Augustin, Sermons 97

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SERMON XCVII. LA PENSÉE DE LA MORT (1).

ANALYSE. - Jésus-Christ veut que nous soyons toujours occupés de nous préparer à la mort. En effet 1. la pensée de la mort est bien propre à nous préserver de l'orgueil, puisqu'elle ne nous laisse pas oublier qu'il nous faut subir le châtiment du trépas, et le subir à un moment que nous ignorons. 2. Cette pensée de la mort est propre aussi à nous inspirer du courage, car c'est en mourant que Jésus-Christ a vaincu le monde et nous en triompherons aussi, si nous méprisons la mort comme il l'a méprisée.

1. Vous venez d'entendre, mes frères, un avertissement de l'Ecriture; mais quand elle nous dit d'être en éveil dans l'attente du dernier jour, c'est au dernier jour de sa vie que chacun de nous doit songer; car il est à craindre qu'en regardant encore comme éloigné le dernier jour du monde, vous ne soyez endormis à votre dernière heure.

Qu'a dit Jésus-Christ du dernier jour du siècle? Qu'il n'est connu «ni des Anges des cieux, ni du Fils, mais du Père seul.» - Quoi! dira ici une sagesse toute charnelle, et c'est une grave question, le Père sait-il quelque chose qu'ignore le Fils? - Mais en disant que le Père le tonnait, le Fils a voulu faire entendre que lui aussi le tonnait dans son Père. Car peut-il y avoir, dans aucun jour, quelque chose dont le Fils ne soit l'auteur, puisque c'est par lui que le jour a été fait?

Ainsi donc que personne ne cherche à savoir quand arrivera le dernier jour. Ah! plutôt veillons tous en menant une sainte vie, dans la crainte que chacun de nous ne soit surpris par son dernier jour et ne paraisse au dernier jour du monde ce qu'il était au dernier jour de sa vie. Tu ne trouveras aucun appui dans ce que tu n'auras pas fait; chacun sera aidé ou accablé par ses oeuvres.

2. Comment, alors, avons-nous pu chanter avec un Psaume: «Ayez pitié de moi, Seigneur, car l'homme m'a foulé aux pieds (2)?» L'homme signifie ici quiconque vit humainement; car à ceux qui vivent divinement il est dit ailleurs: «Vous êtes tous des Dieux et les fils du Très-Haut;» tandis qu'aux réprouvés, qui ont préféré rester des hommes, ou vivre humainement, plutôt que d'être des dieux, comme ils y étaient appelés, l'Esprit-Saint parle ainsi: «Mais vous mourrez comme des hommes et comme un des princes vous tomberez (3).»

1. Mc 3,32 - 2 Ps 55,2 -3. Ps 81,6-7

Si en effet l'homme est mortel, n'est-ce pas pour lui un motif de régler sa vie, plutôt qu'un motif de s'enorgueillir? De quoi peut s'enorgueillir ce ver qui mourra demain? Je le dis hautement à votre charité, mes frères, des mortels orgueilleux doivent rougir en face du diable. Le diable, sans doute, est superbe, mais il est immortel; il est méchant, mais c'est un pur esprit; le supplice du dernier jour lui est réservé pour l'éternité, mais il ne souffre pas la mort dont nous sommes victimes, puisque c'est à l'homme qu'il a été dit: «Tu mourras de mort (1).»

Que l'homme donc fasse un bon usage de ce châtiment. Qu'est-ce à dire, qu'il fasse un bon usage de ce châtiment? Qu'il ne se fasse pas un sujet d'orgueil du châtiment qu'il a mérité; qu'il se reconnaisse mortel et par là brise son orgueil; qu'il entende ces mots qui s'adressent à lui: «De quoi s'enorgueillisent la terre et la cendre (2)?» Le diable au moins n'est ni terre ni cendre, s'il est orgueilleux. Et c'est pour détourner l'homme de la superbe qu'il lui est dit: «Mais vous mourrez comme des hommes, et comme un des princes vous tomberez.» Vous ne considérez point que vous êtes mortels, et vous avez tout l'orgueil du diable.

Oui, mes frères, que l'homme fasse bon usage de son châtiment, et que pour son bien il profite du mal auquel il est condamné. Qui ne sait que c'est un châtiment que cette nécessité de mourir, et surtout sans savoir à quel moment? La mort est certaine, mais l'heure en est incertaine; il n'y a même, parmi toutes les choses humaines, que la mort dont nous sommes sûrs.

3. Oui, tout ce qui nous touche d'ailleurs, le bien comme le mal, est incertain; la mort seule est certaine. J'explique ma pensée. Un enfant est conçu; il est possible qu'il naisse, possible aussi qu'il ne soit qu'un avorton. Il est également incertain s'il grandira ou ne grandira pas, s'il parviendra à la vieillesse ou n'y parviendra pas, s'il sera riche ou pauvre, dans les honneurs ou dans l'humiliation, s'il aura de la postérité ou n'en

1. Gn 2,17 - 2. Si 10,9

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aura pas, s'il prendra une épouse ou n'en prendra pas; tout ce qui peut lui arriver de bien est également douteux. Ainsi en est-il aussi de ce qu'il peut avoir à souffrir: sera-t-il ou ne sera-t-il pas malade? sera-t-il ou ne sera-t-il pas soit blessé par un serpent, soit dévoré par quelque animal animal féroce? Considère également les autres accidents qui peuvent le frapper; de chacun d'eux tu pourras dire: Peut-être oui, peut-être non. Mais pourrais-tu dire de la même manière que peut-être il mourra et que peut-être il ne mourra pas?

Quand les médecins ont visité un malade et que sa maladie leur semble mortelle: Il en mourra, disent-ils, il n'en échappera point. De même on doit dire, dès la naissance d'un homme, qu'il n'en échappera pas non plus. Ainsi la maladie date de la naissance et ne se termine qu'à la mort. Encore ignore-t-on si on ne doit pas contracter alors une maladie plus affreuse. Ce mauvais riche vient, d'être délivré d'un mal où il trouvait ses délices, mais c'est pour tomber dans un autre mal où il ne rencontrera que des supplices; tandis que ce pauvre n'a fait qu'échanger la maladie pour la santé (1). Mais aussi avait-il fait son choix dès cette vie et semé ici ce qu'il devait moissonner dans cet autre monde. Quel motif pour nous engager de veiller durant toute notre vie et de choisir ce que nous pourrons garder éternellement!

4. Mais n'aimons pas le monde. Le monde écrase ceux qu'il aime, il ne les rend pas heureux. Travaillons plutôt à éviter ses piéges qu'à craindre sa chute. Qu'il tombe d'ailleurs, le Chrétien n'en demeure pas moins debout, car le Christ ne tombe pas. Pourquoi effectivement le Seigneur dit-il: «Réjouissez-vous car j'ai vaincu le monde (2)?» Nous pourrions lui répondre, n'est-ce pas: C'est à vous, Seigneur, de vous réjouir; réjouissez-vous, puisque vous avez vaincu. - Quel motif en effet avons-nous de nous réjouir, et pourquoi nous dit-il: «Réjouissez-vous,» sinon parce que c'est pour nous qu'il a vaincu, après avoir combattu

1. Lc 16,22 - 2. Jn 16,33

pour nous? Et quand a-t-il combattu? Quand il s'est fait homme. Suppose qu'il n'est pas né d'une vierge, qu'il ne s'est pas anéanti lui-même en prenant une nature d'esclave, en devenant semblable aux hommes et en se montrant homme par tout son extérieur (1); comment aurait-il lutté? comment aurait-il combattu? comment aurait-il pu être tenté et remporter une victoire sans avoir soutenu de bataille? «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Dès le commencement il était en Dieu. Tout a été fait par lui et sans lui rien ne l'a été.» Or ce Verbe de Dieu aurait- il pu être crucifié par les Juifs, être insulté par les impies, être déchiré de soufflets et couronné d'épines? C'est donc pour souffrir ces indignités qu'il s'est fait chair (2), et pour vaincre il est ressuscité après les avoir endurées. Mais en nous assurant la grâce de ressusciter nous-mêmes, sa victoire devient la nôtre.

Dis donc, dis encore à Dieu: «Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que l'homme m'a. foulé aux pieds.» Ne te foule pas aux pieds toi-même, et aucun homme ne l'emportera sur toi. Suppose en effet qu'un homme puissant te menace. De quoi te menace-t-il? Je vais te dépouiller, te condamner, te torturer, te mettre à mort, dit-il. Et toi de crier: «Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que l'homme me foule aux pieds.» Si tu dis vrai, c'est de toi que tu parles; et ce mort ne te foule, que parce que tu crains ses menaces; et comme tu ne les craindrais point si tu n'étais homme, c'est dans ce sens que l'homme te foule aux pieds.

Mais quel remède? O homme, c'est de t'attacher à Dieu qui t'a fait homme; c'est de t'unir fortement à lui; de te confier en lui, de l'invoquer pour qu'il soit ta force. Dis-lui: En vous, Seigneur, est, ma force; et tu te riras des menaces des hommes, et tu chanteras, comme il t'y invite lui-même: «J'ai mis en Dieu mon espoir; je ne crains rien de ce que peut l'homme contre moi (3).»

1. Ph 2,7 - 2. Jn 1,1-3 Jn 1,14 - 3. Ps 55,2-11




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SERMON XCVIII. LES MORTS SPIRITUELS (1)

1. Lc 7,11-15

ANALYSE. - Tous les miracles de Notre-Seigneur ont un sens caché que tous malheureusement ne comprennent pas, et si des résurrections nombreuses qu'il a opérées durant le cours de sa vie il n'est fait mention que de trois dans l'Évangile, est que ces trois résurrections sont une image de la résurrection spirituelle de tous les pécheurs. Quelques-uns en effet n'ont fait que consentir au péché; d'autres ont uni l'action extérieure au consentement; d'autres enfin sont écrasés sous le poids des habitudes coupables. Les premiers sont représentés par la fille du prince de Synagogue, que Jésus ressuscita dans la chambre même où elle venait d'expirer; les seconds par le fils de la veuve de Naïm, qui était déjà, sorti de sa demeure, et que l'on portait eu terre; les troisièmes enfin, par Lazare, déjà couvert de la pierre sépulcrale, et enseveli depuis quatre jours. Ces quatre jours signifient les quatre degrés par lesquels on descend dans le tombeau des habitudes coupables.

1. Les miracles de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ font des impressions, mais des impressions bien diverses, sur tous ceux qui en entendent le récit et qui y ajoutent foi. Les uns s'étonnent de ces prodiges corporels, mais sans y voir rien de plus grand; d'autres, au contraire, contemplent avec plus d'admiration encore dans les âmes les merveilles qu'ils voient se produire dans les corps. Le Seigneur ne dit-il pas lui-même «De même que le Père réveille les morts et leur rend la vie; ainsi le Fils donne la vie à qui il veut (Jn 5,21)?» Ce n'est pas que le Fils ressuscite des morts que ne ressuscite point le Père; le Père et le Fils ressuscitent les mêmes puisque le Père fait tout par le fils; mais c'est pour le Chrétien une preuve indubitable qu'aujourd'hui encore il ressuscite des morts. Mais, hélas! si chacun à des yeux pour voir des morts ressusciter à la manière dont est ressuscité le fils de la veuve dont il vient d'être question dans l'Evangile, il n'y a pour voir les résurrections du tueur que ceux dont le coeur est ressuscité déjà. Il est plus grand de ressusciter pour vivre toujours, que- de ressusciter pour mourir de nouveau.

2. Si la résurrection de ce jeune homme comble de joie la veuve, sa mère; notre mère la sainte Eglise se réjouit aussi en voyant chaque jour des hommes ressusciter spirituellement. L'un était mort de corps; les autres l'étaient d'esprit. On pleurait visiblement la mort visible du premier; on ne s'occupait, on ne s'apercevait même pas de la mort invisible des derniers. Mais quelqu'un connaissait ces morts, il s'occupa d'eux; et heureusement, Celui qui seul les connaissait, pouvait les rappeler à la vie. Si en effet le Seigneur n'était venu pour ressusciter ces morts, l'Apôtre ne dirait pas: «Lève-toi, toi qui dors; lève-toi d'entre les morts et le Christ t'éclairera (Ep 5,14).»

Ces mots: «Lève-toi, toi qui dors,» tu te figures simplement un homme endormi; mais ces autres mots: «Lève-toi d'entre les morts,» doivent te faire entendre qu'il est réellement question d'un mort. Des morts même ordinaires ne dit-on pas qu'il dorment? Oui, pour Celui qui peut les ranimer ils ne sont qu'endormis. Un mort est pour toi un mort, car il ne s'éveille point quoique tu fasses pour le secouer, pour le pincer, pour le mettre en pièces. Mais pour le Christ qui lui dit: «Lève-toi,» ce jeune homme était simplement endormi, puisqu'il se leva aussitôt. Nul n'éveille aussi facilement un homme dans son lit, que le Christ ne tire un mort du tombeau.

3. L'Ecriture ne nous parle que de trois morts visibles ressuscités parle Christ. Il est certain qu'il a ressuscité par milliers des morts invisibles; mais qui sait combien il en a ressuscités de visibles? Car tout ce qu'il a fait n'est pas écrit. «Jésus a fait beaucoup d'autres choses, dit Jean en termes formels; si elles étaient écrites, je ne pense pas que le monde entier pût contenir les livres qu'il faudrait composer (1).» Il est donc sûr que le Sauveur a ressuscité beaucoup d'autres morts; mais ce n'est pas sans motif qu'il n'est fait mention que de trois.

Notre-Seigneur Jésus-Christ, en effet, voulait qu'on vît encore un sens spirituel dans ce qu'il faisait sur les corps. Il ne faisait pas des miracles pour faire des miracles; il prétendait qu'admirables à l'oeil, ses oeuvres fussent une instruction pour l'esprit. Un homme voit des caractères sur un livre magnifiquement écrit, mais il ne sait lire; il loue l'adresse du copiste, il admire la beauté des traits, mais il en ignore la destination et le sens; ses yeux s'extasient ainsi devant ce que ne comprend pas son esprit. Un autre au contraire admire et comprend, car il ne voit pas

1. Jn 21,27

- 430 - seulement ce que tous peuvent voir; il sait lire encore, ce que ne sait le premier qui n'a point appris. Ainsi parmi les témoins des miracles du Christ, il y en eut qui ne saisissaient point ce qu'ils signifiaient, ce qu'ils révélaient en quelque sorte à l'intelligence; ceux-là ne les admiraient que comme des faits extérieurs; mais il y en eut d'autres qui en comprenaient le sens tout en les admirant, et c'est à ceux-ci que nous devons ressembler dans l'école du Sauveur.

Si l'on dit en effet qu'il a fait des miracles pour faire des miracles, on peut avancer également qu'en cherchant à cueillir des figues sur le figuier, il ignorait que ce n'en était pas la saison. L'Evangéliste dit positivement que ce n'était pas le moment des figues; le Sauveur toutefois en cherchait sur cet arbre pour apaiser sa faim. Mais quoi! le Christ ignorait-il ce que savait un paysan? Le Créateur de ces arbres méconnaissait-il ce que savait le jardinier? Il faut donc reconnaître qu'en cherchant des fruits sur cet arbre pour apaiser sa faim, il voulait faire entendre qu'il avait faim d'autre chose et qu'il cherchait une autre espèce de fruits. On le vit de plus maudire ce figuier qu'il trouva couvert de feuilles mais sans aucun fruit, et cet arbre se dessécha. Or comment avait-il démérité en ne portant pas de fruits (Mt 21,18-19 Mc 11,13)? Quel crime peut commettre un arbre en demeurant stérile? Ah c'est qu'il est des hommes dont la stérilité est¨volontaire, et la volonté les rendant féconds, ils sont coupables de ne pas l'être. Tels étaient les Juifs; arbres chargés de feuilles et dénués de fruits, ils sevantaient de posséder la loi sans en faire les oeuvres.

J'ai voulu prouver, par ces développements, que Jésus-Christ Notre-Seigneur faisait des miracles pour nous instruire; il ne les donnait pas seulement comme des oeuvres merveilleuses, magnifiques et divines, i1 voulait encore nous donner par eux quelques leçons.

4. Qu'a-t-il donc prétendu nous enseigner par les trois morts qu'il a ressuscités? Ila ressuscité d'abord la fille du prince de Synagogue qui le priait de venir la délivrer de sa maladie. Or lorsqu'il y allait, on vint annoncer qu'elle était morte, et comme pour lui épargner des fatigues désormais inutiles on disait au père: «Ta fille est morte, pourquoi tourmenter encore le Maître?» Mais le Sauveur poursuivit sa route. «Ne crains pas, dit-il au père, crois seulement.» Il arriva à la maison, et trouvant déjà tout préparé pour l'accomplissement du devoir des funérailles: «Ne pleurez pas, dit-il, car cette jeune fille n'est pas morte, elle dort.» Il disait vrai; cette fille était endormie, mais pour Celui-là seulement qui pouvait l'éveiller. Il l'éveilla et la rendit pleine de vie à ses parents (1).

Il ressuscita aussi ce jeune homme, fils de veuve, qui nous a donné occasion de faire à votre charité ces réflexions, que le Sauveur même daigne nous inspirer. On vient de vous rappeler comment eut lieu cette résurrection. Le Sauveur approchait d'une ville; il rencontra un convoi qui emportait un mort, et on était déjà sorti de la porte. Touché de compassion à la vue des larmes que répandait cette pauvre mère, déjà veuve et privée maintenant de son fils unique, il fit ce que vous savez «Jeune homme, dit-il, je te le commande, lève-toi.» Ce mort se leva, il se mit à parler, et Jésus le rendit à sa mère.

Il ressuscita enfin Lazare, dans le tombeau même. Les disciples savaient Lazare malade, et comme Jésus s'entretenait avec eux et qu'il aimait Lazare: «Lazare, notre ami, dort,» dit-il. Mais eux, considérant que le sommeil serait bon au malade; «Seigneur, répliquèrent-ils, s'il dort, il est guéri. «- Je vous le déclare, reprit alors le Sauveur plus clairement, Lazare, notre ami, est mort. (2)» Ces deux expressions sont justes: Pour vous il est mort, et pour moi il est seulement endormi.

1. Mc 5,22-43 - 2. Jn 11,11-44

5. Ces trois mots désignent trois espèces de pécheurs, ressuscités par le Christ, maintenant encore. La fille du chef de Synagogue était restée dans la maison de son père, elle n'en avait pas encore été tirée ni emportée publiquement, C'est dans l'intérieur de la demeure qu'elle fut ressuscitée et rendue vivante à ses parents. Quant au jeune homme, il n'était plus dans sa maison, et pourtant il n'était pas encore dans le tombeau; il avait quitté le foyer, mais il n'était pas encore déposé dans la terre; et la même puissance qui avait ressuscité la jeune fille encore sur son lit, ressuscita ce jeune homme qu'on avait sorti du, sien, sans l'avoir encore Inhumé. Une troisième chose restait à faire, c'était de ressusciter un mort dans le tombeau: Jésus fit ce miracle sur Lazare.

Venons à l'application. Il y a des hommes qui ont le péché dans le coeur, quoiqu'il ne paraisse pas encore dans leur conduite. Ainsi quelqu'un ressent un mouvement de convoitise; et comme le Seigneur dit lui-même: «Quiconque aura - 431 - regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l'adultère dans son coeur (Mt 5,28);» quoique le corps ne l'ait pas approchée, dès que le coeur consent au crime, il est mort; mais ce mort reste encore dans sa demeure, et on ne l'a point emporté. Or, il arrive quelquefois, nous le savons et plusieurs l'expérimentent chaque jour, que ce mort soit frappé en entendant la parole de Dieu, comme si le Seigneur lui disait en personne Lève-toi. Il condamne alors le consentement qu'il a donné au mal, et ne respire plus que salut et justice. C'est le mort qui ressuscite dans sa demeure, c'est un coeur qui recouvre la vie dans le sanctuaire de sa conscience, et cette résurrection de l'âme qui s'opère en secret, se produit en quelque sorte au foyer domestique.

Il en est d'autres qui après avoir consenti au mal l'accomplissent. Ne dirait-on pas qu'ils emportent un mort, et qu'ils montrent en public ce qui était dans le secret? Faut-il, toutefois, désespérer d'eux? Mais ce jeune homme n'a-t-il pas aussi entendu cette parole: «Lève-toi, je te le commande?» N'a-t-il pas, lui aussi, été rendu à sa mère? C'est ainsi que même après avoir commis le crime, on ressuscite à la voix du Christ, ou revient à la vie, lorsqu'on se laisse toucher et ébranler par la parole de vérité. On a pu faire un pas de plus vers l'abîme, mais on ne saurait périr éternellement.

Il en est enfin qui en taisant le mal s'enchaînent dans des habitudes perverses; ces habitudes ne leur laissent déjà plus voir la malice de leurs actes; ils justifient le mal qu'ils font, et s'irritent quand on les reprend, comme ces Sodomites qui répondaient au juste, censeur, de leurs dispositions trop perverses: «Tu es venu chercher ici un asile, et non pas nous donner des lois (Gn 19,9).» Tel était donc le honteux empire de la coutume, que la débauche leur paraissait vertu et qu'en la leur interdisant on était plutôt blâmé qu'en s'y abandonnant. Ceux qui sont ainsi accablés sous le poids de la coutume, sont déjà comme inhumes; il y a plus, mes frères, on peut même dire d'eux, comme de Lazare, que déjà ils sentent mauvais. La pierre qui pèse sur le sépulcre est comme la tyrannie, de l'habitude qui pèse sur l'âme, sans lui permettre, ni de se relever, ni de respirer.

6. Il est dit de Lazare: «C'est un mort de quatre jours.» C'est que réellement il y a comme quatre degrés qui conduisent l'âme à cette affreuse habitude dont je vous entretiens. Le premier est comme un sentiment de plaisir qu'éprouve le coeur; le second est le consentement; l'action, le troisième; et l'habitude enfin, le quatrième. De fait, il est des hommes qui rejettent si vigoureusement les pensées mauvaises qui se présentent à leur esprit, qu'ils n'y sentent aucune délectation. Il en est qui y goûtent du plaisir, mais sans consentement: ce n'est pas encore la mort, c'en est toutefois comme le commencement. Mais si an plaisir vient se joindre le consentement, on est coupable. Après avoir consenti au mal, on le commet; puis le péché devient habitude; on est alors comme dans un état désespéré, on «est un mort de quatre jours, sentant déjà mauvais.» C'est alors que vient le Seigneur. Tout lui est facile, mais il veut te faire sentir combien pour toi la résurrection est difficile. Il frémit en lui-même, il montre combien il faut de cris et de reproches pour ébranler une habitude invétérée. A sa voix, néanmoins, se rompent les chaînes de la tyrannie, les puissances de l'enfer tremblent, Lazare revient à la vie. Le Seigneur, en effet, délivre de l'habitude perverse les morts même de quatre jours. Quand le Christ voulait le ressusciter, Lazare après ses quatre jours était-il pour lui autre chose qu'un homme endormi Mais que dit-il? Considérez les circonstances de cette résurrection.

Lazare sortit vivant du tombeau, mais sans pouvoir marcher. «Défiez-le, dit alors le Seigneur à ses disciples, et le laissez aller.» Ainsi le Sauveur ressuscita ce mort, et les disciples rompirent ses liens. Reconnaissez donc que la Majesté divine se réserve quelque chose dans cette résurrection. On est plongé dans une mauvaise habitude et la parole de vérité adresse de sévères reproches. Mais combien ne les entendent pas! Qui donc agit intérieurement dans ceux qui les entendent? Qui leur souffle la vie dans l'âme? Qui les délivre de cette mort secrète et leur donne cette secrète vie? N'est-il par vrai qu'après les reproches et les réprimandes le pécheur est livré à ses pensées et qu'il commence à se dire combien est malheureuse la vie qu'il mène, combien est déplorable l'habitude perverse qui le tyrannise? C'est alors que honteux de lui-même il entreprend de changer de conduite. N'est-il pas alors ressuscité? Il, a recouvré la vie, puisque ses désordres lui déplaisent. Mais- avec ce commencement de vie nouvelle, il ne saurait marcher; il est retenu par les liens de ses fautes et il a besoin qu'on le délie (432) et qu'on le laisse aller. C'est la fonction dont le Sauveur a chargé ses disciples en leur disant: «Ce que vous délierez sur la terre, sera aussi délié dans le ciel (Mt 18,18).»

7. Ces réflexions, mes bien-aimés, doivent porter ceux qui ont la vie à l'entretenir en eux, et ceux qui ne l'ont pas à la recouvrer. Le péché n'est-il que conçu dans le coeur sans s'être encore révélé par aucun acte? Qu'on se repente, qu'on redresse ses idées. O mort, lève-toi dans le sanctuaire de la conscience. A-t-on accompli déjà un dessein mauvais? On ne doit pas désespérer non plus. Si le mort n'est pas ressuscité dans sa demeure, qu'il ressuscite quand il est sorti. Qu'il se repente de ses actes et recouvre au plus tôt la vie. O mort, ne descends pas dans les profondeurs du tombeau, ne te laisse pas recouvrir par la pierre sépulcrale de l'habitude. Mais n'ai-je pas devant moi un malheureux déjà chargé de la froide et dure pierre, déjà accablé sous le poids de l'accoutumance, mort de quatre jours qui exhale l'infection? Que lui non plus ne désespère pas. O mort, tu es enseveli bien bas, mais le Christ est grand. Il sait de sa voix puissante entrouvrir les pierres tumulaires, rendre par lui-même la vie intérieure aux morts et les faire délier par ses disciples. O morts, faites donc pénitence; car en ressuscitant après quatre jours, Lazare ne conserva plus rien de l'infection première.

Ainsi donc, vivez, vous qui vivez, et vous qui êtes morts, quelle que soit celle de ces trois classes de morts où vous vous reconnaissiez, empressez-vous de ressusciter au plus tôt.




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SERMON XCIX. LA RÉMISSION DES PÉCHÉS (1).

1. Lc 7,36-50

ANALYSE. - Après avoir montré que c'est à son repentir, à sa dévotion, à sa foi enfin, que la pécheresse de l'Évangile est redevable du pardon généreux que lui accorda Jésus-Christ, saint Augustin se demande dans quel sens il est vrai que celui à qui on a plus pardonné aime aussi davantage. Il répond que le pardon embrasse les péchés dont Dieu nous a préservés aussi bien que les péchés effacés par sa miséricorde. Il examine ensuite pour réfuter les Donatistes non moins orgueilleux que les Pharisiens, si la rémission des péchés doit être réellement attribuée aux hommes. Evidemment, répond-il, elle est l'oeuvre du Saint-Esprit, et pour l'accorder, il emploie ou n'emploie pas, selon qu'il le juge convenable, l'intervention des hommes. Bien des faits éclatants prouvent cette vérité dans l'Écriture. C'est donc aux pieds de Jésus-Christ que les pécheurs doivent se jeter, à l'exemple de la pécheresse, pour obtenir le pardon de leurs fautes.

1. Nous en sommes persuadé, Dieu demande que nous vous entretenions des avertissements que nous donne sa parole dans les divines leçons; aussi, avec le secours de sa grâce, nous allons parler à votre charité de la rémission des péchés.

Vous vous êtes montrés fort attentifs pendant qu'on lisait l'Évangile, et la scène rapportée semblait se renouveler sous vos yeux. Vous avez vu en effet, non pas de l'oeil du corps, mais de l'oeil du coeur, Notre Seigneur Jésus-Christ à table dans la maison d'un pharisien; invité par lui, le Fils de Dieu n'avait pas dédaigné d'accepter. Vous avez vu aussi une femme fameuse ou plutôt diffamée pour ses désordres dans toute la ville, entrant hardiment dans la salle à manger où était son médecin et cherchant la santé avec une sainte impudeur. Si son entrée importunait les convives, elle venait pourtant fort à propos réclamer un bienfait. Ah! elle savait combien profonde était sa plaie et combien était capable de la guérir Celui à qui elle s'adressait. Elle se mit donc, non pas à la tête, mais aux pieds du Seigneur, pieds sacrés qui lui rappelaient les fausses démarches auxquelles elle s'était abandonnée trop longtemps. Elle commença par répandre des larmes, c'était le sang de son coeur, et comme pour faire l'aveu de ses désordres, elle en arrosa les pieds du Seigneur, les essuyant de ses cheveux, les baisant et les parfumant. Elle parlait sans rien dire; mais sans prononcer de paroles, quelle dévotion elle faisait éclater!

2. Or, en lui voyant toucher ainsi le Seigneur, à qui elle arrosait, baisait, essuyait et parfumait les pieds, le Pharisien qui avait invité Jésus-Christ et qui était du nombre de ces hommes superbes dont parle le prophète Isaïe quand il s'exprime ainsi: «Ce sont eux qui disent: Eloigne-toi de (433) moi, garde-toi de me toucher; car je suis pur (Is 65,5),» s'imagina que le Sauveur ne connaissait pas cette femme. Il réfléchissait en lui-même et disait dans son coeur: «Si cet homme était un prophète, il connaîtrait quelle est cette femme qui lui touche les pieds.» Si donc il se figura que Jésus ne la connaissait point, c'est qu'il ne la repoussait pas, c'est qu'il ne l'empêchait point de l'approcher, c'est qu'il se laissait toucher par cette pécheresse. Quelle autre preuve avait-il que le Sauveur ne la connaissait point? Si pourtant il la connaissait, ô Pharisien, qui as invité le Seigneur à ta table et qui le censures? Tu traites ton Seigneur, et tu ignores que c'est lui qui doit te nourrir. Comment sais-tu qu'il ne connaissait pas cette femme? C'est que par elle il se laissa baiser, essuyer et parfumer les pieds. Il ne devait donc pas permettre à cette impure de toucher ainsi ses pieds sacrés? Ah! si une semblable s'était approchée des pieds de ce Pharisien, il aurait dit sans aucun doute ce qu'Isaïe prête à ces orgueilleux: «Eloigne-toi de moi, garde-toi de me toucher, car je suis pur.» Mieux avisée, elle s'approcha du Seigneur, afin de revenir purifiée de ses souillures, guérie de sa maladie, publiquement justifiée après une confession publique.

3. En effet le Seigneur entendit la pensée du Pharisien. Mais s'il peut entendre des pensées, ne saurait-il, ô Pharisien, voir des péchés qui se commettent? Il parla alors, par forme de comparaison, de deux débiteurs d'un même créancier; et c'était pour guérir son hôte, pour ne pas recevoir de lui une hospitalité purement gratuite. Ah! il avait faim de celui qui lui donnait à manger; il voulait le laver, l'immoler, le manger aussi, et se l'incorporer. C'est ainsi qu'il avait dit à la Samaritaine: «J'ai soif (Jn 4,7).» Qu'est-ce à dire, «J'ai soif?» J'ai besoin de ta foi. Il y a donc une comparaison analogue dans les paroles du Sauveur au Pharisien; et ces paroles atteignent un double but: elles doivent guérir l'hôte de Notre-Seigneur Jésus-Christ et tous les convives, car tous le voient et le méconnaissent également; elles doivent aussi inspirer à la pécheresse la juste confiance que méritent ses aveux et la délivrer des remords déchirants de sa conscience.

«Un des débiteurs devait au créancier cinquante deniers et l'autre cinq cents; il leurrerait la dette à tous deux: lequel l'aime le plus?» Le Pharisien à qui s'adressait cette parabole, répondit comme l'exigeait la raison même: «Celui, je pense, à qui il a le plus remis.» Et regardant cette femme il poursuivit, s'adressant toujours à Simon: «Vois-tu cette femme? Je suis entré dans ta maison, et tu ne m'as pas donné d'eau pour mes pieds; elle me les a lavés de ses larmes et essuyés de ses cheveux. Tu ne m'as point donné de baiser; et depuis qu'elle est entrée, elle n'a cessé de me baiser les pieds. Tu n'as point répandu d'huile sur ma tête; mais elle a répandu des parfums sur mes pieds. C'est pourquoi je te le dis: Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu'elle a beaucoup aimé. Mais celui à qui on remet moins, aime aussi moins.»

4. Ici s'élève une question que sûrement il nous faut résoudre. Elle a besoin de toute l'attention de votre charité, car à cause du temps qui nous presse, il est à craindre que nos paroles ne suffisent pas poux en dissiper les ombres et y répandre la lumière. Le corps, d'ailleurs, est épuisé par ces chaleurs, et il a besoin de repos; et pendant qu'il réclame ce qui lui est dû, il nous empêche d'apaiser la faim de l'âme et vérifie ainsi cette parole: «L'esprit est prompt, mais la chair est faible (Mt 26,41).»

Il est donc à craindre et fort à craindre qu'on ne comprenne pas bien ce que le Seigneur disait à Simon. Ceux qui flattent les convoitises de la chair et qui n'ont pas le courage de s'en affranchir, pourraient se dire comme disaient, au rapport de l'Apôtre Paul, en entendant la prédication des Apôtres eux-mêmes, certaines langues mauvaises qui leur imputaient cette maxime: «Faisons le mal, pour qu'il en arrive du bien (Rm 3,8).» On répète en effet: S'il est vrai que celui à qui on remet peu aime peu, et s'il est plus avantageux d'aimer davantage que de moins aimer; péchons beaucoup, contractons beaucoup de dettes, et le désir d'en obtenir le pardon fera que nous aimerons davantage Celui qui nous l'accordera généreusement. Cette pécheresse n'eut-elle pas pour son créancier une affection d'autant plus vive qu'elle lui était plus redevable? N'est-ce pas le Seigneur en personne qui disait: «Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu'elle a beaucoup aimé?» Et pourquoi a-t-elle beaucoup aimé, sinon parce qu'elle devait beaucoup? Enfin c'est lui encore qui a dit pour compléter sa pensée: «Celui à qui on pardonne peu, aime peu aussi.» Afin donc d'aimer davantage mon Seigneur, ajoute-t-on, ne suis-je pas intéressé à ce qu'il me soit pardonné beaucoup, plutôt que peu? - Vous - 434 - voyez sûrement combien cette question est profonde; oui, vous le voyez. Mais vous voyez aussi comme le temps nous presse; oui, vous le voyez encore, et de plus vous le sentez.

5. Je m'expliquerai donc en peu de mots; et si je n'éclaircis pas suffisament cette grande question, prenez note de ce que je dis maintenant et considérez-moi comme votre débiteur pour l'avenir.

Afin d'expliquer plus clairement ma pensée par des exemples, supposons deux hommes, dont l'un est chargé de crimes et a longtemps vécu dans d'affreux désordres, tandis que l'autre n'a fait que peu de péchés. Tous deux se présentent pour recevoir la grâce, ils sont baptisés tous deux. Entrés comme débiteurs, ils sortent sans plus rien devoir; mais il a été remis à l'un beaucoup plus qu'à l'autre. J'examine maintenant quel est l'amour de chacun. Si réellement il y a plus d'amour dans celui à qui il a été remis plus de péchés, il lui est avantageux d'avoir péché davantage, puisque ses iniquités plus nombreuses ont servi à enflammer sa charité. Je sonde ensuite la charité de l'autre; il doit en avoir moins; car si je constate qu'il en a autant que le premier auquel il a été pardonné davantage, quelle sera mon attitude en face des paroles du Seigneur? Comment sera vraie cette sentence de la Vérité même: «Celui à qui on remet peu, aime peu?» - Il m'a été peu remis, dira quelqu'un, car je n'ai pas beaucoup péché; néanmoins j'aime autant que cet homme à qui il a été remis beaucoup. - Mais est-ce toi qui dis vrai, ou est-ce le Christ? T'a-t-il pardonné cette assertion mensongère pour te permettre de calomnier ton Bienfaiteur? S'il t'a remis peu, tu aimes peu; car si tu aimais beaucoup quoiqu'il te fût peu remis, ce serait un démenti donné à cette maxime: «Celui à qui on remet peu, aime peu.» Je le crois donc plutôt que toi, car il te connaît mieux que tu ne te connais, et je soutiens qu'en te figurant qu'on t'a peu remis, tu aimes peu. - Que devais je donc faire, reprend mon interlocuteur? Commettre plus de crimes, afin d'avoir à me faire pardonner plus et de pouvoir aussi aimer davantage? - C'est nous presser vivement. Daigne le Seigneur, dont nous étudions l'infaillible parole, nous délivrer de ces difficultés.

6. Le Sauveur, en énonçant cette maxime, avait en vue ce pharisien qui s'imaginait n'avoir que peu ou même point de péchés. De fait, il n'aurait pas invité le Seigneur, s'il ne l'eût aimé tant soit peu. Mais que son amour était froid! Point de baiser, et sans parler de larmes, pas même un peu d'eau pour lui laver les pieds; aucun enfin de ces hommages que lui rendit cette femme qui savait mieux ce qu'elle avait à guérir et à qui elle se devait adresser. Si tu aimes si peu, ô Pharisien, c'est que tu te figures qu'on te remet peu; ce n'est pas que réellement on te remette peu, c'est que tu te le figures: - Quoi donc! reprend-il; je n'ai pas commis d'homicide, dois-je passer pour meurtrier? Je n'ai pas souillé la couche d'autrui, dois-je porter le châtiment des adultères? Ai-je enfin besoin qu'on me pardonne les crimes que je n'ai pas faits?

Revenons aux deux hommes que nous avons mis en scène, et de nouveau adressons-leur la parole. L'un vient en suppliant; c'est un pécheur hérissé de crimes comme un hérisson, et aussi timide que le lièvre poursuivi. Mais aux lièvres comme aux hérissons la pierre sert de refuge (Ps 113,18). Il accourt donc vers la Pierre mystérieuse, il y trouve un abri et un appui. L'autre a moins péché. Quel moyen employer pour le porter à aimer beaucoup? Que lui dire? Démentirons-nous ces paroles du Seigneur: «Celui à qui on remet peu, aime peu?»

Eh bien! oui, il aime peu, celui à qui on remet peu. Mais dis-moi, ô toi qui prétends avoir fait peu de mal, pourquoi? sous la direction de qui as-tu évité le mal? Grâces à Dieu, car vos applaudissements et vos cris indiquent que vous avez compris. Ainsi la question est résolue. Celui-ci a commis beaucoup de fautes et il a contracté beaucoup de dettes; celui-là, avec l'assistance de Dieu, en a commis peu. Si donc l'un lui attribue le pardon obtenu, l'autre lui rend grâces des fautes évitées. Tu ne t'es pas rendu coupable d'adultère durant cette vie passée dans l'ignorance, dans les ténèbres, quand tu ne distinguais pas le bien du mal et que tu ne croyais pas encore en ce Dieu qui te conduisait à ton insu; c'est que réellement je t'amenais à moi, je te conservais pour moi, te dit ton Seigneur. Si tu n'as point commis d'adultère, c'est que personne ne t'y a porté; et si personne ne t'y a porté, c'est moi qui en suis cause. Le temps et le lieu t'ont manqué; je suis cause qu'ils t'ont manqué. On t'y a porté, le temps et le lieu étaient favorables; c'est moi qui par des terreurs secrètes t'ai empêché d'y consentir. Ah! reconnais donc ma bonté, puisque tu m'es redevable même de ce que tu n'as point fait. Tel m'est obligé parce que, sous tes yeux, je lui ai pardonné ce qu'il a fait; tu me l'es, toi, de ce que tu n'as pas fait. Car il n'est aucun péché commis par un homme, que ne puisse commettre un autre homme, s'il n'est assisté par l'Auteur même de l'homme.

7. Ainsi nous avons résolu en bien peu de temps cette profonde question, et si nous ne l'avons pas résolue, regardez-nous, je le répète, comme votre débiteur: occupons-nous donc au plus tôt et en peu de mots, de la rémission des péchés.

Le Christ était regardé comme un homme, et par celui qui l'avait invité et par ceux qui étaient à table avec lui; mais la pécheresse ne voyait-elle pas en lui quelque chose de plus? Quel était en effet le motif de sa conduite, sinon d'obtenir la rémission de ses péchés? Elle savait donc que le Seigneur pouvait les lui remettre, et eux savaient qu'un homme en était incapable. Il faut même admettre que tous, les convives et la femme qui se tenait aux pieds du Sauveur, croyaient qu'il est impossible à un homme quelconque de pardonner les péchés. Or tous sachant cela, la pécheresse voyait dans Jésus plus qu'un homme, puisqu'elle espérait de lui la rémission de ses fautes. Quant aux autres, Jésus ayant dit à cette femme: «Tes péchés te sont remis,» ils s'écrièrent aussitôt. «Quel est celui-ci, qui remet les péchés même?» Quel est celui-ci, que connaît déjà la pécheresse?

Si tu es à table, toi, comme jouissant de la santé et si tu méconnais le médecin, n'est-ce point parce qu'une fièvre plus violente t'a troublé l'esprit? Ne pleure-t-on pas souvent un phénétique riant aux éclats? Vous avez pourtant raison de croire, d'être intimement convaincus qu'un homme ne saurait effacer les iniquités. D'où il suit qu'en attendant du Christ le pardon des siennes, cette femme voit en lui plus qu'un homme, elle reconnaît qu'il est Dieu. «Quel est celui-ci, disent-ils, qui remet les péchés même?» A cette question: «Quel est celui-ci?» Jésus ne répond pas: c'est le Fils de Dieu c'est le Verbe de Dieu; mais les laissant quelque temps avec les idées qu'ils se faisaient de lui, il résout le problème qui excitait leurs alarmes; car s'il voyait leurs personnes, il entendait leurs pensées. Se tournant vers la pécheresse, il lui dit donc: «Ta foi t'a sauvée.» - «Quel est celui-ci, qui remet les péchés même?» Que ceux qui me regardent comme un homme continuent à me considérer comme un homme: «Toi, c'est ta foi qui t'a sauvée.»

8. Médecin généreux, il ne se contentait pas de guérir les malades qui étaient là, il avait aussi en vue les malades qui viendraient ensuite. Il devait venir effectivement des hommes qui diraient: C'est moi qui remets les péchés, c'est moi qui justifie, moi qui sanctifie, moi qui guéris tous ceux que je baptise. De ce nombre sont aussi ceux qui répètent: «Garde-toi de me toucher;» et ils sont si bien de ce nombre que dernièrement, comme vous pouvez vous en assurer par la lecture des Actes, le Commissaire leur ayant offert de s'asseoir avec nous pendant notre conférence (1), ils crurent devoir répondre que d'après l'Ecriture ils ne pouvaient s'asseoir avec des hommes tels que nous. Ils craignaient sans doute que la contagion prétendue de notre iniquité ne se communiquât à eux par le contact même de nos sièges. N'était-ce pas dire: «Garde-toi de me toucher, car je suis pur?» L'occasion favorable s'étant présentée un autre jour, nous leur rappelâmes combien il était vain et misérable, quand il s'agissait de l'Eglise, de s'imaginer que dans son sein le contact des méchants souille les bons. Nous leur demandâmes si c'était bien pour ce motif qu'ils refusaient de siéger au milieu de nous. Ils répondirent que l'Ecriture inspirée leur faisait réellement cette défense, puisqu'il y est dit: «Ne t'asseois pas dans une assemblée de vanité.» Nous répliquâmes: Si le motif pour lequel vous refusez de prendre place au milieu de nous vient de ce qu'il est écrit: «Ne t'asseois pas dans une assemblée de vanité;» pourquoi donc, êtes-vous entrés avec nous, puisqu'il est aussi écrit, immédiatement après: «Et je n'entrerai pas avec ceux qui commettent l'iniquité (Ps 25,4)?»

Aussi quand ils répètent: «Garde-toi de me toucher, car je suis pur,» ils ressemblent à ce Pharisien qui avait invité le Seigneur et qui s'imaginait qu'il ne connaissait pas la pécheresse, puisqu'il ne l'empêchait pas de lui toucher les pieds. Et encore le Pharisien valait-il mieux qu'eux, parce que regardant le Christ comme un homme, il ne croyait pas qu'il pût comme homme remettre les péchés. Oui, les Juifs montraient plus d'intelligence que n'en montrent les hérétiques. Que disaient en effet les Juifs? «Quel est celui-ci, qui remet les péchés même?» Un homme ose-t-il bien s'arroger ce pouvoir?

1. La conférence de Carthage. Voir lettre 164, etc. - 436 -

Et l'hérétique? C'est moi qui les remets, c'est moi qui purifie, c'est moi qui sanctifie. O hérétique, écoute, non pas ma réponse, mais, celle du Christ. O homme, s'écrie-t-il, quand les Juifs me considéraient comme un homme, c'est à la foi que j'attribuai la rémission des péchés. Pour toi, ô hérétique, toi qui n'es qu'un homme, (c'est toujours le Christ et non pas moi qui parle,) tu oses dire à cette femme: Viens, c'est moi qui te sauve? Et moi, quand on me prenait pour un homme, je disais au contraire: Va, ta foi t'a sauvée.»

9. «Sans savoir, comme s'exprime l'Apôtre, ni ce qu'ils disent, ni ce qu'ils affirment (1Tm 1,7),» ils répondent: Si les hommes ne remettent pas les péchés, le Christ a donc eu tort de dire: «Ce que vous délierez sur la terre sera délié aussi dans le ciel (Mt 18,18)» Mais tu ignores dans quel dessein et, dans quelles circonstances il a parlé ainsi. Le Seigneur avait donné aux hommes l'Esprit-Saint, et il voulait faire entendre que ce serait à l'Esprit-Saint lui-même et non à des mérites humains que ses fidèles seraient redevables dans la rémission des péchés. Qu'est-ce en effet que l'homme, sinon un malade à guérir? Tu prétends me servir de médecin: ah! viens plutôt en chercher un avec moi. Afin donc de montrer avec plus de clarté que les péchés seraient remis par l'Esprit-Saint, donné par lui aux fidèles, et non par les mérites de quelques hommes, le Seigneur dit quelque part, après sa résurrection d'entre les morts: «Recevez le Saint-Esprit,» et après ces mots: «Recevez le Saint-Esprit,» il ajoute aussitôt «les péchés seront remis à qui vous les remettrez (Jn 20,22-23);» en, d'autres termes: c'est l'Esprit-Saint qui les remet, et non pas vous. Or cet Esprit est Dieu. C'est donc par Dieu et non point par vous, que les péchés sont remis. Mais vous, qu'êtes vous par rapport à l'Esprit Saint? «Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous (1Co 3,18)?» - «Ne savez-vous pas que vos corps sont en vous le temple de l'Esprit-Saint, que vous avez reçu de Dieu (1Co 6,19)» Ainsi Dieu habite dans son saint temple; c'est-à-dire dans ses fidèles sanctifiés, oui dans son Eglise; c'est par eux qu'il remet les péchés, car ce sont des temples vivants.

10. Cependant, s'il remet les péchés par le ministère de l'homme, il peut aussi les remettre sans ce moyen. Pour donner par un autre, est-il moins capable de donner par lui-même? Il s'est servi de Jean pour donner à quelques-uns, de qui s'est-il pour donner à Jean? C'est une vérité que lui-même a voulu prouver et nous faire comprendre comme il était convenable. Quelques-uns de Samarie ayant été évangélisés et baptisés, baptisés même par l'Évangéliste Philippe, l'un des sept premiers diacres choisis parmi les fidèles, n'avaient pas, malgré leur baptême, reçu l'Esprit-Saint. On porta cette nouvelle aux Apôtres qui étaient à Jérusalem, et il vinrent à Samarie afin de communiquer par l'imposition des mains le Saint-Esprit à ces baptisés. La chose eut lieu de cette manière: les Apôtres vinrent leur imposèrent les mains, et ils reçurent le Saint-Esprit, car on voyait alors quand l'Esprit-Saint était donné; ceux qui le recevaient parlaient toutes les langues, et c'était pour témoigner que l'Eglise devait se faire entendre par tout l'Univers. Ces baptisés de Samarie reçurent donc le Saint-Esprit, et il manifesta sa présence d'une manière sensible. Or, Simon s'en étant aperçu et s'imaginant que ce pouvoir appartenait aux hommes, voulut se le procurer et acheter à des hommes ce qu'il croyait leur appartenir. «Combien voulez-vous accepter d'argent pour me conférer la puissance de donner le Saint-Esprit en imposant les mains?» Pierre alors, le repoussant avec horreur: «Il n'y a pour toi ni part, ni sont dans cette foi, dit-il. As-tu bien pu croire qu'on se procurât avec de l'argent le Don de Dieu? «Que ton argent périsse donc avec toi!»: On peut voir au même endroit les autres reproches également mérités, qu'il lui fit alors (Ac 8,5-23).

11. Mais pourquoi ai-je voulu rapporter ce trait? Que votre charité le remarque avec soin. Dieu, devait montrer d'abord qu'il agit par le ministère des hommes, et pour ôter à ces hommes la pensée de croire, comme Simon, que l'effet produit par eux doit leur être attribué et non pas à Dieu, il devait montrer ensuite qu'il agit par lui-même. Les disciples, néanmoins, le savaient déjà, car, ils étaient réunis au nombre de cent vingt quand le Saint-Esprit descendit sur eux, sans que personne leur eût imposé les mains (Ac 1,16 Ac 2,1-4). Qui en effet les avait imposées? Il ne laissa pas toutefois de venir sur eux d'abord et de les remplir de lui-même.

Mais après le scandale donné par Simon, que fit le Seigneur? Voyez comme il instruit, non - 437 - par des discours, mais par des oeuvres. Ce même Philippe, qui avait baptisé des habitants de Samarie, mais sans leur communiquer le Saint-Esprit, qu'ils n'auraient pas reçu, si les Apôtres n'étaient venus pour leur imposer les mains, baptisa l'eunuque de la reine Candace, qui venait d'adorer à Jérusalem et qui en retournant lisait sur son char le prophète Isaïe, mais sans le comprendre. Averti secrètement, Philippe s'approcha du char, expliqua le passage que lisait l'eunuque, lui enseigna la foi, lui annonça le Christ. L'eunuque crut aussitôt au Christ, et ayant rencontré de l'eau; «Voilà de l'eau; dit-il, qui empêche de me baptiser?» - «Crois-tu en Jésus-Christ, lui demanda Philippe?» - «Je crois que Jésus-Christ est le Fils de Dieu;» répondit-il, et soudain ils descendirent dans l'eau. Après les cérémonies du sacrement de Baptême, le Ciel n'attendit pas encore une fois l'arrivée des Apôtres; mais pour empêcher d'attribuer aux hommes la collation du Saint-Esprit, le Saint-Esprit descendit sur le champ (Ac 8,26-39). Ainsi se trouvait dissipée la vaine idée de Simon, et c'était pour qu'à l'avenir nul ne pensât comme lui.

12. Voici un trait plus admirable encore. Pierre se rendit chez le Centurion Corneille, c'était un incirconcis, un gentil; il se mit à prêcher Jésus-Christ, à lui et à ceux qui étaient là. Or, pendant que Pierre parlait encore; je ne dis pas, avant qu'il imposât les mains, mais avant même qu'il conférât le baptême, et pendant que ceux qui l'accompagnaient doutaient encore si l'on pouvait baptiser des incirconcis, car cette question s'était élevée avec scandale entre les Juifs devenus fidèles et les chrétiens convertis de la gentillité, lesquels pourtant avaient été baptisés dans l'incirconcision; donc pendant que Pierre parlait encore, l'Esprit-Saint, pour trancher cette question, descendit tout-à-coup, remplit Corneille et ceux qui étaient avec lui (Ac 10). Ce grand évènement fût comme une voix qui disait à Pierre: Pourquoi hésiter de prendre l'eau sainte? Ne suis-je pas ici?

13. Ainsi donc, quels que soient les désordres dont une âme a besoin d'être déchargée par la grâce de Dieu, quelles que soient les souillures et les prostitutions dont elle a besoin de se purifier dans l'Eglise, qu'elle prenne confiance, qu'elle croie, qu'elle se jette aux pieds du Seigneur, qu'elle cherche ces pieds sacrés, qu'elle les arrose des larmes de ses aveux et les essuie de ses cheveux. Les pieds du Seigneur sont les prédicateurs de l'Evangile et les cheveux de la pécheresse sont les biens superflus. Qu'elle essuie, qu'elle essuie de ses cheveux les pieds divins, qu'elle fasse des oeuvres de miséricorde; qu'après les avoir essuyés, elle les baise, qu'elle reçoive la paix, pour avoir la charité. Est-elle venue pour recevoir le baptême, à un ministre tel que l'Apôtre Paul? Qu'elle recueille de lui vos paroles: «Soyez mes imitateurs comme je le suis moi-même de Jésus-Christ (1Co 4,16)» A-t-elle eu pour la baptiser un homme qui cherche ses intérêts et non ceux du Christ Jésus (Ph 2,21)? Qu'elle écoute le Seigneur disant lui-même: «Faites ce qu'ils enseignent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font (Mt 23,3).» Qu'elle s'appuie donc tranquillement sur Jésus-Christ, soit qu'elle ait eu affaire à un digne ministre, soit qu'elle en ait rencontré un autre qui ne fait pas ce qu'il dit car le Seigneur la rassure et lui dit: «Va, c'est ta foi qui t'a sauvée.»



Augustin, Sermons 97