Augustin, Epitre Jean 1000

DIXIÈME TRAITÉ. (Chap. 5,1-13)

DEPUIS CES PAROLES DE JEAN: «QUICONQUE CROIT QUE JÉSUS EST LE CHRIST, EST NÉ DE DIEU», JUSQU'A CES AUTRES: «L'AMOUR DE DIEU CONSISTE A OBSERVER SES COMMANDEMENTS». (Chap. 5,1-13)

1Jn 5,1-13

LA CHARITÉ, CONSOMMATION DE LA LOI.


Pour être enfant de Dieu il faut croire en son Fils Jésus-Christ d'une foi qui opère par la charité, qui se traduise en bonnes oeuvres. Cette charité doit s'étendre à tous nos frères, car ils sont les membres de Jésus-Christ; et aussi à Dieu, car elle est indivisible: c'est la consommation, c'est-à-dire la fin de la loi et la perfection de la justice; car elle consiste à garder les commandements. Il faut donc aimer et le Christ et ses membres quels qu'ils soient et n'importe où ils se trouvent; mais pour les aimer, il ne faut pas les diviser, et par là déchirer l'Eglise comme font les Donatistes.

1001 1. Je le suppose: ceux d'entre vous qui ont assisté à notre instruction d'hier se souviennent de l'endroit où nous nous sommes arrêté dans l'explication suivie que nous avons donnée des différents passages de cette Epître; nous en étions à celui-ci: «Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas? Et nous avons reçu de lui ce commandement: Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère». La discussion en était arrivée là. Voyons successivement les versets qui suivent. «Quiconque croit que Jésus est le Christ, est né de Dieu». Quel est celui qui ne croit pas que Jésus est le Christ? C'est celui qui ne vit point d'une manière conforme à ses préceptes. Beaucoup disent: Je crois; mais la foi sans les oeuvres ne sauve pas. A la foi doit nécessairement s'adjoindre la charité, car l'apôtre Paul a dit: «Et la foi qui opère par la charité (1)». Avant de croire, ou bien tu n'as fait aucune bonne oeuvre, ou si tes oeuvres semblaient bonnes, elles étaient inutiles. Ou bien tu n'en as fait aucune, et en cela tu ressemblais à un homme sans pieds, ou incapable de marcher, parce

1.
Ga 5,6

que ses pieds sont retenus par des entraves; ou bien tes oeuvres semblaient bonnes; tu courais avant de croire, mais c'était hors du chemin, et au lieu d'arriver au but, tu divaguais. Il nous faut donc courir, mais courir dans le périmètre du chemin. Quiconque marche en dehors de son tracé, marche inutilement; je dis plus, il court au-devant de la fatigue, et plus il s'éloigne de la voie, plus il fait fausse route. Quelle voie devons-nous suivre? Le Christ a dit: «Je suis la voie». Vers quelle patrie dirigeons-nous nos pas? Il a dit encore: «Je suis la vérité (1)». Tu marches par lui, tu marches vers lui pour te reposer en lui. Mais afin que nous fussions à même de marcher par lui, il s'est étendu jusqu'à nous; car nous étions bien loin: nous marchions en un pays bien éloigné de lui. C'était peu pour nous de marcher loin de lui; nous étions encore malades et nous ne pouvions nous mouvoir. Il est venu, comme médecin, nous visiter dans notre maladie, et comme nous étions égarés, il nous a tracé la route à suivre. Puisse-t-il nous sauver! Puissions-nous marcher par lui! Croire que Jésus

1. Jn 14,6

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est le Christ, c'est croire à la manière des disciples du Sauveur, qui sont chrétiens, non-seulement de nom, mais encore par leur conduite et leurs oeuvres; ce n'est pas croire à la manière des démons, car, suivant l'expression de l'Ecriture, «les démons croient et ils tremblent (1)». Les démons ont-ils pu avoir une foi plus vive que celle qu'ils affichaient dans ces paroles: «Nous savons qui tu es, le Fils de Dieu?» Ce qu'ont dit les démons, Pierre l'a dit aussi. Lorsque le Sauveur demandait à ses disciples qui il était, et ce que les hommes disaient de lui, ils répondirent: «Les uns disent que vous êtes Jean-Baptiste; d'autres, Elie; d'autres, Jérémie ou l'un des Prophètes». Jésus ajouta: «Et vous, qui dites-vous que je suis?» Pierre répondant, dit: «Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant». Et Jésus lui adressa ces paroles: «Tu es heureux, Simon, fils de Jona, car la chair et le sang ne t'ont pas révélé ceci, mais mon Père qui est dans les cieux». Voyez quelles choses admirables ont été dites à Pierre en conséquence de sa profession de foi: «Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise (2)». Qu'est-ce à dire: «Sur cette pierre je bâtirai mon Eglise?» Sur cette profession de foi, sur ce qui a été dit: «Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant». «Sur cette pierre je fonderai mon Eglise». Magnifique louange! Pierre dit donc: «Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant». Les démons disent à leur tour: «:Vous savons qui tu es, le Fils de Dieu, le Saint de Dieu». Voilà ce que dit Pierre, voilà ce que disent les démons: mêmes paroles, mais sentiments bien différents! Où trouvons-nous la preuve que Pierre parlait sous l'inspiration de l'amour? A la foi du chrétien s'adjoint la charité; celle des démons en est dépourvue. Comment en est-elle dépourvue? Pierre déclarait sa foi, pour s'attacher au Christ; les démons déclaraient la leur, pour porter le Christ à s'éloigner d'eux. Car, avant de s'écrier: «Nous savons qui tu es; tu es le Fils de Dieu», ils avaient dit: «Qu'y a-t-il de commun entre toi et nous? Pourquoi es-tu venu avant le temps, pour nous perdre (3)?» Autre chose est donc de confesser le Christ, pour t'attacher à lui; autre chose est de le confesser, pour l'éloigner de toi. Vous le voyez, par conséquent; les mots: «Celui qui croit», ne signifient pas une foi comme

1. Jc 2,19 - 2. Mt 16,13-18 - 3. Mt 8,29 Mc 1,24

beaucoup en ont une, mais une foi toute spéciale. C'est pourquoi, mes frères, qu'aucun hérétique ne vienne vous dire: Nous aussi, nous croyons. J'ai pris exemple des démons pour vous empêcher de vous réjouir des professions de foi de ceux qui vous parlent, avant d'avoir examiné leur manière de vivre.

1002 2. Voyons donc ce que c'est que croire au Christ. Qu'est-ce donc que croire que Jésus est le Christ? L'Apôtre ajoute: «Quiconque croit que Jésus est le Christ, est né de Dieu». Mais qu'est-ce que croire cela? «Et quiconque aime Celui qui a engendré, aime aussi celui qui est né de lui». A la foi il joint aussitôt la charité, parce que, sans la charité, la foi est inutile. Avec la charité, c'est la foi du chrétien; sans la charité, c'est la foi du démon; ceux qui ne croient pas sont pires que les démons, car ils sont devancés par eux. L'homme, n'importe lequel, qui refuse de croire, est encore loin d'imiter même les démons. Il croit au Christ, mais il le déteste; il fait profession de foi parce qu'il redoute le châtiment, et non parce qu'il désire être récompensé; les démons aussi craignent d'être punis. A cette sorte de crainte, adjoins la charité, et elle deviendra telle que la dépeignait l'apôtre Paul: «La foi qui opère par la charité (1)»; et alors tu trouveras un chrétien, un citoyen de Jérusalem, un concitoyen des anges, un pèlerin qui, pendant la route, soupire après la patrie. Joins-toi à lui; qu'il devienne ton compagnon de voyage, marche avec lui, si toutefois tu lui ressembles: «Quiconque aime Celui qui a engendré, aime aussi Celui qui est né de lui». Qui est-ce qui a engendré? Le Père. Qui est-ce qui a été engendré? Le Fils. Que dit donc l'Apôtre? Quiconque aime le Père, aime aussi le Fils. 3. «Nous connaissons que nous aimons les enfants de Dieu». Qu'est-ce que ceci, mes frères? Tout à l'heure, Jean parlait du Fils de Dieu, et non des enfants de Dieu. Il avait attiré nos regards sur le Christ et nous avait dit: «Quiconque croit que Jésus est le Christ, est né de Dieu; et quiconque aime Celui qui a engendré», c'est-à-dire le Père, «aime aussi Celui qui est né de lui», c'est-à-dire le Fils, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Jean continue: «Nous connaissons que nous aimons les enfants de Dieu»; comme s'il

1.
Ga 5,6

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allait dire. Nous connaissons que nous aimons le Fils de Dieu; le même Apôtre, qui disait tout à l'heure: Fils de Dieu, dit maintenant: enfants de Dieu, parce que les enfants de Dieu forment le corps de son Fils unique; et comme il en est la tête et que nous en sommes les membres, il n'y a qu'un seul Fils de Dieu. Par conséquent, celui qui aime les enfants de Dieu aune aussi son Fils, comme celui qui aime le Fils, aime aussi le Père; et personne ne peut aimer le Père sans aimer le Fils, comme personne ne peut aimer le Fils de Dieu sans aimer ses enfants. Qui sont les enfants de Dieu? Les membres de son Fils. En aimant, l'on devient un de ses membres; par la charité, l'on entre dans l'ensemble du corps du Christ; et de toutes les parties se forme un seul Christ, qui s'aime lui-même. Lorsque, en effet, tous les membres s'aiment les uns les autres, le corps s'aime lui-même. «Dès qu'un membre souffre, tous les autres souffrent avec lui, et si un membre reçoit de l'honneur, tous les autres se réjouissent avec lui». Que dit ensuite l'Apôtre? «Pour vous, vous êtes le corps et les membres du Christ (1)». Tout à l'heure, en parlant de la charité fraternelle, Jean disait. «Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu'il ne voit pas (2)?» Si tu dis que tu aimes ton frère, est-il vraiment possible que tu l'aimes sans aimer le Christ? Comment, quand aimes-tu les membres du Christ? Lorsque tu aimes les membres du Christ, tu aimes le Christ; lorsque tu aimes le Christ, tu aimes le Fils de Dieu; lorsque tu aimes le Fils, tu aimes aussi le Père. L'amour ne saurait donc se partager. Choisis l'objet que tu veux aimer; tous les autres viendront à la suite. Que tu dises J'aime Dieu seul, Dieu le Père, tu es un menteur. Si tu aimes Dieu le Père, tu n'aimes pas lui seul, car si tu aimes le Père, tu aimes aussi le Fils. Voilà, dis-tu, que j'aime le Père et aussi le Fils, mais rien que cela, c'est-à-dire Dieu le Père et Dieu. son Fils, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est monté aux cieux et s'est assis à la droite du Père, le Verbe, qui a fait toutes choses, qui s'est fait chair et qui a habité parmi nous a; je n'aime rien de plus. Tu mens; car si tu aimes le chef, tu aimes aussi les membres; et si tu n'aimes pas les membres, tu n'aimes pas non

1. 1Co 12,26-27 - 2. 1Jn 4,20 - 3. Jn 1,3-14

plus le chef. N'es-tu pas surpris d'entendre le chef élever la voix, et crier du haut du ciel, au nom des membres: «Saul, Saul, pourquoi me poursuis-tu (1)?» Il appelle son persécuteur, le persécuteur de ses membres; il appelle son amant, l'amant de ses membres. Vous savez déjà, mes frères, qui sont ses membres: c'est l'Eglise même de Dieu. «Nous savons que nous aimons les enfants de Dieu quand nous aimons Dieu». Et comment Dieu n'est-il pas distinct de ses enfants? Mais aimer Dieu, c'est aimer ses préceptes. Et quels sont ses préceptes? «Je vous donne un dernier commandement, c'est de vous aimer les uns les autres (2)». Que personne ne croie être dispensé de l'un de ces deux amours en faisant parade de l'autre; car la vraie charité est absolument indivisible; et comme elle-même ne peut se partager ainsi, elle ne fait qu'un de tous ceux sur lesquels elle s'exerce, et, semblable à une flamme ardente, elle les fond tous ensemble. C'est de l'or; le feu du creuset met les lingots en fusion, et il n'y a plus qu'un seul tout; mais si le feu de la charité ne brûle pas, il est impossible que de beaucoup se forme un ensemble. «De ce que nous aimons Dieu, nous apprenons que nous aimons ses enfants».

1004 4. Comment savons-nous que nous aimons les enfants de Dieu? «Parce que nous aimons Dieu, et que nous observons ses commandements». La difficulté d'accomplir les préceptes divins nous arrache des soupirs. Ecoute ce qui suit. O homme, quand éprouves-tu tant de peine en aimant? Quand tu aimes l'avarice. On souffre à aimer ce que tu aimes; à aimer Dieu, jamais. L'avarice te condamnera à des peines, à des périls, à des brisements de corps et d'âme, à des tribulations, et tu subiras ses exigences. Dans quel but? Pour avoir de quoi remplir ton aire et perdre ta tranquillité. Avant de posséder tu étais peut-être plus tranquille que depuis le moment où tu as commencé à être riche. Voilà ce qu'a exigé de toi l'avarice; tu as rempli ta maison, mais la crainte des voleurs te fait trembler; tu as amassé de l'or, mais tu as perdu le sommeil. Voilà ce que t'a commandé l'avarice. Fais, a-t-elle dit, cela, et tu as fait. Qu'est-ce que Dieu te commande? Aime-moi. Si tu aimes l'or, tu en chercheras, et peut-être n'en trouveras-tu pas; quiconque

1.
Ac 9,4 - 2. Jn 13,34

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me cherche, je suis avec lui. Tu aimes les honneurs, et peut-être n'y parviendras-tu pas; quel est celui qui m'a aimé sans pouvoir arriver jusqu'à moi? Dieu le dit: Pour te procurer un protecteur, ou te faire un ami puissant, tu as recours à un autre qui est moins élevé. Aime-moi, te dit Dieu; pas n'est besoin de recourir à un autre pour arriver jusqu'à moi; l'amour te maintient sans cesse en ma présence. Y a-t-il rien de plus doux que cette charité? Ah, mes frères, ce n'est pas sans raison que le Psalmiste vous disait tout à l'heure: «Les impies m'ont raconté leurs fables, mais elles ne sont pas, Seigneur, comme votre loi (1)». Quelle est la loi de Dieu? Son commandement. Quel est son commandement? C'est ce commandement nouveau que le Christ appelle de ce nom, parce qu'il établit d'autres devoirs. «Je vous donne un commandement nouveau, c'est de vous aimer les uns les autres (2)». Ecoute attentivement; voilà bien la loi de Dieu, car l'Apôtre dit: «Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi de Jésus-Christ (3)». La charité est donc la suprême perfection de toutes nos oeuvres. Là est le but, c'est pour cela que nous marchons; c'est vers elle que nous dirigeons notre course, et lorsque nous serons parvenus jusqu'à elle, nous nous reposerons.

1005 5. Vous avez entendu ces paroles du Psalmiste: «J'ai vu la dernière consommation de toutes choses (4)». Qu'avait-il vu? A notre sens, avait-il gravi une montagne élevée dont la cime perçait les nues? Avait-il aperçu, de là, le circuit de la terre et toute la configuration de l'univers? Est-ce pour cela qu'il a dit: «J'ai vu la dernière consommation de toutes choses?» Est-ce digne de louanges d'avoir des yeux corporels assez perçants pour découvrir sur la terre une montagne si élevée, que du haut de son sommet nous puissions contempler le dernier terme de toutes choses? Ne va pas loin; je te le dis, gravis la montagne, et vois le terme. Cette montagne, c'est le Christ; viens au Christ; de là tu apercevras le dernier terme de la consommation de toutes choses. Quel est ce terme? Interroge Paul. «La fin des commandements est la charité d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère (5)». Il dit encore

1.
Ps 119,83- 2. Jn 15,34 - 3. Ga 6,2 - 4. Ps 119,96 - 5. 1Tm 1,5

ailleurs: «La plénitude de la loi est la charité (1)». Y a-t-il rien de plus fini, de plus complètement terminé que la plénitude? Car, mes frères, l'Apôtre emploie le mot «Fin» dans un bon sens. Ne l'entends donc pas dans le sens de consomption, mais dans celui de terminaison. Autre chose est, en effet, de dire: J'ai fini mon pain; autre chose est de dire: J'ai fini ma tunique. J'ai fini mon pain, parce que je l'ai mangé; j'ai fini ma tunique, parce qu'elle est tissée. Dans un cas comme dans l'autre, il est question de fin; cependant, si le pain est fini, c'est qu'il est anéanti; et si la tunique est finie, c'est qu'elle est terminée. Du pain fini n'existe plus; une tunique finie est complètement faire. Interprétez donc le mot fin dans ce dernier sens, même quand on vous lit un psaume et que vous entendez ces mots: «Psaume de David pour la fin». A chaque instant, dans les psaumes, se présentent ces paroles, et il vous faut comprendre ce que vous entendez. Qu'est-ce à dire: «Pour la fin? Jésus-Christ est la fin de la loi pour tous ceux qui croiront (2)». Et qu'est-ce à dire: «Jésus-Christ est la fin?» C'est que le Christ est Dieu, que la fin des commandements est la charité, et que Dieu est charité; car le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu'un. Pour toi, la fin se trouve là; ailleurs est la voie. Ne t'arrête pas en route; prends garde de ne point atteindre la fin. A n'importe quoi tu parviennes, va plus loin, marche toujours jusqu'à la fin. Quelle est la fin? «Mon bien est de m'attacher «au Seigneur (3)». Tu t'es approché de Dieu; tu as terminé ta course; tu resteras désormais dans la patrie. Attention! Un homme veut avoir de l'argent; que ce ne soit pas là ta fin; pareil à un voyageur, va plus loin. Cherche où tu passeras, et non pas où tu t'arrêteras. Mais si tu aimes ce qui passe, l'avarice te tient dans ses filets; elle sera pour tes pieds comme une chaîne qui t'empêchera de faire un pas de plus. Va donc encore plus loin; cherche la fin. Tu veux te procurer la santé du corps, ne t'arrête pas encore là. Qu'est-ce, en effet, que cette santé du corps, que la mort enlève, que la maladie affaiblit, qui est frivole, qui dépérira, qui passera? Tâche de la posséder, mais afin qu'une constitution maladive ne t'empêche point de vaquer aux bonnes oeuvres. En ce cas, elle n'est pas ta

1. Rm 13,10 - 2. Rm 10,4 - 2. Ps 72,28

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fin, puisque tu la recherches pour autre chose que pour elle-même. Tout ce que nous recherchons dans un autre but que d'en jouir, nous n'y trouvons pas notre fin; au contraire, tout objet que nous recherchons pour lui-même, sans porter nos vues ailleurs, nous en faisons notre fin. Tu recherches les honneurs, peut-être dans l'intention de faire quelque chose, d'accomplir une obligation, de plaire à Dieu. Ne leur donne pas tes affections, car tu pourrais les y fixer. Tu recherches les louanges? Si c'est pour Dieu, tu fais bien; si c'est pour toi, tu fais mal; tu t'arrêtes en chemin. Mais voilà qu'on t'aime, qu'on fait ton éloge; ne t'applaudis pas pour toi-même des louanges qu'on te donne; il faut t'en applaudir pour Dieu, afin que tu puisses chanter ces paroles: «Mon âme sera louée dans le Seigneur (1)». Tu fais un beau discours; en fait-on l'éloge? Ne l'accepte pas comme si ce discours venait de toi; là n'est pas ta fin. Si tu y trouves ta fin, tu es fini; mais tu es fini, non pas dans le sens de la perfection, mais dans le sens de la consomption. Ne reçois donc pas d'éloges pour les discours comme s'ils venaient de toi, comme s'ils étaient les tiens. Comment dois-tu en accepter l'éloge? Comme dit le Psalmiste: «En Dieu je louerai le discours; en Dieu je louerai la parole (2)». Et par là s'accomplira en toi ce qui suit: «En Dieu j'ai placé mon espoir, je ne craindrai pas ce que l'homme peut me faire». Quand c'est en Dieu que tu trouves la louange de tes oeuvres, tu n'as pas à craindre la vanité de ces éloges, car Dieu demeure toujours. Va donc encore plus loin que cela.

1006 6. Voyez, mes frères, combien de choses nous devons laisser de côté, parce qu'elles ne sont pas notre fin. Nous nous en servons, comme feraient des voyageurs: nous les employons à nous restaurer, comme si nous nous trouvions de passage dans une hôtellerie; puis nous les négligeons. Où est donc notre fin? «Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu, et ce que nous serons plus tard n'a point encore paru (3)». Cette épître elle-même nous en avertit. Nous sommes donc encore en chemin, et n'importe où nous arrivions, nous devons encore passer outre, jusqu'à ce que nous soyons parvenus à une certaine fin. «Nous savons que quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables

1.
Ps 33,3 - 2. Ps 55,5-11 - 3. 1Jn 3,2

à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (1)». Voilà la fin; il y aura là une perpétuelle louange; là, on chantera, sans cesser jamais, un éternel Alleluia. C'est de cette fin que le Psalmiste dit: «J'ai vu la fin de toute consommation (2)». Et comme si on lui demandait: Quelle est cette fin que tu as vue? il continue .«Votre commandement est singulièrement étendu». Voilà la fin: l'étendue du commandement, c'est la charité, car où se trouve la charité, il n'y a pas de bornes. L'Apôtre était dans cet espace sans limites, quand il disait: «O Corinthiens, ma bouche s'ouvre et mon coeur se dilate vers vous vous n'êtes point à l'étroit dans mon coeur (3)». Par conséquent, «votre commandement est singulièrement étendu». Quel est ce commandement si vaste? «Je vous donne un commandement nouveau, c'est de vous aimer les uns les autres». La charité n'est donc point circonscrite par des limites. Veux-tu ne pas te trouver à l'étroit sur la terre? Habite au large. N'importe ce que puisse te faire un homme, il lui est impossible de te tenir à l'étroit, parce que tu aimes ce à quoi un homme ne peut nuire: tu aimes Dieu, ta fraternité, la loi divine, l'Église du Christ tout cela est éternel. Tu travailles sur la terre, mais tu recueilleras le fruit promis à ton travail. Qui peut t'enlever ce que tu aimes? Puisque personne ne peut t'enlever l'objet de tes affections, tu dors donc en toute sécurité: ou plutôt, tu veilles tranquille, dans la crainte de perdre, en dormant, ce que tu aimes. Ce n'est pas sans raison que le Prophète a dit «Illuminez mes yeux, de peur que je ne m'endorme un jour dans la mort (4)». Ceux qui ferment les yeux à l'encontre de la charité, s'endorment dans les désirs des passions charnelles. Tiens-toi donc éveillé. Les convoitises charnelles consistent à manger, à boire, à se livrer à la luxure, à jouer, à aller à la chasse; à la- suite de toutes ces vaines pompes marchent tous les maux. Ne savons-nous pas que ce sont là des convoitises? Qui oserait nier leur influence sur le coeur humain? Mais par-dessus tout cela, il faut aimer la loi de Dieu. Elève la voix contre de tels conseillers: «Les impies m'ont raconté leurs fables; mais, Seigneur, elles ne sont pas comme votre loi (5)». Le plaisir que procure

1. 1Jn 3,2 - 2. Ps 118,96 - 3. 2Co 6,11-12 - 4. Ps 12,4 - 5. Ps 119,85

238 cette loi, demeure toujours; non-seulement il se trouve où tu diriges tes pas, mais il te rappelle au but, lorsque tu t'en éloignes.

1007 7. «Car l'amour de Dieu consiste à garder ses commandements». Vous l'avez entendu: «Ces deux commandements renferment toute la loi et les Prophètes (1)». Vois comme Dieu n'a point voulu distraire ton attention, et l'attirer sur un grand nombre de pages? «Ces deux commandements renferment toute la loi et les Prophètes». Quels sont ces deux commandements? «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même. Ces deux commandements renferment toute la loi et les Prophètes». Voilà les préceptes sur lesquels roule toute cette épître. Possédez, par conséquent, la charité, et soyez tranquilles. Pourquoi craindre de faire du mal à autrui? Fait-on du mal à celui qu'on aime? Aime, et il te sera impossible de faire autre chose que le bien. Mais peut-être reprends-tu le prochain? C'est la charité, et non la méchanceté qui en est la cause. Peut-être le frappes-tu? C'est pour son bien, car l'affection que tu éprouves pour la charité ne te permet pas de fermer les yeux sur l'indiscipline. Les effets d'un sentiment sont, en quelque sorte, comme tout opposés et contraires à leur principe. Ainsi, parfois, la haine caresse et la charité corrige. Un homme, je ne sais lequel, déteste son ennemi, et simule devant lui l'amitié: il lui voit faire le mal, et il le louange; il veut le perdre, il veut le voir se jeter en aveugle dans le précipice de ses passions, et ne pouvoir jamais en sortir; il l'approuve; «Car le pécheur est approuvé dans les désirs de son âme (2)»; il lui montre toute la douceur dont le flatteur est capable; il le déteste et il ne tarit pas en compliments. Un autre s'aperçoit que son ami agit mal: il le rappelle à ses devoirs; quand celui-ci ne l'écoute pas, il va jusqu'à lui parler sévèrement, il le reprend, il s'entreprend avec lui: il se trouve même quelquefois dans la pénible nécessité de l'attaquer en justice. Vous le voyez: la haine caresse, la charité corrige. Ne t'arrête aux paroles, ni de celui qui te flatte, ni de celui qui te reprend avec une sévérité cruelle: examine leurs tendances, vois les motifs qui les font agir. L'un flatte pour tromper, l'autre
1.
Mt 22,37-40 - 2. Ps 9,3

fait opposition pour corriger. Mes frères, il est donc inutile que nous dilations nous-mêmes votre coeur: demandez à Dieu la grâce de vous aimer les uns les autres. Aimez tous les hommes, même vos ennemis, non parce qu'ils sont vos frères, mais pour qu'ils le deviennent: ainsi brûlerez-vous toujours du feu de la charité fraternelle, soit à l'égard de celui qui est déjà devenu votre frère, soit à l'égard de votre ennemi, afin que votre dilection en fasse un de vos frères. Partout où vous aimez un frère, vous chérissez un ami. Il est déjà avec toi; vous êtes déjà unis ensemble dans le sein de la grande famille catholique. Si ta conduite est bonne, tu aimes un frère dans la personne de ton ennemi. Mais tu aimes un homme qui ne croit pas encore au Christ, ou qui, s'il y croit, le fait à la manière des démons: tu lui reproches l'inutilité de sa foi. Aime-le, aime-le d'une affection toute fraternelle: il n'est pas encore ton frère, mais tu l'aimes, précisément afin qu'il le devienne. Toute notre charité se réduit donc à aimer, comme des frères, tous les chrétiens, tous les membres du Christ. Les leçons de la charité, sa force, ses fleurs, ses fruits, sa beauté, sa douceur, les aliments, le boire et le manger qu'elle donne, ses baisers, n'engendrent point le dégoût. Si elle est pour nous la source de pareils plaisirs dans le cours de notre pèlerinage, quelles joies ne nous réserve-t-elle pas dans la patrie?

1008 8. Courons donc, mes frères, courons et aimons le Christ. Quel Christ? Jésus-Christ. Qui est-il? Le Verbe de Dieu. Comment est-il venu nous visiter dans notre infirmité? «Le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (1)». Ce qu'avait prédit l'Ecriture est donc accompli: «Il fallait que le Christ souffrit et ressuscitât, le troisième jour, d'entre les morts (2)». Où se trouve son corps.? Où luttent ses membres? Où faut-il que tu sois pour l'avoir comme chef? «Et qu'on prêchât, en son nom, la pénitence et la rémission des péchés à toutes les nations, en commençant par Jérusalem (3)».Que ta charité se répande là. Le Christ et l'Esprit-Saint par la bouche du Psalmiste s'écrient: «Votre commandement est singulièrement étendu (4)»; et je ne sais qui pose des bornes à la charité aux portes de l'Afrique! Si tu prétends aimer le Christ, que ta charité s'étende jusqu'aux

1.
Jn 1,14 - 2. Lc 24,46 - 3. Lc 24,47- 4. Ps 119,96

239 confins de l'univers, parce que les membres du Christ s'y trouvent partout répandus. Si tu n'aimes qu'une portion de l'univers, ton amour est partagé; et s'il est partagé, tu ne fais point partie du corps de Jésus-Christ; et si tu es en dehors de son corps, il n'est point ton chef. A quoi bon croire et blasphémer? Tu adores le Christ comme chef, et tu le blasphèmes dans son corps? Il aime son corps. Si tu t'en es séparé, le chef ne t'a pas imité. Tu m'honores sans motif, te crie-t-il du haut du ciel: tu m'honores sans raison. C'est, par exemple, comme si un homme voulait en même temps te baiser à la tête, et écraser tes pieds. S'il pressait tes pieds avec des bottines armées de clous, au moment où il tiendrait ta tête entre ses mains pour l'embrasser, le laisserais-tu t'adresser tranquillement des paroles flatteuses? Ne l'interromprais-tu point par tes cris, et ne lui dirais-tu pas: O homme, que fais-tu? Tu m'écrases. Tu ne lui dirais pas: Tu écrases ma tête, puisqu'au moment même il donnerait à la tête une marque d'honneur: des cris s'échapperaient de ta tête, bien plus pour la défense de tes membres blessés, que pour la sienne propre, puisqu'on lui ferait honneur. Ta tête ne tiendrait-elle pas ce langage: Je neveux pas de tes témoignages de respect, ne m'écrase pas? Dis, si tu l'oses: Mais je n'ai pas voulu t'écraser. Dis à la tête: J'ai voulu te donner un baiser, j'ai voulu t'embrasser. Insensé, ne vois-tu pas que la partie de mon corps honorée par toi, tient à celle que tu blesses, puisqu'elles forment ensemble un seul et même tout? Tu m'honores par en haut, tu me blesses par en bas. La douleur du membre que tu foules à tes pieds surpasse de beaucoup la joie de la tête que tu honores; car le chef que tu honores gémit pour le membre que tu meurtris. Quel cri profère la langue? J'ai mal. Elle ne dit pas: Mon pied a mal; mais: J'ai mal. O langue, qu'est-ce qui t'a touchée? Qu'est-ce qui t'a frappée? Qu'est-ce qui t'a serrée? Qu'est-ce qui t'a écrasée? Personne. Mais je ne fais qu'un avec les pieds qu'on a écrasés. Comment veux -tu que je n'aie pas mal, puisque les liens qui m'unissent à eux ne sont pas rompus?

1009 9. Aussi, au moment de remonter au ciel le quarantième jour, Notre-Seigneur Jésus-Christ a-t-il recommandé son corps pour l'endroit où il devait le laisser; car, il le savait, plusieurs l'honoreraient en raison de sa résidence au ciel; mais il n'ignorait pas non plus l'inutilité des honneurs qu'ils lui rendraient, s'ils venaient à fouler aux pieds ses membres placés ici-bas. Afin de ne laisser place à erreur pour personne; afin qu'on n'écrasât pas ses pieds sur la terre, tandis qu'on adorerait sa tête dans le ciel, il dit où seraient ses membres. Avant de remonter vers son Père, il prononça des paroles, les dernières qui sortirent de sa bouche en ce monde. Sur le point d'entrer au ciel, le chef recommanda ses membres qui restaient sur la terre, puis il disparut. A partir de ce moment, tu n'entends plus le Christ parler ici-bas; si tu l'entends, il te parle du haut du ciel. Pourquoi a-t-il parlé du haut du ciel? Parce que ses membres étaient écrasés sur la terre. Aussi, de son séjour céleste dit-il au persécuteur Saul: «Saul, Saul, pourquoi me persécuter (1)?» Je suis remonté au ciel, mais je demeure encore sur la terre. Au ciel, je suis assis à la droite du Père; sur terre, j'ai encore faim et soif: j'y suis encore exilé. Au moment de remonter vers son Père, comment donc a-t-il recommandé son corps? Ses disciples l'interrogeaient: «Seigneur», lui disaient-ils, «sera-ce en ce temps-ci que vous reviendrez? Quand rétablirez-vous le royaume d'Israël? Il leur répondit», en s'en allant: «Ce n'est point à vous de connaître les temps ou les moments que le Père a disposés dans sa puissance. Mais vous recevrez la vertu de l'Esprit-Saint venant sur vous, et vous serez témoins pour moi». Voyez en quels endroits il répand ses membres: voilà où il ne veut pas qu'on l'écrase. «Vous serez témoins pour moi à Jérusalem, et dans toute la Judée, et à Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre (2)». Moi, qui monte au ciel, voilà où je réside encore. Je monte au ciel, en qualité de chef; mais mon corps reste ici. Ou reste-t-il? Par toute la terre. Prends garde de le frapper, de lui faire violence, de le fouler aux pieds. Ce sont les dernières paroles que le Christ a prononcées avant de s'en aller au ciel. Supposez un homme cloué sur un lit de douleur, gisant dans sa maison, brisé par la maladie, sur le point de rendre l'âme, ayant, pour ainsi dire, la mort entre les dents: tourmenté au sujet d'une chose qui lui tient au coeur, et qu'il aime beaucoup, il porte sur elle ses

1.
Ac 9,4 - 2. Ac 1,6-8
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pensées, puis il appelle ses héritiers, et leur dit: Je vous en conjure, faites cela. Il se fait en quelque sorte violence pour empêcher son âme de partir, avant qu'on lui ait promis d'accomplir ses suprêmes volontés. A peine a-t-il prononcé ces paroles, qu'il rend le dernier soupir et qu'on emporte son cadavre pour le mettre au tombeau. Quel souvenir les héritiers de cet homme conservent-ils de ses dernières paroles? Le même que si on leur disait: N'exécutez pas ses recommandations? Que répondraient-ils à pareille suggestion? Comment? Je ne tiendrais aucun compte des dernières paroles de mon père mourant? Je n'accomplirais pas les paroles après lesquelles il ne m'a plus rien dit, après lesquelles il est mort? De toutes ses autres paroles, je pourrais faire un autre cas; mais celles-ci me tiennent au coeur, parce qu'elles sont les dernières qu'il m'ait adressées; depuis lors, je ne l'ai plus vu, je ne l'ai plus entendu. Mes frères, j'en appelle à des coeurs chrétiens; si les recommandations d'un père mourant sont, à ce point douces, agréables et précieuses pour des héritiers ordinaires, vous, héritiers du Christ, quel cas vous devez tenir des dernières paroles qu'il a prononcées, avant d'aller, je ne dirai pas, en terre, mais au ciel! Pour l'homme qui a vécu et qui est mort, son âme est transportée en une autre demeure, et l'on dépose son corps en terre; que ses paroles s'accomplissent ou ne s'accomplissent pas, il ne s'en occupe nullement: il a autre chose à faire ou autre chose à souffrir: ou bien, il se réjouit dans le sein d'Abraham, ou bien, plongé dans le feu éternel, il désire une goutte d'eau pour se rafraîchir (1): quant à son cadavre, il gît inanimé dans le tombeau et ne sait si l'on tient compte des dernières paroles qu'il a dites avant de mourir. Quel profit espèrent retirer de leur infidélité les hommes qui n'exécutent pas les dernières paroles de celui qui demeure dans le ciel et voit du haut de son trône si on les méprisé ou si on les accomplit, de celui qui a dit: «Saul, Saul, pourquoi me persécuter (2)?» de celui, enfin, qui se réserve, pour l'avenir, de porter son jugement sur les souffrances endurées par ses membres?

1. Lc 16,22 et suiv.- 2. Ac 9,4


Augustin, Epitre Jean 1000