Augustin, Sermons 57

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SERMON LVII. DE L'ORAISON DOMINICALE (1).

ANALYSE. - En expliquant la même prière, ce discours suit le même ordre que le précédent. Mais il en diffère par la rédaction et d'intéressants détails.

1. L'ordre à suivre dans votre éducation spirituelle est de vous enseigner d'abord ce que vous devez croire, ensuite ce que vous devez demander. Voici en effet ce que dit l'Apôtre: «Et il arrivera ainsi: quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé.» Ce texte est emprunté par lui à un prophète, car un prophète a prédit cette époque où tous devaient invoquer Dieu: «quiconque implorera le nom du Seigneur sera sauvé.» L'Apôtre a même ajouté: «Mais comment l'imploreront-ils, s'ils ne croient pas en lui? Comment y croiront-ils, s'ils n'en ont pas entendu parler? Et comment en entendront-ils parler, si personne ne les prêche? Et comment les prêchera-t-on, si l'on n'est pas envoyé (2)?» On a donc envoyé des prédicateurs, ils ont annoncé le Christ, et les peuples les ont entendus parler de lui: en entendant ils ont cru et en croyant ils l'ont invoqué. Il était donc juste et souverainement exact de dire: «Comment l'imploreront-ils, s'ils ne croient pas en lui? Aussi vous a-t-on enseigné d'abord à croire, et vous apprend-on aujourd'hui même à invoquer Celui en qui vous croyez.

1. Mt 6,9-13 - 2. Jl 2,32 Rm 10,13-16

2. C'est le Fils de Dieu, c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ qui nous a appris à prier. Il est le Seigneur même, comme vous l'avez appris et récité dans le Symbole, le Fils unique de Dieu, mais il ne veut pas rester seul. Il est unique, mais il ne veut pas- être seul, et il a daigné avoir des frères. A qui recommande-t-il de dire: «Notre Père qui êtes dans les cieux?» A qui veut-il que nous donnions ce nom de Père, sinon à son propre Père? Y a-t-il là jalousie à notre égard?

Après avoir mis au monde un, deux, trois enfants les parents quelquefois craignent d'en avoir encore, ils ont peur de réduire les premiers à la mendicité. Mais l'héritage que nous promet le Sauveur peut être partagé entre beaucoup, sain que personne y soit à l'étroit; aussi invite-t-il les peuples gentils à devenir ses frères, et qui pourrait nombrer ceux qui ont le droit de dire avec ce Fils unique: «Notre Père qui êtes aux cieux?» Combien l'ont dit avant nous? Combien le diront après? Combien donc ce Fils unique s'est donné de frères par sa grâce? A combien fait-il part de son héritage? Pour combien a-t-il enduré la mort? Nous avions sur la terre un père et une mère; ils nous ont fait naître pour les fatigues et pour la mort: nous avons trouvé un autre Père et une autre mère, Dieu et l'Église; ils nous donnent la vie éternelle. Songeons, mes chers amis, de qui nous commençons à être les fils et vivons comme il convient de vivre quand on a un tel Père. Considérez que notre Créateur même a daigné devenir notre Père.

3. Nous venons d'apprendre quel est Celui que nous devons prier et quel immortel héritage nous devons espérer de Celui que nous commençons à regarder comme notre Père: apprenons ce que nous lui devons demander. Que demander à un tel Père? N'est-ce pas à lui qu'aujourd'hui, hier et avant-hier nous avons demandé la pluie? C'est peu de chose pour lui; et vous voyez néanmoins avec quels gémissements, avec quelle ardeur nous demandons la pluie, lorsque nous redoutons la mort, lorsque no craignons ce trépas auquel personne ne saurait (272) se soustraire. Car un peu plus tôt ou un peu plus lard chacun doit mourir; mais pour retarder tant soit peu ce moment, nous gémissons, nous prions, nous soupirons, nous crions vers Dieu. Eh! ne devons-nous pas crier bien plus encore pour obtenir d'arriver où jamais nous ne mourrons?

4. Aussi poursuivons-nous: «Que votre nom soit sanctifié.» Nous lui demandons en effet que son nom soit sanctifié en nous; car en lui il est toujours saint. Et comment, si ce n'est en nous rendant saints, sera-t-il sanctifié en nous? Nous n'avons pas été toujours saints, c'est son nom qui nous faits tels; mais lui est toujours saint, son nom l'est toujours également, C'est donc pour nous et non pour Dieu que nous prions ici. Quel bien pouvons-nous lui souhaiter, puisqu'il n'est susceptible d'aucun mal? C'est à nous que nous voulons du bien, en demandant que son nom soit sanctifié, que ce nom, qui est toujours saint, soit sanctifié en nous.

5. «Que votre règne arrive,» Demandons, ne demandons pas, ce règne arrivera sûrement. Mais le règne de Dieu est éternel. Quand en effet le Seigneur n'a-t-il- pas régné? Quand a-t-il commencé de régner? Son règne n'a pas eu de commencement, il n'aura pas de fin. Sachez encore que c'est pour nous et non pas pour Dieu que nous prions ici. Nous ne disons pas: «Que votre règne arrive,» comme si nous lui souhaitions un royaume; c'est nous qui serons son royaume, si nous faisons dans son amour des progrès par la foi; et tous les fidèles rachetés par le sang de son Fils unique composeront son empire.

Or ce règne de Dieu arrivera après la résurrection des morts, car alors il viendra lui-même en personne. Et après cette résurrection des morts, il les séparera, comme il l'a annoncé, et placera les uns à sa droite, les autres à sa gauche. A ceux de droite il dira: «Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume (1).» C'est là le royaume que nous, demandons, que nous sollicitons par ces paroles: «Que votre règne are rive,» qu'il nous soit donné. Si nous étions du nombre des réprouvés, ce royaume serait pour d'autres et non pour nous; il sera pour nous au contraire si nous comptons parmi les membres de son Fils unique. Il ne tardera même pas: reste-t-il autant de siècles qu'il s'en est écoulé? «Petits enfants, dit l'Apôtre bien-aimé, voici la

1. Mt 25,34

dernière heure (1);» mais comparée môme au grand jour, cette heure est longue, et toute dernière qu'elle soit, de combien d'ans n'est-elle pas composée? Soyez néanmoins comme un homme qui veille, qui s'endort, et qui s'éveille pour régner. Veillons maintenant, nous nous endormirons à la mort, à la fin nous ressusciterons pour régner sans fin.

6. «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.» C'est la troisième demande «Que votre volonté soit fait sur la terré comme au ciel.» Elle est tout entière à notre avantage. Il est nécessaire en effet que la volonté de Dieu s'accomplisse, et cette volonté exige que les bons règnent et que les méchants soient damnés. Peut-elle ne pas s'exécuter? Mais enfin quel avantage nous souhaitons-nous en disant: «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel?» Écoutez. On peut comprendre cet article de bien des manières, et il y faut voir beaucoup de choses. Dire à Dieu: «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel,» c'est lui dire: Les Anges ne vous offensent pas; faites que nous ne vous offensions pas non plus. «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel,» qu'est-ce dire encore? C'est dire: Tous les saints patriarches, tous les prophètes, tous les Apôtres, tous les hommes spirituels sont pour Dieu comme le ciel, et comparés à eux nous ne sommes que la terre. «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel:» en nous comme en eux. «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel;» c'est dire encore: L'Église de Dieu est le ciel, ses ennemis sont la terre. Nous souhaitons à nos ennemis de croire aussi et de devenir chrétiens, afin que de cette manière la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel. «Que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel;» c'est dire encore: Notre esprit est le ciel et notre corps la terre; de même donc que notre esprit se renouvelle en croyant, qu'ainsi notre corps se rajeunisse en ressuscitant, et que la volonté de Dieu s'accomplisse dans la terre comme au ciel. C'est dire aussi: Quand notre âme voit la vérité et s'y complaît, elle est le ciel; le ciel, c'est «de me complaire dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur.» Et la terre, c'est «de voir dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de mon âme (2).» Quand donc cette lutte aura cessé, quand il y aura pleine concorde entre la chair et l'esprit, la volonté de

1. 1Jn 2,18 - 2. Rm 7,22-23

272

Dieu s'accomplira dans la terre comme au ciel. Pensons à tout cela et sollicitons tout cela de notre Père, lorsque nous lui adressons cette demande.

Tout ce que je viens d'expliquer, mes chers amis, ces trois demandes ont rapport à l'éternelle vie. Car c'est pour l'éternité que le nom de notre Dieu doit être sanctifié en nous; pour l'éternité qu'arrivera son royaume où nous vivrons toujours; pour l'éternité enfin que sa volonté s'accomplira au ciel et sur la terre pie toutes les façons que j'ai expliquées.

7. Restent donc les demandes relatives au temps de ce pèlerinage. Voici la première: «Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien.» Donnez-nous les biens éternels, donnez-nous aussi les choses temporelles. Vous nous avez promis un royaume, ne nous refusez pas de quoi subsister. Vous, nous donnerez près de vous une gloire éternelle, donnez-nous sur la terre la nourriture corporelle. De là ces mots: quotidien, aujourd'hui, c'est-à-dire pendant tout le temps actuel. Demanderons-nous encore après cette vie notre pain quotidien? Alors on ne dira plus chaque jour, mais aujourd'hui. Maintenant on dit chaque jour parce que les jours passent et se succèdent. Dira-t-on chaque jour, lorsqu'il n'y aura plus qu'un seul jour, le jour éternel?

Il faut entendre de deux manières cette demande relative au pain quotidien; il faut y voir ce qui est nécessaire à la vie charnelle, et ce qui est nécessaire à la vie spirituelle. Ce qui nous est indispensable pour la vie de chaque jour regarde d'abord la nourriture corporelle, puis le vêtement. Mais on prend la partie pour le tout, et en demandant le pain nous entendons tout le reste. Les fidèles savent aussi qu'il y a un aliment spirituel qu'on vous fera connaître lorsque vous devrez le recevoir à l'autel de Dieu. Cet aliment sera aussi votre pain quotidien, car il est nécessaire dans cette vie. Recevrons-nous l'Eucharistie lorsque nous serons réunis au Christ et que nous commencerons à régner avec lui pour l'éternité? Elle est donc notre pain quotidien; mais en prenant ce pain, ne nous contentons pas de nourrir notre corps, nourrissons principalement notre âme. La vertu propre à ce divin aliment est une force d'union; elle nous unit au corps du Sauveur et fait de nous ses membres, afin que nous devenions ce que nous recevons. Ce sera alors véritablement notre pain quotidien.

Ce que je vous explique maintenant est aussi notre pain quotidien; ce pain quotidien est encore dans les lectures que vous entendez chaque jour à l'Église, dans les hymnes que l'on chante et que vous chantez. Tout cela est nécessaire à notre pèlerinage. Lorsque nous serons parvenus au terme, lirons-nous encore des livres? Ne verrons-nous pas le Verbe, ne l'entendrons-nous pas, ne le mangerons-nous pas, ne le boirons-nous pas, comme font maintenant les Anges? Et les Anges ont-ils besoin de livres, de commentateurs ou de lecteurs? Nullement; car leur lecture consiste à regarder, et ils voient la vérité même; ils s'abreuvent à cette source profonde dont nous recevons quelques gouttes. C'est assez sur le pain quotidien; cette demande est nécessaire durant la vie présente.

8. «Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.» Cette demande est-elle nécessaire ailleurs qu'ici? Là en effet nous n'aurons plus de dettes; et les dettes sont-elles autre chose que les péchés? Vous allez être baptisés, et tous vos péchés seront effaces alors, sans qu'il vous en reste absolument aucun. Tout le mal que vous pouvez avoir fait par actions, par paroles, par désirs et par pensées, sera complètement anéanti. Mais si dans la vie que vous mènerez ensuite il n'y avait rien à craindre, on ne nous apprendrait pas à répéter: «Pardonnez-nous nos offenses.» Ayons soin toutefois d'accomplir ce qui suit: «Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés». Vous donc, vous surtout qui allez entrer dans le bain sacré pour y recevoir le pardon entier de tous vos péchés, prenez garde de conserver dans vos coeurs du ressentiment contre autrui; travaillez à sortir du baptême avec paix, libres et déchargés de toute dette; ne cherchez pas à vous venger des ennemis qui auparavant vous ont fait quelques torts. Pardonnez comme on vous par- u donne. Dieu n'a fait tort à personne; et sans rien devoir il pardonne. Comment ne doit pas pardonner celui à qui on pardonne, quand Celui qui n'a pas besoin de pardon, pardonne tout sans réserve?

9. «Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal.» Cette demande aussi sera-t-elle nécessaire dans cette autre vie? Pour dire: «Ne nous induisez pas en tentation,» il faut pouvoir être exposé à quelque tentation. Nous lisons au saint livre de Job: «La vie humaine n'est-elle pas une tentation sur la (273) terre (1)?» Que demandons-nous alors? Que demandons-nous?

Écoutez. «Que nul, lorsqu'il est tenté, dit l'Apôtre saint Jacques, ne dise que c'est Dieu qui le tente (2).» La tentation est ici prise dans un mauvais sens, pour les déceptions et les chutes que cause le démon. Il est en effet une autre espèce de tentation qui porte le nom d'épreuve; c'est d'elle qu'il est écrit: «Le Seigneur notre Dieu vous tente pour savoir si vous l'aimez (3).» Qu'est-ce à dire, pour savoir? Pour vous faire savoir, car lui le sait. Dieu donc n'envoie à personne la tentation qui consiste à: tromper et à séduire; mais dans ses jugements aussi profonds que mystérieux, il est des hommes qu'il abandonne; et quand il les abandonne le tentateur sait ce qu'il a à faire. Dans ce malheureux que Dieu abandonne, il ne trouve pas un ennemi qui lui résiste, mais un bien dont il s'empare. Afin donc de n'être pas abandonnés nous crions: «Ne nous induisez pas en tentation.»

«Chacun, dit l'Apôtre saint Jacques, est tenté par la concupiscence qui l'entraîne et le séduit; puis la concupiscence ayant conçu enfante le péché, et le péché consommé engendre la mort (4).» A quoi se réduit cet enseignement? À nous exciter, à combattre nos passions. Vous allez laisser vos péchés dans le saint baptême, mais vous conserverez vos passions pour les combattre après avoir été régénérés; la guerre restera en vous. - Ne crains aucun ennemi extérieur; sache te vaincre et le monde est vaincu. Que peut sur toi le tentateur étranger, le démon ou son ministre, peu importe? Un homme pour te séduire, fait briller à tes yeux l'appât du gain; s'il ne trouve pas en toi d'avarice, que peut-il? Mais s'il en trouve, cette passion s'enflamme à la vue du gain et tu te laisses prendre à ce perfide appât, au lieu que vainement il te serait présenté si tu n'avais pas d'avarice. Le tentateur te propose une femme remplie de beauté; sois chaste intérieurement et tu triomphes de l'iniquité. Pour n'être pas séduit par les charmes d'une femme étrangère, lutte contre la convoitise. Tu ne sens pas ton ennemi, mais tu ressens l'impression mauvaise. Tu ne vois pas le diable, mais tu vois ce qui t'impressionne. Dompte cette impression secrète; combats, combats. Celui qui t'a régénéré te jugera; s'il veut la lutte, c'est pour te donner une couronne. Mais s'il ne te soutient, s'il t'abandonne, tu seras vaincu sans aucun doute

1. Jb 7,1 - 2. Jc 1,13 - 3. Dt 13,3 - 4. Jc 1,14-15

voilà pourquoi tu lui dis dans ta prière: «Ne nous induisez pas en tentation.» Il est des hommes que dans la colère de son jugement il a abandonnés à leurs passions; c'est ce que dit l'Apôtre: «Dieu les a livrés aux convoitises de leur coeur (1).» Comment les a-t-il livrés? Non pas en leur faisant violence, mais en les laissant.

10. «Délivrez-nous du mal.» Cette demande peut faire partie de la précédente; et pour faire entendre qu'elle n'en fait qu'une avec elle, elle est ainsi exprimée: «Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal.» La conjonction mais indique qu'il n'y a ici qu'une demande: «Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal.» Comment? Voyons chaque membre de la phrase: «Ne nous induisez pas en tentation; mais délivrez-nous du mal.» En nous délivrant du mal, il ne nous induit pas en tentation; et en ne nous induisant pas en tentation, il nous délivre du mal.

11. Mais la grande tentation, mes chers amis, la grande tentation de cette vie, c'est quand on attaque en nous ce qui nous fait mériter le pardon des fautes où nous avons pu tomber. La tentation horrible, c'est quand on nous ôte le remède aux blessures produites par les autres tentations. Vous ne comprenez pas encore je le vois; appliquez-vous et vous comprendrez.

Par exemple, un homme est tenté par l'avarice et il finit par succomber sous quelque coup, car te bon combattant, le valeureux guerrier est blessé quelquefois. Un homme donc, après même avoir lutté avec courage, est vaincu par l'avarice, il a fait je ne sais quoi sous l'inspiration de l'avarice. Un mouvement d'impureté s'est fait sentir, il n'a conduit ni au viol ni à l'adultère. Le premier de ces crimes fût-il commis, il faudrait s'abstenir du second. Mais on a vu une femme avec convoitise, on a pensé à quelque chose avec trop de plaisir, on a accepté le combat, et si bon lutteur qu'on soit on est blessé. Cependant on n'a pas consenti, on a réprouvé le mouvement désordonné, on, lui a opposé une douleur amère et on l'a vaincu. Mais pour avoir molli d'abord on peut dire: «Pardonnez-nous nos offenses.» Ainsi en est-il des autres tentations, et toujours il est difficile que nous n'ayons pas besoin de nous écrier: «Pardonnez-nous nos offenses.»

Quelle est donc cette horrible tentation dont j'ai parlé, cette tentation funeste, redoutable, et qu'il faut éviter de toutes ses forces, avec tout

1. Rm 1,24

274

son courage? Quelle est-elle? C'est quand on nous pousse à nous venger. On s'enflamme de colère, on menace de sa vengeance: voilà la tentation horrible. C'est perdre, hélas! le moyen d'obtenir le pardon de ses autres iniquités. Tu t'étais laissé aller à d'autres impressions illicites, à d'autres passions coupables, et tu devais être guéri de ces blessures en disant: «Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.» En te poussant à la vengeance, on te fait perdre le mérite de cette parole: «Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés;» et en perdant ce mérite, tu conserves tous tes péchés, tu n'es déchargé d'absolument aucun.

12. Notre Maître et Sauveur savait que cette tentation est la plus à craindre en cette vie. Aussi en nous enseignant les six ou sept demandes de l'oraison dominicale, il n'a cherché à nous en expliquer aucune, à nous en recommander aucune avec autant d'instance que celle-ci. N'avons-nous pas dit: «Notre Père qui êtes dans les cieux?» Pourquoi donc, après cette prière, ne nous a-t-il rien expliqué de ce qu'il a mis au commencement, à la fin ou au milieu? Pourquoi ne dit-il rien de ce qui vous arriverait si le nom du Seigneur n'était pas sanctifié en vous, si vous n'étiez pas admis dans son royaume, si sa volonté n'était pas faite en vous comme elle l'est au ciel, ou s'il ne veillait pas sur vous pour vous empêcher de succomber à la tentation? Que dit-il donc? «En vérité je vous le déclare, si vous pardonnez aux hommes leurs fautes;» ce qui se rapporte à ces mots: «Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui «nous ont offensés.» Sans donc s'arrêter aux autres demandes qu'il nous a enseignées, il insiste avec force sur celle-ci. De fait, il n'était pas si nécessaire d'appuyer sur les articles à la violation desquels le pécheur connaît le remède; mais il fallait insister- spécialement sur celui dont la transgression rend incurables tous les autres péchés. Tu dois dire: «Pardonnez-nous nos péchés.» Lesquels? Hélas! nous n'en avons que trop, car nous sommes des hommes. J'ai parlé un peu plus que je n'aurais dû, j'ai dit ce que je devais taire, j'ai ri plus qu'il ne fallait, j'ai mangé, j'ai bu au delà du nécessaire; j'ai écouté avec plaisir ce que je n'aurais pas dû; j'ai regardé volontiers ce que je ne devais pas et volontiers j'ai pensé à ce qui m'était interdit: «Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui «nous ont offensés.» Tu es perdu, si tu ne peux dire cela.

13. Réfléchissez, mes frères; réfléchissez, mes enfants; réfléchissez, enfants de Dieu; réfléchissez à ce que je vous dis. Luttez de toutes vos forces contre votre coeur; et si vous, voyez votre colère se dresser contre vous, implorez contre elle le secours de Dieu. Que Dieu te rende vainqueur; oui, que Dieu te rende vainqueur, non pas à l'extérieur, de ton ennemi, mais à l'intérieur, de ton âme. Prie, et il le viendra efficacement en aide. Il aime mieux nous voir lui demander cela que la pluie. Vous voyez en effet, mes chers amis, combien de demandes nous a enseignées le Christ notre Seigneur, et il en est une à peine qui concerne le pain quotidien. Il veut donc que nous rapportions tous nos desseins à l'éternelle vie. De quoi craignons-nous de manquer, puisqu'il s'est engagé envers nous par promesse, puisqu'il a dit: «Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît; car votre Père sait que vous en avez besoin avant que vous les lui demandiez (1)?» - «Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît.» Beaucoup en effet ont été éprouvés même par la faim, ils s'y sont montrés comme un or pur et n'ont pas été abandonnés de Dieu; au lieu qu'ils y auraient péri, si leur coeur n'avait pas été soutenu par le pain spirituel de chaque jour. Soyons surtout affamés de ce pain. «Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés (2).» Dieu peut jeter sur notre faiblesse un regard de miséricorde et répondre à cette prière: «Souvenez-vous que nous sommes poussière (3).» Celui donc qui a fait l'homme d'un peu de poussière, et qui a animé cette poussière, a livré pour elle son Fils unique à la mort. Ah! combien ne nous aime-t-il pas? Qui pourrait l'exprimer? Qui pourrait même le concevoir dignement?

1. Mt 6,33 Mt 32,8 - 2. Mt 5,6 - 3. Ps 102,14




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SERMON LVIII. DE L'ORAISON DOMINICALE (1).

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ANALYSE. - Ce discours ne se distingue du précédent que par des détails et des développements accidentels. On, ne peut néanmoins que gagner beaucoup à l'étudier encore.

1. Vous avez récité le Symbole, l'abrégé de notre foi. Déjà il y a quelque temps je vous ai rapporté ces paroles de l'Apôtre saint Paul «Comment l'invoquera-t-on, si l'on ne croit en lui (2)?» Puis donc qu'on, vous a appris, puisque vous avez retenu et répété la manière de croire en Dieu; écoutez aujourd'hui la manière de l'invoquer.

1. Mt 6,9-13 - 2. Rm 10,14

C'est le Fils de Dieu lui-même, vous l'avez entendu pendant la lecture de l'Évangile, qui a enseigné cette prière à ses disciples et à ses fidèles. Quel espoir n'avons-nous pas d'obtenir notre grâce, puisqu'un tel avoué nous a dicté la supplique! Assis à la droite du Père, comme vous l'avez publié, il est par conséquent l'assesseur du Père, et notre avocat doit être notre juge, car il viendra. juger les vivants et les morts.

Retenez donc bien cette prière, que vous devez répéter dans huit jours. Ceux d'entre vous qui ne savaient pas parfaitement le Symbole, ont ce temps encore pour l'apprendre, car samedi, ce grand jour de samedi prochain où vous devez recevoir le baptême, il vous faudra le réciter en présence de tous- ceux qui seront là; et dans huit jours, à partir d'aujourd'hui, vous répéterez l'oraison qu'on vous apprend aujourd'hui.

2. En voici le commencement: «Notre Père «qui êtes dans les cieux.» Dès que nous avons un Père au ciel, considérons comment il convient que nous vivions sur la terre. Car avec un tel Père on doit vivre de façon à se rendre digne d'être admis à son héritage. Nous disons tous: «Notre Père.» Quelle bonté! Ces paroles sont prononcées par l'Empereur et le mendiant, par le serviteur et son maître. Tous disent: «Notre Père qui êtes aux cieux.» Ils savent donc qu'ils sont frères, dès qu'ils ont le même Père. Et pourquoi un maître dédaignerait-il d'avoir pour frère son serviteur, puisque le Christ Notre-Seigneur veut bien aussi l'appeler son frère.

3. «Que votre nom soit sanctifié,» disons nous encore; «que votre règne arrive.» Sanctifier le nom de Dieu c'est devenir saint, car ce nom est toujours saint en lui-même. Nous souhaitons aussi l'avènement de son règne. Il viendra, fût-ce malgré nous; mais désirer et demander que son règne arrive, c'est simplement désirer qu'ils nous rende dignes de son royaume, car, ce qu'à Dieu ne plaise, il pourrait se faire que son règne arrivât et non pas pour nous. Il viendra; mais pour un grand nombre il ne viendra pas. Il viendra pour ceux à qui il sera dit: «Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde.» Et il ne viendra pas pour ceux à qui s'adresseront ces mots: «Allez loin de moi, maudits, au feu éternel (1).» Ainsi quand nous disons: «Que votre règne arrive,» nous demandons qu'il vienne pour nous. Qu'est-ce à dire, qu'il vienne pour nous? Que Dieu nous trouve bons pour lui. Nous le prions par conséquent de nous rendre bons, car alors il nous admettra dans son royaume.

4. Nous ajoutons: «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.» Les Anges vous servent dans le ciel, faites que nous vous servions sur la terre. Les Anges ne nous offensent pas dans le ciel, faites que nous ne vous offensions pas sur la terre. Accomplissons votre volonté comme ils l'accomplissent. Ici encore que demandons-nous, sinon de devenir bons? Dieu sans aucun doute fait toujours sa volonté, mais elle se fait en nous lorsque nous l'accomplissons.

Nous pouvons encore entendre ces mêmes paroles: «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel,» de la manière suivante. Nous recevons un ordre de Dieu, et il nous plait, il plait à notre esprit; car nous nous complaisons dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur (2). La volonté de Dieu s'accomplit alors dans le ciel; notre esprit se comparant au ciel et notre corps à la terre. Que veut donc dire: «Votre volonté

1. Mt 25,34-41 - 2. Rm 7,22

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soit faite sur la terre comme au ciel?» Votre commandement est agréable à mon esprit; que ma chair aussi s'y conforme et que disparaisse enfin cette lutte que décrit l'Apôtre en ces termes: «La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair (1).» Quand l'esprit convoite contre la chair, c'est la volonté divine qui s'accomplit au ciel; et quand la chair ne convoite plus contre l'esprit, déjà cette même volonté s'accomplit sur la terre. Or la paix sera parfaite quand Dieu le voudra; si maintenant il veut le combat, c'est afin de pouvoir donner la victoire.

On peut aussi faire une autre application de la même demande: «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.» Figurons-nous l'Eglise comme le ciel, car elle porte Dieu; et voyons dans la terre les infidèles a qui il a été dit: «Tu es terre et tu retourneras en terre (2).» Par conséquent, lorsque nous prions pour nos ennemis, pour les ennemis de l'Église, pour les ennemis du nom chrétien, nous demandons à Dieu «que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel,» par ceux qui le blasphèment comme par ceux qui le servent, et que tous deviennent ciel.

5. «Donnez-nous aujourd'hui nôtre pain quotidien.» On peut entendre que par ces paroles noirs demandons simplement ce qui est nécessaire à la vie de chaque jour, pour l'avoir en abondance, ou au moins pour n'en pas manquer. Nous disons de chaque jour, pendant ce qui est appelé aujourd'hui (3). Chaque jour en effet nous vivons, nous nous éveillons chaque jour, nous mangeons et nous avons faim chaque jour. Que Dieu nous donne donc notre pain de chaque jour.

Pourquoi n'avoir point parlé du vêtement? Car nous avons besoin, pour vivre; du boire et du manger, et pour nous abriter, du vêtement et d'un asile. Ne désirons rien de plus. «Nous n'avons rien apporté dans ce monde, dit l'Apôtre, et nous n'en saurions emporter rien; dès que nous avons le vivre et le vêtement, contentons-nous (4).» Qu'il n'y ait plus d'avarice et l'a nature est assez riche. Si dans ces mots: «Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien.» nous pouvons entendre avec raison ce qui concerne la vie de chaque jour, pourquoi nous étonner que le pain comprenne aussi tous les autres aliments nécessaires? Que dit Joseph en invitant ses frères? «Ces hommes aujourd'hui

1. Ga 5,17 - 2. Gn 3,19 - 3. He 3,13 - 4. 1Tm 6,78

mangeront le pain avec moi (1).» Ne devaient-ils manger que du pain? Le pain comprenait tout le reste. Ainsi en demandant notre pain de chaque jour, nous demandons tout ce qui sur la terre est nécessaire à notre corps. Mais que dit le Seigneur Jésus? «Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît (2).»

Cette même demande: «Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien,» s'applique aussi parfaitement à votre Eucharistie, Seigneur, à cette nourriture de chaque jour. Les fidèles savent ce qu'ils reçoivent alors, et il leur est salutaire de prendre cet aliment quotidien, nécessaire à la vie présente. Ils prient donc pour eux-mêmes; ils demandent à devenir bons, persévérer dans l'innocence, dans la foi et les bonnes oeuvres. Voilà ce qu'ils ambitionnent, voilà ce qu'ils implorent, car s'ils ne persévéraient pas dans la pratique du bien, ils seraient privés de ce pain, mystérieux. Que signifie donc: Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien?» Accordez-nous de vivre de façon à n'être pas éloignés de votre autel.

Quant à la parole de Dieu, que l'on vous explique chaque jour et que l'on vous rompt en quelque sorte, elle est aussi un pain quotidien. Le corps demande le pain vulgaire, l'esprit a besoin de ce pain spirituel. Aussi nous le demandons également, et le pain quotidien comprend tout ce qui nous est nécessaire dans cette vie, soit pour notre âme, soit pour notre corps.

6. Nous disons encore: «Pardonnez-nous nos offenses;» ne cessons de le dire, car nous disons vrai. Eh.! quel homne vit dans ce corps sans avoir de péchés? Quel homme vit de manière à n'avoir pas besoin de faire cette demande? On peut s'enfler, maison ne saurait se justifier; et il est bon d'imiter le publicain, sans s'enorgueillir comme le pharisien. Celui-ci monte au temple, il y vante ses mérites sans découvrir les plaies de son âme. L'autre en disant: «Seigneur ayez pitié de moi, pauvre pécheur (3),» savait mieux pourquoi il était venu, Considérez donc, mes frères, que c'est notre Seigneur Jésus, notre Seigneur Jésus lui-même qui a enseigné cette demande à ses disciples, à ses grands, à ses premiers Apôtres, les chefs du troupeau dont nous faisons partie. Mais si ces béliers implorent le pardon de leurs fautes, que doivent faire les

1. Gn 43,16 - 2. Mt 6,33 - 3. Lc 18,10-13

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agneaux dont:il est dit: «Offrez au Seigneur les petits des béliers (1).» Vous savez qu'il est question de cette vérité dans le Symbole que vous avez récité, puisqu'entre autres choses vous y avez nominé la rémission des péchés. Or, il y a une rémission des péchés qui ne s'accorde qu'une fois, et il en est une autre qui se fait chaque jour. La rémission des péchés qui ne s'accorde qu'une fois, est celle qui se fait dans le baptême; l'autre s'octroie durant toute cette vie, pendant qu'on récite l'oraison dominicale. C'est en vue de cette dernière que nous disons: «Pardonnez-nous nos offenses.»

7. Le Seigneur a de plus conclu avec mous un accord, un pacte, un solide contrat, en nous faisant dire: «Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.» Pour dire avec fruit: «Pardonnez-nous nos offenses,» il faut dire avec vérité: «Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.» En ne prononçant pas ces dernières paroles ou en les prononçant à faux, on prononce inutilement les premières. C'est à vous principalement, à vous qui approchez du saint baptême, que nous disons: Pardonnez tout du fond du coeur. Et vous, fidèles qui profitez de cette occasion pour entendre cette prière et l'explication que nous en faisons, pardonnez de bon coeur tout ce que vous avez contre autrui; mais pardonnez là même ors pénètre l'oeil de Dieu. Il arrive quelquefois que l'on pardonne de bouche et non de coeur. On pardonne de bouche, à cause des hommes; on ne pardonne pas de coeur, parce que l'on ne craint pas les regards de Dieu. Vous, pardonnez entièrement; quelque ressentiment que vous ayez gardé jusqu'aujourd'hui, au moins aujourd'hui pardonnez tout. Le soleil ne devait pas se coucher sur votre colère, et combien de soleils s'y sont couchés! Que cette colère s'éteigne enfin.

Voici la fête du grand soleil, de ce soleil dont il est dit dans l'Ecriture: «Pour vous se lèvera le soleil de justice, et vous trouverez le salut sous ses ailes (2).» Sous ses ailes, c'est-à-dire sous sa protection. Aussi lisons-nous dans un psaume: «Protégez-moi à l'ombre de vos ailes (3).» Il est des malheureux qui feront, au jour du jugement suprême, une pénitence tardive, et qui se livreront à une douleur infructueuse. Le livre de la Sagesse nous les montre d'avance. Et que diront-ils au milieu de leurs regrets, parmi les gémissements qui s'exhaleront de leur âme

1. Ps 28,1 - 2. Mi 4,9 -3. Ps 16,2

oppressée? «Que nous a servi l'orgueil? Que nous a procuré l'ostentation des richesses? - Ainsi, diront-ils encore, nous avons erré hors des voies de la vérité, la lumière de la justice n'a pas lui à nos yeux, et le Sole il ne s'est pas levé sur nous (1).» Ce Soleil se lève sur les justes; quant au soleil visible, Dieu le fait lever chaque jour sur les bons et sur les méchants (2). Il appartient aux, justes de voir ce premier Soleil; ils le portent maintenant par la foi dans leurs coeurs. Si donc tu te fâchés, que le soleil visible ne se couche pas sur ta colère. «Que le soleil ne se couche pas sur votre colère, dit l'Apôtre (3);» autrement le Soleil de justice se coucherait aussi pour toi et tu resterais dans les ténèbres.

8. Gardez-vous de croire que la colère ne soit rien. «La colère m'a troublé l'oeil,» dit le prophète. L'oeil troublé ne saurait regarder le soleil; en vain il fait effort, il ne trouve que souffrance sans plaisir. Qu'est-ce que la colère? Le désir de la vengeance. Quoi! Un homme veut se venger, et le Christ n'est pas vengé encore, les martyrs ne le sont pas! La patience divine attend encore que se convertissent les ennemis du Christ, que les ennemis des martyrs se convertissent, et nous, qui sommes-nous donc pour chercher à nous venger? Eh! que deviendrions-nous si Dieu cherchait à se venger lui-même? Jamais il ne nous a manqué, cependant il ne veut pas se venger de nous, et nous qui l'offensons presque chaque jour, nous voulons nous venger? Pardonnez donc, et pardonnez de bon coeur. Tu es irrité, ne pèche pas. «Fâchez-vous, est-il écrit, mais gardez-vous de pécher (4).» Fâchez-vous comme hommes, si vous êtes vaincus; mais gardez-vous de pécher en nourrissant dans le coeur votre colère, ce qui serait la nourrir contre vous et vous exposer à être rejetés loin de la lumière. Oui, pardonnez.

Qu'est-ce que la colère? Un désir de vengeance. Qu'est-ce que la haine? Une colère invétérée; car lorsque la colère est invétérée elle porte le nom de haine. C'est ce que semble exprimer le prophète déjà cité. Après avoir dit: «La colère m'a «troublé l'oeil;» il ajoute: «J'ai vieilli au milieu de tous mes ennemis (5).» Ce qui d'abord n'était que de la colère est devenu de la haine, parce que cette colère a vieilli. La colère est un brin d'herbe, la haine un gros arbre. Parfois nous reprenons un homme qui s'irrite, et dans notre

1. Sg 5,3 Sg 8,6 - 2. Mt 5,45 - 3. Ep 4,26 - 4. Ps 4,5 - 5. Ps 6,8

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coeur nous entretenons de la haine. C'est alors que le Christ nous crie: «Tu vois le brin d'herbe dans l'oeil de ton frère, et dans le tien tu ne vois pas la poutre (1).» Comment ce brin d'herbe a-t-il grossi jusqu'à devenir une poutre? Parce qu'on ne l'a pas arraché immédiatement. Tant de fois tu as laissé le soleil se lever et se coucher sur ta colère; ainsi tu l'as invétérée. Tu as cherché les mauvais soupçons, tu en as arrosé le brin d'herbe; en l'arrosant tu l'as nourri, et en le nourrissant tu en as fait une poutre. Tremble au moins devant ces mots: «C'est être homicide que de haïr son frère (2).» Tu n'as point tiré l'épée contre lui, tu ne l'as pas blessé, tu ne lui as fait aucune plaie dans le corps; tu en as seulement la pensée dans le coeur, et tu es regardé comme homicide, aux yeux de Dieu tu es vraiment coupable. Ton ennemi est vivant, et tu l'as tué; autant qu'il dépend de toi, tu tues celui que tu hais. Amende-toi donc, corrige-toi.

Si dans vos demeures il y avait des scorpions ou des aspics, comme vous travailleriez à les en délivrer afin d'y pouvoir habiter tranquillement!

Vous vous fâchez, et les colères s'invétérant dans vos coeurs deviennent autant de haines, autant de poutres, de scorpions et de serpents; et vous n'en voulez point purifier vos coeurs, c'est-à-dire la maison de Dieu! Accomplissez ce que vous dites: «Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés;» et vous direz avec confiance: «Pardonnez-nous nos offenses;» car vous ne pouvez sur cette terre vivre sans péchés. Autres néanmoins sont les grands crimes qui vous seront heureusement remis dans le baptême et auxquels vous devrez être toujours étrangers; et autres les péchés de chaque jour dont on ne saurait s'exempter ici bas, pour lesquels il faut réciter chaque jour l'oraison dominicale, avec le pacte, le contrat qu'elle renferme, y prononçant avec joie: «Pardonnez-nous nos offenses;» et avec sincérité: «Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.»

Voilà pour les péchés passés, mais pour l'avenir?

9. «Ne nous induisez pas en tentation: pardonnez les péchés commis et accordez-nous de n'en plus commettre: on en commet lorsqu'on se laisse vaincre par la tentation. L'Apôtre saint Jacques a dit en effet: «Que nul, lorsqu'il est tenté, ne prétende que c'est Dieu qui le tente; car Dieu ne tente point pour le mal et il ne

1. Mt 7,3 - 2. 1Jn 3,16

tente lui-même personne; mais chacun est tenté par sa concupiscence, qui l'entraîne et le séduit; puis la concupiscence ayant conçu enfante le péché, et le péché consommé engendre la mort (1).» Ne te laisse donc pas entraîner par ta concupiscence; garde-toi d'y consentir. Elle ne peut concevoir que de toi. Y, consentir, c'est comme t'unir à elle intérieurement. Sitôt qu'elle se montre, refuse, ne la suis pas. Elle est coupable, elle est lascive; elle est humiliante, elle te sépare de Dieu. Pour n'avoir pas à pleurer sur son fruit, ne lui donne pas le baiser du consentement; car encore une fois elle conçoit si tu consens, si tu l'accueilles. Et «la concupiscence ayant conçu enfante le péché.» Tu ne trembles pas encore? «Le péché engendre la mort.» Crains au moins la mort. Si tu ne redoutes pas le péché, redoutes-en les suites. Si le péché est doux, la mort est amère.

Que les hommes sont misérables! Ils laissent ici, en mourant, ce qu'ils ont recherché par leurs péchés, et ils emportent leurs péchés avec eux. Tu pèches pour de l'argent, il faudra le laisser ici; pour une campagne, il faudra la laisser encore; pour une femme, tu la laisseras égale ment: ainsi en est-il de tout ce que tu convoites en péchant, tu le laisses ici quand la mort te ferme les yeux et tu emportes avec toi ce péché que tu commets.

10. Il faut donc effacer les péchés, les péchés passés, et cesser d'en commettre. Mais tu ne saurais dans cette vie en être entièrement exempt ne fussent-ils que faibles, petits ou légers. Ne méprise néanmoins ni les petits ni les légers, Les petites gouttes d'eau remplissent les fleuves, Ne dédaigne pas les péchés légers. L'eau pénètre à travers les plus légères fentes du navire, elle en remplit la cale, et si l'on n'y prend garde, le vaisseau s'engloutit. Aussi les matelots ne cessent-ils de travailler, leurs mains sont en mouvement, en mouvement pour enlever l'eau chaque jour. Ainsi tes mains doivent agir pour vider chaque jour ton esquif. Qu'est-ce à dire, doivent agir! Elle doivent donner, tu dois faire le bien, qu'elles agissent de la sorte: «Partage ton pain avec celui qui a faim; mène dans ta maison l'indigent sans asile; si tu vois un homme nu, donne-lui des vêtements (2).» Fais tous ce que tu peux et avec tous les moyens dont tu peux disposer; l'ai le bien avec joie et adresse la prière avec confiance. Elle s'élèvera sur deux ailes, deux sortes

1. Jc 1,13-15 - 2. Is 58,7

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d'aumônes. Quelles sont ces aumônes? «Pardonnez, et on vous pardonnera; donnez, et on vous donnera (1).» Une aumône se fait dans le coeur, lorsqu'on pardonne à son frère ses offenses; une autre se fait avec le bien, quand on donne du pain au pauvre. Fais les deux, pour qu'une aile ne manque pas à ta prière.

11. Aussi après avoir dit: «Ne nous induisez pas en tentation,» on ajoute: «Mais délivrez-nous du mal.» En demandant à être délivré du mal, on témoigne qu'on y est livré. C'est pourquoi l'Apôtre dit: «Rachetez le temps, car les jours sont mauvais (2).» Mais «qui veut la vie? qui soupire après les jours de, bonheur?» Eh! qui ne les désirerait, puisque dans cette vie il n'y a que des jours mauvais? Fais donc, ce qui suit: «Préserve la langue du mal, et tes lèvres des discours artificieux; évite le mal et pratique le bien, cherche la paix et la poursuis (3);» ainsi tu n'as plus de jours mauvais, et tu obtiens ce que tu as demandé: «Délivrez-nous du mal.»

12. Ainsi donc les trois premières demandes «Que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, que votre nom soit sanctifié,» concernent l'éternité; et à cette vie se rapportent les quatre suivantes: «Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien.» demanderons-nous ce pain lorsque près de Dieu nous serons rassasiés? «Pardonnez-nous nos offenses:» dirons-nous cela dans ce royaume où nous n'aurons plus de péchés? «Ne nous livrez pas à la tentation:» quand- il n'y aura plus de tentation, quel sens auraient ces paroles? Et quand pour nous il n'y aura plus de mal, dirons-nous: «Délivrez-nous du mal?» Ces quatre demandes sont donc nécessaires pour noire vie de chaque jour, et les trois autres pour la vie éternelle. Mais faisons-les toutes pour parvenir à cette vie; prions ici pour n'en être pas exclus. Vous devrez, après votre baptême, réciter chaque jour cette oraison dominicale. On la dit chaque jour à l'autel du Seigneur où les

1. Lc 6,37-38 - 2. Ep 5,16 - 3. Ps 33,11-14

fidèles l'entendent. Aussi ne craignons-nous pas que vous ne la sachiez peu exactement; ceux d'entre vous qui ne pourraient la savoir encore parfaitement, l'apprendront en l'entendant chaque jour.

13. Samedi prochain, pendant les veilles que nous célèbrerons par la miséricorde de Dieu, vous réciterez, non pas l'Oraison, mais le Symbole. Il faut que maintenant vous sachiez ce Symbole, car vous ne l'entendez pas chaque jour à l'église, dans l'assemblée sainte. Et afin ne pas l'oublier une fois que vous le savez, récitez-le chaque jour. En vous éveillant, en allant prendre votre sommeil, récitez votre symbole, récitez-le devant Dieu, rappelez vos souvenirs, ne vous lassez point de le répéter. Cette répétition est utile, elle est propre à empêcher l'oubli. Ne dites point: Je l'ai récité hier, je l'ai récité aujourd'hui, chaque jour je le récite et je le possède parfaitement. Remets-toi devant les yeux l'abrégé de ta foi, regarde-toi dans ce miroir, car ton Symbole doit être pour toi comme un miroir. Examine si tu crois sincèrement ce que tu fais profession de croire, et jouis chaque jour du bonheur d'avoir la foi. Que ce soient là tes richesses et comme les vêtements spirituels de ton âme. N'as-tu pas soin de t'habiller en te levant? Couvre aussi ton âme en te rappelant le Symbole; crains que l'oubli ne la mette à nu, que tu ne demeures sans vêtement, et, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'il ne t'arrive ce que dit l'apôtre, d'être dépouillé plutôt que nu (1). Notre foi en effet nous servira de vêtement; pour nous elle sera à la fois et une tunique et une cuirasse; une tunique pour nous préserver de la confusion, et une cuirasse pour nous tenir en garde contre l'adversité. Mais quand nous serons arrivés au lieu où nous devons régner, nous n'aurons plus besoin de réciter le Symbole: nous verrons Dieu, Dieu même sera en face de nous, et cette vue de Dieu sera la récompense de notre foi.

1. 2Co 5,3





Augustin, Sermons 57