Augustin, Sermons 6702

6702 2. Et même à bien prendre les choses, en t'accusant tu loues Dieu. Pourquoi en effet confesses-tu ton péché? Pourquoi t'accuses-tu? N'est-ce point parce que tu es revenu de la mort à la vie? L'Ecriture dit en effet: « Un mort ne peut confesser, car il est comme s'il n'était pas (Si 17,26).» Mais si un mort ne peut confesser, celui qui confesse est vivant, et s'il confesse son péché, c'est qu'assurément il n'est plus mort. S'il n'est plus mort, qui l'a ressuscité? Aucun mort ne se ressuscite, et Celui-là seul a pu le faire qui n'était point mort quand son corps l'était. Car i1 a ressuscité ce qui était mort en lui, et s'il s'est ainsi ressuscité, c'est qu'il vivait réellement, quoique mort dans la chair qu'il devait ranimer. Le Père seul en effet n'a pas ressuscité ce Fils dont parle l'Apôtre quand il dit: «C'est pourquoi Dieu l'a exalté (Ph 2,9);» le Fils aussi s'est ressuscité, ou plutôt a ressuscité son corps; de là ces paroles: «Renversez ce temple et je le relèverai en trois jours (Jn 3,19).»

Or le pécheur est un homme mort, surtout lorsqu'il est accablé sous le poids de l'habitude, comme Lazare sous le poids de la pierre sépulcrale. C'était peu à celui-ci d'être mort, il était de plus enseveli; et quiconque est chargé du fardeau d'une habitude mauvaise, d'une vie coupable, c'est-à-dire des passions terrestres, jusqu'à réaliser dans sa personne ce malheur exprimé dans un psaume: «L'insensé a dit dans son coeur: Il n'y a point de Dieu (Ps 13,1);» celui-là ressemble - 307 - à celui dont il est écrit: «Un mort ne peut confesser, car il est comme s'il n'était pas.» Qui le ressuscitera sinon Celui qui après avoir fait enlever la pierre du tombeau s'écria; «Lazare, viens dehors?» Mais venir dehors, n'est-ce point manifester ce qui était caché? Celui qui confesse vient dehors. Il ne pourrait venir dehors s'il ne vivait, et il ne pourrait vivre s'il n'était ressuscité. Ainsi donc c'est louer Dieu que de se confesser coupable.

6703 3. A quoi sert l'Eglise, dira-t-on, si c'est la voix du Seigneur qui ressuscite le pécheur sortant du péché par la confession? A quoi sert pour celui-ci cette Eglise à qui le Seigneur a dit «Ce que vous délierez sur la terre sera délié aussi dans le ciel (Mt 16,19)?» Considère encore Lazare; il sort avec ses liens. Il vivait alors puisqu'il confessait; mais enveloppé de liens il né marchait pas encore librement. Que fait donc l'Eglise, cette Eglise à qui il a été dit: «Ce que vous délierez sera délié?» Ne fait-elle pas ce qu'aussitôt après le Seigneur commanda à ses disciples: «Déliez-le et le laissez aller (Jn 11,14 Jn 17,43-44)?»


6704 4. Ainsi donc, soit que nous accusions, soit que nous louions Dieu, toujours nous louons le Seigneur. Oui, c'est louer Dieu que de nous accuser avec piété. Le louer, c'est en quelque sorte célébrer Celui qui est sans péché; et nous accuser, c'est rendre gloire à celui qui nous a ressuscités. Fais cela et l'ennemi ne trouvera aucun moyen de te circonvenir devant le Juge. Si en effet tu es ton propre accusateur et que Dieu soit ton Libérateur, cet ennemi sera-t-il autre chose que calomniateur?

C'est avec raison que cet ancien a cherché ici un appui contre des ennemis, non pas contre des ennemis visibles, contre la chair et le sang, qui sont plutôt à plaindre qu'à redouter; mais contre ces ennemis en face de qui l'Apôtre nous invite à courir aux armes. «Nous n'avons pas, dit-il, à combattre contre la chair et le sang;» c'est-à-dire contre les hommes que vous voyez sévir contre vous: ce sont des vaisseaux employés par autrui, des instruments de musique touchés par d'autres mains. «Pour livrer le Seigneur, dit le texte sacré, le diable s'introduisit dans le coeur de Judas (
Jn 13,2).»

Où est alors ma culpabilité, diras-tu? Ecoute l'Apôtre: «Ne donnez point lieu au diable (Ep 4,27).» Mais par ta volonté mauvaise tu lui as donné lieu; il est entré, il te possède, il te dirige, et si tu ne lui donnais pas lieu, il ne te maîtriserait pas.

6705 5. A nous donc cet avertissement: «Nous n'avons pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les princes et les puissances. Serait-ce contre les rois de la terre, contre les puissances du siècle? Non. Pourquoi? Ne sont-ils pas chair et sang? et il a été dit: «Ni contre la chair ni contre le sang.» Loin d'ici donc la pensée des hommes. Quels sont alors nos ennemis? «Contre les princes et les puissances de malice spirituelle, contre les dominateurs du monde.» N'est-ce pas attribuer trop au diable et à ses anges? C'est leur attribuer trop que de les nommer simplement les dominateurs du monde. Mais pour écarter toute idée fausse, l'Apôtre explique quel est ce monde dont ils sont les dominateurs. «Dominateurs de ce monde de ténèbres; dit-il (Ep 6,12).» Qu'est-ce à dire: «De ce monde de ténèbres?» Du monde rempli de ceux que gouverne le monde, de ceux qui l'aiment et qui sont sans foi. Voilà ceux que saint Paul appelle ténèbres, c'est de ces ténèbres que le démon et ses anges sont les gouverneurs.

Ces ténèbres ne sont pas des ténèbres naturelles et immuables; elles changent et deviennent lumière, elles croient et la foi les pénètre de clartés. On leur dira, après ce changement heureux: «Vous étiez ténèbres, et vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (Ep 5,8).» Quand vous étiez ténèbres, vous ne l'étiez pas dans le Seigneur; depuis que vous êtes lumière, ce n'est pas en vous, c'est en lui que vous l'êtes. Qu'as-tu en effet que tu ne l'aies reçu (1Co 4,7)?

Nos ennemis étant donc invisibles, il faut les attaquer invisiblement. On triomphe d'un ennemi visible en le frappant; d'un invisible, en croyant. L'homme est un ennemi visible; visibles aussi sont les coups qu'on lui porte. Le diable est l'invisible ennemi, aussi la foi est invisible, et c'est ainsi que la lutte est invisible contre d'invisibles ennemis.


6706 6. Comment donc cet ancien se met-il en garde contre eux? J'avais commencé de l'expliquer, puis il m'a fallu traiter avec quelques détails de la nature de ces ennemis. Maintenant que nous les connaissons, cherchons à nous défendre.

«Je louerai, j'invoquerai le Seigneur, et je serai délivré de mes ennemis (
Ps 17,4).» Voilà ce qu'il te faut faire; loue, invoque, mais c'est le Seigneur que tu dois louer, invoquer; car si tu te - 308 - louais toi-même, tu n'échapperais pas à tes ennemis. Que dit en effet le Seigneur? «Le sacrifice de louange est celui qui m'honorera, c'est la voie par laquelle je manifesterai mon salut (Ps 49,23).» Où est cette voie? Dans le sacrifice de louange. N'en sors pas d'un pied. Restes-y, ne t'en éloigne pas; ne t'écarte des louanges de Dieu ni d'un pied ni d'un pouce. Car en cherchant à t'en écarter et à te louer au lieu de louer Dieu, tu ne seras point délivré de tes ennemis; c'est d'eux effectivement qu'il est écrit: «Près de la voie ils m'ont caché des pièges (Ps 139,6).» Quel que soit donc le bien que tu t'attribues, tu quittes la voie du salut. Et pourquoi t'étonner d'être séduit par l'ennemi, puisque tu te séduis toi-même? Prête l'oreille à l'Apôtre: «S'estimer quelque chose, quand on n'est rien, c'est se séduire soi-même (Ga 6,31).»


6707 7. Considère donc cette confession du Seigneur. «Je vous confesse, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre. - Je vous confesse,» je vous loue. Je vous loue, je ne m'accuse pas. L'union de l'humanité avec le Verbe n'est-elle pas tout entière une grâce, une grâce incomparable, une grâce parfaite? Sans la grâce, sans cette grâce unique qui devait faire du Christ une seule personne et la personne que nous connaissons, qu'a mérité cette humanité que nous voyons dans le Christ? Ote cette grâce, le Christ sera-t-il autre chose qu'un homme, autre chose que toi? Il a pris une âme, il a pris un corps, il a pris une humanité entière; il se l'unit, il fait une même personne du Seigneur et du serviteur. Quelle grâce! Je vois le Christ au ciel et sur la terre, au ciel et sur la terre en même temps; et ce ne sont pas deux Christs, mais sur la terre et dans le ciel un seul et même Christ. Le Christ est dans le sein du Père et le Christ est dans le sein de la Vierge; le Christ est sur la croix; le Christ est dans les enfers où il porte secours à plusieurs, et le Christ, le même jour, est en paradis avec le larron qui confesse. Comment aussi a mérité ce larron, si ce n'est pour avoir suivi la voie où le Très-Haut manifeste son salut? Ah! ne t'en écarte pas d'un pied. N'est-ce pas en s'accusant que le larron a loué Dieu et s'est acquis le bonheur? Il espérait au Seigneur et lui disait: «Souvenez-vous de moi, Seigneur, lorsque vous serez entré dans votre royaume.» Il envisageait ses iniquités et se serait estimé bienheureux de finir par obtenir son pardon. Mais à ces mots: «Souvenez-vous de moi:» quand? «quand vous serez entré dans votre royaume;» le Seigneur répondit sans tarder: «En vérité je te le déclare, aujourd'hui même tu seras avec moi dans le paradis (Lc 23,42-43).» Ainsi la miséricorde présentait ce qu'ajournait le malheur.


6708 8. Prête donc l'oreille à cette confession du Seigneur: «Je vous confesse, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre.» Pourquoi vous confesser? De quoi vous louer? car il s'agit ici, je l'ai dit déjà, d'une confession de louange. «Parce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et que vous les avez découvertes aux petits.» Que signifie ceci, mes frères? Comprenez-le par les paroles opposées à celles-ci. «Vous les avez découvertes aux petits,» dit le Sauveur, et non pas: vous les avez découvertes aux insensés et aux imprudents. «Vous les avez cachées aux sages et aux prudents, et vous les avez révélées aux petits.» Aux sages et aux prudents ridicules, aux arrogants qui revendiquent une fausse grandeur et qui n'ont que du vent, il oppose, non les insensés ni les imprudents, mais les petits. Quels sont ces petits? Les humbles. Ainsi «vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents;» aux sages et aux prudents, c'est-à-dire aux superbes, comme le fait entendre le Seigneur même en ajoutant: «Vous les avez découvertes aux petits.» Vous les avez donc cachées à ceux qui ne sont pas petits. Qu'est-ce à dire? A ceux qui ne sont pas humbles. Or, qu'est-ce que n'être pas humble, si ce n'est être orgueilleux?

O voie du Seigneur! Ou elle n'était point tracée, ou elle était cachée, pour nous être un jour dévoilée. D'où viennent les transports du Sauveur? De ce qu'elle a été découverte aux petits. Nous devons être petits; car si nous voulons être grands, nous réputer prudents et sages, la lumière divine ne nous sera point montrée. Quels sont les grands? Des sages et des prudents. Mais «en se disant sages ils sont devenus insensés.» Pour trouver le remède, fais le contraire. Si tu es devenu insensé en te disant sage, pour devenir sage, dis-toi insensé. Mais dis-le, dis-le bien, dis-le du fond du coeur, car la réalité est conforme à ta parole. Et en le disant, ne le dis pas seulement devant les hommes et point devant Dieu. Car en ce qui te concerne, en ce qui t'appartient, tu n'es vraiment que ténèbres. Et qu'est-ce qu'être insensé, sinon avoir le coeur - 309 - rempli de ténèbres? L'Apôtre: s'écrie donc: «En se disant sages, ils sont devenus insensés.» Qu'étaient-ils avant de se dire tels? «Leur coeur impertinent était obscurci (
Rm 1,21-22).»

Dis donc que tu n'es pas la lumière; tout au plus est-il l'oeil, tu n'es pas la lumière. Que sert, sans lumière, d'avoir l'oeil bon et ouvert? Dis donc que tu n'as pas en toi la lumière, et écrie-toi avec le Prophète: «C'est vous, Seigneur, qui allumerez mon flambeau; c'est vous, Seigneur, qui par votre lumière éclairerez mes ténèbres (Ps 17,29).» Je n'ai à moi que ténèbres; mais vous êtes la lumière qui dissipe les ténèbres, la lumière qui m'éclaire. Par moi je ne suis pas la lumière et je ne puis en emprunter qu'à vous.


6709 9. Jean l'ami de l'Epoux, passait pour le Christ, on le prenait pour la lumière. «Il n'était pas la lumière, mais pour rendre témoignage à la lumière véritable.» Quelle est la lumière? «La lumière véritable.» Quelle était la lumière véritable? «Celle qui éclaire tout homme,» et conséquemment Jean lui-même; qui disait et confessait avec tant de raison: «Nous avons tous reçu de sa plénitude (Jn 1,8-10).» N'était-ce pas dire: «C'est vous Seigneur, qui allumerez mon flambeau?» Une fois éclairé, il rendait témoignage; oui, à cause des aveugles, ce flambeau rendait témoignage au jour. N'est-il pas un flambeau? «Vous avez envoyé vers Jean, dit le Sauveur, et vous avez voulu, un moment, vous réjouir à sa lumière; il était un flambeau ardent et luisant (Jn 5,33-35).» Un flambeau, c'est-à-dire quelque chose d'allumé pour éclairer.

Ce qui peut s'allumer peut aussi s'éteindre. Pour ne pas s'éteindre, il faut se mettre à l'abri du vent de l'orgueil. Aussi «je vous confesse, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents,» à ceux qui se croyaient lumière et n'étaient que ténèbres, et qui ne pouvaient être éclairés, parce qu'étant ténèbres ils se croyaient lumière. Pour ceux qui étant ténèbres aussi se confessaient ténèbres, c'étaient des petits et non des grands, des humbles et non des orgueilleux. Aussi avaient-ils droit de dire: «C'est vous, Seigneur, qui allumerez mon flambeau.» Ils se connaissaient, louaient le Seigneur et ne s'écartaient pas de la voie du salut. Ils louaient, ils invoquaient le Seigneur, et se trouvaient délivrés de leurs ennemis.

Tournons-nous vers le Seigneur, etc. (2).

2. Voir ci-dessus, Serm. I.




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SERMON LXVIII. LA SAGESSE DU SIÈCLE (1).

1. Mt 11,25 - 310 -

ANALYSE. - Quels sont les prudents et, les sages à qui le Père n'a point révélé les vérités chrétiennes, la divinité de son Fils? Il y en a de deux sortes. Ce sont d'abord ceux qui en s'appliquant à l'étude de la créature ne se sont point élevés jusqu'à la connaissance du Créateur. Ce sont ensuite ceux qui après avoir connu Dieu ne l'ont point glorifié par une humble soumission, mais se sont laissés aller aux vaines fumées de l'orgueil.

1. Nous avons entendu le Fils de Dieu s'écrier: «Je vous confesse, moi Père, Seigneur du ciel et de la terre.» Pourquoi le confesse-t-il? De quoi le loue-t-il? «Parce que, dit-il, vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez découvertes aux petits.» Quels sont ces sages et ces prudents? Quels sont ces petits? Quelles sont les vérités cachées aux sages et aux prudents, révélées aux petits?

Le Sauveur nomme ici sages et prudents ceux dont Paul a dit: «Où est le sage? Où est le Scribe? Où est l'investigateur de ce siècle? Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie les sages de ce monde (1Co 1,20)?» Cherches-tu néanmoins à savoir encore quels sont ces derniers? Ce sont peut-être ces esprits qui ont beaucoup parlé de Dieu pour en dire des faussetés, qui enflés de leurs connaissances n'ont pu s'élever jusqu'à la connaissance de Dieu, et ont vu Dieu, dont la nature est incompréhensible, dans l'air, dans l'éther, dans le soleil, ou dans quelqu'autre partie distinguée de l'univers. En contemplation devant la grandeur, la beauté et la force des créatures, ils se sont arrêtés là sans découvrir le Créateur.

- 310 -
6802 2. Voici leur condamnation dans ces paroles du livre de la Sagesse: «S'ils ont eu assez de force pour connaître l'univers, comment n'en ont-ils pas trouvé le Maître plus facilement (Sg 13,9)?» Leur crime est d'avoir consumé leur temps, leurs travaux et leurs raisonnements à sonder et pour ainsi dire à mesurer la créature; ils ont étudié la marche des astres, la distance respective des étoiles, la route des corps célestes, et à l'aide de certains calculs ils sont parvenus à connaître et à prédire les éclipses de soleil et de lune avec une telle précision, qu'elles arrivent à l'époque, au jour, à l'heure, de la manière et selon les dimensions qu'ils ont annoncées d'avance. Il faut pour cela beaucoup de travail et de pénétration; mais en cherchant si loin le Créateur, ils ne l'ont pas trouvé, car il était près d'eux-mêmes; et s'ils l'avaient trouvé, c'est qu'ils l'auraient eu dans leurs coeurs. Si donc ils ont pu découvrir ainsi les rapports des astres, la mesure des temps, savoir et prédire les éclipses, n'est-ce pas à bon droit, n'est-ce pas avec une souveraine justice qu'ils sont accusés de n'avoir pas connu, pour avoir négligé de le chercher, Celui qui a formé et ordonné tous ces êtres?

Pour toi ne t'inquiète pas beaucoup si tu ignores les courbes que décrivent les astres et les relations réciproques des corps célestes et des corps terrestres. Contemple la beauté du monde et loue les desseins du Créateur. Contemple et aime Celui qui t'a fait. Sois surtout fidèle à ce point: Aime Celui qui t'a fait, parce qu'il t'a fait à son image pour l'aimer.

6803 3. Mais s'il est étonnant qu'à ces sages occupés de la créature, qu'à ces sages qui ont cherché le Créateur avec négligence et sans pouvoir le trouver, aient été cachées les vérités dont parlait le Christ quand il disait: «Ces choses ont été cachées aux sages et aux prudents;» il est plus étonnant encore que des sages et des prudents se soient rencontrés qui aient pu connaître Dieu. «La colère de Dieu, est-il écrit, éclate du ciel sur l'impiété et l'injustice de ces hommes qui retiennent la vérité dans l'injustice.» Quelle est cette vérité qu'ils retiennent dans l'injustice? «C'est que ce qui est connu de Dieu est manifeste en eux.» Manifeste par quel moyen? Le voici: «Dieu le leur a manifesté.» Mais comment le leur a-t-il manifesté, puisqu'il ne leur a pas donné sa toi? Comment? «En effet, ses perfections invisibles, rendues compréhensibles, depuis la création du monde, par les choses qui ont été faites, sont devenues visibles.»

Il y eut donc des hommes, qu'il ne faut comparer ni à Moïse, le serviteur de Dieu, ni à ces nombreux prophètes qui contemplaient et saisissaient ces merveilles, avec le secours de l'Esprit-Saint, de cet Esprit qu'ils avaient puisé à longs traits avec leur foi et leur piété, et dont ils s'étaient nourris intérieurement; il y eut, dis-je, des hommes différents qui purent s'élever par le moyen de la créature à la connaissance du Créateur et dire des oeuvres de Dieu: Voilà ce qu'il a fait, ce qu'il gouverne, ce qu'il maintient; et après avoir tout créé il remplit tout de sa présente. Ils ont pu tenir ce langage; car c'est d'eux que saint Paul rappelle le souvenir dans les Actes des Apôtres. Après avoir dit que nous avons en Dieu la vie, le mouvement et l'existence, comme il parlait à ces Athéniens parmi lesquels avaient vécu ces savants illustres, l'Apôtre ajoute aussitôt: «Ainsi que l'ont dit quelques-uns d'entre vous.» Or ce qu'ils ont dit n'est pas de peu d'importance, c'est que «nous avons en Dieu la vie, le mouvement et l'existence. (
Ac 17,28

6804 4. D'où vient donc qu'il ne faut pas les comparer aux prophètes, et qu'ils sont justement blâmés et accusés? Ecoute les paroles de l'Apôtre que j'avais commencé de rapporter: «La colère de Dieu éclate du haut du ciel sur toute l'impiété,» sur l'impiété de ceux mêmes qui n'ont pas reçu la loi: «sur toute l'impiété et sur l'injustice de ces hommes qui retiennent la vérité dans l'injustice.» Quelle vérité? «Que ce qui est connu de Dieu est manifeste en eux.» Qui l'a rendu manifeste? «Car Dieu le leur a manifesté.» Comment? «Ses perfections invisibles, rendues compréhensibles, depuis la création du monde, par les choses qui ont été faites, sont devenues visibles, aussi bien que son éternelle puissance et sa divinité.» Pourquoi les a-t-il manifestées? «Afin que ces hommes soient inexcusables.» Mais en quoi sont-ils coupables, s'il a voulu les rendre inexcusables? «En ce que connaissant Dieu ils ne l'ont point glorifié comme Dieu.»

6805 5. Que dites-vous: «Ils ne l'ont point glorifié comme Dieu? - Ils ne lui ont point rendu grâces.» - Glorifier Dieu, c'est donc lui rendre grâces? - Sans aucun doute. Qu'y a-t-il de pire que l'ingratitude envers Dieu dans un être qui est créé à son image et qui le connaît? Oui - 311 - sûrement, glorifier Dieu, c'est lui rendre grâces. Les fidèles savent en quel lieu et à quel moment on dit: Rendons grâces au Seigneur notre Dieu. Or qui rend grâces à Dieu, sinon celui qui élève son coeur vers le Seigneur? Aussi ces hommes déclarés inexcusables sont réellement coupables, parce que connaissant Dieu ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu ni ne lui ont rendu grâces. Et qu'est-il arrivé? «Ils se sont évanouis dans leurs pensées.» Pourquoi se sont-ils évanouis, sinon pour avoir été orgueilleux? La fumée aussi s'évanouit en montant, et le feu brille et chauffe d'autant plus qu'il s'alimente plus près de terre. «Il se sont évanouis dans leurs pensées, et leur coeur insensé s'est obscurci.» Quoique plus élevée que le feu, la fumée n'est-elle pas noire?

6806 6. Considère enfin ce qui suit, voici le point capital: «En se disant sages, ils sont devenus fous (Rm 1,18-22).» Ils se sont arrogé ce qu'ils avaient reçu de Dieu, et Dieu leur a repris ses dons. Il s'est caché à ces orgueilleux, lui qui s'était révélé clairement à eux pendant qu'ils cherchaient le Créateur dans la créature.

Le Sauveur dit avec raison: «Vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents;» soit à ceux qui dans leurs investigations multipliées et leurs actives recherches sont parvenus à connaître la créature mais nullement le Créateur; soit à ceux qui connaissant Dieu ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ne lui ont pas rendu grâces et n'ont pu le voir qu'imparfaitement et sans utilité, à cause de leur orgueil. «Vous avez donc caché ces choses aux sages et aux prudents, et vous les avez révélées aux petits.» A quels petits? Aux humbles. «Sur qui repose mon Esprit? Sur l'homme humble et paisible qui redoute mes paroles (Is 66,2).» Pierre a redouté ces paroles; elles n'ont pas été redoutées par Platon. Conserve donc, pécheur, ce qu'a perdu le grand philosophe. «Vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et vous les avez découvertes aux petits.» Vous les avez cachées aux superbes et révélées aux humbles.

Quelles sont ces choses? Quand le Sauveur parlait ainsi, il n'avait en vue ni le ciel ni la terre; il ne les montrait pas du doigt en tenant ce langage. Qui ne voit en effet le ciel et la terre? Les bons les voient comme les méchants; car Dieu fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons (Mt 5,45). Quelles sont donc ces vérités? C'est que «toutes choses m'ont été données par mon Père (Mt 11,27).»




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SERMON LXIX. LA VUE DE DIEU ET L'HUMILITÉ (1).

1. Mt 11,28-29

ANALYSE. - Après avoir établi que les fondations d'un édifice doivent être d'autant plus profondes que l'édifice lui-même doit être plus élevé, saint Augustin en conclut que nous devons travailler beaucoup à nous humilier, car nous sommes appelés à voir Celui qui nous voit, à vivre dans son intimité. En vain plusieurs s'imaginent que Dieu ne nous regarde ni ne s'intéresse à nous: Dieu nous voit, Dieu veille sur nous lors même que nous sommes pécheurs, et notre consolation doit être de nous réfugier maintenant dans ses bras, en attendant que nous le contemplions face à face. Afin de nous rendre dignes de cette vocation sublime, affermissons-nous de plus en plus dans l'humilité.

1. L'Evangile nous a montré le Seigneur transporté en esprit et disant à Dieu son Père: «Je vous confesse, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez révélées aux petits. Oui, mon Père, car il vous a plu ainsi. Toutes choses m'ont été données par mon Père, et nul ne connaît le Fils, si ce n'est le Père, comme nul ne connaît le Père, si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le révéler.» Nous avons de la peine à crier et vous à écouter. Donc entendons Celui qui dit, en continuant: «Venez à moi, vous, tous qui êtes dans la peine.» Pourquoi en effet sommes-nous tous dans la peine? N'est-ce point parce que nous sommes des hommes mortels, fragiles, infirmes et chargés de ces corps de boue qui se froissent les uns les autres? Mais s'ils se trouvent ici trop à l'étroit, élargissons (312) l'étendue de notre charité. Pourquoi dire: «Venez à moi, vous tous qui souffrez?» N'est-ce pas afin de nous donner le moyen de n'être plus dans la peine? Aussi voyez la promesse qui vous est faite aussitôt. Le Sauveur appelle à lui ceux qui sont dans la peine. Ils pourraient demander quelle récompense leur est offerte. «Et je vous soulagerai,» dit le Seigneur.

6902 2. «Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi;» non pas à construire l'univers, non pas à créer tout ce qui est visible ou invisible, non pas à faire des miracles dans ce monde ni à y ressusciter des morts; apprenez «que je suis doux et humble de coeur.» Tu veux devenir grand, commence par être petit. Tu songes à élever un haut bâtiment, pense d'abord à lui donner pour fondement l'humilité. Plus on veut exhausser une construction, plus important doit être un édifice, plus aussi le fondement doit être profond. On s'élève en construisant une demeure, on s'abaisse en creusant les fondations. Aussi peut-on dire que la maison descend avant de monter, et que la grandeur ne vient qu'après l'humiliation.

6903 3. Quel est le faîte de l'édifice que nous entreprenons de construire? Jusqu'où doit s'en élever le comble? Je m'empresse de le dire: c'est jusqu'à la vue de Dieu. Vous voyez donc quelle grandeur, quelle élévation il y a à voir Dieu. Ah! celui qui désire ce bonheur saisit ce que je dis et ce qu'il entend. Il nous est promis de voir Dieu, de voir le vrai Dieu, le Dieu suprême: car notre félicité est de voir ce Dieu qui nous voit. Les adorateurs des faux dieux les voient facilement. Mais que voient-ils? Ceux qui ont des yeux et qui ne voient pas. A nous, au contraire, il est promis de voir le Dieu vivant et voyant. Cette promesse doit nous enflammer du désir de contempler Celui dont il est dit dans l'Ecriture: «Celui qui a formé l'oreille n'entendra-t-il pas? Celui qui a fait l'oeil ne verra-t-il point?» Quoi! lui qui t'a donné le moyen d'entendre, n'entend pas? Lui qui t'a créé la puissance de voir, ne voit point? Aussi ces paroles du psaume sont à bon droit précédées de celles-ci: «Comprenez donc, vous qui êtes insensés parmi le peuple; ô stupides, devenez enfin sages (1).»

Beaucoup en effet commettent la mal en s'imaginant que Dieu ne les voit point. Il leur serait difficile de croire qu'il h'en a pas le pouvoir, mais il n'en a pas la volonté, disent-ils.

1.
Ps 93,8-9

Il est très-peu d'hommes assez impies pour qu'on puisse leur appliquer ces mots: «L'insensé a dit dans son coeur: Il n'y a pas de Dieu (1).» Une telle folie est rare. La grande piété ne se rencontre pas souvent; ainsi en est-il de l'impiété profonde. Mais voici ce que le vulgaire répète fréquemment: Dieu s'occupe bien à l'heure qu'il est de savoir ce que je fais chez moi? Il prend bien souci de ce que je veux faire sur ma couche? - Quel langage? «Comprenez, vous, «qui êtes insensés parmi le peuple; ô stupides, devenez enfin sages!» Comment, parce que tu n'es qu'un homme, parce que il t'en coûte de connaître tout ce qui se fait dans ta maison, de, surveiller toutes les paroles et toutes les actions de tes serviteurs, tu te figures que Dieu se fatiguerait également à t'observer? S'est-il fatigué à te créer? Celui qui t'a donné la vue n'arrêtera pas la sienne sur toi? Quand tu n'étais pas, il t'a donné l'existence; et maintenant que tu l'as reçue, il ne ferait aucune attention à toi? Ne nomme-t-il point ce qui n'est pas comme ce qui est (2)? Ne te fais donc pas illusion. Bon gré, malgré toi, Dieu te regarde et tu ne saurais te soustraire à sa vue. Si tu montes au ciel, il y est; si tu descends aux enfers, tu l'y trouves (3). Tu te fatigues à ne vouloir pas renoncer au crime, et à chercher à n'être pas vu de Dieu. Quel supplice! Tu veux chaque jour faire le mal et tu t'imagines n'être pas vu! Ecoute donc l'Ecriture: «Celui qui a formé l'oreille n'entendra pas? Celui qui a fait l'oeil ne verra pas?» Comment parvenir à dérober tes iniquités aux regards de Dieu? et quelle rude entreprise si tu ne veux pas y renoncer!

6904 4. Prête l'oreille à la voix du Seigneur: «Venez à moi, vous tous qui vous fatiguez.» Est-ce mettre fin à la fatigue que de prendre la fuite? Quoi! tu veux fuir loin de Dieu plutôt que de t'enfuir vers lui! Sache où tu dois fuir et prends ton élan. Et s'il est impossible de s'éloigner de Dieu, puisqu'il est présent partout; avance-toi vers lui, puisqu'il est tout près, puisqu'il est au même lieu que toi. Fuis dans cette direction En vain d'ailleurs tu t'élèves jusqu'aux cieux, il y est; en vain descends-tu jusqu'aux enfers, il y est encore; quelques déserts que tu parcoures, partout se trouve Celui qui a dit: «Je remplis le ciel et la terre (4).» Si donc il remplit le ciel et la terre, s'il est impossible d'aller où il n'est pas, pourquoi t'épuiser? jette-toi dans son sein

1.
Ps 13,1 - 2. Rm 4,17 - 3. Ps 138,8 - 4. Jr 23,24

si près de toi, pour ne pas sentir les rigueurs de son terrible avènement, Compte qu'en vivant saintement tu parviendras â voir cet incorruptible témoin de tes désordres. Malgré ces désordres il peur te voir, tu ne saurais le voir toi-même, tandis qu'en pratiquant la vertu, tu le verras comme tu es vu de Lui. S'il t'a regardé avec tant de compassion pour t'appeler malgré ton indignité, avec quelle tendresse plus grande te contemplera-t-il quand il couronnera tes mérités?

Sans connaître encore le Seigneur, Nathanaël lui disait: «D'où me connaissez-vous? - Je t'ai vu lorsque tu étais sous le figuier,» répondit-il (1). Le Christ te voit à l'ombre où tu es et il ne te verrait pas dans sa lumière? Que signifie en effet: «Lorsque tu étais sous le figuier, je t'ai vu?» Quel est le sens, le sens mystique de ces mots? Rappelle-toi le péché originel d'Adam, en qui nous mourons tous. Après sa première faute, le coupable se fit une ceinture de feuilles de figuier (2), montrant ainsi à quelle honte le péché

1. Jn 1,48 - 2. Gn 3,7

l'avait conduit. Telle est, hélas! la source de notre origine; nous naissons dans une chair de péché, que peut seule guérir la ressemblance de cette chair criminelle. Aussi Dieu a-t-il envoyé son Fils prendre une chair semblable à celle du péché (1). Il est venu de cette chair, mais il n'est pas venu comme nous. La Vierge l'a conçu non pas avec concupiscence, mais par la foi. Il est descendu en elle, mais il était avant elle. Il l'a choisie après l'avoir créée, mais il l'avait créée digne de son choix. Sans lui ôter l'intégrité, il lui a donné la fécondité. C'est ainsi que venu avers toi sans la passion que dérobent les feuilles de figuier, il t'a vu sous cet arbre. Puisqu'il t'a vu dans sa miséricorde, dispose-toi à le contempler dans sa grandeur. Quelle haute destinée Songe donc à t'asseoir sur un bon fondement. Quel fondement, diras-tu? Apprends de lui qu'il est doux et humble de coeur. Creuse en toi ce fondement d'humilité et tu t'élèveras au faite de la charité.

Tournons-nous vers le Seigneur, etc. (2).

1. Rm 8,3 - 2. Voir ci-dessus, Serm. I.




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SERMON LXX. DOUCEUR DU JOUG DIVIN (1).

ANALYSE. - Le Seigneur dit que son joug est doux. Tout, au contraire, ne semble-t-il pas nous enseigner qu'il est dur et pesant? - On voit partout des hommes se livrer avec bonheur aux plus rudes travaux, tandis que d'autres s'en trouvent accablés. Les premiers souffrent facilement parce qu'ils aiment, et les derniers difficilement parce qu'ils n'aiment pas. C'est aussi l'amour qui rend doux le joug de Jésus-Christ et son fardeau léger.

1. Plusieurs s'étonnent, mes frères, d'entendre dire au Seigneur: «Venez à moi, vous tous qui fatiguez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous et apprenez a de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez du repos pour vos âmes; car mon joug est doux et mon fardeau léger.» Ceux qui sans frémir se sont courbés sous ce joug et qui ont avec une docilité parfaite présente leurs épaules à ce fardeau, leur semblent tourmentés et éprouvés par tant de difficultés dans ce siècle, qu'ils les considèrent comme étant appelés, non pas du travail au repos, mais du repos au travail, l'Apôtre disant lui-même: «Tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront persécution (2).»

1. Mt 11,28-30 - 2 2Tm 3,12

Comment donc, s'écrie-t-on, le joug du Seigneur serait-il doux et son fardeau léger, puisque porter ce joug et ce fardeau n'est autre chose que de vivre pieusement en Jésus-Christ? Comment aussi le Sauveur dit-il: «Venez à moi, vous tous qui fatiguez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai?» Ne devrait-il pas dire au contraire: Vous qui êtes en repos, venez travailler? Ainsi trouva-t-il en repos les ouvriers qu'il loua et qu'il envoya à sa vigne pour y porter le poids de la chaleur (1). Et sous ce joug si doux, sous ce fardeau si léger, l'Apôtre nous dit encore: «Montrons-nous en toutes choses comme des ministres de Dieu par une grande patience dans les tribulations, dans les nécessités, dans les angoisses, sous les coups (2).» Ailleurs encore,

1. Mt 20,3-7 - 2. 2Co 6,4

314

dans la même Epître: «Cinq fois j'ai reçu des Juifs quarante coups de fouet moins un; j'ai été trois fois déchiré de verges, lapidé une fois; trois fois j'ai fait naufrage, j'ai été un jour et une nuit au fond de la mer (1).» Combien d'autres dangers encore qu'il est facile d'énumérer, mais que l'on ne saurait affronter qu'avec l'aide de l'Esprit-Saint!

2. L'Apôtre ressentait donc souvent et abondamment les travaux et les angoisses dont il parle: mais il était sans aucun doute soutenu par l'Esprit de Dieu; et pendant que l'homme extérieur s'usait, cet Esprit renouvelait l'homme intérieur de jour en jour, il le comblait de saintes délices, lui faisait goûter ainsi le repos de l'âme; et l'espoir du bonheur futur aplanissait toutes les aspérités de la vie, et relevait toutes les pesanteurs. Voilà comment le joug du Christ devenait doux et son fardeau léger. Paul allait même, jusqu'à nommer tribulation légère toutes ces afflictions et toutes ces extrémités dont on ne saurait entendre le récit sans frémir. Ah! son oeil intérieur saisissait parfaitement à quel prix on doit acheter, dans te temps, cette vie future où l'on est exempt des éternelles souffrances des impies, et où l'on jouit sans inquiétude de l'éternelle félicité des justes.

On se laisse tailler et brûler les chairs afin d'échapper, par ces douleurs aigües, à d'autres douleurs qui ne sont pas éternelles, mais qui viennent d'un mal dont la durée se prolonge un peu plus. Dans l'espoir incertain d'obtenir un court et languissant repos sur la fin de ses jours, le soldat usé sa vie au milieu des guerres les plus horribles; exposé à passer plus d'années dans l'agitation et la fatigue que dans la paix et le repos. A quelles tempêtes, à quels écueils, à quelles affreuses et redoutables colères du ciel et de la mer ne s'exposent pas, les négociants pour acquérir de volages richesses, des richesses d'où s'échapperont plus de dangers et de tempêtes qu'il n'en a fallu braver pour les acquérir? A quelles chaleurs, à quels frimas, à quels périls ne s'exposent pas les chasseurs? Chevaux, fossés, précipices, fleuves et bêtes sauvages, tout est pour eux plein de dangers. Comme ils souffrent la faim et la soif, comme ils se contentent des aliments les plus vils et de la plus insuffisante quantité, quand il s'agit de s'emparer d'un animal, dont parfois, malgré tout ce qu'ils endurent, la chair ne saurait être offerte sur leurs

1. 2Co 11,24-25

tables! Il faut même le reconnaître, s'il leur arrive de prendre un sanglier ou un cerf, la pensée de l'avoir pris les flatte plus que le plaisir de le manger. A quels tourments et à quels coups ne sont pas exposés chaque jour les plus tendres enfants? A combien de veilles, à combien de dures abstinences on les condamne dans les écoles, non pour les former à la sagesse, mais pour les préparer aux vaines richesses et aux vains honneurs, pour leur enseigner le calcul et les lettres, pour leur apprendre les détours trompeurs de l'éloquence!

3. Observons-le néanmoins: quand on n'aime pas on trouve tout cela difficile, et la difficulté disparaît quand on aime; car l'amour rend léger, il ne laisse presque pas sentir ce qui est en soi lourd et accablant. Quelle fermeté donc, et quelle facilité bien plus grandes ne donne pas la charité pour faire en vue de l'éternelle béatitude ce que fait la concupiscence en vue de la misère présente! Avec quelle aisance on endure toutes les peines temporelles pour échapper aux éternels châtiments et parvenir à l'éternel repos! Ce n'est pas sans motif que ce Vaisseau d'élection s'écriait avec de si vifs transports: «Les souffrances de ce temps ne sont point comparables à la gloire future qui sera révélée en nous (1).»

Voilà ce, qui rend ce joug doux et ce fardeau léger. S'il en coûte au petit nombre de le prendre sur leurs épaules, l'amour le fait supporter à tous aisément. «A cause des paroles de vos lèvres, dit le Psalmiste, j'ai gardé de dures voies (2).» Mais ce qui est dur en soi, s'adoucit par l'amour. Aussi admirez la sage économie de la bonté divine. Elle veut qu'affranchi de la loi et déchargé par la grâce du poids de ces innombrables observantes qui faisaient du joug divin un joug réellement lourd, quoiqu'il dût être tel pour les opiniâtres qui le portaient alors, l'homme intérieur qui se renouvelle de jour en jour (3), trouve allégées par la joie intérieure, par la facilité de pratiquer la foi pure, l'espérance qui soutient et la sainte charité, toutes les vexations produites contre l'homme extérieur par le prince rebelle qui a été mis dehors. Rien ne pèse moins à la bonne volonté que cette volonté même, et Dieu s'en contente.

Quelles que soient donc les persécutions du monde, c'est avec une incontestable vérité que les Anges s'écrièrent après la naissance temporelle

1. Rm 8,18 - 2. Ps 16,4 - 3. 2Co 4,16

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du Seigneur: «Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et, sur la terre, paix aux hommes de bonne volonté;» car l'Enfant nouveau-né n'apportait qu'un joug doux et un fardeau léger; d'ailleurs, comme s'exprime l'Apôtre: «Dieu est fidèle, il ne souffre pas que nous soyons tentés au dessus de nos forces; mais il nous fait tirer profit de la tentation même, afin que nous puissions persévérer (1).»

1. 1Co 10,13





Augustin, Sermons 6702