Augustin, Sermons 72

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SERMON LXXII. LES BONS ARBRES (1).

1. Mt 12,33

ANALYSE. - Notre-Seigneur veut que nous travaillions à devenir de bons arbres. Ce qui fait comprendre la nécessité de ce commandement, c'est que 1. un arbre mauvais ne saurait porter de bons fruits. Aussi, 2. Jésus-Christ est venu travailler à nous rendre bons. 3. Il nous menace de la mort éternelle si pour le devenir, nous ne profitons pas des délais que nous accorde sa bonté. 4. N'est-il pas incompréhensible que l'homme ne veuille rien avoir que de bon et que toutefois il ne cherche pas à devenir bon lui-même? Qu'il, s'attache donc à Dieu, source de bonté. 5. Les calamités présentes doivent nous servir d'avertissement sérieux.

1. Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a avertis d'être de bons arbres afin de pouvoir porter de bons fruits. «Ou rendez l'arbre bon et son fruit bon, dit-il; ou rendez l'arbre mauvais et son fruit mauvais; car c'est par le fruit qu'on connaît l'arbre.» Dans ces mots: «Ou rendez l'arbre bon et son fruit bon,» il y a, non point un avis; mais un précepte salutaire que nous sommes obligés d'accomplir. Et dans ces autres: «Rendez l'arbre mauvais et son fruit mauvais,» il n'y a pas un précepte à accomplir, mais l'avis d'être sur ses gardes. Car cet avis s'adresse À ces hommes qui croyaient, tout mauvais qu'ils étaient, pouvoir bien parler ou bien agir. Cela ne se peut, dit le Seigneur Jésus. Pour changer la conduite, il faut d'abord changer l'homme. Si celui-ci reste mauvais, il ne peut bien agir: et s'il est bon, il ne saura agir mal.

2. Or qui a été trouvé bon par le Seigneur, (331) lorsque le Christ est mort pour les impies (1)? Il n'adonc rencontré que des arbres mauvais; mais il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu s'ils croyaient en son nom (2). Ainsi quiconque est bon aujourd'hui, c'est-à-dire est un bon arbre, a d'abord été trouvé mauvais et est devenu bon. Ah.! s'il avait voulu, en venant parmi nous, arracher tous les mauvais arbres, en resterait-il un seul qui ne méritât d'être déraciné? Mais il est venu l'aire miséricorde, afin d'exercer ensuite la justice, ainsi qu'il est écrit «Je chanterai, Seigneur, votre miséricorde et votre justice (3).» Aussi a-t-il accordé aux croyants la rémission de leurs péchés sans vouloir même revenir avec eux sur les comptes passés. Il a fait d'eux de bons arbres; il a détourné la cognée et apporté la paix.

3. C'est de cette cognée que parle Jean quand il dit: «Déjà la cognée est mise à la racine des arbres. Tout arbre qui ne produit pas de bon fruit, sera coupé et jeté au feu (4).» C'est de cette cognée que menace le père de famille, lorsqu'il dit dans l'Evangile: «Voilà trois ans que je viens voir cet arbre, sans y trouver de irait. Je dois maintenant rendre libre la place. Qu'on le coupe donc.» Le vigneron intercède: «Seigneur, dit-il, laissez-le encore cette année; je vais creuser tout autour et y mettre une charge de fumier. Vous serez content, s'il porte du fruit; s'il n'en porte pas, vous viendrez et l'abattrez (5).

Le Seigneur, en effet, a visité le genre humain comme pendant trois ans, c'est-à-dire à trois époques déterminées. La première époque précède la loi; la seconde est celle de la loi, et la troisième est l'époque actuelle de la grâce. Si le Seigneur n'avait point visité le genre humain avant la loi, comment expliquerait-on la justice d'Abel, d'Enoch, de Noë, d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, dont il a voulu être nommé le Seigneur, comme s'il n'était le Dieu que de ces trois hommes, lui à qui toutes les nations appartiennent? «Je suis, dit-il, le Dieu d'Abraham, et d'Isaac et de Jacob (6).» Et s'il ne nous avait point visités sous la loi, aurait-il donné cette loi? Ce père de famille est venu aussi après la loi; il a souffert, il est mort, il est ressuscité, il a fait prêcher l'Evangile dans tout l'univers; et il reste encore quelque arbre stérile! Il est encore une portion de l'humanité qui ne se corrige point! Le jardinier se fait médiateur; l'Apôtre prie

1. Rm 5,6 - 2. Jn 1,12 - 3. Ps 100,1 - 4. Mt 3,10 - 5. Lc 12,7-9 - 6. Ex 3,14

pour le peuple: «Je fléchis pour vous, dit-il, les genoux devant le Père, afin qu'enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre, avec tous les saints, quelle est la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur, et acquérir aussi la science suréminente de la charité du Christ, pour être remplis de toute la plénitude de Dieu (1).» En fléchissant ainsi les genoux devant le Père de famille, il demande que nous ne soyons pas déracinés.

Puisque ce Père de famille viendra nécessairement, faisons en sorte qu'il trouve en nous des arbres féconds. On creuse autour de l'arbre par l'humilité d'un coeur pénitent, attendu qu'on ne peut creuser sans descendre. Le fumier figure l'abjection à laquelle se livre le repentir. Est-il en effet rien de plus abject que le fumier.

Et pourtant, est-il rien qui rapporte plus, si l'on en fait bon usage?

4. Que chacun donc devienne un bort arbre, et qu'on ne s'imagine pas porter de bons fruits en restant arbre mauvais. Il n'y a de bons fruits que sur les bons arbres. Change ton coeur et tu changeras de conduite. Arraches-en la cupidité et plantes-y la charité. De même que la cupidité est la racine de tout mal (2), la racine de tout bien est la charité.

Pourquoi alors, pourquoi des hommes murmurent-ils, disputent-ils entre eux et disent-ils Qu'est-ce que le bien? - Ah! si tu savais ce que c'est que le bien! Le bien véritable n'est pas ce que tu voudrais avoir, mais ce que tu ne veux pas être. Tu voudrais avoir la santé du corps; c'est un bien sans doute, mais ce n'est pas un grand bien, car le méchant l'a aussi. Tu veux avoir de l'or et de l'argent; j'en dis autant, c'est un bien, vrais à la condition que tu en feras un bon usage. Et tu n'en feras pas un bon usage, si tu n'es bon toi-même. D'où il suit que l'or et l'argent sont un mal pour les méchants et un bien seulement pour les bons. Ce n'est pas que l'or et l'argent rendent ceux-ci bons; mais ils ne sont employés à un bon usage que pour être tombés entre les mains des bons. Tu veux de l'honneur; c'est un bien, mais à condition encore que tu en feras un sage emploi. Combien y ont trouvé leur ruine! Et pour combien a-t-il été un instrument de bonnes oeuvres!

5. Ainsi donc, s'il est possible, sachons mettre de la différence entre ces diverses sortes de biens, puisqu'il est aujourd'hui question de bons arbres.

1. Ep 3,14-19 - 2. 1Tm 6,10v

332

Or il n'est rien dont chacun doive ici s'occuper davantage que de tourner ses regards sur lui-même, de s'examiner, de se juger, de se sonder, de se chercher et de se trouver; que de détruire ce qui lui déplait, que de souhaiter et de planter ce qui lui plait. Comment être avide des biens extérieurs, lorsqu'on est vide des biens meilleurs? Qu'importe d'avoir la bourse pleine, quand la conscience est vide? Tu veux des biens sans vouloir être bon! Ne comprends-tu pas que tu dois rougir de ce que tu possèdes, si dans ta maison tout est bien excepté toi? Que veux-tu avoir de mauvais? Dis-le moi. Rien absolument; ni épouse, ni fils, ni fille, ni serviteur, ni servante, ni campagne, ni tunique, ni même chaussure. Et tu veux toutefois mener une mauvaise vie! Je t'en conjure, élève ta vie au dessus de ta chaussure. Tout ce que rencontrent tes regards autour de toi, est élégant, beau et agréable pour toi: toi seul restera laid et, hideux Ah! si ces biens dont ta maison est pleine, si ces biens dont tu as convoité la possession et dont tu redoutes la perte, pouvaient te répondre, ne te crieraient-il pas: Tu veux que nous soyons bons et nous aussi nous voulons avoir un bon traître? Mais ils crient silencieusement contre toi devant ton Seigneur: Vous lui avez, disent-ils, accordé de bonnes choses, et lui reste mauvais! Que lui importe ce qu'il a, puisqu'il n'a pas l'auteur de tout?

6. Ces paroles touchent ici quelque coeur; livré peut-être à la componction il demande ce que t'est que le bien, quelle en est la nature, l'origine. Tu l'as donc bien compris, c'est de cela que tu dois t'enquérir. Eh bien! je répondrai à ta question et je dirai: Le bien est ce que tu ne saurais perdre malgré toi. Tu peux, malgré toi, perdre ton or, et ta demeure et tes honneurs et la santé même; mais le bien qui te rend bon, tu ne peux ni l'acquérir, ni le perdre malgré toi.

Quelle est maintenant la nature de ce bien? Nous trouvons dans un psaume un grand enseignement, c'est peut-être ce que nous cherchons. «Enfants des hommes, y est-il dit, jusques à quand aurez-vous le coeur appesanti?» Jusques à quand cet arbre demeurera-t-il stérile? «Enfants des hommes, jusques à quand serez vous appesantis de coeur?» Que signifie, «Appesantis de coeur? - Pourquoi aimez-vous la vanité et recherchez vous le mensonge?» Venant ensuite au fond même de la question «Sachez que le Seigneur a glorifié son Saint (1).» Déjà en effet le Christ est venu, déjà il est glorifié, il est ressuscité et monté au ciel, déjà son nom est célébré par tout l'univers: «Jusques à quand serez-vous appesantis de coeur? N'est-ce pas assez du passé? Et maintenant que ce Saint est glorifié, jusques à quand aurez-vous le coeur appesanti?» Les trois ans écoulés, qu'avez-vous à attendre, sinon la cognée? «Jusques à quand serez-vous appesantis de coeur? Pourquoi aimez-vous la vanité et recherchez-vous le mensonge?» Même après la glorification du Saint, du Christ, on s'attache encore à la vanité, encore à l'inutilité, encore à l'ostentation, encore à la frivolité! La vérité se fait entendre et l'on court encore après la vanité! «Jusques à quand aurez-vous le coeur appesanti?»

7. C'est avec justice que le monde endure de si cruels fléaux; car il connaît aujourd'hui la parole de son Maître. «Le serviteur qui ne sait pas la volonté de son maître, est il écrit, et qui fait des choses dignes de châtiment, recevra peu de coups.» Pourquoi? Afin de l'exciter à rechercher cette volonté. Tel était le monde avant que le Seigneur glorifiât son Saint; c'était un serviteur ignorant la volonté de son Maître; aussi recevait-il peu de coups. Mais aujourd'hui et depuis que Dieu a glorifié son Saint, le serviteur qui connaît la volonté de son Maître et qui ne l'accomplit point, recevra un grand nombre de coups. Est-il donc étonnant que le monde soit si fort châtié? C'est un serviteur qui connaît les intentions de son maître et qui fait des choses dignes de châtiment. Ah! qu'il ne se refuse pas aux nombreuses afflictions qu'il mérite (2); car s'il ne veut pas écouter son précepteur, Il trouvera justement en lui un vengeur. Qu'il ne murmure pas contre la main qui le frappe, qu'il se reconnaisse digne de châtiment; c'est le moyen de mériter la miséricorde divine, par Jésus-Christ, qui vit et règne avec Dieu le Père et avec l'Esprit-Saint dans les siècles des siècles. Amen.

1. Ps 4,3-4. - 2. Lc 12,47-48.




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SERMON LXXIII. LE BON GRAIN ET L'IVRAIE (1)

Mt 13,24-30 Mt 13,38-43

ANALYSE. - Saint Augustin avait expliqué, la veille, la parabole de la semence. Il dit aujourd'hui que la parabole de l'ivraie et du bon grain a le même sens; car les paraboles permettent de représenter la même idée sous des termes différents. Il termine en engageant l'ivraie, c'est-à-dire les mauvais chrétiens, à devenir de boit grain, et en invitent les bons chrétiens à la patience.

1. Hier et aujourd'hui nous avons entendu, de la bouche de Notre-Seigneur Jésus-Christ, une parabole de semeur. Vous qui étiez présents hier, réveillez aujourd'hui vos souvenirs. Il était question hier de ce semeur qui, en répandant sa semence, en laissa tomber une partie dans le chemin, ou elle fut recueillie pair les oiseaux; une antre dans les endroits pierreux, où elle fut desséchée par la chaleur; une autre au milieu des épines, où elle fut étouffée sans pouvoir porter d'épis; unie antre enfin dans la bonne terre, où elle rapporta cent, soixante, et trente pour un (Mt 13,2-23). C'est encore aujourd'hui une parabole de semeur, le Seigneur nous y montre un homme qui a semé de bon grain dans son champ. Or pendant que l'on dormait, l'ennemi vint et sema de l'ivraie par dessus. On ne s'en aperçut point quand tout était en herbe; mais sitôt qu'on put distinguer les bons épis, on reconnut aussi l'ivraie à la vue de cette ivraie mêlée en grand nombre au bon grain, les serviteurs du père de famille se fâchèrent, et voulurent l'arracher; on ne le permit pas, mais on leur dit: «Laissez croître à l'un et l'autre jusqu'à la moisson.»
Cette nouvelle parabole a été également expliquée par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le semeur de bon grain, c'est lui-même; le diable est l'homme ennemi qui a semé l'ivraie; la fin du siècle est le temps de la moisson, et le champ, le monde tout entier. Mais qu'ajoute-t-il? «A l'époque de la moisson je dirai aux moissonneurs: amassez d'abord l'ivraie pour la brûler; puis recueillez mon grain et le mettez au grenier.» Pourquoi cet empressement, ô serviteurs pleins de zèle? Vous voyez l'ivraie parmi le froment, les mauvais chrétiens parmi les bons et vous voulez les extirper. Cessez, nous ne sommes pas à la moisson. Elle viendra, et puissiez-vous alors être de bons grains! Pourquoi vous lâcher? Pourquoi souffrir avec peine que les méchants soient mêlés aux bons? Ils peuvent être confondus avec venus ducs le champ, ils ne le seront pas au grenier.

2. Vous savez qu'il a été parlé hier de trois endroits où ne profite point la semence; le chemin, les pierres et les épines. Voilà l'ivraie, c'est dans une autre parabole un autre nom donné à la même chose. Car, lorsqu'il est question de similitudes et non du sens propre, on n'exprime que la ressemblance de la vérité, et non la vérité même. Je n'ignore point que quelques uns savent cela; mais nous parlons pour tous.

Ainsi donc dans les choses sensibles un chemin est un chemin, un endroit pierreux est un endroit pierreux et des épines sont des épines; il n'y faut voir que cela, car les mots sont pris ici dans leur sens propre. Mais dans les paraboles et les comparaisons, un même objet peut être désigné par des noms différents, et c'est ce que m'a permis de vous dire que le chemin dont il est parlé dans l'Évangile, ainsi que l'endroit pierreux et l'endroit couvert d'épines désignent les mauvais chrétiens, désignés aussi par l'ivraie. Le Christ ne porte-t-il pas à la fois les noms d'agneau et de lion? S'il s'agit de troupeaux et d'animaux sauvages, on ne doit voir dans l'agneau qu'un agneau et dans le lion qu'un lion mais le Christ est l'un et l'autre. Dans la première acception, c'est le sens propre: c'est le sens figuré dans celle-ci.

Il arrive même que dans ce sens figuré les êtres les plus opposés portant le même nom. Qu'y a-t-il de plus opposés entre eux que le Christ et le démon? Le Christ et le démon, néanmoins, sont appelés l'un et l'autre lion. Au Christ est donné ce nom: «Le lion de la tribu de Juda a vaincu (Ap 5,5).» Au démon également: «Ne savez-vous que votre ennemi, le diable, comme un lion rugissant, rôde autour de vous, cherchant à dévorer. (1P 5,8)» Ce nom désigne ainsi le Christ et le diable: le Christ, à cause de sa force, le diable à cause de sa férocité; le Christ à cause de ses victoires, le (334) diable à cause de ses ravages. Ce même démon est encore représenté comme un reptile, c'est l'antique serpent (1): s'ensuit-il que notre Pasteur nous ordonne d'imiter ce serpent quand il nous dit: «Soyez simples comme des colombes et rusés comme des serpents (2)?»

3. Hier donc je me suis adressé au chemin, aux lieux pierreux et aux lieux couverts d'épines, et je leur ai dit: Changez puisque vous le pouvez, retournez avec la charrue ce terrain durci, jetez les pierres de ce champ, arrachez-en les épines. N'ayez point ce coeur endurci où meurt aussitôt la parole de Dieu. Ne soyez point cette terre légère où la charité ne saurait enfoncer ses racines. Gardez-vous, d'étouffer par les soins et les passions du siècle, la bonne semence que nous répandons en vous par nos travaux. Car c'est le Seigneur qui sème et nous ne sommes que ses ouvriers. Soyez une bonne terre, vous disions-nous hier, et aujourd'hui nous répétons à tous: Que l'un donne cent, l'autre soixante et l'autre trente pour un. L'un produit plus que l'autre, mais tous ont droit au grenier.

Voilà ce que nous disions hier. Je m'adresse aujourd'hui à l'ivraie. Cette ivraie désigne des brebis du troupeau. O mauvais chrétiens! ô vous qui fatiguez par votre mauvaise conduite l'Église que vous remplissez! corrigez-vous avant l'époque de la moisson, ne dites pas: «J'ai péché, et que m'est-il advenu de fâcheux? (3)» Dieu n'a rien perdu de sa puissance; mais il exige que tu fasses pénitence. C'est ce que je dis aux pécheurs, qui pourtant sont chrétiens; c'est ce que je dis à l'ivraie. Car ils sont dans le champ du Père de famille, et il peut se faire qu'ivraie aujourd'hui, demain ils soient bon grain. Pour ce même motif je m'adresse aussi au froment.

4. O chrétiens qui vivez saintement! vous êtes en petit nombre et vous soupirez, vous gémissez au sein de la multitude. L'hiver passera, viendra

1. Ap 12,9 - 2. Mt 10,6 - 3. Si 5,4

l'été et voici bientôt la moisson. Les Anges viendront avec le pouvoir de faire la séparation et dans l'impuissance de se tromper. Pour nous, nous ressemblons aujourd'hui à ces serviteurs qui disaient: «Voulez-vous que nous allions l'arracher?» Nous voudrions en effet, s'il était possible, qu'il ne restât aucun méchant parmi les bons. Mais il nous a dit: «Laissez croître l'un et l'autre jusqu'à la moisson.» Pourquoi? Parce que vous pourriez vous tromper. Aussi écoutez «Dans la crainte qu'en voulant arracher l'ivraie vous n'arrachiez aussi le froment.» Que faites-vous avec cette noble ardeur? N'allez-vous point ravager ma moisson? Les moissonneurs viendront, c'est-à-dire les Anges, comme l'a expliqué le Sauveur. Nous sommes des hommes, les Anges sont les moissonneurs. Il est vrai, si nous achevons notre course, nous serons égaux aux anges de Dieu; mais aujourd'hui que nous noirs fâchons contre les méchants, nous sommes encore des hommes, et nous devons prêter l'oreille à ces mots: «Que celui donc qui se croit debout prenne garde de tomber (1).»

Croyez-vous, mes frères, que l'ivraie ne s'élève pas jusqu'à l'abside (2)? Croyez-vous qu'il n'y en ait qu'en bas et point en haut? Plaise à Dieu que nous n'en soyons pas nous-même! «Mais peu m'importe d'être jugé par vous (3).» Oui, je le déclare à votre charité: il y a dans les absides du froment et de l'ivraie, du froment aussi et de l'ivraie parmi le peuple. Que les bons supportent donc les méchants, mais que les méchants se convertissent et imitent les bons. Devenons tous, sil est possible, les serviteurs de Dieu, et tous, par sa miséricorde, échappons à la malice de ce siècle, Cherchons les jours heureux, puisque nous sommes dans les jours malheureux; mais pour arriver à ces heureux jours, ne blasphémons point en traversant les jours malheureux.

1. 1Co 10,12 - 2. D'où les Évêques parlaient au peuple. - 3. 1Co 4,3




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SERMON LXXIV. QUEL EST LE VRAI DOCTEUR DE LA LOI (1).

1. Mt 13,52.

335

ANALYSE. - Ce discours n'est que l'explication de ces paroles de saint Matthieu: «Tout scribe instruit de ce qui touche le royaume des cieux, est semblable au père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes. Qu'entend-on ici par Scribe? On entend les docteurs de la loi divine. - Pourquoi dit-on qu'il tire de son trésor? C'est qu'il est des docteurs qui ne font pas ce qu'ils enseignent: ceux-là ne tirent pas de leur trésor ou de leur coeur, mais uniquement du trésor de la révélation. - Quelles sont enfin ces choses nouvelles, et ces choses anciennes? Les doctrines révélées dans l'ancienne loi et mises en lumière dans l'Évangile.

1. La lecture de l'Évangile nous invite à examiner et à expliquer à votre charité, autant que le Seigneur nous en fera la grâce, quel est «le Scribe instruit de ce qui touche le royaume de Dieu et semblable au père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes;» quelles sont encore ces choses nouvelles et ces choses anciennes que produit au grand jour ce scribe instruit; car c'est par là que s'est terminée la lecture de l'Évangile.

On sait d'abord quels sont ceux que, conformément au style de l'Écriture, les anciens appelaient Scribes; ce sont ceux qui faisaient profession de connaître la Loi. Tel est le sens que le peuple juif donnait à ce terme. Les scribes ne signifiaient donc point alors, comme aujourd'hui parmi nous, ceux qui écrivent au palais sous l'autorité des juges ou dans les villes pour le public. Gardons-nous de fréquenter inutilement une école, et sachons le sens que l'Écriture attache aux expressions qu'elle emploie; car autrement en entendant des paroles de l'Écriture prises dans une acception différente de l'acception ordinaire, nous pourrions nous égarer et, pour nous laisser aller à nos pensées habituelles, ne comprendre pas ce qui nous est enseigné. Les Scribes donc étaient des hommes qui faisaient profession de connaître la loi, et c'est à eux qu'appartenait le soin de garder les livres, de les expliquer, de les transcrire et de les étudier.

2. C'est à eux que Notre-Seigneur Jésus-Christ reproche d'avoir les clefs du royaume des cieux sans y entrer eux-mêmes et sans y laisser entrer personne; ce reproche en effet s'adresse aux Pharisiens et aux Scribes, les docteurs de la loi parmi les Juifs. C'est d'eux encore qu'il parle ainsi ailleurs: «Faites ce qu'ils disent; mais gardez-vous de faire ce qu'ils font; car ils disent et ne font pas. (Mt 23,3)» Et pourquoi, ces mots: «Ils disent et ne font pas,» sinon parce qu'ils sont du nombre de ceux en qui on voit ce que dit l'Apôtre: «Toi qui prêches de ne point dérober, tu dérobes; toi qui défends l'adultère, tu commets l'adultère; toi qui as en horreur les idoles, tu fais des sacrilèges; toi qui te glorifies de la loi, tu déshonores Dieu par la violation de la loi; car à cause de vous le nom du Seigneur est blasphémé parmi les nations? (Rm 2,21-23)» Il est sûr et évident qu'à cette sorte de docteurs s'appliquent ces paroles du Seigneur. «Ils disent et ne font pas.» Ce sont des Scribes, mais ils ne sont pas réellement instruits en ce qui touche le royaume de Dieu.

Néanmoins, dira quelqu'un d'entre vous, comment un mauvais homme peut-il enseigner une bonne doctrine, puisqu'il est écrit et que le Seigneur dit lui-même: «L'homme bon tire de bonnes choses du bon trésor de son coeur, et du mauvais trésor de son coeur l'homme mauvais tire des choses mauvaises? Hypocrites, comment pouvez-vous faire de bonnes choses, puisque vous êtes mauvais (Mt 12,34-35)?» Ici donc il est dit: «Comment pouvez-vous dire de bonnes choses, puisque vous êtes mauvais?» Et là: «Faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font; car ils disent et ne font point.» S'ils disent sans pratiquer, ils sont mauvais; mais s'ils sont mauvais, ils ne peuvent dire de bonnes choses: comment faire alors ce qu'ils nous enseignent, puisqu'ils ne sauraient nous enseigner rien de bon?

Voici la solution de cette difficulté; que votre sainteté s'y rende attentive. Tout ce que l'homme mauvais tire de lui-même est mauvais; tout ce que l'homme mauvais tire de son coeur est mauvais; car dans son coeur est son mauvais trésor. D'où vient donc que ces méchants enseignaient (336) le bien? C'est qu'ils étaient assis sur la chaire de Moïse, et si le Seigneur n'avait dit auparavant: «Ils sont assis sur la chaire de Moïse (Mt 23,2);» jamais il n'aurait commandé d'écouter ces méchants. Ce qu'ils tiraient du mauvais trésor de leur coeur était différent de ce que du haut de la chaire de Moïse ils faisaient entendre comme étant les hérauts du juge. Jamais on n'attribuera à un héraut ce qu'il dit, quand il parle en présence du juge. Autre chose est ce qu'il dit dans sa maison, et autre chose ce qu'il transmet de la part du juge. Bon gré, mal gré, il faut que ce héraut publie la condamnation de son ami même; et bon gré, mal gré, il publie aussi l'acquittement de son ennemi. Laissez parler son coeur, c'est son ami qu'il acquittera et son ennemi qu'il condamnera. Laissez parler le coeur des Scribes, ils diront: «Mangeons et buvons, car demain nous mourrons (Is 22,13).» Faites parler la chaire de Moïse, elle dira: «Tu ne tueras point, tu ne commettras point d'adultère; tu ne déroberas point; tu ne rendras point de faux témoignage; honore ton père et ta mère; tu aimeras ton prochain comme toi-même. (Ex 20,12-16 Lv 19,16)» Fais ce que dit la chaire par la bouche des Scribes, et non ce que dit leur coeur; et embrassant ainsi les deux pensées exprimées par le Seigneur, tu ne suivras point l'une au détriment de l'autre; tu comprendras qu'elles s'accordent parfaitement et que s'il est vrai de dire: «L'homme bon tire de bonnes choses du bon trésor de son coeur, et de son mauvais trésor, l'homme mauvais tire des choses mauvaises;» c'est que le bien qu'enseignaient ces Scribes ne venait pas du mauvais trésor de leur coeur, mais il ne pouvait venir que du trésor de la chaire de Moïse.

4. Tu ne seras donc plus étonné de ces autres paroles du Seigneur: «Chaque arbre se reconnaît à son fruit. Cueille-t-on des raisins sur les épines et des figues sur les chardons (4)?» Les Scribes et les Pharisiens sont ainsi comparés aux épines et aux chardons; toutefois «faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font.» Mais, comme Dieu vous l'a fait comprendre par les réflexions précédentes, n'est-ce pas cueillir le raisin sur des épines et la figue sur des chardons? Quelquefois aussi on voit des branches de vigne s'entrelacer dans une haie d'épines et des grappes suspendues au buisson. Laisseras-tu ce raisin parce que tu le vois au milieu des épines? Recherche attentivement quelle est la tige de ces épines et tu reconnaîtras ce qui les porte. Suis aussi la tige de la grappe suspendue, et reconnais d'où vient cette grappe. Tu comprendras par là qu'autre chose vient du coeur du Pharisien et autre chose de la chaire de Moïse (1).

1. Bossuet a emprunté cette ingénieuse comparaison à saint Augustin: Vaines excuses des pécheurs; 1er. ser. pour le Dim. de la pass. Ed. Bar. tom. 2 pag. 355.

5. Mais pourquoi ce triste état des Pharisiens? C'est qu'ils ont «un voile placé sur leur coeur;» et ils ne voient pas que «les choses anciennes ont passé et que tout est devenu nouveau (2Co 5,17).» Voilà ce qui fait leur malheur et le malheur de quiconque leur ressemble. Pourquoi dire choses anciennes? C'est qu'on les enseigne depuis longtemps. Et choses nouvelles? C'est qu'elles sont du royaume de Dieu. L'Apôtre même enseigne comment s'enlève ce voile: «Il s'enlèvera, dit-il, lorsque tu te convertiras au Seigneur.» Mais en ne s'attachant pas au Seigneur, le juif ne dirige point son regard vers le but; et c'est ainsi que les enfants d'Israël, figurant autrefois ce malheur, ne portaient pas non plus leurs yeux sur le but, en d'autres termes, sur la face de Moïse. L'éclat de cette face symbolisait l'éclat de la vérité; mais un voile la couvrit, parce que les fils de Jacob ne pouvaient encore en contempler la splendeur.

Cette figure a disparu, selon ces expressions de l'Apôtre: «Ce qui doit disparaître (2Co 3,13-16).» Pourquoi disparaît-elle? Parce qu'à l'arrivée du souverain on fait disparaître ses images. Quand le souverain n'est point là, on regarde son portrait; est-il présent? on l'enlève. Avant l'avènement de Jésus-Christ, Notre-Seigneur et notre souverain, on montrait donc ses images; mais ses images disparaissent et on ne voit plus que lui. Et c'est ainsi que le voile tombe quand on s'attache au Sauveur. A travers le voile on pouvait entendre la voix de Moïse, mais on ne voyait point sa face, Ainsi les Juifs entendent maintenant la voix du Christ dans les Écritures anciennes, mais ils ne voient pas la face de Celui qui leur parle. Veulent ils, encore une fois, faire tomber ce voile? Qu'ils viennent au Seigneur. Ils ne perdront point les anciennes richesses, il les enfermeront dans leur trésor pour devenir des scribes instruits de qui concerne le royaume de Dieu, et tirant de leur trésor, non ce qui est seulement ancien ou ce qui est seulement nouveau, car alors ils ne ressembleraient point à ce scribe instruit de ce qui touche le royaume de Dieu et tirant de son trésor le nouveau en même temps que l'ancien.

Mais si l'on se contente de dire sans pratiquer, (337) on puise dans la chaire et non dans le trésor de son coeur.

Nous l'attestons devant votre sainteté: ce qui vient de l'ancien Testament s'éclaircit par le Nouveau; et c'est ainsi qu'on vient au Seigneur pour être débarrassé du voile.




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SERMON XXXVIII. DÉTACHEMENT DU MONDE. (1).

1. Si 2,1-3

ANALYSE. - Nous contenir et souffrir sont deux vertus que tout ici nous invite à pratiquer avec soin. - I. C'est le moyen de conquérir le ciel. En effet 1. les biens et les maux sont mêlés ici bas, distribués indistinctement aux bons et aux méchants; il faut mériter par la souffrance et la tempérance les biens qui seront l'exclusif partage des justes. 2. Sans doute il faut travailler; mais n'est-ce pas la loi naturelle, que tout serviteur travaille, avant d'obtenir son salaire? 3. Ne ferons-nous pas pour un bonheur aussi important ce que l'on fait pour donner aux passions une satisfaction si vice et si douteuse? - II. C'est le moyen de conserver les biens de la terre. En effet 1. Jésus-Christ l'assure formellement dans l'Évangile en s'adressant au jeune homme riche qui demandait à le suivre. 2. Il assure même que faire l'aumône en son nom c'est lui prêter et lui donner à lui-même. Est-il des mains plus sûres que les siennes? 3. Les pauvres deviennent ainsi comme les porteurs au ciel des aumônes des riches chrétiens. - Dont réveillons notre foi, surtout dans ces temps de calamité, et ne nous attachons qu'à ce qui dure.

1. Deux vertus nous sont commandées dans cette vie laborieuse: nous contenir et souffrir. Il nous est ordonné de nous contenir à l'égard de ce que l'on appelle biens dans ce monde et de souffrir ce que l'on y appelle maux. La première de ces vertus se nomme tempérance, la seconde patience; et toutes deux purifient l'âme et la rendent capable de recevoir la nature divine. Nous avons besoin de tempérance pour mettre (159) un frein aux passions et réprimer nos convoitises, pour ne pas nous laisser séduire par de funestes caresses ni énerver par ce que l'on nomme la prospérité, pour ne pas nous fier au bonheur de la terre et pour chercher sans fin ce qui ne doit pas avoir de fin. Or, de même que la tempérance doit ne se pas fer au bonheur du inonde, ainsi la patience doit ne pas céder devant les malheurs du temps; et que nous soyons dans l'abondance ou dans la gêne, nous devons attendre le Seigneur pour recevoir de lui ce qui est vraiment bon et suave et pour être délivrés par lui des maux véritables.

2. Dieu réserve pour la fin de la vie les biens qu'il promet aux justes, et pour cette fin aussi les maux dont il menace les impies. Quant aux biens et aux maux qui se rencontrent et se mêlent dans le siècle, ils ne sont le partage exclusif ni des bons ni des méchants. Les bons et les méchants possèdent à la fois ce qu'ici bas l'on appelle biens: ainsi la santé est pour les bons et les méchants; tu trouveras aussi les richesses chez les uns et chez les autres. Ne voyons nous pas qu'il est donné aux bons et aux méchants d'avoir des enfants pour leur succéder; que s'il y a des bons il y a aussi des méchants pour vivre longtemps? Enfin quels que soient les autres biens du siècle que tu passes en revue, tu les rencontres indistinctement chez les bons et chez les impies. Également les bons et les méchants souffrent les peines et les afflictions de la vie, la faim et la maladie, la douleur et les pertes, l'oppression et le deuil: ce sont là pour tous des sujets de larmes. Il est donc facile de reconnaître que les biens du monde sont pour les bons et pour les méchants, et que les uns comme les autres supportent le poids de la vie.

Pour ce motif plusieurs chancellent dans les voies de Dieu et tendent à s'en écarter. Combien en effet s'égarent misérablement, après avoir entrepris et s'être déterminés de servir Dieu pour s'enrichir des biens de la terre, être préservés ou délivrés des afflictions du siècle! Quand, après s'être proposé ce bien et l'avoir considéré comme la récompense de leur piété et de leur religion, ils se voient dans la peine tandis que les impies prospèrent, ils s'imaginent être frustrés de leur récompense, être trompés par Celui qui les a appelés à son service; ils croient même devant cette déception que Dieu ne leur a commandé de travailler que pour se jouer d'eux, et ils l'abandonnent. Malheureux! où vont-ils en s'éloignant de Celui qui les a créés pour s'attacher à ce qu'il a fait? Lorsque le monde commencera à leur échapper, que deviendront ces amis du temps qui ont perdu l'éternité?

3. Ainsi donc, quand Dieu veut qu'on se donne à lui, c'est en vue de ces biens qu'il ne réserve qu'aux bons et en vue de ces maux qu'il infligera seulement aux méchants et qui comme les biens ne se montreront qu'au terme de la carrière. Quelle serait la récompense de la foi, la foi même mériterait-elle son nom si tu voulais jouir maintenant de ce qui ne doit plus t'échapper? Tu ne dois donc pas voir ce que tu as à croire, mais croire ce que tu dois voir et le croire jusqu'au moment où tu le verras, dans la crainte que cette vue ne te couvre de confusion. Ainsi croyons durant l'époque de la foi, avant l'époque où nous serons admis à voir. «Tant que nous sommes dans ce corps, dit en effet l'Apôtre, nous voyageons loin du Seigneur, car c'est avec la foi que nous marchons (1).» Ainsi nous marchons par la foi tant que nous croyons ce que nous ne voyons pas; nous verrons un jour, nous verrons Dieu face à face tel qu'il est.

L'Apôtre Jean distingue aussi ces deux temps dans une épître. «Mes biens aimés, dit-il, nous sommes maintenant les enfants de Dieu, et ce que nous serons ne paraît pas encore.» Voilà le temps de la foi: voici celui de la claire vue. «Nous savons, dit-il encore, que nous lui serons semblables quand il se montrera, car nous le verrons tel qu'il est (2).»

4. Ce temps de la foi est un temps laborieux; qui le nie? Il est laborieux; mais n'est-ce pas le travail qui prépare la récompense? Ne sois point indolent à faire le travail dont tu convoites le prix. Si tu avais loué un ouvrier, tu ne lui compterais pas son salaire avant de l'avoir vu à l'oeuvre; tu lui dirais: Travaille, je te paierai ensuite; lui-même ne dirait pas: Paie, et je travaillerai. Ainsi fait Dieu. Si tu as la crainte de Dieu, tu ne tromperas point ton ouvrier, et en te défendant de tromper un ouvrier, Dieu te tromperait? Il est possible néanmoins que tu ne donnes point ce que tu as promis; malgré toute la sincérité du coeur, la faiblesse humaine rencontre parfois des obstacles dans la pénurie. Mais nous n'avons rien à craindre de Dieu; il ne peut tromper, car il est la vérité; et il possède tout en abondance car il a tout fait.

1. 2Co 5,5-7 - 2. 1Jn 3,2

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5. Ainsi confions-nous à Lui, mes frères; c'est notre premier devoir. Oui le premier acte de notre religion et de notre vie doit être de tenir, notre cour affermi dans la confiance, et par cette confiance de bien vivre, de nous abstenir des séductions et de supporter les afflictions du temps; de demeurer invincibles à leurs caresses et à leurs menaces, pour ne point nous laisser aller aux unes et pour ne nous briser pas contre les autres. Ainsi donc avec la tempérance et la patience, nous posséderons tous les biens sans aucun mélange de maux, lorsque les biens temporels auront cessé et qu'il n'y aura plus de maux à craindre.

C'est pourquoi il était dit dans la lecture: «Mon fils, quand tu t'approches du service de Dieu, demeure dans la justice et dans la crainte, et prépare ton âme à la tentation. Réprime ton coeur et souffre afin que ta vie croisse aux derniers jours.» - «Afin que ta vie croisse aux derniers jours;» et non pas maintenant. Et de combien croîtra-t-elle, pensons-nous? Jusqu'à devenir éternelle. Aujourd'hui en effet la vie humaine en s'allongeant ou en paraissant s'allonger, décroît plutôt qu'elle ne croit. Examinez et voyez, raisonnez et comprenez qu'elle décroît. Un homme vient de naître, c'est un exemple; Dieu lui donne, soixante-dix ans de vie. Il avance en âge et nous disons qu'il avance clans la vie. Mais avance-t-il ou recule-t-il? Sur soixante-dix ans il en a vécu soixante, il lui en reste dix; quelle diminution de la somme! et plus il vit, moins il lui en reste. Donc en croissant ta vie décroît, plutôt qu'elle ne croit. Ah! tiens ferme aux promesses de Dieu, «afin que» cette «vie croisse aux derniers jours.»

6. Ce qui suit n'a pas été lu: «Accepte tout ce qui t'arrive, demeure en paix dans la douleur et pendant ton humiliation garde la patience; car l'or et l'argent s'épurent par la flamme et les hommes agréables à Dieu, dans le creuset de l'humiliation (1).» Tu trouves cette épreuve difficile et tu succombes. Mais ne perds-tu point ce qui dure toujours? Combien d'hommes souffrent beaucoup pour l'argent qui passe, et tu ne veux pas souffrir pour la vie qui demeure? Tu refuses de travailler en vue des divines promesses; refuses-tu de le faire quand il s'agit de tes passions? Que n'endurent pas les voleurs pour leurs injustices? Que n'endurent pas les scélérats pour leurs crimes, les débauchés pour leurs

1. Si 2,1-5

désordres, et pour leur avarice les marchands qui passent les mers, qui jettent aux tempêtes et leur corps et leur âme, qui laissent ce qu'ils possèdent pour courir à l'inconnu? L'exil est un châtiment quand le juge y condamne; il devient un sujet de joie quand il est commandé par l'avarice. L'avarice ne pourrait-elle exiger de toi ce que la sagesse t'ordonne de plus difficile? Tu le fais toutefois pour obéir à l'avarice, et après l'avoir fait qu'obtiendras-tu en retour? - Une maison remplie d'or et d'argent. Mais n'as-tu pas lu: «L'homme passe comme une ombre, cependant il s'agite en vain; il amasse des trésors et il ne sait pourquoi.» Pourquoi donc as-tu chanté: «Seigneur, ne soyez pas sourd à mes sanglots (1)?» Pourquoi es-tu sourd à ses paroles quand tu veux qu'il ne le soit pas à tes gémissements? Condamne ton avarice et il t'appellera à sa sagesse.

Mais le joug de la sagesse ne te paraîtra-t-il point difficile à supporter? Soit; mais ne perds pas de vue le but, la récompense. Si tu amasses des trésors avec la sagesse, ne sais-tu pour qui? N'est-ce pas pour toi? Réveille-toi, courage! aies au moins l'intelligence de la fourmi (2). Voici l'été, fais des provisions pour l'hiver. Cherche aux beaux jours ce qui te soutiendra durant les jours mauvais. Voici les beaux jours, tu es en été: ne sois pas indolent, recueille les grains laissés sur l'aire du Seigneur, écoute la parole de Dieu dans l'Église de Dieu; et cache-la dans ton cour. Oui, tu es aux beaux jours; mais viendront pour toi les mauvais. Tout homme doit s'attendre aux tribulations; posséda-t-il tous les biens de la terre, il faut au moins qu'il Ira verse les angoisses de la mort pour arriver à une autre vie. Quel homme pourrait dire: Je suis heureux, et je ne mourrai pas?

7. Et si tu aimes la vie, si tu crains la mort, cette crainte même de la mort n'est-elle pas un hiver de chaque jour? N'est-ce pas au moment de la prospérité que la crainte de la mort affecte plus vivement, puisqu'au moment de l'adversité nous ne redoutons pas la mort?

Aussi ce riche qui était si satisfait de ses richesses, car il possédait de nombreux trésors et de vastes domaines, était, je crois, troublé par la peur de la mort, et cette mort le desséchait au milieu des délices. Il faudrait, se disait-il, abandonner ces biens, il les avait amassés et ne savait pour qui Il aurait voulu des biens éternels,

1. Ps 38,7-13 - 2. Pr 6,6

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il vint donc au Seigneur et lui dit: «Bon Maître, qu'ai-je à faire de bien pour obtenir la vie éternelle?» J'ai du bien, mais il s'échappe de mes mains; dites-moi comment faire pour en jouir toujours; dites-moi comment arriver à ne rien perdre. «Si tu veux parvenir à la vie, lui répondit le Seigneur, observe les commandements.» Lesquels demanda-t-il? Ils lui furent rappelés et il répliqua qu'il les avait gardés depuis sa jeunesse. Le Seigneur, le divin conseiller de la vie éternelle, reprit alors: «Une chose te manque: si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel.» - Remarquez, le Seigneur ne dit pas: Jette, mais «Vends, viens et suis-moi (1).»

Cet homme mettait son bonheur dans ses richesses; s'il demandait au Seigneur le bien qu'il devait faire pour obtenir la vie éternelle, c'est qu'il voulait quitter délices pour délices et redoutait de laisser celles dont il jouissait: il retourna donc plein de tristesse à ses trésors de terre. Il ne voulut pas croire que le Seigneur peut conserver au ciel ce qui sur la terre doit périr. Il ne voulut pas aimer réellement ce qu'il possédait; en le tenant mal il le laissa tomber, en l'aimant beaucoup il le perdit, Ah! s'il l'avait bien aimé, il l'aurait envoyé au ciel pour ensuite y aller lui-même. Le Seigneur lui avait montré une maison pour l'y déposer, non un lieu pour l'y perdre: car «où est ton trésor, dit-il encore, là aussi sera ton coeur (2).»

8. Mais les hommes veulent voir leurs richesses. - Toutefois ne craignent-ils pas de laisser voir les trésors qu'ils amassent sur la terre? Ils les enterrent, ils les enferment, ils les cachent; les voient-ils donc après les avoir enfermés et cachés? Le possesseur même ne les voit pas; il désire que personne ne les voie, il craint qu'ils ne soient découverts. N'est-ce pas chercher à être riche dans la pensée et non dans la réalité? Ne semble-t-il pas qu'il suffise à cet homme d'avoir conscience de ce qu'il conserve en terre? Oh! que ta conscience serait bien plus à l'aise et en meilleur état si tu conservais ton bien dans le ciel! Quand ici tu l'as enfoui, tu crains que ton serviteur ne vienne à savoir où, pour l'enlever et s'enfuir. Ici donc tu crains parce que ton serviteur pourrait te le dérober; mais là rien n'est à craindre, car ton Seigneur est pour toi un sûr gardien.

1. Mt 19,16-22- Mt 6,21

Mon serviteur est fidèle, réponds-tu; il sait où est mon trésor, mais il ne me trahira pas, il ne me l'enlèvera pas. Compare-le à ton Seigneur. Ton serviteur est fidèle; ton Dieu t'a-t-il jamais trompé? Ton serviteur est incapable de dérober, mais il peut laisser périr; ton Dieu ne peut ni l'un ni l'autre. Il te conserve ton trésor et il t'attend; il te délivre et t'inspire de l'attendre lui-même; il ne perdra non plus ni toi ni ce que tu lui confies. Viens, dira-t-il, reçois ce que tu as déposé près de moi. Que dis-je? il ne te parle pas ainsi. Je t'ai défendu de prêter à usure, dit-il, et à usure je t'ai emprunté. Tu voulais en prêtant accroître tes richesses, tu donnais à un homme pour en recevoir davantage: il était gai en recevant, mais il pleurait en rendant. Voilà ce que tu voulais et je m'y opposais, car c'est moi qui ai loué «celui qui n'a point prêté son argent à usure (1).» Je t'interdisais l'usure; je te l'ordonne maintenant; prête-moi à usure.

Ainsi donc te parle ton Seigneur: Tu veux donner peu et recevoir beaucoup; laisse-là ce malheureux qui pleure quand tu lui réclames; viens à moi qui suis si heureux de rendre. Me voici; donne et reçois; au temps des comptes je te rendrai. Que te rendrai-je? Tu as donné peu, reçois davantage; tu m'as donné de la terre, voici le ciel; tu m'as donné du temps, voici l'éternité; tu m'as donné ce qui m'appartient, me voici moi-même. En effet m'as-tu rien donné que tu ne l'aies reçu de moi? Je ne te rendrais pas ce que tu as donné, moi qui t'ai mis en mesure de donner; moi qui t'ai donné le Christ à qui tu as donné et qui te dira: «Quand vous l'avez fait à l'un de mes petits, c'est à moi que vous l'avez fait (2)?» Ainsi Celui à qui tu donnes nourrit les autres et il a faim à cause de toi; il donne et reste dans le besoin. Tu veux bien recevoir quand il donne, et ne donner pas quand il a besoin! Le Christ est dans le besoin quand le pauvre y est; il est prêt à donner l'éternelle vie à tous ses serviteurs, et maintenant il daigne recevoir dans la personne de chaque pauvre!

9. Il indique même où tu dois mettre ton bien, il dit le lieu où tu devrais l'envoyer. Pour ne pas le perdre transporte-le de la terre au ciel. Combien ont déjà perdu ce qu'ils voulaient conserver et n'ont pas appris par ces accidents, à prendre mieux leurs précautions! Que l'on vienne à te dire: Transporte tes richesses d'Occident en Orient, si tu ne veux pas les perdre; tu es embarrassé

1. Ps 14,5 - 2. Mt 25,40

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en peine, inquiet; tu examines ce que tu possèdes et à la vue de tant d'objets tu reconnais pour toi l'impossibilité d'aller t'établir au loin peut-être même pleures-tu dans cette obligation d'émigrer sans trouver moyen d'emmener ce que tu as amassé.

C'est plus loin encore qu'il te faut émigrer puisque Dieu t'a dit, non pas: Va d'Occident en Orient, mais: va de la terre au ciel. Tu es plus embarrassé encore, parce que tu vois une difficulté plus grande et tu dis en toi-même: Si je ne trouvais ni assez de bêtes de charge ni assez de vaisseaux pour me mener d'Occident en Orient, comment trouver des échelles capables de, tout me monter au ciel? - Ne sois pas en peine, reprend le Seigneur, ne sois pas en peine; c'est moi qui t'ai fait riche, moi qui t'ai mis en mesure de donner et je t'ai préparé des portefaix dans les pauvres. Si par exemple tu trouvais dans le besoin un homme d'outre-mer, ou bien si tu trouvais dans quelque embarras un citoyen du pays où tu veux aller, ne dirais-tu pas: Cet homme est du lieu où je veux me rendre; il manque ici de quelque chose, je vais le lui avancer afin qu'il me le rende par là? Le pauvre est ici dans l'indigence, et le pauvre est citoyen du royaume des cieux: pourquoi hésiter à le prendre pour l'aider à faire la traversée? Quand on avance ainsi à un étranger, c'est dans l'espoir de recevoir davantage lorsqu'on sera arrivé au pays de cet étranger: faisons de même.

10. Pour cela il suffirait de croire, de ranimer notre foi. Nous nous livrons en effet à des agitations vaines. Pourquoi des agitations vaines? Lorsque le Christ était endormi dans la barque, ses disciples faillirent être engloutis par les flots. Vous connaissez l'histoire: Jésus dormait, et ses disciples étaient dans le trouble; les vents soufflaient avec violence, les flots se soulevaient et la barque allait être submergée (1). Pourquoi? Encore une fois c'est que Jésus dormait. Ainsi ta barque est agitée, ainsi ton coeur se trouble quand le vent des tentations souffle avec violence sur la mer du siècle. Pourquoi, sinon parce que ta foi est endormie? et l'Apôtre Paul dit que par la foi le Christ habite dans nos coeurs (2). Réveille donc le Christ dans ton âme, ranime

1. Mt 8,23-27- 2. Ep 3,17

ta foi, apaise ta conscience et ton esquif est sauvé du naufrage. Comprends que l'auteur des promesses ne saurait tromper. Toutes encore ne te paraissent pas accomplies, parce que l'époque n'en est pas venue. Déjà néanmoins tu vois l'accomplissement d'un grand nombre. Dieu a promis son Christ, il l'a donné; il a promis sa résurrection, il est ressuscité; il a promis que son Église se répandrait dans tout l'univers, elle y est répandue; il a prédit les tribulations mêmes et d'énormes calamités, n'en a-t-on pas vu? Que reste-t-il? Les promesses sont accomplies, les prédictions le sont aussi, et tu as peur que le reste ne s'accomplisse pas! Ah! tu devrais craindre, si tu ne voyais rien de ce qui a été annoncé. Voici des guerres, voici des famines, voici des renversements; voici royaume contre royaume, voici des tremblements de terre, des calamités immenses; les scandales se multiplient, la charité se refroidit, l'iniquité s'étend: lis, tout cela a été prédit. Lis et reconnais-le; tout ce que tu vois était annoncé, et en comptant ce qui est arrivé, crois fermement que tu verras ce qui ne l'est pas encore. Quoi! en voyant Dieu te montrer ce qu'il a prédit, tu ne crois pas qu'il donne ce qu'il a promis? Tes inquiétudes mêmes doivent être l'affermissement de ta foi.

11. Si nous sommes à la fin du monde, il faut le quitter et non l'aimer. Comment! il est agité et tu l'aimes? Que serait-ce donc s'il était tranquille? Comment t'attacherais-tu à sa beauté, puisque tu l'embrasses ainsi dans sa laideur? Comment en cueillerais-tu les fleurs, puisque tu ne retires point la main du milieu de ses épines? Tu ne veux pas laisser le monde, il te laisse et tu cours après?

Ah! mes très-chers, purifions nos coeurs et ne perdons point la patience; appliquons-nous à la sagesse et observons la tempérance. Le travail passe, voici le repos; les fausses douceurs passent aussi, et voici le bien désiré par l'âme fidèle, le bien après lequel soupire ardemment quiconque est étranger dans ce siècle: c'est la bonne patrie, la patrie céleste, la patrie où on voit les anges, la patrie où nul habitant ne meurt et où n'entre aucun ennemi; la patrie où tu pourrais avoir Dieu pour éternel ami sans avoir aucun ennemi à redouter.





Augustin, Sermons 72