Augustin, Sermons 63

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SERMON LXIII. LE SOMMEIL DE JÉSUS-CHRIST (1).

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ANALYSE. - Jésus-Christ dort en nos coeurs lorsque nous ne pensons pas à lui; il s'y réveille lorsqu'au souvenir de sa personne et de ses enseignements nous repoussons la tentation.

1. Je vais, avec la grâce du Seigneur, vous entretenir de la lecture du saint Evangile que vous venez d'entendre, et avec sa grâce encore vous exciter à ne pas laisser la foi sommeiller dans vos coeurs en face des tempêtes et des vagues de ce siècle. Si le Christ notre Seigneur a été réellement le maître de la mort, n'a-t-il pas été aussi le maître du sommeil? Serait-il vrai que le sommeil ait accablé malgré lui le Tout-Puissant sur les flots? Le croire serait une preuve qu'il dort en vous. S'il n'y dort pas, c'est que votre foi veille; car l'Apôtre enseigne que par «la foi le Christ habite en vos coeurs (2).» Le sommeil du Christ signifie donc aussi quelque mystère. Les navigateurs figurent les âmes qui traversent le siècle appuyées sur le bois sacré. La barque du Sauveur représente aussi l'Eglise, car chaque fidèle est comme le sanctuaire de Dieu; et le coeur de chacun est comme un esquif préservé du naufrage, s'il est occupé de bonnes pensées.

2. Tu as entendu une parole outrageuse, c'est un coup de vent; tu t'irrites, c'est le flot qui monte. Or quand le vent souffle, quand le flot s'élève, le vaisseau est en péril, ton coeur est exposé, il est agité par la vague. Tu désires te venger de cette injure, tu te venges en effet; tu cèdes ainsi sous le poids de la faute d'autrui et tu fais naufrage. Pourquoi? Parce que le Christ sommeille dans ton âme. Qu'est-ce à dire: le Christ sommeille dans ton âme? C'est-à-dire que tu l'oublies. Réveille-le donc, rappelle son souvenir, que le Christ s'éveille en toi; arrête la vue sur lui. Que prétendais-tu? Te venger. Tu oublies donc qu'au moment où on le crucifiait il disait: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (3)?» Celui qui dort dans ton

1. Mt 8,23-27 - 2. Ep 3,17 - 3. Lc 23,34

coeur n'a point voulu se venger. Réveille-le, pense à lui. Son souvenir, c'est sa parole; son souvenir, c'est son commandement. Et quand il sera éveillé en toi tu diras. Qui suis-je pour vouloir me venger? Qui suis-je pour menacer un homme comme moi? Peut-être mourrai-je avant de m'être vengé. Et lorsque haletant, enflammé de colère et altéré de vengeance je quitterai mon corps, je ne serai pas reçu par Celui qui a refusé de se venger, je ne serai pas reçu par Celui qui a dit: «Donnez et on vous donnera; pardonnez et on vous pardonnera (1).» Aussi vais-je apaiser mon irritation et revenir au repos du coeur. Le Christ alors a commandé à la mer et le calme s'est rétabli.

3. Ce que j'ai dit de la colère, appliquez-le exactement à toutes vos tentations. Une tentation se fait sentir, c'est le vent qui souffle; tu t'émeus, c'est la vague qui s'élève. Réveille le Christ, qu'avec toi il élève la voix. «Quel est-il, puisque les vents et la mer lui sont soumis?» Quel est-il, puisque la mer lui obéit? La mer est à lui, c'est lui qui l'a faite (2). Tout a été fait par lui (3). Toi surtout imite les vents et la mer, obéis à ton Créateur. La mer s'incline à la voix du Christ, et tu restes sourd? La mer s'arrête, les vents s'apaisent, et tu souffles encore? Qu'est-ce à dire? Parler, agir, projeter encore, n'est-ce pas souffler toujours et refuser de s'arrêter devant l'ordre du Christ? Que les flots ne vous submergent pas en troublant votre coeur. Si néanmoins, comme nous sommes des hommes, si le vent nous abat, s'il altère les affections de notre âme, ne désespérons point; réveillons le Christ, afin de poursuivre tranquillement notre navigation et de parvenir à la patrie.

Tournons-nous vers le Seigneur, etc. (4).

1. Lc 6,37-38 - 2. Ps 94,5 - 3. Jn 1,3 - 4. Voir ci-dessus, Serm. I.




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SERMON LXIV. LE SERPENT ET LA COLOMBE (1).

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ANALYSE. - Quelles armes le Sauveur met-il aux mains de ses Apôtres lorsqu'il les envoie comme des brebis au milieu des loups? Il leur recommande la prudence du serpent et la simplicité de la colombe. La prudence du serpent consiste principalement en ce qu'il sait se rajeunir et préserver sa tête en cas d'attaque. La simplicité de la colombe se manifeste surtout dans son amour pour la société de ses compagnes et dans la paix qui préside à ses petites querelles.

1. Vous avez entendu, mes frères, pendant la lecture du saint Evangile, comment Jésus-Christ Notre-Seigneur a su par sa doctrine encourager ses martyrs. «Voici que je vous envoie, dit-il, comme des brebis au milieu des loups (2).» Considérez bien cette conduite, mes frères. Si un loup se présente au milieu d'un grand troupeau de brebis, ces brebis fussent-elles au nombre de plusieurs, mille, seul il jettera l'effroi parmi elles; et si toutes ne deviennent pas sa proie, toutes sont néanmoins glacées de terreur. Pour quel motif donc, dans quel dessein et en vertu de quel pouvoir ose-t-on, non pas recevoir un loup au milieu des brebis, mais envoyer les brebis au milieu des loups? «Je vous envoie, dit le Sauveur, comme des brebis au milieu des loups;» non pas près des loups, mais «au milieu des loups.» Ces loups étaient nombreux et les brebis en petit nombre; mais après avoir égorgé ces brebis, les loups se sont changés et sont devenus brebis eux-mêmes.

2. Ecoutons donc les avis que nous donne Celui qui en promettant des couronnes impose le combat, et qui en attendant l'issue de la lutte soutient les combattants. Quelle espèce de combat ordonne-t-il? «Soyez, dit-il, prudents comme des colombes (3).» Comprendre et pratiquer cette recommandation, c'est mourir en paix, car c'est ne pas mourir. Nul en effet ne doit mourir en paix que celui qui voit dans la mort la fin de la mort même et le couronnement de la vie.

1. Mt 10,46 - 2. Mt 10,46 - 3. Mt 10,46

3. Aussi, mes très-chers, dois-je vous expliquer encore, après même l'avoir fait bien souvent, ce qu'on entend par être simples comme des colombes et prudents comme des serpents. Si la simplicité de la colombe nous est recommandée, pourquoi y ajouter la finesse du serpent? Ce qui me plaît dans la colombe, c'est qu'elle n'a point de fiel; ce que je redoute dans le serpent, c'est son venin. Tout cependant n'est pas redoutable dans le serpent; s'il y a sujet de le haïr, il y a aussi sujet de l'imiter. Une fois accablé de vieillesse, et abattu sous le poids des ans, il se tire à travers les fentes de sa caverne, laissant ainsi sa vieille peau, afin de s'élancer tout rajeuni. Imite-le, chrétien, toi qui entends le Christ s'écrier; «Entrez par la porte étroite (1).» L'apôtre Paul ne dit-il pas aussi: «Dépouillez vous du vieil homme avec ses actes, et revêtez l'homme nouveau (2)?» Il y a donc à imiter dans le serpent. Ne mourons pas de vieillesse, mourons pour la vérité. C'est mourir de vieillesse que de mourir pour quelque avantage temporel; et se dépouiller de toutes ces vieilleries, c'est imiter la prudence du serpent.

Imite-le aussi en préservant ta tête. Qu'est-ce à dire, en préservant ta tête? En conservant en toi le Christ. Quelqu'un de vous n'a-t-il jamais remarqué en voulant tuer une couleuvre que pour préserver sa tête elle expose tout son corps aux coups de l'ennemi? Ce qu'elle veut conserver principalement c'est la source de sa vie. Le Christ n'est-il pas notre vie? N'a-t-il pas dit: «Je suis la voie, la vérité et la vie (3)?» L'Apôtre n'a-t-il pas dit aussi: «Le Christ est la tête de l'homme (4)?» Conserver en soi le Christ, c'est donc se conserver la tête.

4. Qu'est-il besoin maintenant de parler Longuement de la simplicité des colombes? Il fallait se garder du venin dès serpents, l'imitation présentait là des dangers, quelque chose était à craindre; mais il n'y a aucun danger à imiter la colombe. Vois comme les colombes aiment à vivre en société; partout elles volent ensemble, ensemble elles mangent; elles ne veulent pas rester seules, elles aiment la vie commune, et sont fidèles à l'amitié; leurs murmures sont des gémissements d'amour et leurs petits, le fruit de tendres baisers. S'il leur arrive, comme nous l'avons souvent remarqué, des rixes à propos de leurs nids, ne sont-ce pas comme des disputes

1. Mt 7,13 - 2 Col 3,9-10 Ep 4,22-24 - 3. Jn 14,6 - 4. 1Co 11,53

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pacifiques? Se séparent-elles à la suite de ces difficultés? Elles continuent à voler et à manger ensemble, leurs débats sont vraiment pacifiques.

Voici comment les imiter: «Si quelqu'un, dit l'Apôtre, ne se soumet pas à ce que nous ordonnons par cette lettre, notez-le et n'ayez point de commerce avec lui.» Voilà bien une dissension; mais c'est une dissension de colombes et non de loups; car l'Apôtre ajoute aussitôt: «Ne le considérez pas comme un ennemi, mais reprenez-le comme un frère (1).»

La colombe est affectueuse, même en disputant et le loup haineux, même en flattant.

Ornés ainsi de la simplicité des colombes et de la prudence des serpents, célébrez la fête des martyrs avec une sobriété toute spirituelle et non en vous plongeant dans l'ivresse. Chantez les louanges de Dieu; car nous avons pour Seigneur et pour Dieu le Dieu même des martyrs; c'est lui aussi qui nous couronne: si nous avons bien combattu, nous serons couronnés par les mêmes mains qui ont déposai la couronne sur le front des vainqueurs, que nous aspirons à imiter.

1. 2Th 3,14-15



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SERMON LXV. LA VIE DE L'AME (1).

ANALYSE. - Ce discours n'est que l'explication de ces paroles évangéliques: «Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme; mais craignez Celui qui peut mettre à mort le corps et l'âme dans la géhenne (2).» En effet 1. ceux qui vous menacent n'ont-ils pas autant à craindre que vous? 2. Tout ce qu'ils peuvent, se réduit a ôter à votre corps une vie qui lui sera plus tard rendue magnifiquement. 3. En ne craignant pas Dieu vous perdriez à tout jamais la vie de votre âme et seriez condamnés à la mort éternelle et de l'âme et du corps.

1. Les divins oracles que l'on vient de lire nous invitent à ne pas craindre en craignant et à craindre en ne craignant pas. Vous avez remarqué, à la lecture du saint Évangile, qu'avant de mourir pour nous le Seigneur notre Dieu a voulu nous affermir; il l'a fait en nous recommandant de ne pas craindre et en nous recommandant de craindre. «Ne craignez pas, dit-il, ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme.» C'est l'invitation â ne rien craindre. Et voici l'invitation à craindre: «Mais craignez Celui qui peut mettre à mort le corps et l'âme dans la géhenne.» Ainsi craignons pour ne craindre pas. La crainte paraît être une lâcheté, le caractère des faibles et non des forts. Remarquez néanmoins ce que dit l'Écriture: «La crainte du Seigneur est l'appui des forts (3).» Craignons pour ne craindre pas, en d'autres termes, craignons sagement pour ne pas craindre follement. Ces saints martyrs dont la fête nous a procuré d'entendre ces paroles évangéliques, ont ainsi craint en ne craignant pas; car en craignant Dieu, ils ont méprisé la crainte des hommes.

2. Qu'est-ce en effet qu'un homme peut avoir à craindre des hommes? Qu'y a-t-il dont un homme puisse faire peur à un autre homme?

1. Mt 10,28 - 2. Mt 10,28 - 3. Pr 14,26

Pour t'effrayer il te dit: Je te tue; et il ne redoute pas, en te menaçant, de mourir avant toi! Je te tue, dit-il. Qui tient ce langage? A qui s'adresse-t-il? Je vois ici deux hommes; l'un épouvante, l'autre est épouvanté; l'un est puissant, l'autre faible; mais tous deux sont mortels. Pourquoi donc le premier s'enfle-t-il de ses honneurs et de sa puissance lorsque par son corps il est aussi faible que le second? S'il ne craint pas la mort, qu'il menace de la mort; mais s'il craint le sort dont il menacé autrui, qu'il rentre en lui-même et qu'il se compare à qui il fait peur. Qu'il reconnaisse dans celui-ci une situation égale à la sienne et qu'avec lui il implore la miséricorde divine. C'est un homme qui menace un homme, une créature qui veut faire trembler une autre créature; mais l'une s'élève insolemment sous la main de son Créateur et l'autre cherche un asile dans son sein.

3. Ce courageux martyr, cet homme debout devant un homme peut donc dire hardiment Parce que je le crains, je ne te crains pas. En vain tu menaces, s'il s'y oppose tu ne feras rien; tandis que nul n'entrave l'exécution de ses desseins. Lors même, d'ailleurs, qu'il te permettrait d'agir, jusqu'où iras-tu? Jusqu'à tourmenter le corps, mais l'âme est à l'abri de tes coups. Tu ne saurais

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mettre à mort ce que tu ne vois pas, et tu ne peux effrayer que ce qui est visible comme toi. Nous avons, toi et moi, un Créateur invisible que nous devons craindre ensemble; il a composé l'homme d'une partie visible et d'une partie invisible; la partie visible est formée de terre, et l'invisible est animée par son souffle. Aussi cette nature invisible, cette âme qui a redressé et qui tient debout la partie terrestre, ne redoute rien lorsque tu frappes celle-ci. Tu peux abattre la maison; mais celui qui l'habite? Tu brises ses liens, il s'échappe et va se faire couronner dans un autre monde. Pourquoi donc ces menaces, impuissantes contre l'âme?

Par les mérites de celle contre qui tu ne peux rien, ressuscitera bientôt celui contre qui tu peux quelque chose. Oui le corps ressuscitera, grâce aux mérites de l'âme; la demeure sera rendue à celui qui l'habite, pour ne plus tomber en ruines mais pour subsister toujours. Ainsi, poursuit le martyr, ainsi pour mon corps lui-même, je ne redoute point tes menaces. Il est en ton pouvoir: mais le Créateur tient compte des cheveux de ma tête (1). Comment craindre pour mon corps, quand je ne puis perdre un seul cheveu? Comment ne prendrait pas soin de ma chair Celui qui s'occupe de ce qu'il y a de moindre en elle? Ce corps que tu peux frapper et mettre à mort sera provisoirement réduit en poussière, mais éternellement il sera immortel. Or à qui appartiendra-t-il? A qui sera rendu pour l'éternelle vie ce corps mis à mort, déchiré et dispersé? A qui sera-t-il rendu? A celui là même qui n'a point redouté de perdre la vie en ne craignant point le meurtre de sa chair.

4. On dit, mes frères, que l'âme est immortelle; elle l'est effectivement sous certain rapport; car elle est un principe de vie dont la présence anime le corps. L'âme en effet fait vivre le corps. A ce point de vue elle ne peut mourir; aussi est-elle immortelle. Mais pourquoi ai-je dit: sous certain rapport? Le voici. Il y a une immortalité véritable, une immortalité qui est l'immortalité même. C'est d'elle que parle l'Apôtre quand il dit de Dieu: «Seul il possède l'immortalité et habite une lumière inaccessible; nul homme ne l'a vu ni ne le saurait voir; à lui honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen (2).» Or si Dieu seul possède l'immortalité, l'âme est mortelle assurément. Voilà pourquoi j'ai dit qu'elle est immortelle à sa manière; car elle peut

1. Mt 10,30 - 2 1Tm 6,16

mourir aussi. Que votre charité s'applique à comprendre et il rue restera rien de douteux. J'ose donc assurer que l'âme peut mourir et qu'elle peut-être tuée. Oui, elle est immortelle. J'ose dire encore: Elle est immortelle et elle peut être tuée. Aussi ai-je remarqué qu'il y a une immortalité, ou l'immutabilité même, que Dieu seul possède, lui dont il est dit: «Il possède seul l'immortalité.» Eh! si l'âme ne pouvait être tuée, le Seigneur lui-même aurait-il dit pour nous inspirer une salutaire frayeur: «Craignez Celui qui peut mettre à mort l'âme et le corps dans la géhenne?»

5. Je n'ai fait qu'augmenter, je n'ai pas résolu la difficulté. J'ai prouvé que l'âme peut être mise à mort. L'impie seul peut contredire l'Évangile. Ceci me suggère la manière de répondre. Qu'y a-t-il de contraire à la vie, sinon la mort? L'Évangile est la vie, l'impiété et l'infidélité sont la mort de l'âme. - Ainsi l'âme peut mourir, tout immortelle, qu'elle soit. Et comment est-elle immortelle? Parce qu'il y a en elle une vie qui ne s'éteint jamais. Comment meurt-elle? Non pas en cessant d'être une vie, mais en perdant la vie; car si elle est la vie du corps, elle a aussi sa vie.

Admire ici l'ordre établi dans la création. L'âme est la vie du corps, et Dieu est la vie de l'âme. Comme le corps a besoin de la présence de sa vie, c'est-à-dire de l'âme, pour ne pas mourir; ainsi pour ne mourir pas, l'âme a besoin de l'action de sa vie ou de Dieu. Comment meurt le corps? Quand l'âme le quitte. Oui, lorsque l'âme le quitte, le corps meurt, et ce n'est plus qu'un cadavre; quels qu'aient été ses charmes, c'est maintenant un objet d'horreur. Il a encore ses membres, ses yeux, ses oreilles; ce sont comme les fenêtres d'une demeuré inhabitée, et plaindre un mort, c'est crier en vain aux fenêtres d'une maison où il n'y a plus personne qui puisse entendre. A quels sentiments, à quels retours, à quels souvenirs s'abandonne la plainte; à quels excès de douleur ne se laisse-t-elle pas aller? Vous diriez qu'elle se croit entendue, et elle parle à un absent. Elle rappelle sa vie, elle redit les témoignages de sa tendresse. C'est toi qui m'as fait ce don, qui m'as rendu tel et tel service, c'est de toi que j'ai reçu telle et telle marque d'amour. - Mais si tu réfléchissais, si tu comprenais, si tu commandais à cette douleur déréglée, tu verrais que ton ami n'est plus là, et qu'en vain tu frappes à la porte d'une maison où il n'y a personne.

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6. Revenons au sujet que nous traitions. Le corps est mort. Pourquoi? C'est que l'âme ou la vie l'a quitté. Cet autre corps est vivant, mais c'est le corps d'un impie, d'un infidèle, d'un homme qui résiste à la foi et qui se montre de fer quand il s'agit de se corriger quoique ce corps soit vivant, l'âme qui le fait vivre est une âme morte. Quelle merveille que cette âme, puisque toute morte qu'elle soit, elle peut encore donner la vie au corps! Quelle merveille, quelle excellence dans cette créature, puisqu'après sa mort elle peut animer la chair! En effet l'âme de l'impie, l'âme de l'infidèle, l'âme du débauché et de l'insensible est une âme morte, et toutefois elle fait vivre le corps. Aussi est-elle en lui: c'est elle qui applique les mains au travail et qui met les pieds en mouvement; elle ouvre l'oeil pour voir et l'oreille pour entendre; elle juge des saveurs, fuit la peine et cherche le plaisir. Ces actes sont des indices que le corps vit, mais il vit par la présence de l'âme. Je demande à ce corps s'il est vivant, et il me répond: Tu vois un homme marcher et travailler, tu l'entends parler; sous tes yeux mêmes il fuit et recherche et tu ne comprends pas que son corps est vivant? Ces actes inspirés par l'âme qui le meut intérieurement me font donc comprendre que le corps réellement vit.

Je demande maintenant à l'âme elle-même si elle est vivante. Elle aussi fait des oeuvres qui rendent témoignage à sa vie. Ces pieds marchent et je comprends que le corps est vivant et que l'âme est en lui. Mais l'âme elle-même est-elle vivante? Ces pieds marchent; je ne parle que de ce mouvement, et je veux connaître par là quelle est la vie du corps et quelle est celle de l'âme. Les pieds donc marchent, preuve que le corps est vivant. Mais où vont-ils? A un adultère, m'est-il répondu - L'âme est donc morte. L'infaillible Écriture ne dit-elle point: «La veuve qui vit «dans les délices est morte (1)?» Vu l'énorme différence des délices à l'adultère, comment pourrait vivre dans l'adultère l'âme qui est morte dans les délices? Elle est morte assurément et néanmoins elle n'est pas morte uniquement dans ce cas.

J'entends parler quelqu'un; le corps est donc vivant, car la langue ne serait pas en mouvement dans la bouche, elle n'y formerait pas, en s'agitant diversement, des sons articulés, si l'âme n'était dans le corps et n'employait la langue

1. 1Tm 5,6

comme le musicien emploie son instrument. - Je saisis parfaitement. Voilà comment parle, comment vit le corps. Mais je demande si l'âme aussi est vivante. - Le corps parle, preuve qu'il vit. De quoi parle-t-il? Je disais des pieds: Ils marchent, c'est que le corps est vivant; et j'a joutais: Où vont-ils? comme moyen de savoir si l'âme vivait aussi. De la même manière je juge en entendant parler que le corps est vivant, et pour savoir si l'âme: vit également je cherche de quoi parle le corps. Il profère un mensonge. S'il profère un mensonge, c'est que l'âme est morte. Comment le prouver? Questionnons la Vérité même; elle dit: «La bouche qui ment donne la mort à l'âme (1).» Pourquoi cette âme est-elle morte? Je demandais également, tout à l'heure, pourquoi le corps était mort? et je répondais.: C'est que l'aine ou sa vie l'a quitté. Pourquoi l'âme est-elle morte? C'est que Dieu, qui est sa vie, l'a abandonnée.

7. Après ces courtes explications, sachez et soyez sûrs que comme le corps est mort quand il est séparé de l'âme, ainsi l'âme est morte lorsqu'elle est séparée de Dieu, et tout homme éloigné de Dieu a sûrement l'âme morte. Tu pleures un mort; pleure plutôt le pécheur, pleure l'impie, pleure l'infidèle. Il est écrit «On pleure un mort durant sept jours; mais l'insensé et l'impie doivent être pleurés tous les jours de leur vie (2).» N'as-tu pas les entrailles de la miséricorde chrétienne? Comment pleures-tu le corps séparé de l'âme, sans pleurer l'âme séparée de Dieu?

Appuyé sur cette vérité, que le martyr réponde donc au tyran qui le menace: Pourquoi me contraindre à renier le Christ? Tu veux donc que je renie la vérité? Que feras-tu si je m'y refuse? Tu frapperas mon corps pour en éloigner mon âme; mais le corps est fait pour l'âme. Cette âme n'est ni imprudente ni insensée. Or en voulant frapper mon corps, prétends-tu me faire craindre tes coups et l'éloignement de mon âme, pour me déterminer à la frapper moi-même et à en éloigner mon Dieu? Ne crains donc pas, ô martyr, l'épée de ton persécuteur; redoute plutôt ta langue, crains de te blesser toi-même et de mettre à mort, non pas ton corps mais ton âme. Crains de faire mourir ton âme dans la géhenne du feu.

8. Aussi le Seigneur dit-il qu' «il a le pouvoir de mettre à mort le corps et l'âme dans la géhenne du feu.» Comment? Est-ce que l'impie jeté dans cette géhenne brûlante, son âme brûlera comme son corps? La mort du corps est le supplice

1. Sg 1,11 - 2. Si 22,13

304

éternel, et la mort de l'âme, la privation de Dieu. Veux-tu savoir en quoi consiste cette mort de l'âme? Entends le prophète: «Loin d'ici l'impie, dit-il, et qu'il ne voie point la gloire de Dieu (1).»

Que l'âme donc craigne de mourir et qu'elle ne redoute pas la mort de son corps. Car en craignant de mourir et en vivant unie à son Dieu, sans l'offenser et sans l'éloigner, elle méritera

1. Is 25,10

de recouvrer son corps à la fin des siècles, non pour subir la peine éternelle, comme les impies, mais pour jouir, comme les justes, de l'éternelle vie. Les martyrs ont craint cette mort et aimé cette vie; et en attendant l'accomplissement des divines promesses, en méprisant les menaces de leurs persécuteurs, ils ont mérité la couronne auprès de Dieu et nous ont laissé ces solennités à célébrer.




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SERMON LXVI. JÉSUS-CHRIST ET SAINT JEAN (1).

ANALYSE. - Après avoir rappelé les éloges que Jean avait faits de Jésus et les témoignages que Jésus avait rendus à Jean, saint Augustin se demande comment et pourquoi le Précurseur envoya vers le Sauveur deux de ses disciples pour lui demander s'il était le Messie. En doutait-il après l'avoir montré comme tel au peuple d'Israël? Il n'en doutait pas, mais il voulait confirmer les siens dans la foi à Jésus-Christ. - Recommandation en faveur des pauvres.

1. La lecture du saint Évangile a soulevé devant nous une question relative à Jean-Baptiste. Que le Seigneur nous accorde de la résoudre à vos yeux comme il l'a résolue aux nôtres.

Le Christ, vous l'avez entendu, a rendu témoignage à Jean, et il l'a loué jusqu'à dire de lui que nul ne l'a surpassé parmi les enfants des femmes. Mais au dessus de lui était le fils de la Vierge. Et de combien au dessus? Le héraut nous dira lui-même quelle distance entre lui et le Juge qu'il annonce. Sans doute Jean a devancé le Christ par sa naissance et ses prédications; mais il l'a devancé pour le servir et non pour se préférer en lui. Tous les officiers du juge ne le précédent-il pas? Ils lui sont inférieurs, quoiqu'ils marchent devant lui. Or, quel témoignage Jean n'a-t-il pas rendu au Christ? Il est allé jusqu'à proclamer qu'il n'était pas digne de dénouer la courroie de sa chaussure. Quoi encore? «Nous avons, dit-il, reçu de sa plénitude (2).» II se donnait comme un flambeau allumé à sa lumière; aussi se prosternait-il à ses pieds; il craignait en s'élevant de s'éteindre au souffle de l'orgueil. Il était si grand qu'on le prenait pour le Christ, et que si lui-même n'eût publié qu'il ne l'était point, l'erreur se serait accréditée et on aurait cru qu'il Pétait. Quel homme humble! Le peuple lui rendait de tels hommages, et il les dédaignait. On se trompait sur la nature de sa grandeur, et il s'abaissait davantage. Ah! c'est

1. Mt 11,2-11 - 2. Jn 1,16

que rempli du Verbe de Dieu, il ne voulait point de l'élévation que confère la parole des hommes.

2. Voilà ce que Jean dit du Christ; mais le Christ, que dit-il de Jean? Nous l'avons entendu tout à l'heure. «Il commença à dire de Jean à la multitude: Qu'êtes-vous allés voir dans le désert? Un roseau agité par le vent?» Assurément non, Jean en effet ne flottait pas à tout vent de doctrine. «Mais qu'êtes-vous allés voir? Un prophète? Oui, et plus qu'un prophète. Pourquoi plus qu'un prophète? Les prophètes ont prédit le futur avènement du Seigneur; ils ont désiré de le voir et ne l'ont pas vu; mais Jean a obtenu ce qu'ils ont vainement cherché. Il a vu le Seigneur, il l'a vu, il l'a montré du doigt en s'écriant: «Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui efface le péché du monde (1),» le voici. - Déjà le Christ était venu, mais on ne le connaissait pas; de là les fausses idées répandues sur Jean. Voici Celui que les prophètes ont désiré de voir, Celui qu'ils ont prédit, Celui que figurait la Loi. «Voici l'Agneau de Dieu, voici Celui qui ôte le péché du monde.» Tel est le témoignage glorieux rendu par lui au Seigneur.

Et de son côté: «Parmi les enfants des femmes, dit le Seigneur, il ne s'en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste. Mais Celui qui vient après lui dans le royaume des cieux est plus grand que lui;» par l'âge il vient après lui, pansa majesté il est plus grand que lui,

1. Jn 1,29

305

C'est de lui-même que le Seigneur parlait ainsi. Combien donc Jean est grand parmi les hommes, puisque parmi les hommes le Christ seul est au dessus de lui!

On peut encore donner aux mêmes paroles cette autre interprétation. «Parmi les enfants des femmes, il ne s'en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste; mais le plus- petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui.» A ces mots: «Celui qui est plus petit que lui dans le royaume des cieux est plus grand que lui,» donnez un sens différent de celui qui précède, et entendez ici le royaume des cieux où sont les Anges. Il s'ensuit que le moindre des Anges l'emporte sur Jean. Quelle idée Jésus nous donne de ce royaume que nous devons ambitionner; de cette cité dont nous devons aspirer à devenir les citoyens! Quels ne sont pas ceux qui l'habitent? Qui pourrait mesurer leur grandeur, puisque le moindre d'entre eux est supérieur à Jean? A quel Jean? A celui que nul ne surpasse parmi les enfants des femmes. 3. Après ces glorieux et véridiques témoignages rendus au Christ par Jean et à Jean par le Christ, pourquoi du sein de sa prison, où il doit subir bientôt la mort, Jean envoie-t-il ses disciples vers le Christ en leur adressant ces mots: «Dites-lui: Etes-vous, Celui qui doit venir, ou bien est-ce un autre que nous attendons? Comment! c'est à cela que se réduisent toutes ses louanges? Doute-t-il de lui après l'avoir tant glorifié? Que dis-tu, Jean? A qui parlés-tu et qui es tu toi-même? C'est au Juge que tu parles et tu es son héraut. Tu l'as, montré du doigt, tu l'as montré et tu as dit: «Nous avons tous reçu de sa plénitude.» Tu as dit aussi: «Je ne suis pas digne de dénouer la courroie de sa chaussure;» et maintenant tu demandes: «Est-ce vous qui devez venir, ou est-ce un autre que nous attendons?» N'est-ce pas lui-même? Et toi? n'es-tu pas son précurseur? N'es-tu pas celui dont il a été prédit: «Voici que j'envoie mon Ange devant ta face et il te préparera la voie?» Comment lui préparer la voie si tu t'égares?

Les disciples de Jean s'en allèrent donc, et Jésus leur dit: «Allez, dites à Jean: Les aveugles voient, les sourds entendent, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les pauvres évangélisés, et bienheureux qui ne se scandalisera point à mon sujet.» Ne vous imaginez point que Jean se soit scandalisé au sujet du Christ. Ces mots: «Etes-vous Celui qui doit venir?» semblent l'indiquer; mais interroge mes oeuvres: «Les aveugles voient, les sourds entendent, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiées, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisés;» et tu demandes qui je suis? Mes oeuvres sont des paroles. «Allez, annoncez. Comme ils retournaient,» et pour empêcher de dire: Jean était d'abord un homme de bien, mais l'Esprit de Dieu l'a abandonné, Jésus attendit leur départ, il attendit pour louer Jean, le départ des disciples de Jean.

4. Comment donc résoudre cette obscure question? Répands sur nous ta lumière, ô Soleil où s'est allumé ce flambeau.

La réponse est d'une incontestable évidence. Jean avait des disciples à part, ce n'était pas pour se séparer du Christ mais pour être prêt à lui rendre témoignage. Il fallait qu'il en eût pour rendre témoignage au Christ qui en avait et pour voir par eux les merveilles de Celui dont il aurait pu se montrer jaloux. Ces disciples de Jean avaient donc une haute idée de leur maître; ils s'étonnaient de ce que celui-ci disait du Christ, et Jean pour ce motif voulut avant sa mort que le Christ lui-même confirmât son témoignage. Ces disciples se disaient sans doute Notre Maître fait de Jésus un si pompeux éloge, Jésus ne le ratifiera point. «Allez, demandez-lui:» je ne doute pas, mais je veux vous instruire. «Allez, demandez-lui;» entendez de sa bouche ce que je ne cesse de répéter. Après le héraut, entendez le juge. «Allez, demandez-lui: êtes-vous Celui qui vient ou en attendons-nous un autre?» Ils allèrent, et pour eux-mêmes, non pas pour Jean, ils interrogèrent le Christ, et pour eux encore le Christ répondit: «Les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent, les lépreux sont purifiés, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisés. Vous me voyez, connaissez-moi; vous voyez mes oeuvres, connaissez Celui qui les fait. «Et bienheureux qui ne se scandalisera point à mon sujet.» C'est de vous que je parle et non de Jean. - Pour prouver en effet qu'il ne parlait pas de Jean, «Comme ils s'en retournaient, Jésus commença à dire de Jean à la multitude;» à faire de lui un éloge vrai, étant lui-même véridique et la vérité même.

5. Cette question me semble suffisamment éclaircie. Il convient donc de terminer ici ce discours. Mais songez aux pauvres. Vous qui (306) n'avez pas fait encore votre offrande, faites-la; croyez-moi, ce n'est pas une perte. Que dis-je? Vous ne perdez que ce que vous ne mettez point sur le char de la charité. Nous allons distribuer aux pauvres ce que vous avez donné, je parle à ceux qui ont donné. Mais nous avons beaucoup moins que d'ordinaire; secouez votre indolence. Je me fais mendiant pour les mendiants. Que m'importe? Ah! que je sois mendiant pour les mendiants, pourvu que vous comptiez au nombre des enfants!




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SERMON LXVII. DEUX SORTES DE CONFESSION (1).

1. Mt 11,25

Les termes confesser et confession ne signifient pas seulement l'aveu des péchés, ils désignent aussi la célébration des divines louanges, quoique, à vrai dire, l'aveu de nos iniquités implique nécessairement la glorification de Dieu qui nous rend la vie de la grâce. Or il faut vous appliquer à louer Dieu: c'est le moyen d'échapper aux traits de l'ennemi, d'obtenir d'abondantes bénédictions, au lieu que s'attribuer quelque bien que ce soit, c'est se rendre coupable de ce pernicieux orgueil que Dieu maudit.

1. Pendant la lecture du saint Evangile, nous avons vu le Seigneur Jésus tressaillir dans l'Esprit-Saint et s'écrier: «Je vous confesse, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que vous avec caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez révélées aux petits.» Si d'abord nous considérons ces paroles du Seigneur avec respect, avec soin et principalement avec piété, nous remarquerons bientôt que le terme de confession ne désigne pas toujours dans les Ecritures l'aveu du pécheur. Ce qui nous oblige surtout à vous rappeler cette vérité et à donner à votre charité cet avis, c'est qu'au moment où le lecteur prononçait ce mot, quand vous avez entendu dire au Seigneur: «Je vous confesse, mon Père,» on vous a entendus vous-mêmes vous frapper en même temps la poitrine. Vous vous l'êtes frappée à cette parole: «Je vous confesse.» Qu'est-ce en effet que se frapper la poitrine, sinon accuser ce qui est caché dans le coeur, et se punir visiblement des péchés secrets? Pourquoi vous êtes-vous ainsi frappés, sinon parce que vous avez entendu: «Je vous confesse, mon Père?» Vous avez bien entendu: «Je vous confesse;» mais vous n'avez point observé quel est Celui qui confesse. Remarquez-le maintenant; et puisque «Je vous confesse» a été proféré par le Christ, par le Christ si éloigné de tout péché, ce terme ne rappelle pas toujours le péché, mais quelque fois aussi la louange. Ainsi nous confessons quand nous louons Dieu et quand nous nous accusons nous mêmes; et tu fais acte de piété soit quand tu te reprends toi-même de n'être pas sans péché, soit quand tu loues le Seigneur qui n'en peut avoir aucun.


Augustin, Sermons 63