Augustin, Sermons 91

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SERMON XCI. SAINTETÉ NÉCESSAIRE (1).

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ANALYSE. - Quand Jésus-Christ demanda aux Juifs comment le Messie pouvait être appelé le Seigneur de David puisqu'il était son Fils ils auraient pu répondre facilement par les témoignages de l'Écriture. Mais ils étaient trop attachés à la terre, ils n'aimaient pas Dieu assez purement pour mériter de, connaître l'incarnation merveilleuse du Verbe. Aussi le Sauveur leur reproche-t-il aussitôt leur ambition et leur vanité. Afin donc de comprendre les mystères et d'arriver à la vision intuitive, il faut s'attacher à Jésus-Christ pour ne faire avec lui qu'une seule personne morale et s'exercer aux oeuvres de charité envers le prochain.

1. Nous venons d'entendre, à la lecture de l'Evangile, que le Sauveur demandé aux Juifs comment Jésus Notre-Seigneur, peut être le fils de David, puisque David l'appelle son Seigneur, et ils ne pouvaient répondre. Ils connaissaient bien dans le Seigneur ce qu'ils voyaient; ils voyaient en lui le Fils de l'homme, mais ils n'y voyaient pas le Fils de Dieu. Voilà pourquoi ils se crurent capables de triompher de lui et pourquoi ils le raillèrent quand il était suspendu à la croix: «S'il est le Fils de Dieu, disaient-ils, qu'il descende de la croix et nous croyons en lui (2).» Ils voyaient donc en lui une nature et en ignoraient une autre; car s'ils l'avaient connu réellement, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de la gloire (3).

Ils savaient toutefois que le Christ serait fils de David, et aujourd'hui encore ils l'attendent sous ce titre. Ils ignorent qu'il est venu, mais leur ignorance est volontaire; car s'ils ont pu le méconnaître quand il était suspendu au gibet, ils ne doivent pas le méconnaître, maintenant que son règne est établi. Au nom de qui en effet toutes les nations sont-elles appelés et bénies, si ce n'est au nom de celui-là même qu'ils ne regardent pas comme le Messie? Fils de David, descendant selon la chair de la race de David, Jésus est sans aucun doute fils d'Abraham. Mais puisqu'il a été dit à Abraham: «Toutes les nations seront bénies dans un membre de ta race (4);» puisqu'ils voient aujourd'hui toutes ces mêmes nations bénies dans notre Christ, pourquoi l'attendre encore? pourquoi l'attendre, quand il est venu, et ne pas craindre plutôt ses menaces? Notre-Seigneur Jésus-Christ, en effet, s'est appliqué, pour se faire connaître, le témoignage d'un prophète qui le compare à une pierre, à une pierre qui brise quiconque se heurte contre elle, et qui broie celui sur qui elle tombe (5). Pour qu'on se heurte contre lui, il faut qu'il soit

1. Mt 22,42-46 - 2. Mt 27,40-42 - 3. 1Co 2,8 - 4. Gn 22,17 - 5. Lc 20,17-18

descendu, et c'est dans cette humiliation qu'il brise; mais if broie les superbes quand il vient dans sa gloire. Déjà les Juifs en se heurtant se sont brisés contre lui; il ne leur reste plus qu'à être broyés au moment de son avènement solennel, à moins toutefois que pour échapper à la mort, ils ne le reconnaissent de leur vivant. Dieu en effet est patient, et chaque jour il les appelle à, la foi.

2. Les Juifs donc ne purent résoudre la question que leur adressait le Seigneur. Jésus leur avait demandé de qui le Messie était fils; de David, avaient-ils répondu; et poursuivant ses interrogations il avait ajouté: «Comment donc David, au moment de l'inspiration, l'appelle-t-il son Seigneur en ces termes: Le Seigneur a dit à mon Seigneur: Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que je mette vos ennemis sous vos pieds? Si donc David inspiré l'appelle son Seigneur, comment est-il son fils?» Le Sauveur ne dit point: Il n'est pas son fils, mais: «Comment est-il son fils?» Comment n'est pas une négation, mais une interrogation, et les paroles du Seigneur reviennent à celles-ci: Vous avez raison de regarder le Messie comme étant fils de David; mais David même le nomme son Seigneur; comment donc celui qu'il nomme ainsi son Seigneur pourrait-il être son fils? Si les Juifs étaient instruits de la foi chrétienne qui est la nôtre; s'ils ne fermaient pas leurs coeurs à l'Evangile et s'ils aspiraient à la vie spirituelle, ils trouveraient dans le trésor de la foi catholique la réponse à cette question, et ils diraient: C'est qu'au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu: «ce qui explique pourquoi il est le Seigneur de David. Mais il est vrai aussi que le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous (1);» ce qui fait comprendre comment il est aussi son fils. Les Juifs ne savaient point cela, et ils gardèrent le silence;

1. Jn 1,1-14

410

pour eux ce fut même peu d'avoir la bouche fermée, ils fermèrent encore l'oreille, et par là ils n'apprirent point la réponse à la question qui venait de leur être adressée inutilement.

3. Mais c'est une grande grâce de pénétrer ce mystère; de comprendre comment le Christ est à la fois le Seigneur et le fils de David; comment dans ce Dieu fait homme il n'y a qu'une seule personne; comment à cause de sa nature humaine il est inférieur à son Père, et comment il est son égal à cause de sa divine nature; comment il dit en même temps, d'un côté: «Mon Père est plus grand que moi (1);» et d'autre part: «Mon Père et moi nous sommes «un z.» Or, plus ce mystère est grand, plus il faut, pour le comprendre, savoir régler ses moeurs. Il est fermé pour ceux qui en sont indignes, et ouvert seulement à ceux qui méritent de le connaître; et ce n'est ni avec des pierres ou des pieux, ni avec le poing où le pied que nous frappons à la porte du Seigneur; la vie elle-même se charge de frapper, et on lui ouvre si elle est bonne. C'est donc le coeur qui demande, le tueur qui cherche, le coeur qui frappe, et c'est au coeur que l'on ouvre.

Mais pour bien demander, pour bien chercher et pour bien frapper, il faut au coeur de la piété. Il faut d'abord aimer Dieu pour lui-même, c'est en cela que consiste la piété; il faut ne placer en dehors de lui aucune récompense ni l'attendre de sa main, car rien ne lui est préférable. D'ailleurs que peut-on demander à Dieu de précieux quand Dieu même ne suffit pas? Quoi! s'il te donne une terre, tu te livres à des transports de joie! O ami de la terre, n'es-tu pas changé en terre? Si néanmoins tu te réjouis alors qu'il te fait don d'une terre, combien plus ne dois-tu pas te réjouir quand il se donne lui-même à toi, lui qui a fait le ciel et la terre? Il faut donc aimer Dieu pour lui-même. Ce qui le prouve encore, c'est qu'ignorant ce qui se passait dans l'âme du saint patriarche Job, le démon éleva contre lui cette grave accusation: «Est-ce pour Dieu même que Job sert Dieu?»

4. Ah! si l'adversaire a fait cette accusation contre lui, comment ne pas craindre qu'il la fasse aussi contre nous? Car nous avons affaire avec ce grand calomniateur; et s'il né craint pas d'imaginer ce qui n'est point, ne craindra-t-il pas encore moins de reprocher ce qui est? Réjouissons-nous toutefois, parce que notre Juge ne saurait

1. Jn 14,28 - 2. Jn 10,30

être trompé par notre accusateur. Si nous avions pour juge un homme, cet ennemi pourrait feindre devant lui tout ce qui lui plairait. Personne, pour feindre, n'est plus rusé que lui; et maintenant encore, n'est-ce pas lui qui répand contre les saints toutes ces accusations mensongères? Considérant en effet que ses calomnies n'ont aucune valeur devant Dieu, il les sème au milieu du monde. Mais, hélas! quel avantage y trouve-t-il encore? L'Apôtre ne dit-il pas: «Notre gloire, la voici: c'est le témoignage de notre conscience (1)?»

N'en concluez pas toutefois, qu'il ne met aucune adresse dans ces fausses imputations. Il sait le mal qu'elles produisent, quand une foi vigilante ne sait pas y résister. Si en effet il répand du mal sur le compte des bons; c'est pour persuader aux faibles qu'il n'y a pas d'hommes de bien; c'est pour les porter à se livrer à leurs passions, à s'y perdre et à se dire en eux-mêmes: Qui donc observe les commandements de Dieu? qui donc garde la continence? Et en croyant qu'il n'y a personne, ils deviennent ce qu'ils croient. Tels sont les desseins du démon.

Or il était impossible de rien persuader contre Job; sa conduite était trop connue et trop éclatante. Cependant à cause de ses grandes richesses, le démon lui reproché un crime qui n'aurait pu être que dans le coeur, sans se manifester dans la conduite, lors même qu'il eût été réel. Job servait Dieu et faisait des aumônes; mais quelles étaient ses intentions? Nul ne le savait, pas même le diable; il n'y avait que Dieu pour les connaître. Dieu donc rend témoignage à son serviteur; mais le diable calomnie le serviteur de Dieu. Dieu permet de le tenter, la vertu de Job est éprouvée, et le démon confondu. Il est ainsi constaté que Job sert et aime Dieu purement pour Dieu même; il le sert, non pas parce que Dieu lui a donné quelque chose, mais parce que Dieu ne refuse pas de se donner lui-même. «Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait: que le nom du Seigneur soit béni (2).» Le feu de la tentation s'est allumé: mais il a rencontré de l'or et non de la paille; et sans le réduire en cendres, il a délivré cet or de ses scories.

5. Ainsi donc pour comprendre le grand mystère de Dieu, pour savoir comment le Christ est à la fois Dieu et homme, il faut se purifier le coeur, et on le purifie en purifiant ses moeurs et sa vie,

1. 1Co 1,12 - 2. Jb 1

411

en pratiquant la chasteté, la sainteté, la charité et la foi qui agit par amour (1). Remarquez en passant que toutes ces vertus sont comme un arbre dont les racines sont fixées dans le coeur, car les actes ne sont produits que par les sentiments du coeur; et en y établissant l'amour-propre, on n'obtient que des épines; il en sort au contraire de bons fruits si l'on y cultive la charité. Afin donc de faire sentir cette nécessité de purifier le coeur, le Seigneur voyant les Juifs réduits à l'impuissance de répondre à la question qu'il venait de leur adresser, parla aussitôt de leur conduite. Il voulait leur montrer ainsi ce qui les rendait indignes de comprendre le problème qu'il venait de leur soumettre.

En effet, ces misérables orgueilleux auraient dû dire, en se voyant incapables de répondre Nous ne le savons; Maître, instruisez-nous. Mais non contents de ne rien répondre ils ne demandèrent rien. C'est alors que stigmatisant leur orgueil: «Prenez-garde, dit le Seigneur, aux Scribes qui aiment à présider dans les Synagogues et qui recherchent la première place dans les festins (2).» Leur crime n'est pas de l'accepter, mais d'y tenir. C'était donc ici accuser leurs sentiments secrets. Mais Jésus les eût-il dénoncés, s'il n'en eût été le témoin? La première place est due dans l'Église au serviteur de Dieu qui est revêtu d'une dignité; mais ce n'est pas dans son intérêt. Il est donc nécessaire que dans l'assemblée des fidèles, les chefs du peuple occupent des sièges plus élevés, il est nécessaire que le siège même soit une distinction pour eux et mette suffisamment en relief leurs fonctions; mais ce n'est pas pour leur inspirer de l'orgueil, c'est pour les faire songer à la charge dont ils doivent rendre compte. Or qui sait s'ils aiment ou n'aiment pas ces distinctions? C'est une affaire qui se passe dans le coeur, elle ne saurait avoir que Dieu pour juge.

Le Seigneur donc avertissait ses disciples de s'éloigner de ce mauvais levain. «Gardez-vous, dit-il encore ailleurs, du levain des Pharisiens et des Sadducéens.» Et comme ils s'imaginaient qu'il faisait allusion à ce qu'ils n'avaient pas apporté de pains; «Avez-vous oublié, reprit-il, combien de milliers d'hommes ont été rassasiés avec cinq pains? Ils comprirent alors que par levain il entendait la doctrine» de ces Pharisiens et de ces Sadducéens (3). Ceux-ci en effet aimaient ces sortes de biens temporels, et ils n'aimaient ni ne craignaient soit les biens soit les

1. Ga 5,6 - 2. Mt 23,6 Mc 12,38-39 - 3. Mt 16,12

maux éternels. Leur coeur était fermé de ce côté, et ils ne pouvaient comprendre ce que leur demandait le Seigneur.

6. Que doit donc faire l'Église de Dieu pour comprendre ce que la première elle a mérité de croire? Quelle rende le coeur capable de recevoir ce qui lui sera donné. Or, c'est pour le rendre tel que sans anéantir ses promesses, le Seigneur notre Dieu en a suspendu l'exécution. Et s'il l'a suspendue, c'est pour que nous nous haussions, et qu'en nous haussant nous grandissions, et qu'en grandissant nous y atteignions. Vois comme s'étend, pour y atteindre, l'Apôtre Saint Paul: «Ce n'est pas, dit-il, que j'y aie atteint jusques là ou que je sois parfait. Non, mes frères, je ne pense pas y avoir atteint; mais seulement, oubliant ce qui est en arrière et m'étendant vers ce qui est en avant, je poursuis mon dessein, je cours à la palme de la céleste vocation de Dieu dans le Christ Jésus (1).» Il courait donc sur la terre, et la palme était suspendue au ciel. Il courait sur la terre, mais il montait en esprit. Vois comme il s'élève, vois comme il s'élance vers le prix suspendu sous ses yeux. «Je cours, dit-il, vers la palme de la vocation que Dieu me donne au ciel dans le Christ Jésus.»

7. Il faut donc marcher, mais sans se chausser les pieds, sans chercher de monture, sans équiper de vaisseaux. C'est l'affection qui doit courir, l'amour qui doit marcher, la charité qui doit monter. A quoi bon chercher la route? Attache-toi au Christ, car en descendant et en remontant il s'est fait notre voie. Veux-tu monter? Attache-toi à lui quand il monte. Car tu ne saurais t'élever par toi-même, «personne ne montant au ciel que Celui qui est descendu du ciel, que le Fils de l'homme qui demeure au ciel (2).» Mais si nul autre n'y monte que Celui qui en est descendu, et si Celui qui en est descendu est le Fils de l'homme, Jésus Notre-Seigneur, comment dois-tu faire pour y monter si tu en as le désir? Devenir membre de Celui qui seul y est monté. Car il est le chef et avec ses membres il ne forme qu'un seul homme. Et personne ne pouvant monter si l'on n'est devenu membre de son corps, on voit l'accomplissement de cette parole: «Nul ne monte que Celui qui est descendu.» On ne sautait donc dire: «Si nul ne monte que Celui qui est descendu;» pourquoi Pierre, par exemple, y est-il monté? pourquoi Paul, pourquoi les Apôtres y sont-ils montés? Car on pourrait

1. Ph 3,12-14 - 2. Jn 3,13

répondre: Eh! que sont, au témoignage de l'Apôtre, Pierre et Paul, tous les Apôtres et tous les fidèles? «Vous êtes, leur dit-il, le corps du Christ, et les membres d'un membre (1).» Si donc le corps du Christ et ses membres ne font qu'une même personne, garde-toi d'en faire deux. N'a-t-il pas laissé soir père et sa mère pour s'attacher à son épouse et être deux dans une même chair (2)? Il a laissé son Père, parce qu'il ne s'est point montré sur la terre égal à lui, parce qu'il s'est anéanti en prenant une nature d'esclave. Il a aussi laissé sa mère, la Synagogue, d'où il est né selon la chair. Il s'est enfin attaché à son épouse, c'est-à-dire à son Église.

Or en rappelant lui-même un passage de la Genèse (3), le Seigneur prouva que cette union doit être indissoluble. «N'avez-vous pas lu, dit-il, qu'en les formant dès le principe, Dieu les forma homme et femme? Ils seront deux dans une seule chair, est-il écrit. Que nul donc ne sépare ce que Dieu a uni.» Mais que signifie «Deux dans une seule chair?» Le voici dans les paroles suivantes: «Ainsi donc ils ne sont plus deux, mais une seule chair (4).» Tant il est vrai que «nul ne monte au ciel, sinon Celui qui en est descendu!»

8. Sachez donc que selon l'humanité et non pas selon la divinité, le même homme, le même Christ est à la fois époux et épouse. Je dis selon l'humanité, car selon la divinité nous ne saurions être ce qu'il est; puisqu'il est le Créateur et nous la créature; l'ouvrier et nous son oeuvre; l'architecte et nous l'édifice; et pour nous unir à lui et en lui, il a voulu devenir notre chef en prenant notre chair et afin de mourir pour nous. Sachez donc, je le répète, que le Christ est en même temps tout cela: aussi a-t-il dit par Isaïe: «Il m'a couronné comme l'époux et orné comme l'épouse (5).» Il est ainsi époux, et épouse; époux, comme chef, et épouse, dans son corps. N'est-ce pas ce que signifiaient ces mots: «Ils seront deux dans une seule chair;» et conséquemment, «non pas deux chairs mais une seule?»

9. Conclusion, mes frères: puisque nous sommes

1. 1Co 12,27 - 2. Ep 5,31-32 - 3. Gn 2,24 - 4. Mt 19,4-6 - 5. Is 61,10

ses membres et puisque nous désirons pénétrer ce mystère, vivons avec piété, comme je l'ai dit, aimons Dieu pour lui-même. Si pour le temps de notre pèlerinage, il fait paraître devant nous sa nature de serviteur, il se réserve de nous montrer sa nature divine quand nous serons parvenus au repos de la patrie. La première nature sera notre chemin, nous trouverons une patrie dans la seconde. Et comme il nous en coûte beaucoup plus de comprendre ce mystère que de le croire; comme on ne peut comprendre avant d'avoir cru, dit Isaïe (1), marchons à l'aide de la foi, tant que nous voyageons loin du Seigneur et jusqu'à ce que nous soyons parvenus au sein de là lumière où nous le verrons face à face (2).

Or en marchant par la foi, faisons le bien, et pour faire le bien, ayons envers Dieu une affection gratuite et envers le prochain une affection bienfaisante. Nous n'avons rien à donner à Dieu, mais nous pouvons donner au prochain, et nous mériterons, en lui donnant, de posséder Celui qui est l'abondance même. Que chacun donc donne de ce qu'il a; que chacun verse dans le sein de l'indigent ce qu'il a de superflu. L'un a de l'argent; qu'il nourrisse le pauvre, donne des vêtements à qui n'en a pas, bâtisse une église, fasse enfin avec son argent tout le bien qu'il peut faire. Un autre a de la prudence; qu'il dirige son prochain et dissipe, à la lumière de la piété, les ombres du doute. Un autre encore est instruit; qu'il puise dans les trésors du Seigneur, qu'il distribue de quoi vivre à ses collègues dans le service de Dieu; qu'il affermisse les fidèles, ramène les égarés, cherche ceux qui sont perdus et fasse enfin tout ce qu'il peut. Les pauvres mêmes peuvent se donner l'un à l'autre. Que celui-ci prête ses pieds au boiteux, que celui-là serve de guide à l'aveugle; que l'un visite les malades et que l'autre ensevelisse les morts. Ces services sont à la portée de tous, et il serait fort difficile de rencontrer quelqu'un qui n'eût rien à donner. Chacun peut accomplir enfin ce grand devoir rappelé par l'Apôtre: «Portez les fardeaux les uns des autres, et vous exécuterez ainsi la loi du Christ (3).»

1. Is 7,9 Sept. - 2. 2Co 5,6-7 1Co 13,12 - 3. Ga 6,9



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SERMON XCII. JÉSUS, SEIGNEUR ET FILS DE DAVID (1).

1. Mt 22,42-46 (413)

ANALYSE. - Ce discours n'est autre chose que là solution du problème proposé en vain par Notre-Seigneur aux Juifs, lorsqu'il leur demanda comment le Messie pouvait être nommé le Seigneur de David, puisqu'il était le fils de ce prince. Saint Augustin montre donc avec l'Écriture, que comme Dieu, le Messie est Seigneur de David; et qu'en tant qu'homme, il est son fils. Nous devons ainsi reconnaître en lui deux natures et une seule personne.

1. C'est aux Chrétiens à résoudre la question proposée aux Juifs. Car en la proposant aux Juifs, Jésus Notre-Seigneur ne la résolut pas; il l'a néanmoins résolue pour nous. Je ne ferai que rappeler ses paroles à votre charité et vous reconnaîtrez que réellement il l'a résolue. Remarquez d'abord le noeud de cette question.

Le Seigneur demanda aux Juifs, ce qu'ils pensaient du Christ, de qui le Christ devait être fils. C'est qu'eux aussi espèrent le Christ. Les prophètes leur en ont parlé, et après avoir attendu son avènement, ils l'ont mis à mort après son arrivée. Chose remarquable! En lisant dans les Écritures que le Messie devait venir, ils lisaient aussi qu'eux-mêmes lui donneraient là mort: mais en espérant sa venue promise par les prophètes, ils ne voyaient pas dans ces mêmes prophètes le forfait qu'ils devaient commettre. Voilà pourquoi en les interrogeant à propos du Christ, le Sauveur ne suppose ni que le Christ leur soit inconnu, ni que jamais ils n'aient entendu son nom, ni que jamais il n'aient espéré son avènement. De fait, ils l'espèrent encore aujourd'hui, et c'est leur erreur. Nous aussi nous comptons que le Messie viendra, mais pour juger et non pour être jugé; et ce sont les saints prophètes qui ont prédit qu'il viendrait ainsi deux fois, une première pour être injustement condamné, et une seconde pour juger avec justice.

«Quelle idée, donc, dit le Seigneur aux Juifs, avez-vous du Christ? De qui est-il fils? - De David,» répondirent-ils; ce qui est parfaitement conforme aux Écritures. «Comment alors, reprit Jésus, David inspiré l'appelle-t-il son Seigneur en ces termes: Le Seigneur a dit à mon Seigneur: Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que je mette vos ennemis comme un escabeau sous vos pieds? Or, si David inspiré l'appelle son Seigneur, comment est-il son fils?»

2. Qu'on se garde bien de croire ici que Jésus prétend n'être pas le fils de David. Il ne nie pas qu'il soit le fils de David, mais il demande comment. Vous répondez, semble-t-il dire; qu'il est fils de David; je ne le conteste pas. Mais David même le nomme son Seigneur expliquez-moi donc comment étant sein Seigneur, il peut en même temps être son fils; expliquez-moi cela. Ils ne l'expliquèrent pas et ils gardèrent le silence. Pour nous, expliquons ce mystère, ou plutôt reproduisons l'explication de Jésus lui-même.

Mais ou la trouverons-nous? Dans son Apôtre. Et comment prouver d'abord qu'elle vient de lui? Par le témoignage de l'Apôtre même: «Voulez-vous éprouver; dit-il, le Christ qui parlé de moi (1)?» Oui, c'est par le ministère de cet Apôtre que le Christ a résolu notre question.

Et premièrement, que dit-il par lui à Timothée? «Souviens-toi que Jésus-Christ, de la race de David, est ressuscité d'entre les morts, selon mon Évangile (2).» Voilà bien le Christ fils de David. Mais comment est-il aussi le Seigneur de David? Dites-le nous, ô Apôtre! «Etant de la nature de Dieu, il n'a pas regardé comme une usurpation de se faire égal à Dieu.» N'est-il pas ici le Seigneur de David? Mais si tu reconnais en lui le Seigneur de David et le nôtre, le Seigneur du ciel et de la terre, le Seigneur même des anges et l'égal de Dieu puisqu'il est de sa nature; comment est-il devenu fils de David? Vois ce qui suit. L'Apôtre te l'a montré comme étant le Seigneur de David quand il t'a dit: «Etant de la nature de Dieu, il n'a point cru usurper en se faisant égal à Dieu.» Comment donc est-il fils de David? «Mais il s'est anéanti lui-même en prenant la nature d'esclave; en devenant semblable aux hommes et en paraissant homme à l'extérieur; il s'est de plus humilié en se faisant obéissant jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix. C'est pourquoi Dieu l'a exalté (3).» Ainsi, issu de David et fils de David, le Christ est ressuscité parce qu'il s'était

1. 2Co 13,3 - 2. 2Tm 2,8 - 3. Ph 2,6-9

414

anéanti. Comment s'est-il anéanti? En s'unissant à ce qu'il n'était pas, sans se séparer de ce qu'il était. Il s'est donc anéanti, il s'est humilié. Tout Dieu qu'il était, il s'est montré homme. Lui, le créateur du ciel, a été méprisé en voyageant sur la terre; il a été méprisé comme un homme, comme un homme sans valeur presque aucune. Et non-seulement il a été méprisé, il a été, de plus, mis à mort. Il était comme une pierre tombée; les Juifs s'y sont heurtés et s'y sont brisés. N'avait-il pas dit en personne? «Celui qui se heurtera contre cette pierre sera brisé, et celui sur qui elle tombera sera broyé (1)?» Elle a commencé par rester à terre, et ils se sont heurtés, brisés; elle tombera ensuite du haut du ciel, et ils seront broyés.

3. Vous comprenez donc que Jésus est à la fois le fils et le Seigneur de David; le Seigneur de David, de toute éternité; le Fils de David, dans le temps; comme Seigneur de David, il est né de la substance du Père, et comme fils de David, il est né de la vierge Marie, après avoir été conçu du Saint-Esprit. Tenons à cette double nature. L'une nous servira de demeure durant l'éternité; et l'autre sera notre délivrance durant le

1. Mt 21,44

pèlerinage. Si en effet Jésus-Christ Notre-Seigneur ne s'était fait!homme, c'en était fait de l'homme. Pour ne pas laisser périr son oeuvre, il est donc devenu ce qu'il avait fait. Il est en même temps vrai Dieu et vrai homme; la divinité et l'humanité sont toute sa personne. Telle est la foi catholique. Nier la divinité, c'est être Photinien; son humanité, c'est être Manichéen. Pour être catholique, il faut confesser que le Christ est Dieu, égal à son Père, et qu'il est en même temps homme véritable, qu'il a souffert réellement et qu'il a répandu un sang réel. Ah! la Vérité même ne nous aurait point rachetés en donnant pour nous une fausse rançon. Il faut donc, pour être catholique, confesser ces deux natures.

Mais alors on a une patrie et on est dans la voie qui y mène. On aune patrie, car «Au commencement était le Verbe;» on a une patrie, car «Etant de la nature de Dieu, il n'a pas cru usurper en se faisant égal à Dieu.» On est dans la voie, car «Le Verbe s'est fait chair;» on est dans la voie, car «Il s'est anéanti lui-même en prenant une nature d'esclave.» Il est ainsi et la patrie où nous aspirons et la voie qui nous y mène. Avec lui donc allons à lui et nous ne nous égarerons pas.




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SERMON XCIII. LES DIX VIERGES OU LA PURETÉ D'INTENTION (1).

1. Mt 25,1-49

ANALYSE. - La parabole des dix vierges ne saurait s'entendre à la lettre des vierges proprement dites ou des religieuses, mais de toute âme chrétienne qui s'abstient du péché et qui s'adonne aux bonnes oeuvres figurées par les lampes que toutes ces vierges ont à la main. Quelques unes seulement ont eu soin de remplir d'huile leurs lampes: cette huile désigne la charité proprement dite ou la pureté d'intention qui les anime dans leurs bonnes oeuvres, tandis que les vierges folles pratiquent le bien dans des vues humaines, par amour des louanges. Toutes s'endorment du sommeil de la mort; mais quand il faut paraître devant Dieu, c'en est fait des louangea humaines, l'huile manque, la lampe s'éteint, la vierge folle est réprouvée. En vain elle implore la compassion des vierges sages. Celles-ci ne peuvent rien pour leurs malheureuses compagnes; elles ont assez de leurs propres affaires. Ayons donc soin d'agir par un motif de charité véritable et n'attendons pas le réveil de la mort pour nous convertir: ce serait trop tard.

1. A vous qui étiez hier ici nous avons fait une promesse, et nous voulons, avec l'aide du Seigneur, nous acquitter aujourd'hui devant vous et devant toute cette multitude réunie.

Il n'est pas facile de découvrir quelles sont ces dix vierges parmi lesquelles il y en a cinq de folles et cinq de sages. En m'en tenant, toutefois, au texte qu'aujourd'hui encore je vous ai fait lire et autant qu'il plaît à Dieu de m'ouvrir l'intelligence, je ne crois pas que cette parabole on similitude concerne exclusivement les vierges qui sont proprement et éminemment consacrées à Dieu dans l'Église et que plus habituellement nous nommons les religieuses; cette parabole, si je ne me trompe, regarde l'Église tout entière, D'ailleurs, en l'appliquant uniquement aux religieuses, pourrions-nous dire qu'elles ne sont que dix? Comment réduire à un si petit nombre une telle quantité de vierges? Dira-t-on que nombreuses quant au nom elles sont rares en réalité et qu'on pourrait à peine en compter dix? Ce serait se tromper, puisqu'en ne considérant que les bonnes sous ce nombre de dix, on ne saurait où placer les cinq folles. De plus, s'il est dans le monde tant d'âmes qu'on appelle vierges, comment se fait-il que les portes de la grande maison ne soient fermées qu'à cinq?

2. Comprenons donc, mes bien-aimés, que cette parabole concerne absolument toute l'Eglise; elle ne regarde pas uniquement les supérieurs dont nous parlions hier, ni les simples fidèles uniquement, mais les uns et les autres, tous absolument. Et pourquoi cinq vierges d'un côté et cinq vierges de l'autre? Ces cinq vierges d'une part et d'autre part ces cinq autres représentent tous les chrétiens sans exception. Voulez-vous toutefois que nous vous exprimions un sentiment que Dieu nous inspire? Outre les âmes vulgaires, il y a dans l'Eglise de Dieu des âmes qui ont la foi catholique et qu'on voit s'exercer aux bonnes oeuvres: parmi elles cependant il y en a de sages et il y en a d'insensées.

Mais considérons avant tout pourquoi ces âmes sont appelées vierges et pourquoi ces vierges sont divisées en deux groupes de cinq chacun; nous étudierons ensuite les autres circonstances.

Ce qui fait que toute âme unie à un corps est figurée par le nombre cinq, c'est qu'elle a cinq sens à son service, car toutes les impressions sensibles entrent en nous par quelqu'une de ces cinq portes, la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût ou le toucher. D'où il suit que s'abstenir de tout ce qui est illicite pour la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher, c'est rester pur et conséquemment mériter le titre de vierge.

3. Je le veux, il est bon de s'abstenir de toute sensation coupable et c'est avec raison que chaque âme chrétienne porte le nom de vierge. Mais pourquoi en admettre cinq et en repousser cinq? - Eh bien! elles sont vierges, et on les repousse; c'est peu qu'elles soient vierges, elles ont même des lampes. En se préservant des sensations mauvaises elles méritent le nom de vierges, et ce sont leurs bonnes oeuvres qui leur mettent la lampe à la main; car c'est de ces oeuvres que parle le Seigneur en ces termes «Que vos bonnes oeuvres luisent devant les hommes, en sorte qu'ils voient vos bonnes actions et glorifient votre Père qui est dans les cieux (1).» C'est d'elles encore qu'il dit à ses disciples

1. Mt 5,16

«Ceignez-vous les reins et que vos lampes soient allumées (1).» Se ceindre les reins, c'est pratiquer la virginité; avoir des lampes allumées, c'est s'exercer aux bonnes oeuvres.

4. Il est vrai on n'emploie pas le terme de virginité quand il est question des personnes mariées; elles ont toutefois la virginité de la: foi qui produit la chasteté conjugale. Pour vous convaincre effectivement que considéré du côté de son âme, et par rapport à l'intégrité de la foi qui préserve aussi du mal et fait faire le bien, chaque chrétien ou chaque âme peut être appelée vierge; votre sainteté doit se souvenir que l'Eglise en général, toute composée qu'elle soit de vierges et d'enfants, de maris et de femmes, est désignée sous le nom de vierge au singulier. Comment, le prouver? Ecoute l'Apôtre; il s'adresse, non pas seulement aux religieuses, mais à cette Eglise tout entière: «Je vous ai fiancés, dit-il, à un époux unique, au Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure.» Mais comme il faut se garder avec soin du corrupteur de cette espèce de virginité, c'est-à-dire du diable, ces paroles: «Je vous ai fiancés à un époux unique, au Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure,» sont suivies immédiatement de ces autres du même Apôtre: «Or je crains que comme le serpent séduisit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la chasteté qui est dans le Christ (2).» Peu possèdent sans doute la virginité du corps, mais tous doivent conserver la virginité du coeur. - Mais enfin s'il est bon de s'abstenir des sensations coupables, si cette abstinence même donne à la virginité son nom, si de plus les bonnes oeuvres, marquées parles lampes, sont sûrement dignes d'éloges, comment- voyons-nous cinq vierges admises et cinq autres repoussées? Quoi! cette âme est vierge, elle porte sa lampe, et elle n'entre point! Que devient alors cette autre qui n'a pas soin de conserver sa virginité en s'éloignant du mal, et qui marche dans les ténèbres pour ne vouloir point s'exercer aux bonnes oeuvres?

5. C'est donc de cela, mes frères, c'est de cela surtout que nous devons traiter. Ne consentir ni à voir, ni à entendre ce qui est mal, se détourner des odeurs coupables et des coupables aliments des sacrifices païens, éviter tout contact avec une étrangère, partager son pain avec celui qui a faim, donner l'hospitalité au voyageur, et des vêtements à qui n'en a pas, apaiser les querelles,

1. Lc 12,36 - 2. 2Co 11,2-3

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visiter les malades et ensevelir les morts, c'est être vierge et avoir la lampe à la main. Que nous faut-il de plus? - Je veux pourtant quelque chose encore. - Quoi? dira-t-on. - Quelque chose, car le saint Evangile a excité mon attention. Oui, c'est parmi les vierges et les vierges qui portent des lampes qu'il en distingue de sages et d'insensées. Mais d'où vient cette distinction? Comment discerner les unes des autres? Par l'huile; cal l'huile signifie quelque chose de grand et de très-grand. Ne serait-ce point la charité? Mais c'est plutôt une question de ma part, qu'une affirmation précipitée. Je vous dirai donc pourquoi l'huile me semble être le symbole de la charité.

«Voici, dit l'Apôtre, une voie encore plus élevée.» Quelle est cette voie plus élevée? «Quand «je parlerais les langues des hommes et des Anges, si je n'ai pas la charité, je suis un airain sonnant ou une cymbale retentissante.» La charité est donc cette voie plus élevée, et ce n'est pas sans motif qu'elle est désignée par l'huile, puisque l'huile surnage au dessus de tous les liquides. Mets dans un vase de l'eau d'abord et de l'huile ensuite: c'est l'huile qui prend le dessus. Au contraire, mots l'huile d'abord et l'eau après: c'est encore l'huile qui surnage. Elle surnage donc toujours, quelque ordre que tu suives. Ainsi «la charité ne succombe jamais (1).»

6. Maintenant donc, mes frères, considérons ce que font les cinq vierges sages et les cinq vierges folles. Elles veulent aller au devant de l'époux. Que signifie aller au devant de l'époux? C'est y aller de coeur, c'est attendre son arrivée. Mais il tardait de venir: ce fut alors que toutes s'endormirent.» Qui, toutes? Et les folles et les sages «toutes s'assoupirent et s'endormirent.» Faut-il prendre ce sommeil dans un bon sens? Que faut-il en penser? Ne devrions-nous pas l'entendre dans ce sens que l'iniquité se multipliant pendant que l'époux diffère de venir, la charité se refroidit? Je n'aime pas cette interprétation et voici pourquoi: c'est qu'il est parlé dans la parabole de vierges sages, c'est qu'après avoir dit: «Et l'iniquité se multipliant, la charité se refroidit dans beaucoup,» le Sauveur ajoute: «Or celui qui persévèrera jusqu'à la fin sera sauvé (2).» Où donc voulez-vous placer les vierges sages? N'est-ce point parmi ceux qui ont persévéré jusqu'à la fin? Non, mes frères, non elles ne sont admises à entrer dans le palais, que pour avoir

1. 1Co 12,31 1Co 13,1-8 - 2. Mt 25,12-18

persévéré jusqu'à la fin. II s'ensuit que leur charité n'a rien perdu de son ardeur, qu'elle ne s'est point refroidie et qu'elle a brûlé jusqu'à la fin. Et c'est parce qu'elle a brûlé jusqu'à la fin que l'époux a fait ouvrir ses portes, et que les, vierges ont été invitées à entrer, comme le fut cet excellent serviteur à qui il fut dit: «Entre dans la joie de ton Seigneur (1).»

Que signifie alors: «Elles s'endormirent toutes?» C'est qu'il est un autre sommeil auquel nul n'échappe. Ne vous souvenez-vous point de ces paroles apostoliques: «Mais je neveux pas, mes frères, que vous soyez dans l'ignorance au sujet de ceux qui dorment (2):» c'est-à-dire au sujet de ceux qui sont morts? Et pourquoi dire qu'ils sont endormis, si ce n'est pour rappeler qu'il ressusciteront en leur jour? Dans ce sens donc «toutes s'endormirent.» Crois-tu que la vierge prudente ne doit pas mourir? Vierges folles ou vierges sages, nous serons tous appesantis par le sommeil de la mort.

7. On se dit parfois: Voici bientôt le jour du jugement; il se fait tant de mal, de si douloureuses afflictions se multiplient! Voilà presque entièrement accompli tout ce qui a été prédit par les prophètes; nous touchons au jugeaient.

Si ceux qui parlent ainsi parlent en vrais fidèles, ces pensées les mènent en quelque sorte au devant de l'Époux. Mais nous voyons guerre sur guerre, désolation sur désolation, mouvement de terre sur mouvement de terre, famine sur famine et les peuples tombant sur les peuples, sans que l'Époux arrive encore. Et tout en attendant son avènement, on voit s'endormir tous ces hommes qui répètent: Il vient, le jour du jugement nous trouvera encore en vie. Mais puisqu'on s'endort en tenant ce langage, qu'on ait donc devant les yeux la perspective de ce sommeil, que jusqu'à ce moment on persévère dans la charité, et qu'on l'attende jusqu'à ce qu'il arrive. Figure-toi que ce sommeil de la mort est lui-même endormi. Mais «celui qui dort ne s'éveillera-t-il jamais (3)?» - «Toutes donc s'endormirent;» ceci doit s'entendre des vierges sages aussi bien que des vierges folles.

8. «Voilà qu'au milieu de la nuit un cri se fit entendre» Qu'est-ce à dire, au milieu de la nuit? C'est- à dire au moment où on ne s'y attendait point, quand on n'en avait pas la moindre idée. La nuit est ici synonyme d'ignorance. On fait donc son calcul. Voilà, dit-on, tant d'années

1. Mt 25,21-23 - 2. 1Th 4,12 - 3. Ps 91,9

417

écoulées depuis Adam; nous voici au terme de six mille ans, et bientôt, d'après les supputations de quelques interprètes, arrivera le jour du jugement. Mais ces supputations passent aussi, et l'Epoux ne vient point, et ces vierges qui allaient au devant de lui s'endorment comme les autres. Et quand on ne s'y attend plus, quand on répète On croyait que ce serait au bout de six mille ans, elles six mille ans sont écoulés, comment savoir maintenant à quelle époque il viendra? il viendra tout-à-coup au milieu de la nuit. Qu'est-ce à dire, ait milieu de la, nuit? Il viendra quand tu ne l'attendras point. Et pourquoi viendra-t-il alors? Interroge le Seigneur lui-même: «Ce n'est pas à vous, dit-il, de connaître les temps et les moments que le Père a réservés en sa puissance (1).» - «Le jour du Seigneur, dit «encore l'Apôtre, viendra comme un voleur pendant la nuit (2).» Donc aussi veille durant la nuit, afin de n'être pas surpris par le voleur, car bon gré, mal gré, le sommeil de la mort finira par venir, après toutefois qu'un cri se sera fait entendre au milieu de la nuit.

9. Quel est ce cri, sinon celui dont il est question dans ces paroles de l'Apôtre: «En un clin d'oeil, au son de la dernière trompette; car la trompette sonnera, et les morts ressusciteront, et nous serons transformés (3)?» Et après que ce cri se sera fait entendre au milieu de la nuit, quand on aura crié: «Voici venir l'Epoux,» qu'arrivera-t-il? «Toutes se lèveront,» est-il écrit. Qu'est-ce à dire? «Viendra le moment, dit le Seigneur lui-même, où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et en sortiront (4).» Ainsi c'est au son de la dernière trompette que «toutes se lèveront. Or les «prudentes prirent de l'huile avec elles dans leurs vases, tandis que les folles n'en prirent point.» Que signifie: «Elles n'emportèrent point d'huile avec elles dans leurs vases?» - Dans leurs vases signifie dans leurs coeurs; ce qui a fait dire à l'Apôtre: «Voici notre gloire, c'est le témoignage de notre conscience (5).» Là en effet se trouve une huile, une huile mystérieuse qui vient de la bonté de Dieu; car les hommes peuvent bien mettre de l'huile dans un vase, mais ils ne sauraient créer une olive. - J'ai de l'huile, dis-tu. - Est-ce toi qui l'as créée? Elle est due à la bonté de Dieu. Tu as de l'huile? Emporte-la avec toi. Qu'est-ce à dire? Garde-la dans ton âme; applique ton âme à plaire à Dieu.

1. Ac 1,7 - 2. 1Th 5,2 - 3. 1Co 15,52 - 4. Jn 5,28-29 - 5. 2Co 1,12

10. Vois ces vierges qui n'ont point emporté d'huile avec elles. En gardant l'abstinence qui leur a fait donner le titre de vierges, en s'employant aux bonnes oeuvres qui font briller comme des lampes dans leurs mains, c'est aux hommes qu'elles veulent plaire. Mais si elles veulent plaire aux hommes, si c'est dans ce dessein qu'elles se livrent à tant d'oeuvres dignes d'applaudissements, elles ne portent point d'huile avec elles. Ah! sois plus sage et portes-en, portes-en dans ton âme, dans ce sanctuaire que fixe l'oeil de Dieu; porte-là le témoignage d'une bonne conscience.

C'est ne pas porter d'huile, que de dépendre du témoignage et de l'opinion d'autrui. Et si c'est en vue des louanges des hommes que tu t'abstiens du mal et que tu fais le bien, tu ne portes pas d'huile dans ton coeur, et ta lampe s'éteindra lorsque ces louanges viendront à te manquer. Que votre charité fasse bien attention à cette circonstance.

Avant que ces vierges s'endormissent, il n'est pas dit que leurs lampes se fussent éteintes. Ce qui entretenait les lampes des sages, c'était l'huile intérieure, la paix de la conscience, la gloire invisible, l'intime charité. Les lampes des folles brillaient aussi. Pourquoi brillaient-elles? C'est que les louanges humaines ne leur faisaient pas défaut. Après le réveil, c'est-à-dire à la résurrection des morts, elles commenceront à préparer leurs lampes, à se disposer à rendre compte à Dieu de leurs oeuvres. Mais alors plus personne pour les louer, chacun s'occupe de soi, chacun pense à soi; et il n'y a plus de vendeurs d'huile. Les lampes alors commencent à s'éteindre et les vierges folles se tournent vers les cinq vierges prudentes: «Donnez-nous de votre huile, disent-elles, car nos lampes s'éteignent.» Elles cherchent ainsi ce qu'elles ont cherché toujours, à brûler l'huile d'autrui, à vivre des louanges d'autrui. «Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s'éteignent.»

11. «De peur qu'il n'y en ait pas assez pour nous et pour vous, répondent les sages, adressez-vous plutôt à ceux qui en vendent et achetez-en pour vous.» Ce n'est pas un conseil, c'est une dérision. Pourquoi cette dérision? Ces vierges étaient sages, la sagesse était en elles, car elles n'étaient point sages par elles-mêmes, elles ne l'étaient que par l'impression de cette Sagesse dont parlé un de nos livres sacrés et qui dit à ses contempteurs accablés des maux dont elle (418) les a menacés: «Moi aussi je me rirai de votre ruine (1).» Comment donc s'étonner que les vierges sages tournent les folles en dérision? Que veut dire cette dérision?

12. «Adressez-vous à ceux qui en vendent, et «achetez-en pour vous:» car vous ne faisiez ordinairement le bien qu'autant qu'on vous louait, qu'on vous vendait de l'huile, en d'autres termes, qu'on vous vendait des louanges.. Et qui vend des louanges sinon les flatteurs? Ah! qu'il eût bien mieux valu ne pas vous fier à ces flatteurs, porter l'huile en vous-mêmes, et faire toutes vos bonnes oeuvres pour avoir la paix d'une bonne conscience! Qu'il eût été préférable de dire alors: Le juste me corrigera et me reprendra dans sa miséricorde, mais l'huile du pécheur ne pénètrera point dans ma tête (2).» Je préfère que le juste m'accuse, que le juste me soufflette, que le juste me corrige, plutôt que de sentir l'huile du pécheur sur ma tête. Et qu'est-ce que cette huile du pécheur, sinon les flatteries de l'adulateur?

13. «Adressez-vous à ceux qui en vendent:» c'était votre habitude. Quant à nous, nous ne vous en donnerons point. Pourquoi? «De peur qu'il n'y en ait pas assez pour nous et pour vous.» Pourquoi dire: «Qu'il n'y en ait pas assez?» Ce n'est pas du désespoir, c'est une juste et pieuse humilité. Si bonne en effet que soit la conscience d'un homme de bien, peut-il savoir comment1il est jugé par Celui que ne trompe personne? Sa conscience est bonne; le souvenir d'aucun crime ne lui tourmente le coeur; mais en considérant certaines fautes où il tombe chaque jour en cette vie, et qui pourtant ne troublent pas sa conscience, il ne laisse pas de dire «Pardonnez-nous nos offenses;» et il parle avec confiance parce qu'il pratique ce qui suit: «Comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés (3).» C'est de bon coeur qu'il a partagé son pain avec celui qui avait faim, et donné des vêtements à qui n'en avait pas; l'huile intérieure a alimenté ses bonnes oeuvres; mais en face du grand jugement une bonne conscience ne peut que trembler.

14. Considère bien ce que signifie: «Donnez-nous de l'huile.» On répond: «Adressez-vous plutôt à ceux qui en vendent.» Habituées à faire le bien en vue des louanges humaines, vous ne portez pas d'huile avec vous; nous n'en donnons pas non plus, «de peur qu'il n'y en ait pas assez

1. Pr 1,26 - 2. Ps 140,6 - 3. Mt 6,12

Pour vous et pour nous.» Nous avons peine à nous rassurer nous-mêmes; comment pouvons-nous vous rassurer? Que veut dire: Nous avons peine à nous rassurer nous-mêmes? C'est qu'au moment où le Roi juste sera assis sur son trône, qui pourra se glorifier d'avoir le coeur pur (1)?» Peut-être ne découvres-tu aucune tache dans ta conscience; mais peut-être aussi qu'il s'en découvre aux yeux de Celui dont la vue est plus perçante, dont le regard divin plonge dans les profondeurs extrêmes. Celui-là ne voit-il pas, ne voit-il pas quelque tache en ton âme? Ah! qu'il vaut bien mieux lui dire: «N'entrez pas en jugement avec votre serviteur?;» ou mieux encore: «Pardonnez-nous nos offenses;» car en considérant ces flambeaux, ces lampes allumées, il te dit de son côté: J'ai en faim et tu m'as donné à manger (3).

Mais quoi! les folles n'ont-elles pas fait la même bonne oeuvre? Elles ne l'ont pas faite en vue de lui. Comment donc? Elles l'ont faite comme le Seigneur a défendu de la faire. «Gardez-vous, a-t-il dit en effet, d'accomplir votre justice devant les hommes dans l'intention d'en être remarqués; autrement vous ne recevrez point de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. Ne soyez pas non plus, quand vous priez, semblables aux hypocrites. Car ils «aiment à se tenir debout dans les places publiques et à y prier pour qu'on les observe. En vérité je vous le déclare, ils ont reçu leur récompense (4).» Ils ont acheté de l'huile, ils l'ont payée, on ne leur a pas refusé les louanges humaines; ils les ont cherchées et les ont obtenues. Mais que leur serviront-elles au jour du jugement?

Comment au contraire ont agi les vierges sages! Comme il est prescrit dans ces paroles: «Que vos bonnes, oeuvres luisent devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes actions et qu'ils glorifient votre Père qui est aux cieux (5);» votre Père et non pas vous. L'huile en effet ne vient pas de toi. Vante-toi, écrie-toi: J'en ai. Tu en as, mais elle vient de lui. Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu (6)? Telle fut donc la conduite différente et des unes et des autres.

15. Mais quand les insensées vont acheter de l'huile; lorsqu'elles cherchent, mais en vain, qui les loue et qui les console; il n'est pas étonnant que la porte s'ouvre, que l'Epoux vienne avec l'épouse, c'est-à-dire avec l'Eglise déjà glorifiée

1. Pr 20,8-9 - 2. Ps 142,2 - 3. Mt 25,36 - 4. Mt 6,1-6 - 5. Mt 5,18 - 6. 1Co 4,7

419

avec le Christ, et que chaque membre se réunisse à tout le corps. Les sages, est-il dit, «entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée.» Les folles vinrent ensuite; mais sans avoir acheté de l'huile, sans avoir même découvert à qui en acheter. Aussi trouvèrent elles les portes fermées; elles commencèrent à frapper, mais c'était trop tard.

16. Il est écrit, et rien n'est plus vrai, plus infaillible: «Frappez, et on vous ouvrira (1);» mais c'est maintenant qu'il faut frapper, c'est à l'époque de la miséricorde et non pas au moment du jugement. On ne saurait effectivement confondre ces deux époques, puisque l'Eglise chante, devant le Seigneur, la miséricorde et le jugement (2). Nous voici au temps de la miséricorde; fais pénitence. Veux tu différer jusqu'au jour de la justice? Ce serait éprouver le sort de ces vierges devant qui la porte s'est fermée. .

«Seigneur, Seigneur, ouvrez-nous.» N'est-ce pas se repentir de n'avoir pas porté de l'huile avec elles? Mais de quoi leur sert cette pénitence tardive, en face des dérisions que verse sur elles la Sagesse véritable? «La porte» donc «est fermée.» Et que leur dit-on? «Je ne vous connais pas.» Quoi? Elles ne sont pas connues de Celui qui connaît tout? Que signifie donc: «Je ne vous connais pas?» Cela signifie: Je vous désapprouve, je vous réprouve. Je ne vous reconnais pas comme conformes à ma règle; car cette règle ignore les vices, et chose remarquable! elle les juge tout en les ignorant. Elle les ignore, parce qu'elle ne s'y livre pas; elle les

1. Mt 7,7 - 2. Ps 100,1

juge, parce qu'elle les censure. C'est dans ce sens que «je ne vous connais pas. (1)»

17. Les cinq vierges prudentes se mirent en marche et entrèrent. Combien n'êtes-vous pas, mes frères, qui portez le nom de Chrétiens? Je voudrais voir parmi vous ces cinq vierges sages. Je ne dis pas: Je voudrais que vous fussiez cinq seulement; mais je voudrais voir parmi vous ces cinq vierges prudentes, ces âmes prudentes que figure le nombre cinq. Car l'heure du jugement viendra, et elle viendra nous ne savons quand, puisqu'elle viendra au milieu de là nuit. Veillez donc, c'est la conséquence que tire l'Evangile. «Veillez, dit-il, car vous ne savez ni le jour ni l'heure.»

Mais comment veiller, puisque nous sommes obligés de dormir? C'est le coeur, c'est la foi, c'est l'espérance, c'est la charité, ce sont les bonnes oeuvres qui doivent veiller en nous. Du reste le sommeil du corps doit être suivi du réveil. Or à ton réveil, prépare tes lampes. C'est alors qu'il faut ne pas les laisser s'éteindre, mais les ranimer avec l'huile mystérieuse d'une bonde conscience; alors qu'il te faut mériter les spirituels embrassements de l'Epoux, et la grâce d'être introduit par lui dans ce palais où il n'y a plus de sommeil, où ta lampe ne pourra plus s'éteindre, au lieu qu'aujourd'hui nous nous fatiguons encore, pendant que les vents et les tentations de ce siècle agitent la flamme de nos lampes. Ah! Nourrissons si bien cette flamme, que le souffle de la tentation l'active plutôt que de l'éteindre.





Augustin, Sermons 91