Augustin, Romains




EXPLICATION DE LA SALUTATION,

CONTROVERSE SUR LE PÉCHÉ CONTRE LE SAINT-ESPRIT.


1. But de l'Épître.

Dans l'Épître qu'il a écrite aux Romains, l'Apôtre saint Paul, autant qu'on peut en juger par le texte même, traite cette question, savoir: l'Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ a-t-il été annoncé aux Juifs seuls, en récompense de leurs oeuvres Légales; ou bien, la justification de la foi, qui émane de Jésus-Christ, a-t-elle été au contraire offerte à tous les Gentils, sans aucun mérite de leurs oeuvres précédentes? et lit foi, au lieu d'être la récompense des vertus, n'est-elle pas le principe de la justification et le commencement de la vie jusce qu'on doit mener ensuite? Ainsi l'Apôtre a pour but de montrer que le bienfait de l'Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ est offert à tous les hommes. Il prouve aussi que cet Évangile doit être appelé un bienfait, parce qu'il n'a pas été payé comme une dette de justice mais donné gratuitement.
Beaucoup de Juifs, qui avaient reçu la foi, commençaient dès lors à s'élever contre l'Apôtre saint Paul, sous prétexte que celui-ci faisait participer au bienfait de l'Évangile des hommes qui n'ayant pas été circoncis, n'avaient point porté les liens de l'ancienne Loi, et que, sans les assujettir aucunement au joug de la circoncision charnelle, il les exhortait seulement à croire en Jésus-Christ. Mais l'écrivain sacré use de tant de modération, qu'il ne permet pas aux Juifs de tirer vanité du mérite de leurs oeuvres légales; ni aux Gentils de s'enorgueillir contre les Juifs, du mérite de leur foi personnelle, sous prétexte qu'ils avaient reçu eux-mêmes le Christ que les Juifs avaient crucifié Ainsi donc, comme il le dit en un autre endroit, faisant les fonctions d'ambassadeur pour le Seigneur lui-même (2Co 5,20), c'est-à-dire pour celui qui est la pierre angulaire (Ep 2,20), il réunit dans la personne de Jésus-Christ et par les liens de la grâce, le peuple Juif et le peuple des Gentils; et après avoir interdit aux uns et aux autres de se glorifier de leurs mérites, il les associe pour être ensemble justifiés par la pratique de l'humilité.

2. L'Église et la Synagogue.

Il commence donc son Epître en ces termes: «Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à l'apostolat, séparé du troupeau pour l'Evangile de Dieu (1).» Il établit ainsi brièvement et en deux mots une distinction entre la dignité de l'Église et l'ancienne Synagogue. Car l'Église tire son nom du mot appeler, tandis que Synagogue veut dire attroupement. L'expression: être appelé, s'applique plutôt aux hommes et celle de: s'attrouper, s'applique plutôt aux animaux: de là vient que ordinairement et dans son sens propre le mot troupeau se dit des animaux. Aussi, quoique, dans les saintes Écritures, l'Église elle-même soit très-souvent nommée le troupeau de Dieu, et le bercail de Dieu, cependant les hommes qui y sont, par comparaison, appelés troupeau, appartiennent à la vie ancienne. On voit par là que l'éternelle vérité n'est pas leur aliment, et que les promesses temporelles, comme une nourriture grossière, peuvent seules les satisfaire. «Paul, serviteur de Jésus-Christ, a donc été appelé à l'apostolat;» et cette vocation l'a rendu membre de l'Église. De plus il a été séparé du troupeau pour l'Évangile de Dieu;» mais de quel troupeau a-t-il été séparé, si ce n'est du troupeau de la Synagogue, en supposant que les expressions latines sont absolument conformes aux expressions grecques qu'elles traduisent.

1 Rm 1,1.

3. Prophètes sacrés et profanes.

Saint Paul invoque ensuite l'autorité des Prophètes en faveur de l'Évangile pour lequel il a été, dit-il, séparé du troupeau. Après avoir préféré aux Juifs, dont il s'est déclaré lui-même séparé, ceux qui croient en Jésus-Christ et parmi lesquels il a été appelé, il veut en retour avertir les Gentils de ne pas s'enorgueillir pour cela. Car le peuple Juif a donné naissance à ces Prophètes qui ont promis longtemps auparavant, ainsi qu'il le déclare (380) lui-même, l'Evangile, aux maximes duquel il faut croire pour être justifié. «Séparé du troupeau, dit-il, pour l'Evangile de Dieu, qu'il avait promis auparavant par ses prophètes (1).» Il y a eu en effet des prophètes, qui, saris être les prophètes de Dieu, nous ont laissé des oracles relatifs à Jésus-Christ et qu'ils chantaient après les avoir entendus, ainsi qu'il est rapporté de la Sybille même. Cependant je ne croirais pas cela facilement, si avant de dire, touchant l'apparition d'une ère nouvelle, des choses qui paraissent avoir assez d'harmonie et de conformité avec le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, un des poètes les plus célèbres de Rome, n'avait commence par écrire ce vers: «Il est enfin venu le dernier âge de l'oracle de Cumes (2).» Personne ne saurait douter que cet oracle de Cumes ne soit un oracle Sybillin. L'Apôtre donc savait qu'on trouve dans les livres des Gentils des témoignages de ce genre en faveur de la vérité; et dans les Actes des Apôtres, en parlant aux Athéniens, il en donne une preuve manifeste (3). C'est pour cela qu'il ne dit pas seulement: «par ses prophètes;» mais, afin que personne ne se laisse entraîner à quelque impiété par ces faux prophètes, en cédant à la séduction de certains témoignages rendus par eux à la vérité, il ajoute encore: «dans les saintes Ecritures.» Il veut par là montrer que les livres des Gentils, remplis des superstitions idolâtriques, ne doivent pas être regardés comme saints, sous prétexce qu'on y trouve certaines choses qui se rapportent à Jésus-Christ.

1 Rm 1,1-2. - 2 Virg. Egl. 4,4. - 3 Ac 17,28.

4. Jésus-Christ Fils de Dieu et Fils de David.

L'Apôtre ne veut pas non plus que personne ait la pensée de mettre en avant certains prophètes inconnus et étrangers au peuple Juif, chez qui on ne trouverait aucune trace du culte des idoles, de celles du moins qui sont faites par la main des hommes; car il n'est pas une erreur qui ne rende ses sectateurs idolâtres de ses illusions chimériques. L'Apôtre ne veut donc pas, que personne, produisant des prophéties de ce genre, déclare après y avoir montré le nom de Jésus-Christ, qu'elles sont véritablement les saintes Ecritures et que ce titre n'appartient pas à celles qui ont été divinement confiées au peuple Juif. C'est pour cette raison qu'après avoir dit: «dans les saintes Ecritures,» il ajoute avec assez d'opportunité, ce me semble: «touchant son Fils, qui lui est né de la race de David, selon la chair (Rm 1,3).» Car David a été certainement roi des Juifs; et d'autre part, les Prophètes envoyés pour annoncer Jésus-Christ devaient sortir de la même nation d'où naîtrait un jour Celui qu'ils annonçaient.
De plus il fallait s'opposer d'avance à l'impiété de ceux qui ne reconnaissent, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, que la nature humaine dont il s'est revêtu, et qui ne voient en lui aucune divinité qui le distingue de l'universalité des créatures; comme les Juifs eux-mêmes, quine considèrent Jésus-Christ que comme fils de David et qui ignorent sa grandeur souveraine, cette grandeur qui en tant qu'il est Fils de Dieu, le rend Seigneur de David même. De là vient en effet que, dans l'Evangile, il les réfute par une prophétie qui est sortie précisément de la bouche de David. Il leur demande: comment celui que David appelle son Seigneur, peut-il aussi l'appeler son Fils (Mt 22,45)? ils auraient dû sans doute Lui répondre que par sa nature humaine il est fils de David, tandis que par sa nature divine il est Fils de Dieu et Seigneur de David même. L'Apôtre saint Paul le savait parfaitement et c'est pour cela qu'après avoir dit: «pour l'Evangile de Dieu qu'il avait promis auparavant par ses prophètes dans les saintes Ecritures, touchant son Fils qui lui est né, factus est, de la race de David,» il ajoute: «Selon la chair»: afin que l'on ne croie pas que la personne de Jésus-Christ tout entière ait commencé seulement avec sa naissance corporelle. Ainsi en ajoutant: «selon la chair,» il a conservé à la divinité sa dignité suprême, qui n'appartient ni d la race de David, ni aux créatures angéliques, ni aux descendants des plus excellentes créatures, quels qu'ils soient, parce qu'elle est le Verbe même de Dieu, par qui toutes choses ont été faites. Or ce même Verbe s'est fait chair, de la race de David, et il a habité parmi nous (Jn 1,3 Jn 1,14); il ne s'est pas changé et transformé en chair, mais il a voulu, par une raison de convenance, se montrer aux hommes charnels revêtu lui-même d'une chair. C'est pourquoi l'Apôtre a distingué son humanité de sa divinité, non-seulement par ces expressions
Selon la chair,» mais aussi par ces mots. «Oui a été fait, factus est.» Car il n'a pas été fait en tant qu'il est le Verbe de Dieu; c'est par Lui au contraire que toutes choses ont été faites; et il n'est pas possible que celui par qui toutes choses ont été faites, ait été fait lui-même avec le (381) reste. Il n'a pas été non plus fait avant toutes choses, pour les faire ensuite; car si on l'excepte Lui-même, comme ayant été fait antérieurement à tout le reste, toutes choses n'ont donc pas été faites par lui; et l'on ne peut plus dire avec vérité que tout a été fait par lui,.puisqu'on l'exclut de tout, quoiqu'il ait été fait Lui-même. C'est pour cette raison que l'Apôtre, après avoir dit que le Christ a été fait, ajoute ensuite: «Selon la chair.» Ainsi montre-t-il que, en tant qu'il est le Verbe et le Fils de Dieu, il n'a pas été fait de Dieu mais engendré de Lui.

5. Prédication de Jésus-Christ.

Saint Paul continuant à parler de «celui qui est né de la race de David selon la chair,» ajoute que «Fils de Dieu il a été prédestiné en puissance:» non pas selon la chair, mais «selon l'Esprit;» et non pas selon un esprit quelconque, mais selon l'Esprit de sanctification, «par la résurrection des morts (Rm 1,4).» La puissance d'un mort se révèle en effet dans sa résurrection, et c'est pour cette raison que l'Apôtre dit que Jésus-Christ a été prédestiné en puissance selon l'Esprit de sanctification, par la résurrection des morts.» Ensuite la sanctification donne une vie nouvelle, dont la résurrection de Notre-Seigneur a été le symbole. De là cette parole du même Apôtre en un autre endroit: «Si vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d'en haut, où il est assis à la droite de Dieu (Col 3,1).» A la vérité on peut construire différemment la phrase de l'Apôtre et faire rapporter ces mots: «par la résurrection des morts,» non pas à ceux-ci: «l'Esprit de sanctification,» mais à ces autres qui précèdent: «Il a été prédestiné;» la construction de la phrase serait alors celle-ci: «qui a été prédestiné à la résurrection des morts,» avec ces mots qui précèderaient Fils de Dieu, en puissance selon l'Esprit de sanctification.» Et sans doute cet ordre des mots paraît mieux fondé en raison et de beaucoup préférable, puisqu'il nous montre le Fils de David assujetti à nos faiblesses selon la chair, et le Fils de Dieu revêtu de la toute-puissance selon l'Esprit de sanctification. Ainsi, «il a été fait de la race de David,» c'est-à-dire il est né fils de David, dans une chair mortelle, et c'est pour cette raison qu'il a réellement subi la mort. Mais «Fils de Dieu,» et Seigneur de David même, «il a été prédestiné à la résurrection des morts.» Car il a subi la mort en tant qu'il est fils de David, mais il est ressuscité en tant qu'il est Fils de Dieu et Seigneur de David même. C'est en ce sens que le même Apôtre dit ailleurs: «Quoiqu'il soit mort par suite de sa faiblesse, il vit néanmoins par la puissance de Dieu (2Co 10,2-4);» conséquemment sa faiblesse lui vient de David, et sa vie éternelle lui vient de la puissance de Dieu. C'est pour cela que David le fait connaître comme son Seigneur, en ces termes: «Le Seigneur a dit à mon Seigneur: Asseyez-vous à ma droite, «jusqu'à ce que je mette vos ennemis sous vos pieds (Ps 109,1).» Depuis qu'il est ressuscité d'entre les morts, il est en effet assis à la droite du Père. Ainsi David voyant dans le Saint-Esprit Jésus-Christ prédestiné à la résurrection des morts, pour être assis à la droite du Père, n'oserait l'appeler son fils, mais il le nomme son Seigneur. C'est pour cette même raison que saint Paul ajoute ici: «de Jésus-Christ Notre-Seigneur,» immédiatement après ces mots: «à la résurrection des morts,» comme pour nous indiquer combien David avait raison de l'appeler son Seigneur et non pas son fils.
Au reste l'Apôtre ne dit pas qu'il a été «prédestiné» d'entre les morts, mais il dit qu'il a été prédestiné à la résurrection des morts.» Ce n'est pas en effet la résurrection même de Jésus-Christ qui nous révèle sa qualité de Fils de Dieu et cette dignité unique et souverainement éminente par laquelle il est en même temps le chef de l'Eglise; car d'autres morts sont ressuscités comme lui: mais il a été prédestiné Fils de Dieu par une sorte de principauté de résurrection, en ce sens qu'il a été le premier prédestiné à la résurrection de tous les morts, c'est-à-dire qu'il a été choisi pour ressusciter avant les autres et de préférence à eux. Aussi l'Apôtre avant de dire: «Il a été prédestiné,» écrit ces mots: «Fils de Dieu,» pour nous apprendre combien sa dignité est sublime. Car personne n'a dû être prédestiné de cette manière, si ce n'est le Fils de Dieu, en tant qu'il est aussi le chef de l'Eglise: et c'est pour cela que saint Paul l'appelle en un autre endroit le premier-né d'entre les morts (Col 1,18). Certes, il était convenable qu'il vint juger les hommes qui ressusciteront, puisqu'il est ressuscité le premier pour leur servir de modèle; non pas cependant pour servir de modèle à tous ceux qui ressusciteront, mais seulement à ceux qui ressusciteront pour vivre et régner avec (382) lui pendant l'éternité et dont il est aussi le chef comme de son propre corps. C'est par rapport à la résurrection de ceux-ci qui il a été prédestiné et choisi pour marcher à leur tête; quant aux autres qui ressusciteront sans lui être unis, il ne sera pas leur prince, il sera leur juge. Il n'a donc pas été prédestiné à la résurrection des morts qu'il doit condamner. Car en disant qu'il a été prédestiné à la résurrection des morts, l'Apôtre veut nous faire entendre qu'il précédera les morts dans leur résurrection; or il n'a précédé que ceux qui doivent entrer à sa suite dans le royaume céleste, où il est entré le premier. C'est pour cela que l'Apôtre ne dit pas: «Jésus-Christ, «Fils de Dieu, quia été prédestiné à la résurrection des morts,» mais il dit: «à la résurrection des morts de Jésus-Christ Notre-Seigneur;» en d'autres termes: Fils de Dieu, il a été prédestiné à la résurrection de ses morts, c'est-à-dire de ceux qui lui appartiennent pour la vie éternelle; c'est comme si on demandait à l'Apôtre: de quels morts? et qu'il répondit: des morts de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Car il n'a pas été prédestiné à la résurrection des autres morts, qui sans doute ne le suivront pas dans la gloire de la vie éternelle, où il ne les a point précédés, puisque les impies ressusciteront pour subir les châtiments qui leur sont dus. Ainsi le Fils unique de Dieu a été prédestiné à la résurrection des morts» pour être aussi le premier-né d'entre les morts: mais d'entre quels morts, sinon d'entre les morts de Notre-Seigneur Jésus-Christ?»

6. La grâce de l'Apostolat.

«Par qui nous avons reçu la grâce et l'apostolat. - La grâce» avec tous les fidèles; «l'apostolat» avec quelques-uns seulement. Si l'Apôtre disait uniquement qu'il a reçu l'apostolat, il serait coupable d'ingratitude par rapport à la grâce par laquelle il a obtenu le pardon de ses péchés; il paraîtrait alors avoir reçu l'apostolat comme une récompense due à ses oeuvres précédentes. Mais il parle avec une exactitude parfaitement rigoureuse, et personne ne doit avoir la témérité d'attribuer sa propre entrée dans le christianisme au mérite de sa vie précédente, puisque les Apôtres eux-mêmes, élevés après le chef au-dessus des autres membres du corps, n'auraient pu rigoureusement recevoir l'apostolat, s'ils n'avaient auparavant reçu, comme les autres fidèles, la grâce qui guérit les pécheurs et qui les rend justes. Saint Paul ajoute ensuite: «Afin qu'on obéisse à la foi, parmi toutes les autres nations, pour son nom.» Il veut dire, par ces paroles, qu'il a reçu l'apostolat afin qu'on obéisse à la foi pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est-à-dire afin que tous croient en Jésus-Christ, et que ceux qui désirent être sauvés soit marqués de son nom. Il montre de plus que le salut n'est pas offert aux Juifs seuls, comme le croyaient plusieurs d'entre eux qui avaient reçu la foi: «Dans toutes les nations, dit-il, parmi lesquelles vous avez été, vous aussi, appelés par Jésus-Christ,» précisément afin que vous apparteniez, vous aussi, à ce même Jésus-Christ, le Sauveur de toutes les nations, quoique vous n'ayez pas été trouvés au nombre des Juifs, mais au nombre des Gentils.

7. A qui s'adresse l'Epître.

Jusqu'à présent l'Apôtre a dit quel est celui qui écrit l'Épître. Il se nomme Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à l'apostolat, séparé du troupeau pour l'Evangile de Dieu.» Mais comme on aurait pu lui demander: Quel est cet Evangile? il a ajouté L'Evangile qu'il avait promis auparavant par ses prophètes dans les saintes Ecritures touchant son Fils.» Comme on pourrait lui demander encore: Quel est ce Fils? il dit: «Qui lui est né de la race de David, selon la chair; qui a été prédestiné, Fils de Dieu qu'il est avec la puissance de répandre l'Esprit de sanctification, «à la résurrection des morts de Notre-Seigneur Jésus Christ.» Et comme si on lui demandait encore: Comment vous-même lui appartenez-vous? il répond: «Par qui nous avons reçu la grâce et l'apostolat, pour qu'on obéisse à la foi parmi toutes les nations, en son nom.» Enfin à cette dernière question: Pour quelle raison nous écrivez-vous? il répond en disant: «Parmi lesquelles vous êtes, vous aussi, les appelés de Jésus-Christ.» Puis, afin de se conformer au style épistolaire, il désigne les personnes auxquelles il écrit: «A tous ceux, dit-il, qui sont à Rome, aux bien-aimés de Dieu, à ceux qui sont appelés à la sainteté.» Ici encore il montre plutôt la miséricorde de Dieu que le mérite de ceux à qui il écrit. C'est pour cette raison qu'il ne dit pas: à ceux qui aiment Dieu, mais: «aux bien-aimés de Dieu.» C'est Dieu en effet qui nous a aimés le premier, antérieurement à tout mérite de notre part, afin que nous l'aimions nous-mêmes après avoir été aimés de lui (Jn 4,19). Saint Paul ajoute par la même raison: «A ceux qui sont (383) appelés à la sainteté.» Car, s'il est quelqu'un qui puisse s'attribuer d'obéir à celui qui l'appelle, personne ne peut du moins s'attribuer d'avoir été appelé. Enfin ces mots: «Vocatis sanctis» ne doivent pas être entendus en ce sens que les fidèles de Rome ont été appelés parce qu'ils étaient saints; mais en ce sens qu'ils sont devenus saints parce qu'ils ont été appelés.


8. Salutation

Il ne lui reste plus qu'à saluer les Romains, pour se conformer entièrement à la manière usitée de commencer les lettres. Mais au lieu de la salutation ordinaire, «Grâce à vous, dit-il, et paix de la part de Dieu notre Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1).» Toute grâce en effet ne vient pas de Dieu. Les juges iniques accordent eux-mêmes des grâces, lorsque cédant aux attraits de la cupidité, ou à la terreur des menaces, ils font d'injustes acceptions de personnes. De même toute paix n'est pas la paix de Dieu, ou ne vient pas de lui; de là cette distinction faite par le Seigneur lui-même: «Je vous donne ma paix;» et c'est pour cela qu'il ajoute encore qu'il ne donne pas une paix semblable à celle qui est donnée par le monde (2). Ainsi la grâce par laquelle nous recevons la rémission des péchés qui nous rendaient les ennemis de Dieu, cette grâce nous vient de Dieu le Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais c'est la paix elle-même qui nous réconcilie avec Dieu. Lorsqpe par la grâce nos péchés sont pardonnés et que l'inimitié entre Dieu et nous a cessé, il faut encore que la paix nous tienne unis à celui dont nos péchés seuls nous séparaient violemment, suivant l'expression du Prophète Isaie: «Il ne fermera point l'oreille pour ne pas entendre; vos péchés eux-mêmes établissent une séparation entre Dieu et vous (1).» Lorsque ces péchés auront été remis par la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ, toute séparation cessera pour faire place au règne de la paix.

1 Rm 1,7. - 2 Jn 14,27. - 3 Is 59,1-2.

9. Justice dans la grâce du pardon.

On se demandera peut-être avec étonnement s'il est possible de reconnaître la justice des jugements de Dieu, lorsqu'il accorde la grâce de la rémission des péchés? Cependant rien de plus juste de la part de Dieu. Il est parfaitement juste en effet que ceux qui se repentent de leurs péchés, lorsque les châtiments de la vengeance divine ne se manifestent pas encore à eux dans tout ce qu'ils ont d'effroyable, soient par la miséricorde de Dieu, séparés de ceux qui s'obstinent à chercher des excuses à leurs crimes, et qui refusent de faire pénitence et de changer de vie. Ne serait-il pas injuste au contraire d'associer à ceux-ci, pour subir le même châtiment, ceux qui n'ont pas méprisé la voix de Dieu lorsqu'il les a appelés, ceux qui ont déploré en eux-mêmes leurs fautes et qui les ont détestées comme Dieu même les détestait? Car enfin la règle de la justice humaine est d'aimer en nous uniquement ce qui nous vient de Dieu, et de haïr ce qui vient de nous; de condamner nos iniquités, sans accuser cependant aucun autre que nous; de ne pas penser qu'il suffit que nos péchés nous déplaisent, si nous ne sommes pas extrêmement 'vigilants et attentifs polir les éviter à l'avenir; et de ne pas croire que nos forces suffisent, sans le secours de Dieu, pour éviter le péché. C'est donc, de la part de Dieu, un acte de justice de pardonner à ceux qui sont dans ces dispositions, quelques fautes qu'ils aient commises auparavant, afin qu'ils ne soient pas mêlés et confondus avec ceux qui ne sont pas ainsi disposés, ce qui serait souverainement injuste. Conséquemment, Dieu est juste en ne pardonnant pas à ceux-ci, et il est miséricordieux en pardonnant à ceux-là. Ainsi la,miséricorde de Dieu est juste et sa justice miséricordieuse, puisque la grâce divine précède tellement le mérite de la pénitence, que personne ne se repentirait de son péché, si Dieu ne l'avait averti et appelé d'une manière quelconque.

10. Obligation de faire pénitence, malgré le pardon accordé par Dieu.

Telle est cependant la rigueur de la justice divine, qu'après avoir remis au pénitent le châtiment spirituel et éternel, elle laisse peser sur chacun les douleurs et les supplices corporels, comme nous savons que les martyrs eux-mêmes en ont éprouvé, et n'exempte personne de la mort que la nature humaine a mérité par son crime. Nous devons même croire que c'est par un juste jugement de Dieu, que les hommes justes et pieux subissent eux-mêmes ces sortes de châtiments. C'est cette justice qui est appelée, dans les saintes Ecritures, une correction à laquelle aucun homme juste ne saurait échapper. Car l'Apôtre n'excepte personne, lorsqu'il dit: «Dieu châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges tout fils qu'il reçoit (1).» De là vient qu'accablé de tant de douleurs précisément afin de manifester aux hommes son courage héroïque et sa fidélité dans le service de Dieu, Job déclare si souvent que les souffrances de son corps

1 He 12,6.

(384) ne sont que le châtiment dû à ses péchés. L'Apôtre saint Pierre, exhortant ses frères à souffrir patiemment pour le nom de Jésus-Christ, disait dans le même sens: «Que personne d'entre vous ne souffre comme homicide, comme voleur, comme médisant, ou avide du bien d'autrui, mais s'il souffre comme chrétien, qu'il ne rougisse point; au contraire qu'il glorifie Dieu en portant ce nom, car aujourd'hui le jugement commence par la maison de Dieu. Or, s'il commente par nous, comment finira-t-il pour ceux qui ne croient pas à l'Evangile de Dieu? Et si le juste est à peine sauvé, où le pécheur et l'impie pourront-ils se présenter (1)?» Ces paroles montrent clairement que les souffrances mêmes qui pèsent sur les justes, sont des instruments de la justice divine; et si l'Apôtre dit que cette justice commence par la maison de Dieu, c'est pour nous faire conjecturer par là à quels supplices sont réservés les impies dans le siècle à venir. Enfin c'est pour la même raison que saint Paul écrivait aux Thessaloniciens: «De sorte que nous-mêmes nous pouvons nous glorifier de vous au milieu des Eglises de Dieu, à cause de votre patience et de votre foi au milieu de toutes vos persécutions et des tribulations que vous supportez, pour servir vous-mêmes d'exemple du juste jugement de Dieu (2).» Ces paroles se rapportent parfaitement à celles de saint Pierre, lorsqu'il dit qu'aujourd'hui le jugement commence par la maison de Dieu, et à celles-ci du Prophète, rappelées par le même Apôtre: «Si le juste est à peine sauvé, où le pécheur et l'impie pourront-ils se présenter (3).»

1 1P 4,16-18. - 2 2Th 1,4-6. - 3 Pr 11,31.

Il me semble aussi que si les menaces faites de la part de Dieu au roi David par le prophète Nathan, eurent leur entier accomplissement, malgré le pardon accordé sur-le-champ au repentir du coupable, ce fut pour montrer que ce pardon était donné à l'âme pour lui faire éviter la condamnation qui attend ceux qui ne veulent pas se convertir dans la vie présente. Car saint Pierre dit encore en un autre endroit: «L'Évangile a été aussi annoncé aux morts, afin que jugés devant les hommes selon la chair, ils vivent devant Dieu selon l'esprit (4).» J'ai voulu dire ces quelques mots, afin de montrer, suivant la mesure de mes forces et autant que le texte même de l'Apôtre m'a donné occasion de le faire, que lorsqu'on parle de la grâce et de la paix de Dieu, il ne faut pas laisser

- 4 1P 4,6.

croire aux hommes, par suite de l'interprétation qu'on en donne, que Dieu puisse s'écarter jamais de la justice. Aussi Notre-Seigneur disait lui-même en promettant la paix: «J'ai dit ces choses, afin que vous ayez la paix en moi, et dans le monde, des tribulations (1).» Toutefois ces tribulations et ces chagrins amers, lorsque Dieu en fait les instruments de sa justice contre le péché, ne sont pas, pour les bons et pour les justes, pour ceux enfin qui ont plus d'horreur du péché en lui-même que d'aucune sorte de peines corporelles, une occasion de retomber dans le péché; mais au contraire elles les purifient entièrement des moindres souillures. Et lorsque le moment sera venu, notre corps lui-même recevra une paix parfaite, si notre esprit conserve maintenant d'une manière ferme et immuable la paix que Notre-Seigneur a daigné nous donner par la foi.

11. La Trinité dans les salutations de saint Paul.

L'Apôtre souhaite la grâce et la paix, de la part de Dieu le Père et de la part de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sans ajouter aussi de la part du Saint-Esprit. Voici, suivant moi, pourquoi il s'exprime ainsi: c'est afin de nous faire entendre que le don de Dieu n'est pas autre que le Saint-Esprit lui-même. Conséquemment, la grâce et la paix étant une seule et même chose avec le don de Dieu, cette grâce qui nous délivre de nos péchés, et cette paix qui nous réconcilie avec Dieu, ne peuvent en aucune manière être données aux hommes si ce n'est dans le Saint-Esprit; et par là même la Trinité des personnes aussi bien que leur immuable unité, se trouvent exprimées dans cette salutation. Un motif me détermine particulièrement à m'attacher à cette interprétation: l'Epître qu'il a écrite aux Hébreux est la seule où il ait ainsi omis à dessein, dit-on, la salutation ordinaire, de peur que les Juifs, qui le poursuivaient de récriminations incessantes, ne vinssent à s'offenser de son nom même, et par suite à lire dans un esprit hostile ou même à ne pas lire du tout, ce qu'il écrivait pour leur salut; aussi à cause de son début inusité, plusieurs n'ont pas osé recevoir cette épître dans le canon des Ecritures. Mais quoiqu'il en soit de cette question, excepté cette épître, toutes les autres qui sont certainement, sans contestation de lapart d'aucune Eglise, de l'Apôtre saint Paul, renferment une salutation semblable à celle de l'Epître aux Romains.

1 Jn 16,33.

(385) Seulement dans les deux Epîtres à Timothée, saint Paul a interposé le mot de miséricorde. «Grâce, miséricorde, paix de la part de Dieu le Père, et de la part de Jésus-Christ Notre-Seigneur (1);» c'est qu'écrivant en quelque sorte à Timothée avec plus de familiarité et de tendresse, il a interposé cette expression qui révèle et montre clairement que le Saint-Esprit nous est donné, non pas comme une récompense de nos bonnes oeuvres précédentes, mais par la miséricorde divine, afin tout à la fois d'effacer les péchés qui nous séparaient dé Dieu, et de nous réconcilier avec lui pour lui demeurer étroitement unis.

1 1Tm 1,2.

12. La Trinité dans les salutations des autres Apôtres.

Les autres Epîtres dés Apôtres, reçues par la coutume de l'Eglise, rappellent aussi la Trinité dès leur début et d'une manière assez frappante. Saint Pierre dit d'abord: «Que la grâce et la paix vous soient données avec abondance;» et il ajoute aussitôt: «Béni soit Dieu, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ (2).» Ainsi après avoir désigné le Saint-Esprit sous le nom de grâce et de paix, il nomme expressément le Père et le Fils, pour rappeler à notre esprit la Trinité des personnes. Dans sa deuxième Epître il écrit: «Que la grâce et la paix s'accroissent en vous par une connaissance nouvelle de Dieu et de Jésus-Christ (3).» A la vérité saint Jean a omis, pour un motif que j'ignore, de commencer de cette manière; cependant il n'a pas manqué de faire, aussi bien que les autres, une mention expresse de la Sainte-Trinité. Mais au lieu de dire: La grâce et la paix, il a employé le mot de société: «Nous vous annonçons, dit-il, ce que nous avons vu, afin, que vous entriez vous-mêmes en société avec nous, et que notre société soit avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ (4).» Dans la seconde de ses Epîtres, le même Apôtre s'exprime en des termes semblables à ceux de saint Paul dans les deux Epîtres à Timothée: «Que la grâce, dit-il, que la miséricorde et la paix soient avec vous de la part de Dieu le Père et de la part de Jésus-Christ, Fils du Père (5).» Enfin au commencement de sa troisième Epître, saint Jean ne dit pas un mot de la Sainte-Trinité, par la raison, si je ne me trompe, que cette Epître est extrêmement courte. Voici les premières paroles: «Le vieillard au très cher Gains, que j'aime dans la vérité (6).» Je crois

- 2 1P 1,2-3. - 3 2P 1,2. - 4 1Jn 1,3. - 5 2Jn 1,3. - 6 3Jn 1,1.

cependant que le mot de vérité est mis pour la Trinité même. Saint Jude, après avoir nommé Dieu le Père et Notre-Seigneur Jésus-Christ, ajoute ensuite trois mots qui désignent le Saint-Esprit, c'est-à-dire le don de Dieu. Il commence ainsi: «Jude, serviteur de Jésus-Christ et frère de Jacques, à ceux qu'il aime en Dieu le Père, et qui sont conservés et appelés en Jésus-Christ: que la miséricorde la paix et la charité vous soient données avec abondance (1).» On ne peut en effet concevoir la grâce et ta paix sans la miséricorde et sans la charité. Saint Jacques a commencé son Epître de la manière la plus usitée: «Jacques, serviteur de Dieu et de Notre-Seigneur Jésus-Christ, aux douze tribus qui sont dans la dispersion, salut (2).» S'il s'exprime de cette manière, c'est, je crois, parce que dans sa pensée, il n'y a point de salut si ce n'est dans le don de Dieu, source de la grâce et de la paix. A la vérité, avant de prononcer le mot de salut, il a nommé expressément Dieu et Notre-Seigneur Jésus-Christ; mais parce que les hommes ne sont sauvés par aucune grâce ni par aucune paix, autre que la grâce et la paix qui viennent de Dieu le Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il me semble avoir mis ici le mot de salut pour désigner la Sainte-Trinité elle-même, comme saint Jean a mis dans sa troisième Epître le mot de vérité.

1 Jdt 1,1-2. - 2 Jc 1,1.



Augustin, Romains