Augustin, Romains - 12. La Trinité dans les salutations des autres Apôtres.

13. Singulier rapprochement.

Certes je crois devoir rapporter ici ce que mon père Valère a remarqué avec admiration dans une conversation de quelques paysans. Après un échange de salutations mutuelles, le premier demanda au second, qui connaissait la langue latine et la langue punique, comment le mot salus, salut, se traduisait dans cette dernière langue. L'autre répondit qu'il se traduisait par le mot Tria, trois. Rempli dé joie en apprenant que notre mot salut désignait la Sainte-Trinité, Valère pensa que ce rapport entre deux mots de langues différentes n'était pas un effet du hasard, mais une disposition secrète de la Providence divine: Dieu ayant voulu que les Carthaginois, lorsqu'ils entendent le mot latin salus, attachent à ce mot le sens de trois; et réciproquement, que les Latins s'arrêtent au sens de salut, lorsqu'ils entendent les Carthaginois prononcer le mot Tria. Qu'est-ce donc que demandait cette Chananéenne, c'est-à-dire cette femme punique, lorsque sortie des confins de (380) Tyr et de Sidon et représentant dans l'Evangile la Gentilité, elle demandait le salut de sa fille; lorsque le Seigneur lui répondit: «Il n'est pas bien de jeter aux chiens le pain des enfants;» et que sans repousser cette accusation, et comme pour obtenir par l'aveu de ses péchés le salut de sa fille, c'est-à-dire de sa vie nouvelle: «Il est vrai, Seigneur, reprit-t-elle; mais aussi les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres (1)?» Comme dans la langue de cette femme le mot Tria, trois, se traduit par salus, salut, car elle était Chananéenne, et quand on demande à nos paysans ce qu'ils sont, ils répondent Chananens, mot qui est absolument le même que Chananéens, sauf une lettre retranchée, ce qui arrive souvent en pareil cas; conséquemment cette femme, en demandant le salut, demandait la Trinité. Car la langue Romaine, dont le mot salus désigne en punique la Trinité, se trouvait comme à la tête des Gentils quand Notre-Seigneur vint sur la terre; et nous avons dit que cette Chananéenne représentait la Gentilité. De plus en appelant pain ce que demandait cette femme, Notre-Seigneur rend un nouveau témoignage à la Trinité; car il enseigne clairement, dans un autre, endroit, que cette même Trinité est désignée sous l'expression de trois pains. Cependant, que ce rapprochement de mots soit un effet du hasard, ou un dessein de la Providence, il ne faut pas vouloir opiniâtrement imposer à tous cette manière de l'entendre; mais ne s'y attacher qu'autant que le bon vouloir de l'auditeur y voit une saillie d'esprit.

1 Mt 15,22-27.


14. Péché contre le Saint-Esprit.

Voici une chose qui paraîtra sûrement digne de fixer toute l'attention de notre esprit et d'exciter tout le zèle de notre piété. Si l'Apôtre, voulant faire mémoire de chacune des trois personnes de la Sainte-Trinité, se sert des mots de grâce. et de paix, absolument comme s'il nommait expressément le Saint-Esprit, il s'en. suit qu'on pèche contre le Saint-Esprit, quand, se laissant aller au désespoir, ou même tournant en dérision et méprisant formellement la prédication de la grâce qui efface nos péchés et celle de la paix qui nous tient réconciliés avec Dieu, on refuse de faire pénitence de ses péchés et qu'après avoir résolu en soi-même de continuer à en savourer la douceur impie et mortelle, on persévère jusqu'à la fin dans Pet état. Or, le Seigneur enseigne que si on a dit une parole contre le Fils de l'homme, ce péché peut être remis; mais si c'est contre le Saint-Esprit, on ne saurait en obtenir le pardon, ni maintenant ni dans le siècle à venir, parce qu'on est coupable d'un péché éternel. Il faut donc saisir avec soin le sens de cette pensée.
Supposons que le nom du Saint-Esprit ayant été prononcé en présence d'une personne étrangère à la langue latine, cette personne demande quel est l'objet désigné par cette réunion de syllabes; supposons encore que, par un mensonge ou une dérision impie, quelqu'un nomme un autre objet, objet vit et méprisable, quel qu'il soit, dans le but de tromper l'interrogateur, comme ces sortes d'hommes ont coutume de le faire, sous prétexte de s'égayer; supposons enfin que, par suite de son ignorance, cette personne méprise ce mot dont elle ne connaît pas le sens et qu'elle prononce contre lui des paroles injurieuses: nul, je pense, ne sera assez étourdi ni assez inconsidéré pour accuser cette personne d'une faute même légère contre la piété. Si au contraire, sans exprimer le nom, on donne à l'interrogateur et en des termes appropriés à son intelligence, l'idée de l'objet même, de l'Esprit-Saint, et que le questionneur se laisse aller à des paroles ou à des actions injurieuses contre cette sainteté infinie, il sera regardé comme coupable. Cette supposition établie, il est manifeste, ce me semble, que la personne qui, ayant entendu le nom du Saint-Esprit, mais sans attacher à ce nom le sens qu'il a réellement, aurait prononcé une parole contre l'objet différent qu'elle croyait être désigné par ce nom, il est manifeste, dis-je, qu'on ne pourrait pas regarder son péché comme une parole dite contre le Saint-Esprit. De même, si on demandait ce que c'est que le Saint-Esprit et qu'un ignorant répondît que le Saint-Esprit est le Fils de Dieu, le Fils de Dieu par qui toutes choses ont été faites, qui est né d'une Vierge en temps convenable, quia été mis à mort par les Juifs et qui est ressuscité; et qu'alors, après avoir entendu cette réponse, on voulût nier ou tourner en dérision ce qui aurait été dit, on serait assurément coupable d'une parole prononcée non pas contre le Saint-Esprit, mais plutôt contre le Fils de Dieu ou conter le Fils de l'homme, puisqu'il a daigné en prendre le nom et la nature. En effet il ne faudrait pas alors considérer le nom même qui aurait été prononcé par cet ignorant, mais seulement l'idée qui aurait été exposée par lui; car sans aucun doute en prononçant les paroles (387) injurieuses, on outragerait uniquement celui qu'on aurait présent à l'esprit par suite de la réponse entendue, et dans"ce cas toute la question serait de savoir si la chose elle-même, quelque nom qu'on lui ait donné, doit être respectée, ou niée, ou méprisée. D'après le même principe, si on demandait ce que c'est . que Jésus-Christ, et que la réponse fit entendre des choses qui se rapportent non pas au Fils de bien, mais plutôt au Saint-Esprit; si de plus, après cette réponse on prononçait des blasphèmes, on serait regardé comme ayant dit une parole non pas contre le Fils, mais contre le Saint-Esprit.

15. Est-il bien sans remède?

Mais si nous lisons légèrement et sans attention le texte suivant: «Si quelqu'un a parlé contre le Saint-Esprit, cette parole ne lui sera remise ni en ce monde ni en l'autre (1),» pouvons-nous trouver un homme à qui Dieu ait accordé la rémission de ses péchés? Car ceux qu'on nomme païens, ne pouvant. plus employer les tortures et les supplices, poursuivent encore aujourd'hui de leurs paroles pleines d'injures et d'outrages tous les dogmes de notre Religion; et chacune des vérités que nous enseignons sur la Sainte-Trinité elle-même, est par eux démentie et blasphémée avec mépris. Car ils n'exceptent pas le Saint-Esprit pour l'entourer de leurs respects, tandis qu'ils s'attaquent aux deux autres personnes; ils poursuivent à la fois des cris furieux de leur impiété, autant du moins qu'ils en ont le pouvoir tout ce que nous disons avec une attention, scrupuleuse, touchant la triple Majesté Divine. Ils n'ont pas, à l'égard de Dieu le Père lui-même, des pensées conformes à sa divinité suprême puisque, parmi eux, les uns nient absolument son existence; les autres, tout en la reconnaissant, mêlent tant d'erreurs à cette croyance, que ce n'est plus à lui, mais à leurs propres inventions qu'ils rendent leurs hommages. A plus forte raison aiment-ils mieux, suivant leur coutume impie, tourner en dérision ce que nous disons du Fils de Dieu et du Saint-Esprit, que de s'unir à nous pour adorer l'un et l'autre avec piété. Et cependant, autant que nous le pouvons, nous les exhortons à apprendre à connaître Jésus-Christ et, par lui, à connaître Dieu le Père; nous les portons avec ardeur à se déclarer soldats du Monarque suprême et véritable; nous les invitons à recevoir la foi, en leur promettant le pardon de tous leurs péchés passés. Ainsi donc nous jugeons assez que, lors même qu'ils auraient dans, leurs superstitions sacrilèges, dit des paroles contre le Saint-Esprit, ils en obtiendront indubitablement la rémission, quand ils seront devenus chrétiens.

1 Mt 12,32.

Il y a plus: saint Etienne, qui était rempli du Saint-Esprit lorsqu'il fut lapidé par les Juifs, témoigne combien ceux-ci étaient opposés au Saint-Esprit. D'ailleurs tout ce qu'il dit contre eux lui a été dicté par ce même Esprit, et il leur dit en termes très-clairs: «Vous avez toujours résisté au Saint-Esprit (1).» Cependant au nombre. et pour ainsi dire dans les mains de ces Juifs qui résistaient au Saint-Esprit et qui lapidaient saint Etienne, son temple, précisément parce qu'il était rempli de ses dons, se trouvait l'apôtre saint Paul, qui gardait leurs vêtements; et plus tard il s'adressait lui-même à ce sujet des reproches amers et en versant des larmes de repentir, lorsque rempli à son tour de ce même Esprit auquel il avait fait d'abord une résistance insensée, il était prêt à être lapidé pour soutenir ce qu'avait prêché sa victime. Que dire des Samaritains? Ne sont-ils pas tellement opposés au Saint-Esprit, qu'ils font tout effort pour anéantir les prophéties qu'il a inspirées? Et néanmoins Notre-Seigneur témoigne de la possibilité de leur salut, quand il parle, soit à ce lépreux guéri qui revint seul pour rendre grâces, quoiqu'il fût Samaritain (2); soit à cette femme qu'il rencontra sur le bord d'un puits à la sixième heure; soit enfin aux habitants mêmes de Samarie qu'elle amena à la foi (3). Après l'Ascension de Notre-Seigneur, avec quelle joie pour les saints, Samarie ne reçut-elle pas la parole de Dieu, ainsi qu'il est rapporté dans les Actes des Apôtres? Et lorsque saint Pierre reprocha à Simon les magicien de s'être formé du Saint-Esprit une opinion si détestable et d'avoir demandé à l'acheter à prix d'argent, s'imaginant qu'il était une chose vénale, l'apôtre néanmoins ne désespéra point de lui jusqu'à lui ôter tout moyen d'obtenir son pardon; il l'avertit même avec bonté de se repentir (4).

1 Ac 8,51. - 2 Lc 17,15-16. - 3 Jn 4,7-42. - 4 Ac 8,9-12.

Enfin l'Eglise catholique elle-même dont l'autorité est d'un si grand poids, l'Eglise qui est devenue par le don du Saint-Esprit. la mère de tous les saints et qui nourrit tout l'univers du lait de sa doctrine, l'Eglise a-t-elle jamais ôté à aucun hérétique ou à aucun schismatique l'espoir de sa (388) délivrance, s'il voulait rentrer dans la bonne voie? A qui a-t-elle refusé le pouvoir d'apaiser là colère de Dieu? Tous ceux qui l'ont abandonnée avec un orgueilleux mépris, ne les conjure-t-elle pas avec larmes de revenir dans ses bras? Où trouver cependant parmi les hérétiques, soit un chef, soit une simple brebis; qui ne soit pas opposée au Saint-Esprit? Qui aurait l'esprit assez dépravé pour croire coupable celui qui dit une parole contre le Saint-Esprit et pour déclarer innocent celui qui agit sans cesse contre lui? Or, qui combat contre lui aussi ouvertement que ceux qui, par leurs disputes orgueilleuses, s'attaquent avec tant de fureur à la paix de l'Eglise? Mais en supposant qu'il ne soit ici question que de paroles proprement dites, qu'on veuille bien me dire s'ils n'en prononcent aucune contre le Saint-Esprit? Les uns ne refusent-ils pas absolument' de reconnaître en lui aucune propriété personnelle? Ne disent-ils pas que l'unité de Dieu est si absolue que les noms de Père, de Fils et de Saint-Esprit s'appliquent à la même personne (1)? Les autres avouent qu'il est le Saint-Esprit; mais ils nient qu'il soit égal au Fils, ou même ils nient simplement qu'il soit Dieu (2) D'autres enseignent à la vérité qu'il n'y a dans la Sainte-Trinité qu'une seule et même nature, mais ils ont sur cette nature divine des sentiments si impies qu'ils la regardent comme sujette au changement et à la corruption; ils ont même, à l'égard du Saint-Esprit, que Notre-Seigneur avait promis d'envoyer à ses disciples, imaginé de soutenir qu'il est venu, non pas cinquante jours après la résurrection de Jésus-Christ, comme il est dit dans les Actes des Apôtres (3), mais près de trois siècles plus tard et dans la personne d'un homme (4)? D'autres nient pareillement que le Saint-Esprit soit venu le jour que nous croyons; ils prétendent qu'il a choisi en Phrygie, des Prophètes dont il voulait faire si longtemps après ses organes (5). D'autres anéantissent d'un souffle la vertu dès sacrements du Saint-Esprit et ils n'hésitent pas à baptiser de nouveau ceux qui ont été déjà baptisés au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit (6). Mais, pour ne pas continuer une énumération qui serait sans fin, lorsque tous ceux dont je viens de dire quelques mots et dont je n'ai pas le loisir de parler plus longuement, reviennent à l'épouse de Jésus-Christ et qu'ils condamnent, avec un coeur vraiment repentant, leurs erreurs et leur impiété, aucune loi catholique ne déclare qu'il faut leur refuser la paix de l'Eglise et leur fermer les entrailles de la miséricorde.

Les Sabelliens. - 2 Les Ariens. - 3 Ac 2,1-4. - 4 Les Manichéens. - 5. Les Cataphrygiens. - 6 Les Donatistes.



16. Le péché commis contre le Saint-Esprit est-il le péché commis après le Baptême?

On pensera peut-être qu'une parole est dite contre le Saint-Esprit, quand elle est prononcée par un homme qui a reçu dans le baptême la rémission de ses péchés. Mais il faut bien remarquer que, même dans ce cas, la sainte Eglise reçoit encore le pécheur repentant; et qu'on ne croie pas que celui-ci ne. peut pas alors obtenir son pardon, par la raison qu'ayant déjà reçu la grâce de la foi et les Sacrements des fidèles, il ne peut plus être regardé comme ayant péché par ignorance: car on voit qu'il y a une grande différente entre les deux motifs exprimés dans les paroles suivantes: Ne pas obtenir son pardon parce qu'on a péché à une époque où on n'était plus dans l'ignorance, et: Ne pas obtenir son pardon parce qu'on a dit une parole contre le Saint-Esprit. Car si l'ignorance seule mérite le pardon et que l'ignorance soit admise uniquement dans ceux qui n'ont pas encore été baptisés, on ne peut donc plus trouver un remède dans la pénitence, non-seulement quand on a dit une parole contre le Saint-Esprit, mais aussi quand après avoir été baptisé on a parlé contre le Fils de l'homme, et toutes les fois qu'après le baptême on s'est rendu coupable de fornication, d'homicide, d'un crime honteux ou d'un attentat quelconque. Or, ceux qui ont suivi ce senti ment ont été exclus de la communion catholique; on a jugé avec raison que cette cruauté même leur interdisait de participer à la miséricorde divine. D'autre part si l'on pense que le pardon n'est refusé aux paroles dites contre le Saint-Esprit qu'à l'égard des personnes baptisées, nous répondrons d'abord que Notre-Seigneur parlant sur ce sujet; n'a fait aucune exception de temps, mais qu'il a dit en général: «Celui qui proférera une parole contre le Saint-Esprit, ne recevra son pardon ni dans le siècle présent, ni dans le siècle à venir.» Ensuite, Simon, dont j'ai parlé un peu plus haut, avait déjà reçu le baptême lorsqu'il pensa que le Saint-Esprit pouvait devenir l'objet du plus honteux trafic: et cependant saint Pierre, après l'avoir réprimandé, lui conseille de faire pénitence. Que dire maintenant de ceux qui, ayant reçu le sacrement de Baptême dans leur jeunesse ou (389) dans leur plus tendre enfance, mais n'ayant ensuite reçu presqu'aucune éducation, mènent dans une profonde ignorance une vie ignoble, ne sachant pas le premier mot dés préceptes ou des défenses, des promesses ou des menaces de la loi chrétienne, ne connaissant ni ce qu'il faut croire; ni ce qu'il faut espérer, ni ce qu'il faut aimer? Oserons-nous ne pas .attribuer leurs péchés à l'ignorance, sous prétexte qu'ils ont été commis après le baptême, tandis qu'en réalité ces hommes, tout-à-fait ignorants et ne sachant pas du tout, comme on dit, où ils avaient la tête, étaient complètement égarés lorsqu'ils commettaient le péché?

17. Le péché contre le Saint-Esprit n'est-il pas tout péché commis sciemment?

Si l'on prétend que pécher sciemment, c'est pécher dans le temps où on connaît la malice de l'acte que l'on fait, sans que néanmoins on s'en abstienne; pourquoi alors ce péché n'est-il pas déclaré irrémissible comme opposé à Notre-Seigneur, mais uniquement comme opposé au Saint-Esprit? Dira-t-on que pour commettre un péché, ou pour dire une parole contre le Saint-Esprit, il suffit de commettre sciemment un péché quel qu'il soit? Conséquemment, que tout péché commis dans l'ignorance, est un péché contre le Fils, tandis que tout péché commis par un homme instruit, est un péché contre le Saint-Esprit? Mais, alors, je demanderai où est l'homme qui ignore, par exemple, que c'est un mal d'attenter à la pudeur d'une femme étrangère, ne fût-ce que par la raison, qu'il ne souffrirait pas cette injure dans la personne de sa propre femme? Chacun ne sait-il. pas que c'est. un mal de faire tort À un homme dans un marché, de tromper le prochain par des fourberies mensongères, d'accabler celui-ci sous le poids d'un faux témoignage, de tendre des pièges à celui-là pour s'emparer de son bien, de donner la mort à qui que ce soit? Enfin où est celui qui voyant qu'on lui fait une chose quelconque qu'il ne veut pas qui lui soit faite par autrui, ne sent pas aussitôt toutes les fibres de son coeur s'agiter pour accuser le malfaiteur? Si l'on prétend que les hommes accomplissent ces actions sans en connaître la malice, où trouver un péché qu'ils semblent commettre avec la connaissance requise? Si donc le péché contre le Saint-Esprit est proprement celui que l'on commet avec la connaissance de la malice qu'il renferme, il ne reste plus qu'à refuser la pénitence à tous les pécheurs dont je viens d'énumérer les crimes; car Notre-Seigneur a interdit l'espoir du pardon à ceux qui pèchent contre le Saint-Esprit. Mais si au contraire la discipline chrétienne repousse cette conclusion, si l'Eglise ne cesse d'exhorter à changer de conduite tous ceux qui commettent ces crimes, il faut continuer nos recherches pour savoir en quoi consiste le péché contre le Saint Esprit, auquel tout pardon est refusé.

18. Est-ce le péché commis avec la connaissance de la volonté de Dieu?

Mais peut être ne doit-on pas dire que celui-là commet le péché avec la connaissance suffisante, qui sachant bien que son action peccamineuse est mauvaise, ne connaît cependant ni Dieu ni la volonté de Dieu, au moment où il accomplit cette action? C'est en effet ce que l'Apôtre semble enseigner, quand il écrit aux Hébreux: «Si nous péchons volontairement après avoir reçu la connaissance de la vérité, il ne nous reste plus désormais de sacrifice pour expier nos péchés (1).» Ces paroles seraient moins remarquables, s'il avait dit seulement: «Si nous commettons le péché volontairement,» sans ajouter: «Après que nous avons reçu la connaissance de la vérité:» connaissance qui certainement n'est pas autre que celle de Dieu et de la volonté divine. Or ce que l'Apôtre dit ici de cette connaissance de la vérité semble se rapporter à cette maxime de Notre-Seigneur: «Le serviteur qui, ignorant la volonté de son Maître, fait des choses dignes de châtiment, recevra peu de coups; mais celui qui, connaissant la volonté de son maître, fait des choses dignes de châtiment, recevra un grand nombre de coups (2).» Nous pouvons en effet entendre ces paroles: «Il recevra peu de coups,» en ce sens qu'après une légère correction il obtiendra son pardon; et nous pouvons regarder ces autres: «Il recevra un grand nombre de coups,» comme désignant le châtiment éternel dont Notre-Seigneur menace ceux qui pèchent contre le Saint-Esprit, en leur déclarant qu'ils n'obtiendront jamais le pardon de leurs péchés; d'où il suit que pour commettre un péché contre le Saint-Esprit il suffit de commettre un péché quelconque avec la connaissance de la volonté de Dieu.-Mais s'il en est ainsi, il faut auparavant, examiner avec soin et déterminer à quel moment on connaît la volonté de Dieu. Plusieurs ont connu cette volonté même avant

1 He 10,26. - 2 Lc 12,47-48.

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d'avoir reçu le sacrement dé Baptême. Le centurion Corneille reçut certainement cette connaissance au moment où saint Pierre l'instruisait, et avant son baptême le Saint-Esprit descendit sur lui, ainsi que des signes manifestes le témoignèrent; bien qu'au lieu de dédaigner ensuite ce sacrement, il le reçut pour plus de sûreté, afin de trouver aussitôt dans les signes saints et sacrés, dont la vertu était déjà produite en lui, une connaissance parfaite de la vérité (1); tandis que beaucoup d'autres au contraire après avoir reçu le baptême, ne se mettent pas en peine de connaître la volonté de Dieu. Conséquemment nous ne pouvons, en aucune manière, dire ni croire que ceux qui, avant leur baptême et avec la connaissance de la volonté divine, ont commis des péchés, ne recevront pas, lorsqu'ils seront baptisés, la rémission de toutes leurs fautes quelles qu'elles soient. D'autant plus que la volonté divine, par rapport à l'amour de Dieu et du prochain, est enseignée en quelques mots aux croyants, puisque la Loi tout entière et tous les Prophètes sont renfermés dans ces deux commandements (2). Notre-Seigneur lui-même nous recommandé d'aimer le prochain, c'est-à-dire d'aimer tous les hommes sans excepter même nos ennemis (3). Et cependant nous voyons une multitude de chrétiens qui, âpres leur baptême, reconnaissent bien la vérité de ces préceptes, et les vénèrent comme sortis de la bouche du Seigneur; mais dès qu'ils ont à souffrir de la part de quelque ennemi, le désir de la vengeance les emporte tellement, le feu de la haine s'allume en eux avec tant d'ardeur, que ni le nom ni les paroles mêmes de l'Evangile ne peuvent les apaiser. Toutes les Eglises sont remplies d'hommes semblables qui ont reçu le Baptême. Et néanmoins ceux qui sont spirituels ne cessent de les avertir d'une manière fraternelle, de les exciter avec un zèle infatigable et dans un esprit de douceur (4), à s'opposer et à résister à ces sortes de tentations et à désirer plutôt de régner dans la paix de Jésus-Christ que de se réjouir à la vue d'un ennemi accablé. Or, cette manière d'agir serait vaine, s'il ne restait plus à de semblables pécheurs aucune espérance de pardon, si la pénitence n'avait plus de remède pour eux. Que d'ailleurs on prenne garde, en pensant autrement, d'affirmer que David, ce patriarche comblé d'éloges et de louanges par Dieu qui l'avait choisi lui-même, ne connaissait pas la volonté de Dieu, quand

1 Ac 10. - 2 Mt 12,31-10. - 3 Mt 5,44. - 4 Ga 6,1.

épris d'amour pour la femme d'autrui, il tendit un piège au maride cette femme et le fit périr: car après s'être condamné lui-même et avoir été condamné pour ce crime de la bouche d'un prophète, il obtient sa délivrance par l'humilité de son repentir et la confession de son péché. Toutefois il fut puni sévèrement (1); et son exemple suffit pour nous faire comprendre que le Seigneur n'avait pas en vue les peines éternelles, mais qu'il parlait seulement d'une sévérité plus grande de la part de la loi, quand il disait: «Celui qui connaît la volonté de son Seigneur et qui fait des choses dignes de châtiment, recevra un grand nombre de coups.»

1 2S 11,12.

19. Quel est le sacrifice refusé, d'après saint Paul, à ceux qui pèchent avec la connaissance de la vérité?

Aussi bien ceux qui examinent plus sérieusement ce passage de l'Epître aux Hébreux, n'entendent pas du sacrifice d'un coeur brisé par le repentir, ces paroles: «Il ne reste plus désormais de sacrifice pour expier les péchés;» ils les entendent du sacrifice dont l'Apôtre parlait précisément en cet endroit, c'est-à-dire de l'holocauste de la passion de Notre-Seigneur, que chacun offre pour ses propres péchés, lorsqu'il est consacré au Seigneur par sa foi à la passion, et lors qu'il reçoit dans les eaux du baptême le nom des fidèles chrétiens. De là il suit que ces paroles de saint Paul signifient que l'on ne peut plus être de nouveau purifié parle baptême quand on a commis le péché après avoir été déjà baptisé. Or, cette interprétation laisse place à la pénitence: quoique assurément nous reconnaissions que ceux qui n'ont pas encore reçu le baptême, ne sont pas encore par là même parvenus à une entière connaissance de la vérité. Par conséquent tous ceux qui possèdent la connaissance de la vérité, doivent nécessairement avoir été déjà baptisés. Mais tous ceux qui ont reçu le baptême n'ont pas reçu pour cela la connaissance de la vérité, soit parce qu'on a voulu faire avancer des catéchumènes venus ensuite, soit par suite d'une négligence malheureuse., Et néanmoins,ce sacrifice dont parlait Saint Paul, c'est-à-dire l'holocauste du Seigneur, qui est d'une certaine manière offert pour chaque homme en particulier au moirent où il est marqué de son nom en recevant le baptême, ne peut plus être offert pour lui s'il lui arrive de pécher encore. Car une fois baptisé on ne peut recevoir un second baptême lors même qu'après le premier on aurait commis le péché par ignorance de la vérité. Conséquemment, puisque sans le baptême nul ne saurait être avec (391) raison regardé comme connaissant la vérité il ne reste plus à tous ceux qui ont reçu cette connaissance, de sacrifice pour expier leurs péchés, c'est-à-dire qu'ils ne peuvent plus être baptisés de nouveau. En même temps, ceux qui n'ont pas reçu l'enseignement nécessaire pour connaître la vérité, ne doivent pas pour cela croire que ce sacrifice puisse encore être offert pour eux si déjà cette offrande a eu lieu; en d'autres termes, ceux qui ont reçu une première fois par le baptême le sacrement de la vérité, ne peuvent plus être baptisés de nouveau. Comme si nous disions: un homme n'est pas un quadrupède; mais néanmoins tous les animaux qui ne sont pas hommes ne sont pas pour cela des quadrupèdes. Et en effet à l'égard de ceux qui ont déjà reçu le baptême, il est plus exact de dire qu'ils sont guéris par la pénitence, que de dire qu'ils reçoivent une vie nouvelle; parce que le baptême seul donne cette vie. Il est vrai que la pénitence agit alors en eux, mais elle agit comme sur le fondement. Si longtemps donc que ce fondement demeure, l'édifice peut être réparé; mais dès que l'on prétend renouveler ce fondement, il faut nécessairement détruire l'édifice tout entier. C'est pour cela que saint Paul, écrivant à ces Hébreux qui semblaient avoir quitté le nouveau Testament pour retourner au sacerdoce de l'ancienne loi, leur disait: «Laissant donc l'enseignement élémentaire sur Jésus-Christ, portons nos regards vers ce qui est parfait, sans poser de nouveau le fondement de la pénitence des oeuvres mortes, de la foi en Dieu, de la doctrine du baptême, de l'imposition de la main, de la résurrection même des morts et du jugement éternel (1).» Si Saint Paul ne veut pas qu'on réitère ces dons, c'est qu'on les a reçus dans le baptême, c'est-à-dire dans la consécration des fidèles; au lieu que s'il s'agit d'expliquer la parole de Dieu et d'enseigner sa doctrine, il faut répéter non pas une fois,, mais un grand nombre de fois, et quand l'occasion le demande.

1 He 6,1-2.


20. Est-ce un péché commis avec connaissance contre la personne même du Saint-Esprit?

Mais ne pourrait-on pas dire encore: ce n'est pas quand on a commis un péché quelconque avec connaissance suffisante, mais bien quand avec la même connaissance on a commis un péché proprement dit contre le Saint-Esprit, qu'on doit être regardé comme ne pouvant plus obtenir de pardon? Or, on peut à ce sujet demander si les Juifs savaient que Notre-Seigneur agissait par le Saint-Esprit, lorsqu'ils l'accusaient dans leurs blasphèmes de chasser les démons au nom du prince des démons (Mt 9,34)? J'admire en effet comment ils pouvaient reconnaître en lui le Saint-Esprit, puisqu'ils ne savaient même pas que Notre-Seigneur fût le vrai Fils de Dieu; car ils étaient alors dans cet aveuglement «dont une partie d'Israël reste frappée, jusqu'à ce que soit entré l'universalité des Gentils (Rm 11,25).» Mais nous traiterons ce sujet en son lieu et avec plus d'opportunité, si le Seigneur nous en donne la grâce et le pouvoir.
De plus, si le discernement des esprits doit être entendu en ce sens que chacun juge si c'est le Saint-Esprit ou l'esprit de mensonge qui agit dans chaque homme en particulier; si d'autre part ce discernement est un don que le Saint-Esprit accorde aux fidèles à un certain moment déterminé, comme le même Apôtre le déclare en un autre endroit (1Co 12,10): comment les Juifs infidèles pouvaient-ils, sans avoir reçu ce don, juger avec discernement si Notre-Seigneur agissait par le Saint-Esprit? Et cependant ils ont mérité de justes châtiments quand ils ont donné des preuves tout-à-fait manifestes de leur haine contre lui, quand ils ont produit de faux témoins pour l'accuser (Mt 26,59-60), quand ils ont envoyé des espions pour le surprendre dans ses paroles (Mt 22,15-17), quand, après avoir entendu le récit des miracles redoutables qui avaient accompagné sa résurrection, ils se sont efforcés, en corrompant les gardes (Mt 28,13), de répandre des bruits mensongers, et de cacher la vérité; enfin toutes les fois qu'ils ont donné des preuves de la malice et du venin de leur esprit, comme le récit évangélique le montre suffisamment.


21. Est-ce un blasphème contre les oeuvres attribuées au Saint-Esprit?

Ce qui précède semble donc nous faire entrevoir enfin que l'on pèche contre le Saint-Esprit quand on combat avec une malice formelle les oeuvres accomplies par le Saint-Esprit. Car quoiqu'un homme ne sache pas si c'est le Saint-Esprit qui accomplit une oeuvre qu'il déteste; dès que cet homme est dans la disposition de ne pas vouloir que cette oeuvre soit du Saint-Esprit, non point parce qu'elle est mauvaise, mais parce qu'elle est l'objet de sa haine, et parce que sa malice personnelle le rend ennemi de tout ce qui est bien, il doit être avec raison regardé comme coupable du péché contre le Saint-Esprit. Et cependant (392) si quelqu'un de ceux à qui Notre-Seigneur reproche ce crime, vient à la foi de Jésus-Christ; si après avoir dompté sa chair parles austérités de la pénitence il demande le salut avec larmes, comme plusieurs d'entre eux l'ont peut-être déjà fait; qui donc, je le demande, aurait la cruauté de pousser ferveur jusqu'à nier que ce pécheur ait du être admis au baptême de Jésus-Christ ou jusqu'à prétendre qu'il y a été admis en vain? Celui qui, obéissant à un sentiment de haine, blasphème les oeuvres de Dieu, doit être regardé comme ayant perdu tout espoir de pardon, puisqu'il résiste par une malice formelle aux biens, c'est-à-dire aux dons de Dieu: or, examinons si l'apôtre saint Paul n'a pas été lui-même un de ces hommes. Ses propres paroles vont nous répondre: «J'étais auparavant, dit-il, blasphémateur, persécuteur et outrageux; mais j'ai obtenu miséricorde, parce que j'ai agi par ignorance dans l'incrédulité (1Tm 1,13).» Peut-être cependant n'a-t-il pas été coupable de ce grand crime, par la raison que l'envie ne régnait point dans son coeur? Entendons-le nous dire en un autre endroit: «Nous étions nous-mêmes autrefois insensés et incrédules, livrés à l'erreur, esclaves des voluptés et des passions de toute sorte, vivant dans la malignité et l'envie, abominables, nous haïssant les uns les autres (Tt 3,3).»


22. Le péché contre le Saint-Esprit est la persévérance dans le mal, accompagnée de désespoir.

Si donc on ne refuse le baptême de Jésus-Christ ni aux païens, ni aux Juifs, ni aux hérétiques, ni aux schismatiques quine l'ont pas encore reçu, dès qu'ils entrent dans la voie du bien après avoir condamné leur vie passée; quoiqu'ils aient été, avant leur participation au sacrement de Baptême, les ennemis du christianisme et de l'Église de Dieu et qu'ils aient ainsi résisté au Saint-Esprit par tous les moyens que leur suggérait leur propre malice; si on accorde le secours de la miséricorde à ceux même qui reviennent au bien et qui demandent la paix de Dieu avec un coeur repentant, quand, après avoir été assez instruits dans la science de la vérité pour recevoir les Sacrements, ils sont tombés ensuite et ont résisté au Saint-Esprit; si enfin, parmi ceux. mêmes à qui Notre-Seigneur reprochait le blasphème qu'ils avaient prononcé contre le Saint-Esprit, quelques-uns touchés de repentir ont eu recours à la grâce de Dieu, et ont sans aucun doute trouvé en elle la guérison de leurs maux que reste-t-il à conclure, sinon que le péché contre le Saint-Esprit, auquel Notre-Seigneur déclare que le pardon n'est accordé ni dans le siècle présent, ni dans le siècle à venir, doit être entendu uniquement de la persévérance dans la malice et la malignité, accompagnée du désespoir vis-à-vis de la clémence divine? Car, c'est en cela précisément que consiste la résistance à la grâce et à la paix de Dieu, dont nous avons commencé à parler dans le présent opuscule. On peut conclure en effet de ce qui précède, que les Juifs eux-mêmes à qui Notre-Seigneur reprochait leur blasphème, n'ont pas perdu le pouvoir de sortir de leur état coupable et de faire une pénitence salutaire . Notre-Seigneur leur disait au moment même où il leur faisait ce reproche: «Ou rendez l'arbre bon et le fruit bon; ou rendez l'arbre mauvais et le fruit mauvais (1).» Or, ces paroles n'auraient absolument aucun sens, si par suite de leur blasphème il leur était impossible désormais de renoncer à leurs dispositions mauvaises pour entrer dans des dispositions meilleures; s'ils ne pouvaient plus à l'avenir produire aucun fruit par de bonnes actions; ou enfin s'ils produisaient inutilement ces fruits, sans pouvoir obtenir la rémission de leur péché.


Augustin, Romains - 12. La Trinité dans les salutations des autres Apôtres.