces paroles sacrées. «Vous m'avez tenu par la main droite, vous m'avez conduit dans votre volonté et vous m'avez reçu dans votre gloire (3)» En suivant avec attention le savant docteur nous constaterons qu'un ancien écrivain ecclésiastique n'a pas eu tort de donner à ce discours le titre que nous venons de reproduire. - I. Vous m'avez tenu par la main droite. Il est beaucoup plus dangereux de parler que d'écouter, surtout quand on enseigne l'Écriture. On doit éviter en effet d'expliquer charnellement le langage charnel qu'elle emploie pour nous rendre spirituels. Gardez-vous donc de prendre à la lettre ce que dit ici le prophète et de croire que Dieu l'ait pris réellement par la main droite. Il s'agit d'un sens bien plus beau. - II. Vous m'avez conduit dans votre volonté. L'Écriture nous apprend que Dieu habite en nous, malgré son immensité. Il y habite par la charité. Appelée avec raison plutôt des arrhes qu'un gage, la charité est la source de tous les dons divins; Dieu conduit avec prédilection l'âme qui en est ornée. Où la conduit-il? - 3. Vous m'avez reçu dans votre gloire. Les anciens que l'Écriture nous représente comme ayant vu Dieu ne l'ont pas vu en lui-même; ils ont vu simplement l'apparence sous laquelle il se montrait à eux. Ce bonheur ne leur suffisait pas, ils ont désiré ardemment voir Dieu en lui-même, Travaillons comme eux à être reçus par lui dans sa gloire - Mais pour y parvenir soyons des enfants de paix (5).

1. Il y avait à Carthage une basilique de ce nom. - 2 Ps 72,24; - 3. Ps 72,24 - 4. Florus, Comen. sur l'Epît. aux Ephés. et sur l'Epît aux Hébr. - 5. Pour rapporter ce discours à la vue de Dieu, il est facile d'enchaîner ainsi les trois parties: 1. Ne considérons point Die comme un être matériel; 2. il est invisible, puisqu'il habite en nous 3. quand nous le verrons, nous ne le verrons pas comme le vit Moïse sous une apparence étrangère, nous le verrons dans sa gloire.


1. Considérons comme un sujet d'entretien ce qu'en chantant nous venons de dire au Seigneur; faisons de ces paroles le sui et de notre discours. Après avoir dit à Dieu: «Vous m'avez tenu par la main droite, vous m'avez conduit dans votre volonté et vous m'avez reçu dans la gloire;» prions-le de répandre plus de lumière dans nos coeurs et de nous aider, par sa miséricorde et par sa grâce, moi à parler, vous à apprécier. Pour faciliter la parole nous paraissons debout en un lieu plus élevé; mais c'est vous qui êtes réellement en un lieu plus élevé; vous êtes nos juges, nous sommes jugés par vous. On nous appelle docteurs, mais nous avons souvent besoin d'un docteur et nous ne voulons point passer pour maîtres: il y aurait danger et prévarication, car le Seigneur a dit: «Ne cherchez point à être appelés maîtres; vous n'avez qu'un maître, le Christ (Mt 23,10)» Il y a donc danger à être maître, sécurité à être disciple. Aussi est-il dit dans un psaume: «Vous ferez entendre à mon oreille la joie et l'allégresse (Ps 50,10);» et l'on est moins exposé en entendant la divine parole qu'en la prêchant; on reste tranquillement debout, on écoute et l'on se réjouit à la voix de l'Époux (Jn 3,29).

2. L'Apôtre avait été obligé de se faire docteur; voyez donc ce qu'il dit: «J'ai été au milieu de vous dans la crainte et un grand tremblement (1Co 2,3).» Ainsi n'est-il pas plus sûr de nous considérer tous, nous qui parlons, et vous qui écoutez, comme les disciples d'un même Maître? Oui, il est plus sûr, il est avantageux que vous nous contiez, non comme vos maîtres, mais comme vos condisciples. Voyez si nous ne devons pas être inquiets? «Frères, dit l'Écriture, ne vous faites point maîtres en grand nombre; car nous faisons tous beaucoup de fautes.» Qui ne tremblerait devant ce mot: tous? Ensuite? «Si quelqu'un ne pèche point en paroles, c'est un homme parfait (Jc 3,1-2).» Mais qui osera se dire parfait?

Il est donc vrai, celui qui demeure debout et écoute ne pèche pas en paroles; mais lorsque celui qui parle ne pécherait point, ce qui est difficile, (99) il souffre et craint de pécher. Ah! Mes frères, non-seulement écoutez nos paroles, mais prenez pitié de nos frayeurs; et comme tout ce qui est vrai vient de la Vérité même, quand nous disons vrai, ne nous l'attribuez pas, louez-en Dieu; quand au contraire nous manquons comme des hommes, priez-le pour nous.

3. L'Écriture est sainte, véridique, irréprochable. Divinement inspirée, elle sert à enseigner, à reprendre, à exhorter, à instruire (2Tm 3,16); et nous n'avons point à l'accuser s'il nous arrive de nous égarer pour ne l'avoir pas comprise. La comprendre, c'est marcher droit; s'égarer pour ne l'avoir pas bien entendue, c'est lui laisser sa pureté, car notre perversité ne pourrait l'altérer; mais elle reste intacte et nous attend pour nous corriger. Néanmoins, elle s'exprime souvent, toute spirituelle qu'elle est, d'une manière qui semble charnelle, afin de nous exercer. «La loi est spirituelle, dit l'Apôtre, pour moi je suis charnel (Rm 7,14).» Aussi marche-t-elle souvent avec les hommes charnels d'une façon qui semble charnelle; mais elle ne veut pas qu'ils restent charnels.

Une mère aime à nourrir son petit enfant: est-ce pour qu'il reste petit? Elle le tient sur son coeur, le réchauffe dans ses bras, le comble de caresses, lui donne son lait,- elle fait tout pour ce petit; mais elle demande à le voir grandir et à ne pas se conduire toujours ainsi envers lui. Considérez l'Apôtre: mieux vaut arrêter nos regards sur lui, puisqu'il n'a point dédaigné de se donner le nom de mère. «Je me suis fait petit parmi vous, dit-il, comme une nourrice qui soigne ses enfants (1Th 2,7).» Inspiré par un vrai et pieux sentiment de charité fraternelle, l'Apôtre se fait nourrice en disant qu'il soigne, et mère en ajoutant: ses enfants. Il est des nourrices qui élèvent des enfants qui ne sont pas les leurs; il est des mères qui sans élever leurs propres enfants les donnent à des nourrices. Mais l'Apôtre élève et; nourrit les siens, et pourtant il dit ailleurs, comme je l'ai rappelé: «J'ai été parmi vous dans la crainte et un grand tremblement.»

4. Tu diras: Qu'y avait-il dans ces hommes qui obligent Paul à être parmi eux dans la crainte et le tremblement? «Comme à de petits enfants dans le Christ, dit-il, je vous ai abreuvés de lait, je ne vous ai pas donné à manger, parce que vous n'en étiez pas capables encore, à présent même vous ne le pouvez point, car vous êtes encore charnels (1).» Tout en les appelant charnels il les nomme petits enfants en Jésus-Christ; ainsi les reprend-il sans les repousser. Ils sont tout à la fois charnels et petits enfants en Jésus-Christ; mais en les nommant petits enfants en Jésus-Christ, l'Apôtre ne veut point qu'ils demeurent charnels; il désire qu'ils deviennent spirituels, jugeant tout, sans être jugés par personne. Car «l'homme animal, comme il dit lui-même, ne perçoit pas ce qui est de l'Esprit de Dieu; c'est folie pour lui, et il ne le peut comprendre, car c'est par l'Esprit qu'on doit en juger. Mais l'homme spirituel juge de toutes choses, et il n'est jugé par personne.» C'est encore l'Apôtre qui dit: «Nous prêchons la sagesse parmi les parfaits (2).» S'ils sont parfaits, pourquoi prêcher? Qu'a besoin de ta parole un homme parfait? - Mais cherchons en quoi cet homme est parfait.

Peut-être sans trouver un homme qui connaisse complètement, en découvrirai-je un qui écoute parfaitement. Le parfait auditeur est donc, celui qui peut recevoir dans son esprit la nourriture solide, sans en ressentir ni trouble ni aigreur. Quel est-il et nous le louerons? Je ne doute pas néanmoins qu'il y ait des hommes spirituels qui écoutent bien et qui jugent bien. Ce n'est pas devant eux que je m'inquiète. Car s'ils jugent que je suis charnel, ils useront de miséricorde envers moi, et s'ils goûtent ce que je dis, ils s'en réjouiront avec moi.

5. Me voici à ces paroles du psaume que nous venons de chanter: «Vous m'avez tenu par la main droite.» Suppose un auditeur charnel; que pensera-t-il, sinon que Dieu s'est montré au prophète sous une forme humaine, qu'il lui a pris la main droite, non la gauche, qu'il l'a conduit dans sa volonté et élevé où il lui a plu? Comprendre, ou plutôt s'imaginer cela, c'est ne comprendre pas. En effet qui dit comprendre, dit comprendre la vérité, car le faux s'imagine et ne se comprend pas. Si donc l'homme charnel s'imagine que la divine nature a des membres distincts, une forme déterminée, une grandeur limitée et circonscrite dans un lieu, que faire avec lui? Si je lui dis: Dieu n'est pas cela, il né comprend pas. Si je lui dis: Dieu est cela, il comprend, mais je le trompe. Je ne puis dire que Dieu est cela; ce serait mentir; et sur qui? Sur mon Dieu sur mon Sauveur et mon Rédempteur, sur mon espoir, sur Celui vers qui j'élève et mes mains et mes yeux Ah! Ce ne serait point

1. 1Co 3,1-2 - 2. 1Co 2,14-16

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une faute légère de mentir ainsi. Se tromper sur Dieu, c'est fâcheux, et dangereux; mentir sur lui, c'est pernicieux et mortel. Tout menteur n'est pas trompé. Être trompé c'est croire vrai ce qui ne l'est pas; et dire ce que l'on estime vrai, ce n'est pas mentir, c'est néanmoins se tromper. Que Dieu accorde de ne se pas tromper à qui ne veut point mentir.

6. Supposons donc que, comme je l'ai dit, le petit enfant dont j'ai parlé croie que Dieu a des membres distincts en certaines parties de son corps, qu'il a une figure particulière, une forme limitée, qu'il demeure et se meut dans l'espace; quand il lira ce passage: «Où irai-je devant votre esprit? Où fuir devant votre face? - Si je monte au ciel, vous y êtes; si je descends au fond des enfers, vous voilà (1);» pensera-t-il que Dieu est réellement au ciel, réellement sur la terre et réellement aux enfers? Mais alors que deviendra ce pauvre petit? S'il m'écoute, qu'il cherche avec la Samaritaine des montagnes et des temples pour s'approcher de Dieu; qu'il aille à Jérusalem, à la montagne de Samarie (2), non dans un temple visible; qu'il n'y coure pas, qu'il ne cherche pas un temple matériel pour s'approcher de Dieu. Qu'il soit lui-même un temple et Dieu viendra en lui. Car Dieu ne le méprise pas, il ne dédaigne pas de venir, il daigne le faire, au contraire. Comme preuve qu'il ne dédaigne pas, écoute sa promesse; écoute, en attendant, les assurances que donne sa bonté, non les menaces de son dédain. «Nous viendrons en lui,» dit-il, mon Père et moi. En lui, c'est-à-dire dans celui qu'il venait de représenter comme l'aimant sincèrement, comme obéissant à ses préceptes, gardant son commandement, plein de charité envers Dieu et envers le prochain. «Nous viendrons en lui, dit-il, et nous établirons en lui notre demeure (3).»

7. Il n'est pas à l'étroit dans le coeur du fidèle, et le temple de Salomon était trop peu vaste pour lui; car ce prince disait en le construisant «Si le ciel du ciel ne vous suffit pas (4).» Il est dit aussi avec vérité: «Le temple de Dieu est saint, et ce temple, c'est vous (5).» Dans un autre endroit: «Nous sommes le temple du Dieu vivant.» Et comme si on demandait à l'écrivain sacré: Quelle preuve en donnes-tu? «C'est qu'il est écrit, répond-il: J'habiterai en eux.»

Ah! Si quelque puissant protecteur te disait Je vais demeurer chez toi, que ferais-tu? Ta

1. Ps 138,7-8 - 2. Jn 4,20 - 3. Jn 14,23 - 4. 2Ch 6,18 - 5. 1Co 3,17

maison étant trop étroite, tu te troublerais certainement, tu serais sous le poids de la frayeur, la désirerais qu'il ne le fit pas. Tu ne voudrais pas être à l'étroit pour recevoir ce grand personnage, à qui ne suffirait point à son arrivée ta petite et pauvre maison. Ne crains point l'arrivée de ton Dieu, ne crains point l'affection de ton Dieu; en venant il ne te met point à l'étroit, au contraire il te mettra au large. Aussi, pour te l'apprendre, il n'a pas promis seulement devenir, il n'a pas dit seulement: «J'habiterai en eux,» il a dit aussi, pour exprimer qu'il te mettra au large: «Et je marcherai en eux (1).» Si tu aimes Dieu, tu vois cette largeur de cuir. - En tourmentant, la crainte rétrécit; par conséquent l'amour dilate. Vois cette largeur de la charité. «La charité de Dieu, dit l'Écriture, est répandue dans nos coeurs (2).»

8. Tu cherchais une place pour Dieu; qu'il l'agrandisse en demeurant en toi. «La charité est répandue dans nos coeurs,» Mais ce n'est point par nous, c'est «par l'Esprit saint qui «nous a été donné.» La charité est répandue dans nos coeurs; de plus Dieu est charité (3); n'est-ce pas un gage quelconque que Dieu marche en nous? Car nous avons reçu ce gage; et quelle idée nous faire de ce que ce gage nous assure?

Il est des exemplaires qui portent: arrhes, au lieu, de gage, ce qui est préférable. Les traducteurs ont voulu exprimer la même idée; l'usage néanmoins établit une différence entre gage et arrhes. On rend le gage après avoir reçu ce qu'il garantissait. Beaucoup d'entre vous, sans doute, ont compris. Je ne le vois pas, mais je m'en aperçois à vos paroles: je pense en effet que si vous vous entretenez les uns avec les autres, c'est que ceux qui comprennent veulent expliquer à ceux qui n'ont pas compris encore. Je vais donc m'exprimer un peu plus clairement afin que tous saisissent. Tu reçois, par exemple, un livre de ton ami, mais pour l'obtenir de lui, tu lui donnes un gage. Quand tu rendras ce livre garanti par un gage, ton ami le recevra et à son tour il te rendra le gage, il ne conservera pas les deux choses.

9. Que conclure, Ires frères? Si Dieu nous donne maintenant, comme un gage, la charité par l'opération du Saint-Esprit, ne nous ôtera-t-il pas ce gage lorsqu'il accomplira la promesse dont ce gage est la garantie? Nullement. Il complètera plutôt ce qu'il a donné. Ainsi les arrhes sont préférables au gage. Tu as acheté quelque chose

1. 2Co 6,18 - 2. Rm 5,5 - 3. 1Jn 4,8

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loyalement et par contrat; tu verses une partie du prix: ce sont des arrhes, ce n'est pas un gage car tu compléteras la somme donnée, tu ne la réclameras point. Fais maintenant l'application. Je trouve la charité dans une âme; ce sont des arrhes et ces arrhes la portent à désirer le bonheur tout entier. Qu'elle considère la nature de ces arrhes, car elles ne feront que se compléter. Qu'elle les considère donc, qu'elle les examine en elle-même, qu'elle les étudie et les questionne sur ce complément qu'elle ne voit pas, car il serait à craindre qu'elle ne cherchât dans ce complément autre chose que ce qui est dans les arrhes reçues. Dieu donnera-t-il de l'or, achèvera-t-il le paiement en or? Nous a-t-il donné de l'or pour arrhes? Il est à craindre que tu ne désires du plomb pour de l'or. Considère tes arrhes: que je voudrais te persuader de les contempler! Dieu est charité.

10. Déjà nous avons reçu quelque chose de cette source, quelques gouttes d'eau, quelques gouttes de rosée. Ah! Si telle est la rosée, que n'est point la fontaine qui la produit? Rafraîchi pas cette rosée, mais rempli d'ardeur pour courir à la source, dis à ton Dieu: «En vous est la fontaine de vie.» La rosée a provoqué en toi ce désir, tu te rassasieras à la source même. Là se trouve tout ce qui nous suffit. «Les enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes.» Eh! Pourquoi désirer comme de grands bienfaits de Dieu, ce qu'il donne aux animaux comme à nous? Ces bienfaits sont de lui, qui en doute? La plus légère faveur ne descend-elle pas de celui dont il est dit: «Le salut vient du Seigneur (1)?»

11. Le même psaume ajoute: «Vous sauverez, Seigneur, les hommes et les bêtes, à Dieu selon l'immense étendue de votre miséricorde (2).» Votre miséricorde est si abondante qu'elle se prodigue non seulement aux hommes, mais encore aux animaux. Telle est l'incomparable richesse de cette miséricorde, que vous faites lever votre soleil sur les bons et sur les méchants, pleuvoir aussi sur les justes et les pécheurs (3). Vos saints ne recevront-ils rien de particulier? L’homme pieux ne recevra-il rien que ne le reçoive l'impie? Il reçoit sûrement autre chose. Écoute ce qui suit.

Après avoir dit: «Vous sauverez, Seigneur, les hommes et les bêtes, ô Dieu, dans l'immense étendue de votre miséricorde,» le prophète ajoute: «Mais les enfants des hommes.

1. Ps 3,9 - 2. Ps 35,7-10 - 3. Mt 5,45

Que viens-tu donc de dire? Les hommes ne seraient-ils point les enfants des hommes? Il répond: «Vous sauverez, Seigneur, les hommes et les animaux; mais les enfants des hommes;» quoi? «espèreront à l'ombre de vos ailes.» Voilà ce qu'ils ne partageront pas avec les bêtes. Pourquoi dire ici les enfants des hommes et dire là les hommes? Les hommes ne sont-ils pas les enfants des hommes? Sans aucun doute les hommes sont les enfants des hommes. Pourquoi alors cette distinction, sinon parce qu'il est un homme qui n'a pas été fils de l'homme? L'homme qui n'est point fils de l'homme c'est Adam; l'homme fils de l'homme, c'est le Christ. «De même que tous meurent en Adam ainsi tous recevront la vie en Jésus-Christ (1).» Ils cherchent le salut avec les bêtes, ceux qui meurent et qui meurent pour ne pas vivre; ils ne le cherchent pas avec les enfants des hommes, pour obtenir de ne mourir jamais. La distinction est comprise. Ces hommes ne sont que des hommes, les enfants des hommes sont associés au Fils de l'homme.

12. Qu'y a-t-il ensuite? «Les enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes.» J'espère donc; mais l'espérance qui se voit n'est pas de l'espérance (2); ainsi c'est à l'avenir qu'on sera enivré des biens promis. «Il seront enivrés de l'abondance de votre maison.» Je craignais tout à l'heure qu'on, ne cherchât en bien des membres corporels; je crains maintenant que l'on ne voie dans cette ivresse, non le rassasiement des biens ineffables, mais la débauche des festins charnels. Expliquons toutefois; on comprendra comme on pourra, et si l'on ne petit s'élever plus haut, qu'oie ne quitte pas l'idée du sein maternel, qu'importe, pourvu que l'on croisse! Poursuivons, et si nous en sommes capables, goûtons le plus qu'il nous sera possible, les délices spirituelles. «Ils s'enivreront, est-il dit, de l'abondance de votre maison, et vous les abreuverez au torrent de vos voluptés.» De quel vin? De quelle liqueur? De quelle eau? De quel miel? De quel nectar? Tu veux savoir de quoi? «Car en vous est la source de la vie (3).» Bois la vie, si tu peux. Prépare ta conscience, non ta bouche; ton esprit et non pas ton appétit. Si tu as entendu, si tu as compris, si tu as aimé de tout ton coeur, déjà tu as bu à cette fontaine.

13. Qu'as-tu bu? Tu as bu la charité. La connais-tu? Mais c'est Dieu (4). Tu as bu la charité; mais où l'as-tu bue? Si tu la connais, si tu l'as vue,

1. 1Co 15,22 - 2. Rm 8,24 - 3. Ps 35,7-10 - 4. 1Jn 4,8

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si tu l'aimes, où l'aimes-tu? Tout amour bien réglé est un amour de charité. Comment, de charité? Et toi qui aimes la charité, qu'aimes-tu? Où est l'objet de ton amour? L'amour naît en toi; tu le connais et tu l'aimes. Mais on ne le voit pas dans un lieu, on ne le cherche pas des yeux du corps pour s'y attacher avec plus d'ardeur, on n'entend pas le bruit de sa parole, et quand il vient à toi tu ne l'entends point marcher. As-tu jamais senti les pieds de la charité se promenant dans ton coeur? Qu'est-elle donc? A qui est ce trésor que tu possèdes déjà sans le toucher? Ah! Apprends par là à aimer Dieu.

14. Dieu cependant s'est promené dans le paradis (1); il s'est montré près du chêne de Mambré (2); il s'est entretenu bouche à bouche avec Moïse sur le mont Sinaï. - Que s'ensuit-il? - C'est qu'on le voit dans un lieu sans le sentir marcher. - Veux-tu entendre Moïse lui-même et comme un enfant remuant ne pas me fatiguer quand je veux te nourrir? Veux-tu donc entendre Moïse lui-même? Sans aucun doute il s'entretenait avec Dieu bouche à bouche. A qui donc disait-il: «Si j'ai trouvé grâce devant vous, montrez-vous vous-même à moi (3).» N'est-ce pas à Celui avec qui il conversait? Il s'entretient avec lui bouche à bouche, comme on s'entretient avec un ami, et il lui dit: «Si j'ai trouvé grâce devant vous, montrez-vous à moi vous-même à découvert.» Que voyait-il donc alors et que croyait-il voir? Si ce n'était pas Dieu, comment lui disait-il: «Montrez-vous vous-même à moi?» On ne peut soutenir que ce n'était pas Dieu. Si ce n'eût pas été Dieu, il aurait dit: Montrez-moi Dieu. En disant: «Montrez-vous vous-même à moi,» il fait connaître que c'était Dieu lui-même qu'il demandait à voir, et toutefois il conversait avec lui bouche à bouche, comme un ami avec son ami.

Veux-tu donc comprendre? Voici: Dieu était caché quand il apparaissait à Moïse. Si ce n'eût pas été lui, Moïse n'aurait pu, s'entretenant bouche à bouche, lui dire: «Montrez-vous vous même à moi.» Et s'il n'eût pas été caché, pourquoi aurait-il demandé à le voir? Tu le comprends donc, situ as de l'intelligence, Dieu pouvait apparaître et en même temps être caché, apparaître sous une forme, être caché dans sa nature.

15. Si tu as saisi cela autant que tu en es capable, prends garde de t'imaginer maintenant que pour

1. Gn 3,8 - 2. Gn 18,1 - 3. Ex 33,11-13

se montrer Dieu change sa propre nature en la forme qui lui plaît. Dieu est immuable, le Fils et le Saint-Esprit le sont comme le Père. «Au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu (1).» Le Verbe lui-même est donc Dieu et immuable comme Dieu en qui il est Dieu. Ne te figure ni diminution ni changement dans aucune des adorables personnes. Dieu est le «père des lumières en qui il n'y a ni changement ni ombre de vicissitudes (2).

S'il est immuable, reprends-tu, que signifie cette forme visible sous laquelle il a apparu à qui et comme il a voulu, marchant, parlant, se montrant même aux yeux du corps? - Tu me demandes avec quoi Dieu produit cette forme pour se rendre présent? Mais puis-je t'expliquer avec quoi il a fait le monde, avec quoi il a fait le ciel et la terre, avec quoi il t'a fait toi-même? Il m'a fait avec du limon réponds-tu. – Oui, c'est vrai. Mais le limon, avec quoi l'a-t-il fait? - Avec la terre. - Sans doute ce n'est pas avec une terre étrangère, mais avec la terre faite elle-même par le Créateur du ciel et de la terre. Comment enfin a-t-il fait cette terre? - «Il a dit, et tout a été fait (3).» - C'est bien, très-bien répondre, tu sais. «Il a dit et tout a été fait.» Je n'en demande pas davantage. Mais si je me contente lorsque tu rappelles qu'il a dit et que tout a été fait; pourquoi me questionner encore quand je réponds: Dieu a voulu et il a apparu?

16. Il a apparu comme il le jugeait convenable, tout en restant caché dans sa nature. Voit-on l'affection véritable, voit-on l'amour, voit-on la charité? Que ce gage t'enflamme du même désir dont brûlait Moïse lorsqu'il disait à Celui qu'il voyait: «Montrez-vous à moi.» Si nous cherchons ce bonheur, nous sommes ses enfants. «Nous sommes les enfants de Dieu, dit l'Écriture, et ce que nous serons ne se voit pas encore. Nous savons que lorsqu'il apparaîtra nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (4).» Non pas tel qu'il apparut près du chêne de Mambré, non pas tel que le vit Moïse, pour avoir besoin de lui dire: «Montrez-vous» à nous; mais «nous le verrons tel qu'il est.» Pourquoi? Parce que «nous sommes les enfants de Dieu,» non pour l'avoir mérité, mais pour avoir reçu la grâce de sa miséricorde. Car «vous réservez, Seigneur, une rosée toute volontaire pour votre héritage; cet héritage» c'est-à-dire son peuple, «était épuisé,» non pas en comptant sur

1. Jn 1,1 - 2. Jc 1,17 - 3. Ps 148,5 - 4. 1Jn 3,2

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lui-même pour voir ce qu'il ne voit pas, mais en croyant ce qu'il aspire à voir; «et vous l'avez fortifié (Ps 67,10).» Il a fortifié son peuple, et nous qui sommes ses enfants, «nous le verrons tel qu'il est.»

17. Qu'est-ce que le Seigneur a dit de ses enfants? «Bienheureux les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu (Mt 5,9).» Si donc il nous reste quelques obscurités sur des questions aussi profondes et aussi ardues, examinons pacifiquement. «Que l'on ne s'enfle point d'orgueil l'un contre l'autre pour autrui (1Co 4,6). Car si vous avez un zèle amer et que des querelles existent entre vous, ce n'est point là la sagesse qui vient d'en haut, c'est une sagesse terrestre, animale, diabolique (Jc 3,14-15).» Nous sommes donc les enfants de Dieu, nous le reconnaissons; mais nous ne serons reconnus à ce titre qu'à la condition d'être pacifiques. Et comment pourrons-nous voir Dieu, si les querelles éteignent en nous l'oeil qui doit le contempler?

18. Écoute plutôt ce qu'il dit, et ce qui fait que je m'exprime avec crainte et tremblement. «Recherchez la paix avec tous et la sainteté, sans laquelle personne ne pourra voir Dieu (He 12,14).» Quelle frayeur pour ceux qui l'aiment, mais elle n'affecte qu'eux. A-t-il dit en effet: Recherchez la paix avec tous et la sainteté, sans laquelle on sera jeté au feu, tourmenté par les flammes éternelles, livré à d'infatigables bourreaux? Tout cela est vrai, mais il ne l'es pas dit ici.

C'est qu'il a voulu te porter à aimer le bien, non à redouter le mal; et dans l'objet même de tes désirs il a trouvé moyen de t'effrayer. Tu verras Dieu: est-ce un sujet de le mépriser, de disputer, d'exciter le trouble? «Recherchez la paix avec tous, et la sainteté, sans laquelle personne ne pourra voir Dieu.» Si deux hommes également désireux de voir le lever du soleil, discutaient entre eux sur le point de l'horizon où il doit se montrer et sur les moyens de le voir; si cette discussion dégénérait en disputes, si dans l'ardeur de la querelle ils se blessaient et s'ils allaient même jusqu'à se crever les yeux pour ne pas voir ce lever du soleil, qui comprendrait leur folie?

Afin donc de pouvoir contempler Dieu, purifions nos coeurs par la foi, guérissons-les par la charité, affermissons-les dans la paix, car l'affection que nous avons les uns pour les autres est déjà un don de Celui que nous ambitionnons de contempler.




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SERMON XXIV. GRANDEUR ET SÉVÉRITÉ DE DIEU (1).

1. Ps 82,2

ANALYSE. - Certains détails de ce discours semblent indiquer qu'il a été prononcé à Carthage. Quoiqu'il en soit, le but que se propose le saint docteur est de déterminer le peuple à faire disparaître les derniers restes de l'idolâtrie: c'est à ce but qu'il rapporte un verset que l'on a chanté avec enthousiasme dans l'Église, et qu'il prend pour texte. - I. Seigneur qui est semblable à trous? N'est-ce pas avec raison que nous faisons entendre ce cri? En effet 1. qu'est-ce que l'univers en face de celui qui l'a créé? 2. Si les païens n'étaient aveugles, ne verraient-ils point avec quel éclat s'accomplissent les divines promesses qui révèlent la grandeur de Dieu et la grandeur de Jésus-Christ? 3. Quoique l'homme soit fait à l'image de Dieu, nous savons que devant Dieu il est fort petit. Et vous donneriez le nom même de Dieu à une statue que vous estimez si inférieure à l'homme? - II. Ne restez ni dans votre silence ni dans votre douceur. Comment cette provocation à la sévérité peut-elle s'accorder avec cette invitation du Sauveur: Venez à moi apprenez de moi que je suis doux? Examinons 1. quel est celui qui nous adresse cette invitation? C'est Celui qui seul connaît parfaitement Dieu. 2. A qui l'adresse-t-il? A vous tous qui lui avez répondu par vos acclamations et à nous qu'il charge de vous conduire et de vous diriger. 3. A quoi nous excite-t-il? A faire disparaître ici comme ils ont disparu à Rome les restes de l'idolâtrie. Cette sévérité n'est-elle point douceur, puisqu'elle à pour but de délivrer l'homme de la tyrannie du vice et de l'erreur? Soyez donc heureux de ce que les autorités ont fait contre l'idolâtrie.

1. Grâces au Seigneur notre Dieu; qu'on multiplie les louanges en son honneur; à lui sont dus les hymnes de Sion. Rendons-lui grâces avec autant d'ardeur dans l'âme que d'enthousiasme dans la voix, nous avons chanté: «Seigneur qui est semblable à vous?» C'est que nous chantons son amour vivant dans nos coeurs, c'est que vous le craignez comme votre Seigneur, c'est que vous le chérissez comme votre Père. Grâces lui soient rendues: on le désire avant de le voir; on sent sa présence et on espère le (104) posséder. Grâces à lui, dont l'amour ne bannit pas la crainte et dont la crainte n'empêche pas l'amour. C'est lui que nous bénissons, c'est lui que nous honorons en nos coeurs au lieu de nous honorer nous-mêmes. «Car le temple de Dieu est saint, et ce temple c'est vous. (1)»

Voyez maintenant combien ce Dieu est vivant, puisque les pierres de son temple sont tellement animées. Considérez, mes frères, ce que vous dites et à qui vous parlez en disant: «Seigneur, qui est semblable à vous?» Ce sont des pierres vivantes de l'édifice qui disent à celui qui l'habite: «Seigneur, qui est semblable à vous?» Représentez-vous toutes les créatures, la terre et tout ce qu'elle renferme, la mer et tout ce qu'elle contient, l'air et tout ce qui vit dans l'air, le ciel et tout ce qui est au ciel. Dieu «a dit et tout cela a été fait; il a commandé et tout a été créé. (2)» «Qui» donc, Seigneur, est «semblable à vous?» Que tout coeur répète, que toute langue docile proclame, que toute pieuse conscience publie avec sécurité: «Seigneur, qui est semblable à vous?» Car on s'adresse à Celui dont on n'a point à rougir; cette louange est digne de lui, elle convient aux pierres vivantes.

2. Quant aux pierres mortes, puissent-elles être sensibles à la compassion des pierres vivantes! J'appelle mortes, non pas celles qui composent ces édifices, non pas celles que taille le fer de l'ouvrier, ni celles que sculpte le ciseau pour en faire des dieux, ou plutôt pour leur donner ce nom: telles ne sont point les pierres dont je parle. Je nomme pierres mortes les hommes auxquels ressemblent ces dieux. Il est des pierres vivantes, c'est à elles que s'adresse en ces termes l'Apôtre Pierre: «Pour vous, mes frères, soyez posés sur lui comme pierres vivantes, pour former le saint temple de Dieu (3).»

Je dis donc, mes frères: Puissent les pierres mortes être sensibles à la compassion des pierres vivantes! Eh! Que cherchons-nous? Après quoi courons-nous tantôt avec angoisse et tantôt avec dilatation de coeur? Quel est le but tous nos soins et de toute notre ardeur, sinon de séparer une pierre d'une autre pierre? Les pierres vivantes ont des yeux et elles voient, des oreilles et elles entendent, des mains et elles travaillent, des pieds et elles marchent, car elles connaissent leur architecte; tandis que les pierres mortes croient que leurs pierres sont des dieux; ce sont

1. 1Co 3,17 - 2. Ps 148,5 - 3. 1P 2,5

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ces dieux qu'elles contemplent, qu'elles adorent ostensiblement; elles leur offrent des sacrifices et deviennent elles-mêmes les sacrifices du diable. En effet, ires frères, si elles avaient des yeux pourvoir et des oreilles pour entendre, leur serait-il difficile de reconnaître l'accomplissement des prophéties du. Christ? Ne pourraient-elles pas comprendre nos livres si vrais et nos oracles si sûrs? Mais pourquoi ne voient-elles pas? Pourquoi n'entendent-elles pas? Parce que la prophétie dit d'elles aussi: «Qu'ils deviennent semblables aux idoles ceux qui les font et ceux qui se confient en elles (1).» Faut-il donc désespérer de ces malheureux? Loin de là. Et qu'espérer de pierres inanimées? Qu'espérer? N'est-ce pas, comme il est écrit, que «Dieu peut de ces pierres susciter des enfants d'Abraham (2)?»

3. Ainsi, mes très-chers, vous savez à quel Dieu nous avons dit: «Seigneur, qui est semblable à vous?» C'est à Celui dont nous n'avons pas à rougir, dont nous ne lisons pas les titres sur la pierre, car nous les portons dans nos coeurs; dont le nom connu de tous, vit dans les âmes fidèles, habite dans les coeurs soumis et lutte contre les superbes. Nous connaissons Celui à qui nous avons dit: «Seigneur, qui est semblable à vous?» Par conséquent, que jamais les hommes ne parviennent à nous inspirer la haine d'eux-mêmes: mais haïssons le mal qu'a fait l'homme dans l'homme même, le chef-d'oeuvre de Dieu.

Je cherche le Créateur de celui qui porte le nom d'homme; ce Créateur est Dieu. Dieu n'est-il créateur que de l'homme? N'a-t-il pas créé aussi les troupeaux et les poissons, les oiseaux et les anges, le ciel et la terre, les étoiles, la lune et le soleil, tout ce qui est créé, tout ce qui est réglé au-dessus et au dessous de nous, les êtres les plus infimes et les êtres les plus élevés, tout ce qui est contenu par le lien de l'unité; n'est-ce pas Dieu qui a formé tout, cela? Il est vrai, il a fait l'homme à son image et à sa ressemblance (3). L'homme est donc une ressemblance: mais quelle ressemblance en face de la réalité? Qu'est-ce que l'homme devant Dieu? Qu'est-ce que l'homme, sans votre souvenir, Seigneur (4)? Disons donc devant l'image et la ressemblance qu'il a produite, disons donc à noire Dieu: «Seigneur, qui est semblable à vous?» Le prophète a dit encore: «Souviens-toi que

1. Ps 113,6 - 2. Mt 3,9 - 3. Gn 1,26-27 - Ps 8,6

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tu es poussière (1),» tant est éloigné de ressembler à Dieu l'homme qu'il a créé à son image? Cette ressemblance est si différente de l'original, qu'on ne peut établir de comparaison. Et le coeur d'un homme, le coeur d'un chrétien qui ne peut dire: l'homme est Dieu; aime à lire: au dieu Hercule! Sans doute l'inscription ne parle pas; mais on lit: au dieu Hercule. A qui s'adresse ce titre? Qu'il nous l'apprenne celui à qui il est décerné. Mais le personnage est aussi muet, aussi insensé que son titre; il y a ici plus qu'un mensonge et moins que de la boue. Ce titre accuse la main qui l'a écrit, il confond l'adorateur de la statue; il ne fait pas que la pierre soit Dieu, il montre que l'homme est fou; en donnant à de la boue le nom même de Dieu, il efface du livre des vivants celui qui adore ce, Dieu prétendu. Quel sentiment a-t-il, si faible que ce soit?

4. Néanmoins, comme Dieu peut de ces pierres mêmes susciter des enfants d'Abraham, qu'il daigne considérer ici ce qu'il a fait dans l'homme. Oui, que ce Dieu à qui nous avons dit: «Seigneur, qui est semblable à vous?» considère dans l'homme ce que lui-même y a fait, et qu'il y efface ce que l'homme a fait contre son Créateur. Qu'il frappe et qu'il guérisse, qu'il perde et ressuscite. Car après lui avoir dit: «Seigneur, qui est semblable à vous?» on a eu raison d'ajouter: «Ne demeurez ni d'ans votre silence ni dans votre douceur.» Quoi! Mes frères, n'est-ce pas provoquer la colère de Dieu dans ce psaume, que de lui dire: «Ne gardez ni votre silence, ni votre douceur?» On s'adresse ici soit au Père qui a envoyé, soit au Fils qui est venu et qui a dit: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (2). Ainsi le Christ, Fils de Dieu, est doux et humble de coeur. Comment donc? Il a dit: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur;» et nous avons osé lui dire: «Ne demeurez ni dans votre silence ni dans votre douceur?» Ne pourrait-il nous répondre: O homme! Ne te suffit-il pas de n'apprendre point de moi à être doux, veux-tu m'apprendre à ne l'être pas moi-même?

Voyez, mes frères, soyez attentifs, aidez-nous, aidez-nous par des voeux pieux et une chaste prière, à sortir par la grâce de Dieu, de cette difficulté. Les divins oracles semblent contradictoires; ils paraissent faire entendre le contraire et nous avons besoin du don d'intelligence,

1. Ps 102,14 - 2. Mt 11,29

du secours de Celui à qui nous avons dit «Seigneur, qui est semblable à vous?» Nous avons besoin de recevoir l'accomplissement de cette divine promesse: «Je te donnerai l'intelligence (1).» Nous connaissons cette parole «Je vous donne ma paix?» Le Christ ordonne aux chrétiens d'avoir la paix entre eux, comment l'auront-ils? Comment accueilleront-ils cet ordre, si les divins oracles ne peuvent s'accorder eux-mêmes? Attention! Comprenez ce que signifient ces mots qui semblent contraires.

Que signifient: «Venez à moi,» et: «apprenez de moi?» D'abord, quel est celui qui parle ainsi? Ensuite, à qui s'adresse-t-il? Enfin, à quoi invite-il?

Apprends d'abord quel est celui qui invite. «Mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, je vous rends grâces parce que vous, avez caché ces choses aux sages et; aux prudents, et que vous les avez révélées aux petits. Oui, mon Père, parce qu'il vous a plu ainsi. Toutes choses m'ont été données par mon Père.» Voilà Celui qui invite. «Toutes choses m'ont été données par mon Père. Car nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils voudra le révéler (3).» Quelle immense grandeur! Quelle profondeur ineffable! «Toutes choses m'ont été données par mon Père.» Seul je le connais et je ne suis connu que de lui. Et nous? Il nous laisse là? Nous ne le connaissons pas? Que devient donc cette parole: «Et celui à qui le Fils voudra le révéler?»

5. Votre coeur et la vivacité de votre foi, l'ardeur de votre charité et la chaleur de votre zèle pour la maison de Dieu se sont manifestés par vos chants, témoins fidèles des sentiments de votre âme. Souffrez que, profitant de votre bonne volonté, les quelques serviteurs de Dieu qui vous gouvernent laissent aussi connaître leur dévouement à sa cause. Dieu lui-même l'a dit, mes frères, vous êtes son peuple et les brebis de ses pâturages (4). Mais vous avez en son nom des pasteurs, serviteurs aussi et membres du divin Pasteur. Les dispositions du peuple et sa volonté d'agir peuvent se manifester par ces chants; mais le soin que vous doivent vos guides ne peut se révéler ainsi, il leur faut des actions. Ainsi donc, mes frères, puisque vous avez fait ce qui vous regarde par vos acclamations pieuses; permettez

1. Ps 31,8 - 2 (Jn 14,17 - 3. Mt 11,25-28 - 4. Ps 94,7

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que nous vous montrions aussi si par nos actes nous faisons ce qui nous concerne. Nous vous avons éprouvés; éprouvez à votre tour si après avoir entendu ces témoignages de votre coeur et de votre zèle nous sommes négligents à accomplir ce que nous devons. Dieu nous préserve d'être trouvés mauvais quand vous vous montrez bons!

Vous et nous; nous avons une même volonté d'agir sur ce qui fait le sujet de vos acclamations; mais le mode d'action ne saurait être le même. Nous croyons donc, mes très-chers, que vous devez être sûrs de notre volonté et attendre de nous la manière d'accomplir la vôtre. Pour éviter toute lutte entre eux, tous les membres du corps de Jésus-Christ doivent accomplir leurs fonctions respectives. Que l'oeil placé au sommet fasse ce qui concerne l'oeil; l'oreille, ce qui concerne l'oreille; que la main fasse ce qui a rapport à la main et le pied, ce qui a rapport au pied; afin qu'il n'y ait point de scission dans le corps et que tous les membres aient les mêmes soins les uns pour les autres (1). Aussi nous vous félicitons et nous applaudissons à votre charité d'avoir obéi à ce que vous a commandé ce matin notre vénérable Seigneur et collègue, votre saint évêque. Observez ce qu'il vous a recommandé, et pour ne pas tomber, ne vous écartez point de cette voie. Car si vous suivez ses ordres, Dieu vous aidera puissamment à accomplir ce que vous désirez.

J'avais commencé à le dire: qu'est-ce en effet que l'homme et qu'est-ce que la vie humaine, sinon, comme il est écrit, «une vapeur qui paraît pour un peu de temps (2)?» Songez donc, mes frères, à votre fragilité, à votre bassesse, à votre condition charnelle, aux rapides changements qui se font dans ce monde, et reconnaissez que pour être heureux vous devez placer toutes vos espérances uniquement en Celui dans le sein duquel elles peuvent être en sûreté. Mais comment placer en lui nos espérances, si nous n'obéissons à ses préceptes?

6. Vous disons-nous de ne pas vouloir ce que vous voulez? Ne rendons-nous pas grâces, au contraire, de ce que vous voulez ce que Dieu demande? Dieu veut en effet, Dieu ordonne que l'on fasse disparaître toutes les superstitions des païens et des gentils: il a prédit qu'elles disparaîtraient, il a commencé à accomplir cet oracle et il l'a déjà fait en grande partie dans beaucoup de lieux. Si nous voulions qu'on commençât

1. 1Co 12,25 - 2. Jc 4,15

par cette ville à chercher à abolir les superstitions du diable; l'entreprise serait ardue peut-être et toutefois on ne devrait pas désespérer du succès. Mais il est des lieux où sans avoir été excité par aucun exemple on a commencé à accomplir sérieusement cette destruction salutaire: ne sommes-nous donc pas autorisés à croire qu'en présence de ce qui s'est fait ailleurs on pourra agir ici plus complètement encore, au nom du Seigneur et avec le secours de sa main?

Vous venez de crier: Carthage doit ressembler à Rome! Quoi! La capitale de la gentilité a commencé et les autres villes ne l'imiteront pas? Examinez, mes frères, lisez les livres des païens, apprenez de ceux d'entre eux qui conservent encore quelque attachement à cette malheureuse idolâtrie, parcourez ou écoutez leurs écrits; vous reconnaîtrez que ces idoles, comme les autres, s'appellent les dieux Romains. Oui, ces dieux se nomment les dieux Romains. Quand la fureur mugissante des païens forçait les Chrétiens à adorer ces dieux, quand les Chrétiens refusaient et répandaient leur sang sous le poids, des tortures; toute la faute reprochée à ces martyrs, dont le sang coulait, était de ne vouloir pas adorer les dieux romains, de mépriser le culte des dieux romains, de ne pas implorer les dieux romains, et il n'y avait ni attaque ni cruauté qui ne s'accomplit au nom des dieux romains. Comment donc! Les dieux romains sont anéantis à Rome, et ils sont encore ici? Faites-y attention, mes frères, appliquez-vous à ce que je viens de dire: Les dieux Romains, les dieux Romains, les dieux Romains ne sont plus à Rome et ils sont encore ici! S'ils pouvaient marcher, ils vous diraient qu'ils ont fui cette ville pour venir ici. Mais ils n'ont pas fui, ils sont encore à Rome.

Celui qu'autrefois on nommait le dieu Hercule n'y est plus. Ici au contraire, il a voulu avoir une barbe d'or. Je me trompe en disant Il a voulu. Que peut vouloir une pierre insensible? Il n'a donc rien voulu, il n'a rien pu, Seulement ceux qui voulaient le faire dorer ont rougi de le voir sans barbe; et ils ont suggéré je ne sais quoi au juge nouvellement arrivé (1). Qu'a fait celui-ci? Il n'a pas voulu qu'un chrétien honorât une pierre, il a voulu au contraire qu'il ne s'occupât de cette vaine statue que pour

1. En comparant diverses expressions de ce discours on serait porté à croire que les païens profitant de l'arrivée d'un nouveau proconsul lui auraient demandé de faire redorer la barbe d'Hercule et que le proconsul au contraire l'aurait fait couper. On sait qu'Hercule était spécialement honoré en Afrique et qu'en son honneur furent égorgés les soixante martyrs de Suffec. Voir la Lett. Le. de S. Aug, tom. II. p. 49.

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lui couper la barbe. Ce n'était pas condescendre, c'était exciter à se venger. Je crois en effet, mes frères, qu'il est plus honteux pour Hercule d'avoir été rasé que d'avoir eu la tête tranchée. Cette barbe qu'ils lui avaient donnée par erreur, il l'a donc perdue avec ignominie pour eux. On nomme Hercule le dieu de la force et toute sa vigueur est dans sa barbe. Pour son malheur il a voulu trop briller: cet éclat n'était pas une lumière divine, ce n'était que du bois.

7. Que les païens se taisent donc, qu'ils reconnaissent enfin de quel Dieu parlent les fidèles quand ils disent: «Seigneur, qui est semblable à vous? Ne demeurez ni dans votre silence ni dans votre douceur.» J'avais entrepris de montrer de quelle manière il ne garde point sa douceur; ce n'est pas en détruisant les hommes, mais en détruisant les erreurs. Ne conserver pas la douceur, c'est s'irriter; la conserver, c'est prendre compassion. Mais Dieu s'irrite et compatit en même temps: il s'irrite pour frapper, il compatit pour guérir; il s'irrite pour tuer, il compatit pour rendre la vie; et c'est sur le même homme qu'il agit si diversement. Il ne perd pas les uns et ne ressuscite pas les autres, c'est envers les mêmes hommes qu'il montre sa colère et sa douceur; sa colère contre les égarements, sa douceur quand on s'est corrigé. «C'est moi qui frapperai et moi qui guérirai moi qui tuerai et moi qui ferai vivre. (1).» N'est-ce pas ce qu'il a fait dans la personne de Saut, devenu plus tard l'Apôtre Paul? Ne l'a-t-il pas renversé et relevé; renversé infidèle et relevé fidèle; renversé persécuteur et relevé prédicateur? N'est-ce point parce qu'il s'irrite, qu'Hercule est dépouillé de sa barbe? Ici Dieu a agi par le ministère de ses fidèles, de ses chrétiens, des puissances qu'il a établies et qui déjà portent le joug du Christ.

Aussi, mes frères, considérez cet évènement avec plaisir et comptez qu'avec le secours du Seigneur tout désormais réussira mieux encore.

1. Dt 32,39





Augustin, Sermons 23