Augustin, Sermons 178

178

SERMON CLXXVIII. SUR LA JUSTICE (1).

ANALYSE. - L'évêque étant obligé de combattre non-seulement ceux qui contredisent la saine doctrine par leurs discoure, mais encore ceux qui y résistent par leurs actions, saint Augustin croit devoir réfuter ici ceux qui blessent la justice. Il leur rappelle et leur prouve que la justice impose trois devoirs: 1. Celui de ne pas ravir le bien d'autrui. Si l'Evangile condamne avec tant de rigueur ceux qui ne font pas l'aumône avec leurs propres biens, quels supplices n'attendent pas ceux qui dérobent ce qui ne leur appartient point! Vainement ils prétextent qu'avec ce bien ravi ils assistent les malheureux, ou qu'ils ne dépouillent que des païens. En dépouillant les païens ils les empêchent de devenir chrétiens, et en dépouillant des chrétiens c'est le Christ même qu'ils dépouillent; 2. le second devoir prescrit par la justice est de restituer le bien d'autrui. L'Ecriture en faisait une obligation sacrée au peuple juif lui-même. Exemple mémorable et touchant de restitution; 3. une autre obligation imposée par, la justice, c'est de la pratiquer, non par une crainte servile, mais par le pur amour qui ne demande pour récompense que le bonheur de jouir de Dieu.

1. Ce qu'on vient de lire de l'Epître du bienheureux Apôtre sur le choix des évêques, a été pour nous tous un avertissement. Nous y avons appris, nous, à nous examiner sérieusement, et vous, à ne pas nous juger, surtout à cause de cette pensée qui suit le passage de l'Evangile dont on nous a encore donné lecture: «Gardez-vous de juger avec acception des personnes, mais rendez un juste jugement (2)». En effet pour ne pas faire, dans ses jugements, acception des étrangers, il ne faut pas faire non plus acception de soi-même.

1 Tt 1,9 - 2. Jn 7,24

Le bienheureux Apôtre dit quelque part «Je combats, mais non comme frappant l'air; au contraire je châtie mon corps et le réduis «en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi-même (1)». Cette frayeur se communique à nous. Que fera l'agneau, lorsque tremble le bélier? Parmi les nombreux devoirs auxquels l'Apôtre exige que soit propre l'évêque, il en est un qui vient de nous être rappelé aussi, et que nous pourrons nous contenter d'examiner et d'approfondir; car si nous cherchions à les étudier tous en détail et à traiter de chacun d'eux comme il se rait convenable, ni nos forces ni les vôtres n suffiraient, les nôtres pour parler, les vôtres pour écouter. Or, quel est ce devoir spécial que j'ai en vue, avec le secours de Celui qui vient de me glacer d'effroi? C'est que nonobstant

1. 1Co 9,26-27

123

tant ses autres obligations l'évêque doit être, selon l'Apôtre, puissant en bonne doctrine, afin de pouvoir confondre les contradicteurs. Quelle couvre importante! quel lourd fardeau! quelle pente rapide! Mais «j'espérerai en Dieu, est-il écrit, car il me délivrera lui-même du piège des chasseurs et des dures paroles (1)». C'est qu'il n'est rien, comme la crainte des paroles dures, pour rendre indolent un ministre de Dieu quand il s'agit de confondre les contradicteurs.

2. Je commencerai donc, autant que Dieu m'en fera la grâce, par vous expliquer ce que signifie «confondre les contradicteurs». Le mot contradicteur est susceptible de plusieurs sens. Très-peu en effet nous contredisent par leurs paroles, mais beaucoup par leur vie désordonnée. Quel chrétien oserait me soutenir qu'il est bien de dérober ce qui appartient à autrui, quand aucun ne se permettrait de dire qu'il est bien de conserver avec ténacité ce qui nous appartient à nous-mêmes? Il est parlé d'un riche qui avait fait un grand héritage et qui ne trouvait plus à loger ses récoltes; qui s'applaudissait du dessein, conçu tout à coup, de détruire ses vieux greniers pour en construire de nouveaux et les remplir, et qui disait à son âme: «Voilà, mon âme, que pour longtemps tu as beaucoup de bien: livre-toi à la joie, au plaisir, à la bonne chère». Mais ce riche cherchait-il à s'emparer du bien d'autrui? Il voulait faire ses récoltes et songeait au moyen de les rentrer; il ne pensait ni à s'emparer des champs de ses voisins, ni à déplacer les bornes, ni à dépouiller le pauvre, ni à tromper le simple, mais uniquement à loger, ce qui était à lui. Or, parce qu'il tenait à ce qui lui appartenait, apprenez ce qui lui fut dit, et comprenez par là ce qu'ont à attendre les ravisseurs du bien d'autrui.

Au moment donc où il croyait si sage l'idée qui lui était venue de renverser ses vieux greniers trop étroits et d'en construire de plus amples pour y rentrer et y serrer toutes ses récoltes, sans songer à convoiter ni à ravir le bien d'autrui, Dieu lui dit: «Insensé!» car en te croyant sage tu n'es qu'un insensé; «Insensé» donc, «cette nuit même on te redemande ton âme; et ces biens amassés, à qui seront-ils (2)?» Pour les avoir conservés ils ne seront plus à toi; ils t'appartiendraient

1. Ps 91,2-3 - 2. Lc 12,16-20

toujours, si tu les avais donnés. A quoi bon enfermer ce que tu vas quitter? - Ainsi fut réprimandé ce misérable qui rentrait son bien par avarice. Mais si pour cette raison Dieu le traite d'insensé, quel nom, dites-moi, faut-il donner à celui qui dérobe? Si le premier semble couvert de boue, le second n'est-il pas tout rempli d'ulcères? Que celui-ci pourtant est loin de ressembler à ce pauvre qui gisait à la porte du riche et dont les chiens léchaient les plaies! L'un n'avait des ulcères que dans son corps, le voleur en a dans le coeur.

3. Quelqu'un objectera peut-être: Etait-ce donc pour cet avare un si terrible châtiment que d'entendre Dieu lui dire: «Insensé!» Ah! c'est que dans la bouche de Dieu ce mot a un tout autre effet que dans la bouche d'un homme. Dans la bouche de Dieu, c'est une sentence. Le Seigneur, en effet, donnera-t-il à des insensés le royaume des cieux? Et que reste-t-il, sinon les peines de l'enfer, à ceux qui n'auront pas ce royaume? Vous croyez que nous parlons ici par simple conjecture voyons la vérité dans tout son éclat.

Pour revenir à ce riche qui voyait étendu à sa porte le pauvre couvert d'ulcères, il n'est pas dit de lui qu'il se fût approprié le bien d'autrui. «Il y avait, est-il écrit, un riche qui se couvrait de pourpre et de fin lin, et qui chaque jour faisait grande chère». Il était riche, dit le Sauveur; il n'est pas dit qu'il fût ni calomniateur, ni oppresseur des pauvres, ni ravisseur, voleur ou receleur du bien d'autrui, ni spoliateur des orphelins, ni persécuteur des veuves; rien de tout cela: seulement «il était riche». Est-ce un crime? Il était riche, mais de son propre bien. Qu'avait-il dérobé? Ah! s'il avait dérobé, le Seigneur ne le dirait-il pas? Cacherait-il ses fautes pour faire acception de sa personne, quoiqu'il nous défende de faire dans nos jugements acception de qui que ce soit? Veux-tu donc savoir en quoi, consiste la culpabilité de ce riche? ne cherche pas à connaître plus que ne te dit la Vérité même. «Il était riche, dit-elle, vêtu de pourpre et de fin lin, et faisant grande chère chaque jour». Quel est enfin son crime? Son crime, c'est ce pauvre couvert d'ulcères qu'il ne soulage pas, et ce fait prouve manifestement qu'il est sans entrailles. Car, mes bien-aimés, si ce malheureux qui gisait à sa porte, avait reçu de lui le pain nécessaire, serait-il écrit qu' «il désirait se rassasier des (124) miettes qui tombaient de la table du riche?» Ce crime seul, cette inhumanité avec laquelle il dédaignait le pauvre étendu devant sa porte sans lui donner les aliments convenables, lui mérita la mort; une fois enseveli et plongé dans les tourments de l'enfer, il leva les yeux et vit le pauvre dans le sein d'Abraham. Mais pourquoi plus de détails? Là il soupirait après une goutte d'eau, lui qui n'avait pas donné une miette de pain: une avarice cruelle lui avait fait refuser; un arrêt plein de justice le condamna à ne pas obtenir (1). Or, si de tels châtiments sont réservés aux avares, à quoi ne doivent pas s'attendre les ravisseurs?

4. Pour moi, me dit quelqu'un de ces ravisseurs, je ne ressemble pas à ce riche. Je donne des repas de charité, j'envoie du pain aux prisonniers, des vêtements à ceux qui n'en ont point et j'abrite les étrangers. - Ainsi tu crois donner? Oui, si tu ne ravissais pas. Celui à qui tu donnes est dans la joie; celui que tu dépouilles, dans les larmes: lequel des deux exaucera le Seigneur? Tu dis à l'un: Remercie-moi de t'avoir donné; mais l'autre te dit de son côté: Je souffre de ce que tu m'as pris. De plus, ce que tu as pris à l'un, tu le conserves presque tout entier; et ce que tu donnes à l'autre, est fort peu de chose; et pourtant, eusses-tu donné absolument tout, Dieu n'aimerait pas encore cette conduite. Insensé, te dit-il, je t'ai commandé de donner, mais non pas du bien d'autrui. Si tu as quelque chose, donne de ce qui est à toi; situ n'as rien à donner, mieux vaut ne donner rien que de dépouiller les autres.

Lorsque le Christ Notre Seigneur siégera sur son tribunal, et qu'il aura placé les uns à sa droite et les autres à sa gauche, il dira à ceux qui auront fait de bonnes oeuvres: «Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume»; tandis qu'aux hommes stériles qui n'auront pas fait de bien aux pauvres, il parlera ainsi: «Allez au feu éternel». Aux bons, que dira-t-il encore? «Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger», et le reste. «Seigneur, reprendront ceux-ci, quand vous avons-nous vu endurer la faim? - Ce que vous avez fait, répondra-t-il, à l'un des derniers d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait». Insensé, qui veux faire l'aumône avec le bien usurpé, comprendras-tu enfin que si

1. Lc 16,19-26

tu nourris le christ en nourrissant un chrétien, dépouiller un chrétien c'est aussi dépouiller le Christ? Remarque ce qu'il dira à ceux de la gauche: «Allez au feu éternels, Pourquoi? Parce que j'ai eu faim et que vous ne m'avez pas donné à manger; j'ai été nu et vous ne m'avez pas donné de vêtement (1)». - «Allez». Où? «Au feu éternel». Oui allez-y. Pourquoi? «Parce que j'ai été nu et que vous ne m'avez pas donné de vêtement». Mais s'il doit aller au feu éternel, celui à qui le Christ dira: J'ai été nu, et tu ne m'as point donné de vêtement, quelle place occupera dans ces flammes celui à qui il pourra dire: J'avais des vêtements et tu m'en as dépouillé?

5. Pour échapper à cette sentence et n'entendre pas le Christ t'adresser ces mots: J'avais des vêtements et tu m'en as dépouillé, voudrais-tu, contre la coutume établie, dépouiller le païen pour vêtir le chrétien? Ici encore le Christ te répondrait; oui il te répond ici même par l'organe d'un de ses ministres, si peu de chose que soit celui-ci: Ah! prends garde de me faire tort; car si un chrétien dépouille un païen, il l'empêchera de devenir chrétien. Insisterais-tu et dirais-tu: Mais ce n'est point par haine, c'est par amour de l'ordre que je lui inflige ce châtiment; je prétends, au moyen de cette sévère et salutaire correction, faire de lui un chrétien? Je t'écouterais et je te croirais, si tu donnais au chrétien toute la dépouille de ce païen.

6. Nous venons de parler contre ce vice qui jette partout le désordre au milieu de l'humanité; et personne ne nous contredit. Eh! qui oserait s'élever par ses paroles contre une vérité si manifeste? Ainsi nous ne faisons point actuellement ce que prescrit l'Apôtre, puisque nous ne réfutons point de contradicteurs; loin de réfuter des contradicteurs, nous parlons à des fidèles soumis, nous instruisons des hommes qui nous applaudissent. Hélas! ce n'est point par des paroles, n'est-ce point par des actes qu'on nous contredit? Je rappelle à l'ordre et on dérobe; j'enseigne, on dérobe encore; je commande, on dérobe aussi; je reprends, on dérobe toujours; n'est. ce pas contredire? Je dirai donc encore sur ce sujet ce que je crois nécessaire. Abstenez-vous, mes frères, abstenez-vous,

1. Mt 25,34

125

mes enfants, abstenez-vous de l'habitude du vol; et vous qui gémissez sous la main des ravisseurs, abstenez-vous du désir de ravir. Un tel est puissant et il enlève le bien d'autrui; toi au contraire tu gémis sous sa main rapace; mais si tu ne fais pas comme lui, c'est que tu n'en as pas le pouvoir. Montre-moi ce pouvoir et je confesserai avec bonheur que la passion est domptée en toi.

7. L'Ecriture proclame heureux «celui qui n'a point couru après l'or, qui a pu transgresser et qui n'a point transgressé, faire le mal et ne l'a pas fait (1)». Pour toi, tu n'as, dis-tu, refusé jamais de rendre le bien d'autrui. N'est-ce point parce que personne jamais ne te l'a confié, ou qu'on ne te l'a confié qu'en présence de plusieurs témoins? Mais, dis-moi, l'as-tu rendu également quand toi et celui qui te le remettait, vous n'aviez pour témoin que le regard de Dieu? Si tu l'as rendu alors, si après la mort du dépositaire tu as remis au fils ce que t'avait confié le père à son insu, je te louerai de n'avoir pas couru après l'or, d'avoir pu transgresser et de n'avoir pas transgressé, faire le mal et de ne l'avoir pas fait. Je te louerai également si tu as rendu sans délai le sac de monnaie que tu as pu trouver sur ton chemin et quand il n'y avait personne pour te voir.

Allons, mes frères, rentrez en vous-mêmes, examinez-vous, interrogez-vous, rendez-vous compte sans déguisement et jugez-vous, non pas en faisant acception de la personne, mais selon la justice rigoureuse. Tu es chrétien, tu fréquentes l'Eglise, tu écoutes la parole de Dieu et tu l'entends lire avec la plus sensible joie. Or, pendant que tu applaudis celui qui l'explique, je demande qu'on la pratique; oui, pendant que tu loues celui qui la prêche, je demande qu'on l'observe. Tu es donc chrétien, tu fréquentes l'Eglise, tu aimes la divine parole et tu l'écoutes avec plaisir. Eh bien! voici une parole divine que je te présente, sache à sa lumière t'examiner et te peser, monter sur le tribunal de ta conscience pour comparaître toi-même devant toi-même, te juger et te corriger si tu te trouves en défaut. La voici donc. Dieu dit dans sa loi qu'il faut rendre ce qu'on a trouvé (2). Dans cette loi donnée par lui au premier peuple, pour qui le Christ n'était pas encore mort, il dit donc

1. Si 31,8-10 - 2. Dt 22,3

qu'il faut rendre, comme étant le bien d'autrui, ce qu'on a trouvé. Ainsi, par exemple, si tu avais rencontré sur la route la bourse d'un autre, tu serais obligé de la lui rendre. Mais tu ne sais à qui elle appartient? Vaine excuse d'ignorance que nul ne prétexte, s'il n'est esclave de l'avarice.

8. Voici pour votre charité, car les dons viennent de Dieu, et il en est parmi son peuple qui n'écoutent pas en vain sa parole; voici donc ce que fit un homme très-pauvre, pendant que nous étions établis à Milan. Cet homme était réduit à servir de valet à un grammairien; mais il était excellent chrétien, quoique son maître fût païen et méritât plutôt d'être debout à la porte qu'assis dans la chaire (1). Ce pauvre trouva une bourse qui contenait, si je ne me trompe, environ deux cents pièces d'argent. Pour observer la loi, il fit placer une affiche en public. S'il connaissait l'obligation de rendre la bourse, il ne savait à qui la remettre. Voici quel était le sens de cette affiche: Celui qui a perdu de l'argent n'a qu'à venir en tel endroit et demander un tel. Le malheureux qui avait perdu sa bourse et qui portait ses plaintes de tous côtés, ayant rencontré et lu cette affiche, s'empressa de suivre la direction indiquée. Pour n'être pas dupe d'un voleur, celui qui avait trouvé la bourse lui demanda comment elle était, quels en étaient le sceau et le contenu. Les réponses l'ayant satisfait, il la rendit. Au comble de la joie et désireux de témoigner sa reconnaissance, le premier lui offrit comme fa dîme, vingt pièces d'argent: il les refusa. Il le pria d'en accepter au moins dix: nouveau refus. Cinq au moins: refus encore. De mauvaise humeur, il jeta sa bourse: Je n'ai rien perdu, dit-il; non, je n'ai rien perdu si tu ne veux rien accepter. Quel combat! mes frères, quelle lutte! quel démêlé! quel conflit! Le monde en était le théâtre et Dieu le seul spectateur. Le pauvre pourtant se laissa vaincre; il accepta ce qu'on lui offrait, mais ce fut pour aller aussitôt le distribuer aux pauvres sans en garder chez lui la moindre parcelle.

9. Eh bien! si j'ai fait quelque impression

1. Le texte porte Proscholus et désigne l'homme de peine destiné surtout à faire la police dans la classe. En disant que le maître méritait plutôt d'être à la porte, où se tenait le domestique, ante velum, qu'assis dans la chaire, l'humilité de saint Augustin laisse entendre que le maître dont il s'agit n'était autre que lui-même. Le trait est donc fort authentique. (Voir Conf. liv. i, ch. 13)

126

sur vos coeurs, si la parole de Dieu y a trouvé place, si elle y est à l'aise, suivez ses inspirations, mes frères; ne croyez pas perdre; au contraire, vous gagnerez beaucoup à faire ce que je vous dis. - Mais j'ai perdu vingt, j'ai perdu deux cents, cinq cents sous. - Qu'as-tu perdu? Cet argent est sorti de chez toi; mais c'est un autre et non pas toi qui l'a perdu d'abord. La terre n'est-elle pas comme une grande maison, comme une hôtellerie où vous êtes entrés tous deux, parce que vous êtes tous deux voyageurs en cette vie? L'un de vous y a donc déposé sa bourse, il l'a oubliée; c'est-à-dire qu'elle est tombée pendant qu'il partait, et toi tu l'as trouvée ensuite. Or, qui es-tu? Un chrétien. Qui es-tu? Un homme qui connais la loi, oui, un chrétien qui l'as entendue. Qui es-tu encore? Un coeur généreux qui as beaucoup applaudi en entendant cette loi. Eh bien! si tes applaudissements étaient sincères, rends donc ce que tu as trouvé; autrement ces applaudissements seraient contre toi comme des témoins à charge. Soyez fidèles à rendre ce que vous avez trouvé; vous aurez le droit alors de crier contre l'iniquité des ravisseurs. N'es-tu pas ravisseur, lorsque tu ne rends pas ce que tu as trouvé? C'est ravir autant que tu en es capable; et si tu ne ravis pas davantage, c'est que tu n'en as pas le pouvoir. Refuser de rendre le bien d'autrui, c'est prouver qu'on le dérobera dans l'occasion. La crainte seule t'empêche alors de le prendre: ce n'est pas faire le bien, c'est redouter le mal.

10. Quel mérite y a-t-il à redouter le mal? Le mérite, c'est de ne pas faire le mal; le mérite, c'est d'aimer le bien. Le larron aussi ne craint-il pas le mal? S'il ne le fait pas par impuissance, il n'en est pas moins larron; car c'est le coeur et non la main que Dieu a en vue. Un loup court à un troupeau de brebis, il cherche à y pénétrer, à égorger, à dévorer; mais les bergers veillent, les chiens aboient et le loup rendu impuissant n'enlève ni n'égorge rien: ne s'en retourne-t-il pas aussi loup qu'il est venu? Pour n'emporter pas de brebis, est-il devenu brebis, de loup qu'il était? Il venait avec fureur, il retourne avec frayeur n'est-ce pas toujours la fureur et la frayeur d'un loup? Toi donc qui veux juger, examine-toi: si tu reconnais que tu ne fais pas le mal quand tu pourrais le faire sans encourir la vengeance des hommes, vraiment tu crains Dieu. Personne n'est là, personne, si ce n'est toi, celui que tu maltraites et Dieu qui vous voit tous deux. Vois-le toi-même et crains; ce n'est pas assez: vois-le et non-seulement crains le mal, mais encore aime le bien. Il ne suffit pas en effet, pour être parfait, de ne pas faire le mal dans la crainte de l'enfer; je l'ose dire, s'il n'y a en toi que cette crainte, tu as bien la foi puisque tu crois au jugement à venir da Dieu, je suis heureux de voir en toi cette croyance, mais je tremble encore pour ton penchant au mal. Que veux-je dire? Qu'éviter le mal par crainte de l'enfer, ce n'est pas faire le bien par amour de la justice.

11. Il est donc bien différent de craindre la peine ou d'aimer la justice. Cet amour doit être pur dans ton coeur, c'est-à-dire qu'il doit te porter à désirer de voir, non pas le ciel et la terre, non pas les plaines transparentes de la mer, non pas les vains spectacles ni l'éclat et la splendeur des pierreries, mais ton Dieu lui-même. Désire donc de le voir, désire de l'aimer, puisqu'il est écrit: «Mes bien-aimés nous sommes les enfants de Dieu, et ce qui nous serons ne paraît pas encore; mais nous savons que lorsqu'il apparaîtra, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est (1)». Voilà, voilà pour quelle contemplation je t'engage à faire le bien et de plus à éviter le mal.

Supposons que tu désires jouir de la vue ton Dieu et que cet amour ne cesse de soupirer en toi durant ce pèlerinage. Le Seigneur toi Dieu veut t'éprouver, il te dit: Eh bien! fais ce qu'il te plaît, contente tes passions, donne un libre cours à la débauche, multiplie tes actes de luxure et crois permis tout ce qui t'est agréable. Pour rien de tout cela je ne te punirai ne te jetterai dans les enfers, je te refuse seulement ma présence. Si tu trembles à ces mots, c'est que tu aimes Dieu; oui, si à ces paroles: Ton Dieu ne se laissera point voir à toi, ton coeur est ému de crainte, si tu regardes comme un grand malheur pour toi la privation de la vue de ton Dieu, c'est que toi amour est pur. Ah! si ma parole rencontre el vous quelque étincelle de ce pur amour de Dieu, entretenez-la; et pour l'accroître toutes vos forces, recourez à la prière, l'humilité, à la douleur de la pénitence, à l'amour de la justice, aux bonnes oeuvres, aux saints gémissements, à l'édification de la vie,

1. 1Jn 3,2

127

à la fidélité dans vos rapports avec vos frères. Soufflez, développez en vous cette étincelle précieuse du divin amour. Lorsqu'elle aura grandi, lorsque ses pures flammes auront produit comme un; immense embrasement, elle consumera en un clin d'oeil la paille des passions charnelles.




179

SERMON CLXXIX. LA PAROLE DE DIEU (Jc 1,19-22).

Jc 1,19-22

ANALYSE. - La Parole de Dieu nous impose deux devoirs, celui de l'écouter et celui de la pratiquer. I. Il est bien plus sûr d'écouter la parole de Dieu que de l'annoncer, et saint Augustin envie le bonheur de ceux qui n'ont qu'à l'entendre. Ce bonheur n'est-il pas comparable à celui de Marie assise aux pieds de Jésus? Les oeuvres auxquelles se livre Marthe passeront, quoique la récompense méritée par elle ne doive pas passer. Mais l'occupation même de Marie ne passera pas; elle ne fera que se perfectionner. II. Quant au devoir de pratiquer la divine parole, il pèse sur les prédicateurs comme sur les auditeurs, et tous doivent l'accomplir intérieurement et extérieurement; intérieurement par la pureté d'intention, extérieurement par la pureté de la vie et sa conformité aux divins commandements. Ecouter la sainte parole sans la pratiquer, c'est bâtir sur le sable; l'écouter et la pratiquer, c'est bâtir sur le roc; ne faire ni l'un ni l'autre, c'est ne pas même bâtir, c'est rester, sans aucun abri, exposé à tous les dangers. Il faut donc pratiquer, pratiquer sans s'inquiéter des défauts et des vices mêmes qui se peuvent rencontrer dans le prédicateur.

1. Le bienheureux Apôtre Jacques s'adresse aux auditeurs assidus de la parole divine et leur dit: «Pratiquez cette parole, sans vous contenter de l'écouter; ce serait vous tromper vous-mêmes». Vous-mêmes, et non pas celui qui vous envoie cette parole, ni celui qui vous l'annonce.

Cette pensée jaillit de la source même de la vérité, et nous est présentée par la bouche infaillible d'un Apôtre. A notre tour donc, nous nous en emparons avec confiance pour en faire le sujet de cette exhortation; mais en vous l'adressant nous n'aurons garde de nous oublier nous-mêmes. A quoi servirait de prêcher extérieurement la parole de Dieu, si d'abord on ne l'écoutait dans son coeur? Sommes-nous assez étrangers à l'humanité et à toute réflexion sérieuse, pour ne comprendre pas les dangers que nous courons en annonçant aux peuples la sainte parole? Une chose pourtant nous encourage, c'est le secours que nous assurent vos prières au milieu de nos périlleuses fonctions. Mais pour vous montrer, mes frères, combien, à la place que vous occupez, vous êtes plus en sûreté que nous, je vous citerai une autre pensée du même Apôtre: «Que chacun de vous, dit-il, soit prompt à écouter et lent à parler». Par égard donc à cette recommandation d'être prompts à écouter et lents à parler, un mot d'abord du devoir que nous accomplissons; et après vous avoir dit pourquoi nous prêchons si souvent, je reviendrai au premier objet de ce discours.

2. Notre devoir est de vous exciter, non-seulement à écouter la parole de Dieu, mais encore à la pratiquer. Quel est pourtant l'homme qui ne nous juge, lorsque peu frappé de cette obligation il lit ces mots sacrés: «Que chacun soit prompt à écouter et lent à parler?» N'est-ce pas d'ailleurs votre ferveur qui nous force à n'observer pas cette recommandation? Mais quand je me jette ainsi au milieu des dangers, c'est pour vous une nécessité nouvelle de nous soutenir par vos prières.

Toutefois, mes frères, je vais vous faire un aveu auquel je vous demande d'ajouter foi, puisque vous ne pouvez lire dans mon coeur. Pour obéir aux ordres de mon seigneur et frère, votre évêque, ainsi que pour faire droit à vos instances, je vous parle fréquemment: ma joie solide n'est pourtant pas de prêcher, mais d'écouter. Oui, je le répète, ma joie solide est de pouvoir écouter, non pas de prêcher. (128)

Quand j'écoute, en effet, ma joie ne court aucun danger, je ne suis pas exposé à l'orgueil; car on n'a pas à craindre de tomber dans cet abîme, lorsqu'on s'appuie sur le roc inébranlable de la vérité. Voulez-vous une preuve de ce que je vous dis? Écoutez ces paroles: «Vous me donnerez, si je vous écoute, la joie et l'allégresse». Ainsi mon bonheur est d'entendre. Le Prophète ajoute aussitôt: «Et mes ossements humiliés tressailleront de plaisir (Ps 50,10)». C'est donc être humble que d'écouter, tandis que pour ne pas tomber, en prêchant, dans une vaine complaisance, il faut se comprimer. Si je ne m'enfle point alors, j'y suis exposé; au lieu qu'en écoutant, je jouis d'un bonheur aussi sûr qu'il est secret. A ce bonheur n'était pas étranger l'ami de l'Époux quand il disait: «L'Époux est celui à qui appartient l'épouse; pour l'ami de l'Époux, il est debout et l'écoute»; et s'il est debout, c'est qu'il écoute. Aussi le premier homme resta-t-il debout, tant qu'il écouta Dieu, tandis qu'il tomba dès qu'il eut prêté l'oreille au serpent. Il est donc bien vrai que «l'ami de l'Époux est debout et l'écoute, et que de plus il est transporté de joie parce qu'il entend la voix de l'Epoux (Jn 3,29)». Non pas sa propre voix à lui, mais la voix de l'Époux. Jean toutefois ne cachait pas publiquement aux peuples cette voix de l'Époux qu'il entendait secrètement.

3. C'est le bonheur dont Marie également avait fait choix, pendant qu'elle laissait sa soeur vaquer aux soins nombreux du service, pour demeurer assise aux pieds du Seigneur et entendre en repos sa parole. Si Jean était debout et Marie assise, Marie n'en était pas moins debout dans son coeur et Jean assis dans son humilité, car l'attitude de Jean est le symbole de la persévérance, comme celle de Marie, l'indication de l'humilité. Pour vous convaincre que l'attitude de Jean désigne la persévérance, souvenez-vous que le démon ne persévéra point et qu'il est écrit de lui: «Il a été homicide dès le commencement et n'est point resté debout dans la vérité (Jn 8,44)». Pour vous convaincre aussi que la position de Marie symbolise l'humilité, voici ce que dit un psaume à propos de la pénitence: «Levez-vous après avoir été assis, vous qui mangez le pain de la douleur (Ps 126,2)». Pourquoi se lever après avoir été assis? C'est que «celui qui s'humilie sera élevé (Lc 14,11)».

Maintenant, le Seigneur nous dira lui-même, en parlant de Marie assise à ses pieds et recueillant sa parole, quel bonheur il y a à l'entendre. Pendant que sa soeur était surchargée des préparatifs du service, elle se plaignait à Jésus même de n'être pas secondée par elle, et Jésus lui répondit: «Marthe, Marthe, à combien d'occupations tu te livres! Il n'y a pourtant qu'une chose nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, laquelle ne lui sera point ôtée (Lc 10,38-42)». Y avait-il du mal dans ce que faisait Marthe? Eh! qui de nous pourrait exalter suffisamment le mérite immense de donner l'hospitalité à des saints? Mais s'il y a tant de mérite à être hospitalier envers les saints, quel mérite bien plus considérable à pratiquer cette vertu envers le Chef même des saints et ses principaux membres, envers le Christ et ses apôtres? Vous tous qui aimez à exercer cette vertu, ne dites-vous pas, en entendant parler de ce que faisait Marthe: Oh! qu'elle était heureuse, qu'elle était favorisée de recevoir le Seigneur même et d'avoir pour hôtes ses apôtres pendant qu'ils vivaient sur la terre? Ne te décourage pourtant point de ne pouvoir, comme Marthe, accueillir dans ta demeure le Seigneur avec ses apôtres; lui-même te rassure: «Ce que vous avez fait à l'un des derniers d'entre les miens, dit-il, vous me l'avez fait à moi (Mt 25,40)». L'Apôtre donc nous prescrit quelque chose de bien grand, de bien important, quand il dit: «Partagez avec les saints qui sont dans le besoin, aimez à exercer l'hospitalité (Rm 12,13)». Puis, louant cette vertu dans l'Épître aux Hébreux: «C'est elle, dit-il, qui a mérité à plusieurs d'abriter des anges à leur insu (He 12,2)». Quel service magnifique! quelle insigne faveur! «Marie pourtant a choisi la meilleure part», en demeurant assise, en repos et en écoutant, tandis que sa soeur allait et venait, se fatiguait et pensait à tant de choses.

4. Le Seigneur montre néanmoins ce qui rendait meilleure la part de Marie. Après avoir dit: «Marie a choisi la meilleure part», il ajoute aussitôt et comme pour répondre à notre désir d'en savoir la raison: «Laquelle ne lui sera point ôtée». Que voir là, mes frères? Si la raison pour laquelle la part de Marie est préférable, est que cette part ne lui sera point ôtée, il s'ensuit sûrement que l'autre (129) part choisie par Marthe ne lui sera pas conservée toujours. Oui, quiconque fournit aux saints ce qui est nécessaire à la vie corporelle, ne le fera pas toujours; il n'aura pas toujours à leur rendre ces services. Pourquoi les leur rend-on en effet, sinon parce qu'ils sont faibles? Pourquoi encore, sinon parce qu'ils sont mortels? Pourquoi, sinon parce qu'ils ont faim et soif? Mais qu'éprouveront-ils de tout cela, lorsque ce corps corruptible sera revêtu d'incorruptibilité, et que ce corps mortel sera devenu immortel? Quel service à rendre au besoin, lorsqu'il n'y aura plus de besoin? Alors donc il n'y aura plus de travail, mais on en aura la récompense. Comment donner à manger, quand nul n'aura faim? à boire, quand personne n'aura soif? A qui offrir l'hospitalité, quand il n'y aura point d'étranger?

C'était afin de pouvoir récompenser de la pratique de la charité, que le Seigneur daignait se laisser dans le besoin avec ses apôtres. S'il avait faim et soif, ce n'était point par nécessité, c'était par bonté. Il était bon que le Créateur de toutes choses fût dans le besoin; car c'était un moyen de rendre heureux qui l'assisterait. De plus, quand on assistait ainsi le Sauveur, que lui donnait-on? qui lui donnait? où prenait-on pour lui donner? et à qui donnait-on? Que donnait-on? A manger au pain même. Qui lui donnait? Celui qui voulait recevoir de lui bien davantage. Où prenait-on? Chacun donnait-il de ce qui lui appartenait? Mais que possédait-on qu'on ne l'eût reçu? A qui enfin donnait-on? N'est-ce pas à Celui qui avait créé tout à la fois, et ce qu'on lui donnait, et celui qui lui donnait? Quel noble service! quel emploi magnifique! quelle immense faveur! Et pourtant «Marie a choisi la meilleure part, laquelle ne lui sera point ôtée». Ainsi donc la part de Marthe passe; mais, je le répète, sa récompense ne passe point.

5. La part même de Marie ne passe point. Voici comment. D'où venait, dites-moi, la joie de Marie en écoutant? Que mangeait-elle? Que buvait-elle? Savez-vous ce qu'elle mangeait, ce qu'elle buvait? Demandons-le au Seigneur même; demandons-lui quel banquet il prépare à ses amis. «Heureux, dit-il, ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés (Mt 5,6)». - C'est à cette fontaine, c'est dans ce grenier que puisait Marie les quelques miettes qu'elle mangeait avec avidité aux pieds du Seigneur. Le Seigneur lui donnait bien alors autant qu'elle pouvait prendre; mais ni ses disciples, ni ses apôtres mêmes n'étaient alors capables de recevoir autant qu'il donnera un jour au céleste festin. Aussi leur disait-il: «J'ai encore beaucoup de choses à vous enseigner; mais vous ne sauriez les entendre encore (Jn 16,12)». Je demandais donc d'où venait le bonheur de Marie; ce qu'elle mangeait, ce qu'elle buvait dans son coeur avec une avidité si soutenue. C'était la justice, la vérité. La vérité faisait ses délices, elle écoutait la vérité; elle aspirait à la vérité, soupirait après elle; elle en avait faim et elle la mangeait; soif et elle la buvait; elle se rassasiait ainsi sans rien retrancher à ce qui lui servait de nourriture. Quelles étaient les délices de Marie? Que mangeait-elle? Je m'arrête à cette idée, parce qu'elle fait mes délices à moi-même. Je l'ose donc déclarer, elle mangeait Celui qu'elle entendait. Elle mangeait la vérité; mais n'a-t-il pas dit: «Je suis la Vérité (Jn 95,16)?» Que dire encore? Lui se laissait manger, comme étant un pain, car il a dit aussi: «Je suis le pain descendu du ciel (Jn 6,14)». Voilà, voilà le pain qui nourrit sans s'épuiser.

6. Je prie votre charité de se rendre ici fort attentive. Servir les saints, leur préparer à manger, leur offrir à boire, pour eux dresser la table, préparer un lit, leur laver les pieds et les recevoir dans sa demeure, tout cela, disons-nous, doit passer. Mais qui oserait avancer que si maintenant nous vivons de la vérité, nous n'en vivrons plus, une fois parvenus à l'immortalité? N'est-il pas vrai que nous ne pouvons aujourd'hui recueillir que des miettes et qu'alors nous serons assis à la table de Dieu même? C'est de ces aliments spirituels que parlait le Sauveur, lorsque faisant l'éloge de la foi du centurion, il disait: «En «vérité je vous le déclare, je n'ai pas trouvé dans Israël une foi aussi grande. Aussi, je vous l'annonce, beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et prendront place, avec Abraham, Isaac et Jacob, au festin du royaume des cieux (Mt 8,10-11)». Loin de nous la pensée de comparer ces aliments célestes à ceux dont il est question dans ce passage de l'Apôtre: «La nourriture est pour l'estomac, et (130) l'estomac pour la nourriture; mais Dieu détruira l'un et l'autre (1Co 6,13)». Il détruira? C'est qu'on ne ressentira plus la faim. Mais la nourriture qu'on prendra alors durera toujours. C'est la récompense qu'il promet de donner à ses saints dans son royaume: «En vérité je vous le déclare, dit-il, il les fera mettre à table; lui-même passera et les servira (Lc 12,37)». Que signifie: «Il les fera mettre à table», sinon: Il les fera reposer, reposer complètement? Et: «Il passera lui-même et les servira?» Qu'il les servira après avoir passé ici, car le Christ a passé ici, et il nous faudra le rejoindre dans ce séjour où il ne passe plus. Le mot Pâque en hébreu signifie passage; à quoi fait allusion le Sauveur, ou plutôt son Evangéliste, lorsqu'il dit: «L'heure étant venue pour lui de passer de ce monde à son Père (Jn 13,1)». Or, si dès maintenant il nous sert, et quelle nourriture! à quoi ne devons-nous pas nous attendre alors? La part choisie par Marie devait donc croître plutôt que de passer. Eh! quand le coeur humain jouit de la lumière de la vérité, de l'abondance de la sagesse; quand surtout ce coeur humain est un coeur fidèle et saint, à quelles délices comparer ce qu'il ressent? D'aucune autre satisfaction on ne saurait même dire qu'elle est moindre; ce serait comme laisser croire qu'en augmentant elle pourra égaler ces divines délices. Ici donc point de degré moindre, point de comparaison à établir les joies sont de nature trop différente. Pourquoi en ce moment êtes-vous tous si attentifs, si appliqués? Pourquoi cette émotion et ce plaisir quand vous voyez la vérité? Que voyez-vous alors? Que saisissez-vous? Quelle couleur brillante a frappé vos regards? Quelle forme, quelle figure a passé devant vous? Quelle en était la grandeur, quels en étaient les membres, quelle en était la beauté corporelle? Rien de tout cela; et pourtant vous aimez; applaudiriez-vous ainsi, si vous n'aimiez pas? Or, aimeriez-vous, si vous ne voyiez rien? Oui, sans que je vous montre ni formes corporelles, ni couleurs, ni contours, ni mouvements cadencés, sans que je vous montre rien de tout cela, vous voyez, vous aimez, vous applaudissez. Ah! si maintenant la vérité a tant de charmes, que n'aura-t-elle point alors? «Marie a choisi la meilleure part, laquelle ne lui sera point ôtée».

7. Autant que je l'ai pu et que le Seigneur a daigné m'en faire la grâce, j'ai montré à votre douce, charité combien vous êtes plus en sûreté en restant debout pour écouter, que nous en prêchant. Ne faites-vous pas aujourd'hui ce que tous nous ferons plus tard? Dans la patrie en effet il n'y aura plus personne pour porter la parole; le Verbe se portera lui-même. Mais aujourd'hui votre devoir est de pratiquer et le nôtre de vous y exciter, puisque vous êtes auditeurs, et nous prédicateurs. Tous néanmoins nous sommes auditeurs, auditeurs dans cette partie secrète de nous-mêmes où ne pénètre aucun regard humain, auditeurs dans le coeur, dans l'intelligence où vous parle Celui qui vous porte à applaudir; car je ne fais, moi, qu'un bruit extérieur de paroles; c'est Dieu qui émeut votre âme, et c'est là que nous devons tous écouter.

Mais tous aussi nous devons pratiquer et extérieurement et intérieurement en présence de Dieu. Comment pratiquer intérieurement? «Parce que quiconque voit une femme pour la convoiter a déjà commis avec elle l'adultère dans son coeur (Mt 5,28)». On peut donc être coupable de ce crime sans qu'aucun homme s'en aperçoive, mais non sans que Dieu châtie. Quel est alors celui qui pratique intérieurement? Celui qui ne voit pas pour convoiter. Et celui qui pratique extérieurement? «Romps ton pain pour celui qui a faim (Is 58,7)». Le prochain te voit alors: Dieu seul distingue cependant quelle est l'intention qui t'anime. «Observez» donc «la parole», mes frères, «sans vous contenter de l'entendre, ce qui serait vous séduire vous-mêmes»; vous-mêmes et non pas Dieu ni celui qui prêche. Ni aucun prédicateur ni moi ne lisons dans votre coeur; nous ne pouvons juger ce que vous faites par le travail intérieur de vos pensées. Mais si l'homme ne peut voir cela, Dieu le distingue, le coeur humain ne peut avoir pour lui de replis cachés. Il voit avec quelle intention tu écoutes, ce que tu penses, ce que tu retiens, combien tu profites de ses grâces, avec quelle insistance tu le pries, comment tu lui demandes ce que tu n'as pas et comment tu lui rends grâce de ce que tu possèdes: Lui qui doit te demander compte de tout, connaît tout cela. Nous pouvons bien, nous, distribuer les richesses dû Seigneur; lui-même viendra les réclamer,

1. - 2.

131

car il a dit: «Mauvais serviteur, tu devais mettre mon argent à la banque, et je l'aurais en venant réclamé avec les intérêts (1)»

8. Prenez donc garde, mes frères, de vous séduire vous-mêmes; car il ne vous suffit pas d'être venus avec empressement entendre la parole de Dieu; il faut, sans vous relâcher, mettre en pratique ce que vous écoutez. S'il est beau d'entendre, n'est-il pas bien plus beau d'accomplir? En n'écoutant pas, en négligeant de le faire, tu ne bâtis rien. Ecouter sans pratiquer, c'est préparer un renversement. Voici la comparaison frappante qu'a faite Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même pour expliquer cette vérité: «Celui, dit-il, qui entend ces paroles que je publie et qui les accomplit, je le comparerai à l'homme sage qui bâtit sa maison sur la pierre. La pluie est descendue, les fleuves sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle n'est pas tombée». Pourquoi? «Parce qu'elle était fondée sur la pierre». Ainsi écouter et pratiquer, c'est bâtir sur la pierre, puisqu'écouter c'est bâtir. «Mais, poursuit le Sauveur, celui qui entend ces paroles que je publie et qui ne les accomplit pas, je le comparerai à un insensé qui bâtit». Lui donc aussi bâtit. Que bâtit-il? «Il bâtit sa maison». Mais comme il n'accomplit pas ce qu'il entend, il ne fait en entendant que «bâtir sur le sable». Ainsi donc écouter sans pratiquer, c'est bâtir sur le sable; écouter et pratiquer, c'est construire sur la pierre; mais n'écouter même pas, c'est ne bâtir ni sur la pierre ni sur le sable. Et qu'arrive-t-il? «La pluie est descendue, les fleuves sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle s'est écroulée et sa ruine a été grande (2)». Quel triste spectacle!

9. Quelqu'un sans doute me dira: Ai-je besoin d'écouter ce que je ne dois pas accomplir, puisque en écoutant sans pratiquer je ne bâtirai que des ruines. N'est-il pas plus sûr de n'écouter pas? - Le Seigneur n'a point voulu, dans sa comparaison, toucher à ce point de la question; il a pourtant donné la solution à entendre. Dans cette vie, en effet, la pluie, les vents et les fleuves sont toujours en mouvement. Quoi! C'est pour n'être pas renversé

1. Lc 19,22-23 - 2. Mt 7,24-27

par eux que tu ne bâtis pas sur la pierre? C'est pour qu'ils ne renversent pas ta demeure dans leur course que tu ne bâtis pas même sur le sable? Tu veux donc, en n'écoutant pas, rester sans abri. Voici la pluie, voici les vents; cours-tu moins de dangers, pour être enlevé, dépouillé de tout? Eh! quel sort ne te prépares-tu point? Non, détrompe-toi, tu ne te mets pas en sûreté en n'écoutant pas; sans abri et sans vêtements, tu seras inévitablement abattu, emporté et submergé. Or, si c'est un mal de bâtir sur le sable, un mal encore de ne bâtir pas, c'est qu'on ne fait bien qu'en bâtissant sur la pierre. Oui, c'est mal de n'écouter pas; mal aussi d'écouter sans pratiquer; il n'y a donc qu'à écouter et à pratiquer. «Accomplissez la parole, sans vous contenter de l'entendre; ce qui serait vous tromper vous-mêmes».

10. N'est-il pas à craindre qu'en vous excitant ainsi je ne vous fasse tomber dans le désespoir, au lieu de vous encourager par mes paroles? Peut-être en effet que dans cette assemblée si nombreuse, quelqu'un, deux ou plusieurs se disent: Je voudrais savoir si celui qui nous parle de la sorte fait lui-même ce qu'il entend ou ce qu'il adresse aux autres. Je lui réponds: «Peu m'importe d'être jugé par vous ou par un tribunal humain». Sans doute, je puis savoir en partie ce que je suis aujourd'hui; j'ignore ce que je serai demain. Pour toi qui t'inquiètes ainsi de moi, sois tranquille sous ce rapport; Dieu le veut. Si je fais ce que je dis ou ce que j'entends, «soyez mes imitateurs, comme je le suis du Christ (1)». Si au contraire je prêche sans pratiquer, écoute cette recommandation du Sauveur: «Faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font». Concluons que si tu me loues pour avoir bonne idée de moi, et que si tu m'accuses pour en penser mal, tu ne te justifies pas. Eh! comment te justifierais-tu en lançant l'accusation contre un prédicateur indigne de la vérité qui t'annonce la parole de Dieu et qui vit mal; puisque ton Seigneur, ton Rédempteur, puisque Celui qui a répandu son sang pour te racheter, pour t'enrôler sous ses drapeaux et de toi, son serviteur, faire son propre frère, te défend de me mépriser et te crie: «Faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils

1. 1Co 4,3-16

132

font; car ils disent et ne font pas (1)?» Ils disent bien et font mal; pour toi écoute le bien et te garde de faire mal.

1. Mt 23,3

Tu objecteras. Comment un homme mauvais peut-il m'enseigner à être bon? «Cueille-t-on des raisins sur des épines (1)?»

1. Mt 7,16. - Cette objection n'est pas résolue ici. Elle l'est précédemment. serm. 46, n. 22 CL, n. 10.





Augustin, Sermons 178