Augustin, Sermons 130

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SERMON CXXX. LE PAIN DE VIE (1).

1. Jn 6,5-14

ANALYSE. - Les cinq pains se multiplient dans les mains des Apôtres qui les distribuent, comme les enseignements de la loi quand on les répand. Mais de même que dans le froment la farine est cachée sous le son, ainsi Jésus-Christ est renfermé dans toute la loi et en se faisant homme il est devenu pour nous le pain de vie éternelle. Quand nous voyons ce qu'il a fait pour nous racheter, est-il possible que nous n'ayons pas en lui la plus entière confiance? Et quand nous méditons les merveilles qu'il a opérées en notre faveur, soit dans la personne du père des croyants, soit dans sa propre personne, soit en nous, comment ne pas voir que ce qu'il nous promet est moins prodigieux que ce qu'il nous a accordé, et que le passé répond invinciblement de l'avenir? Appuyons-nous avec joie sur cet incomparable protecteur.

1. Voilà un grand miracle, mes amis; cinq pains et deux poissons ont suffi pour rassasier cinq mille hommes, et les restes des morceaux pour emplir douze corbeilles. Quel miracle! et pourtant nous n'en serons pas fort surpris si nous en considérons l'Auteur. S'il a multiplié cinq pains dans les mains qui les rompaient, n'est-ce pas lui qui multiplie les semences qui germent sur la terre et à qui peu de grains (535) suffisent pour emplir les greniers? Mais comme ce prodige se renouvelle chaque année, personne ne l'admire; ce qui écarte l'admiration, ce n'est pas le peu d'importance du fait, c'est que le fait est ordinaire.

Lorsque le Seigneur opérait ces miracles, il parlait à l'intelligence, non-seulement de vive voix, mais encore par ses actes. Les cinq pains signifiaient pour lui les cinq livres de la loi de Moïse; car cette loi est à l'Evangile, ce que l'orge est au froment. Il y a dans ces livres de profonds mystères concernant le Christ; aussi le Christ disait-il lui-même: «Si vous croyiez Moïse, «vous ne croiriez aussi, car il a parlé de moi dans ses écrits (1).» Mais de même que dans forge la moëlle est cachée sous la paille, ainsi le Christ est voilé sous les mystères de la loi. Quand on expose ces mystères qui recèlent le Pain de vie, ils semblent se dilater: ainsi se multipliaient les cinq pains quand on les rompait. Ne vous ai-je pas rompu le pain moi-même en vous faisant ces observations? Les cinq mille hommes désignent le peuple soumis aux cinq livres de la loi; les douze corbeilles sont les douze Apôtres remplis aussi des débris de cette même loi. Quant aux deux poissons, ils figurent ou les deux préceptes de l'amour de Dieu et du prochain, ou les Juifs et les Gentils, ou les deux fonctions sacrées de l'empire et du sacerdoce. Exposer ces mystères, c'est rompre le pain; les comprendre, c'est le manger.

2. Contemplons maintenant l'Auteur de ces merveilles. Il est le pain descendu du ciel (2); mais c'est un pain qui nourrit sans diminuer, qu'on peut manger sans le consumer. Ce pain était encore désigné par la manne; aussi est-il écrit: «Il a donné le pain du ciel, l'homme a mangé le pain des Anges (3).» Quel est ce pain du ciel, sinon le Christ? Mais afin de permettre à l'homme de manger le pain des Anges, le Seigneur des Anges a dû se faire homme. S'il ne se l'était point fait, nous n'aurions pas sa chair; et si nous n'avions pas sa chair, nous ne mangerions pas le pain de l'autel. Ah! puisque nous en avons un gage si précieux, courons prendre possession de notre héritage. Oui, mes frères, désirons vivre avec le Christ, puisque nous avons un tel gage dans sa mort. Eh! comment ne nous ferait-il point part de ses biens, lui qui a souffert de nos maux?

Dans ces pays et dans ce siècle pervers, que

1. Jn 5,46 - 2. Jn 6,41 - 3. Ps 78,24-25

voit-on le plus, sinon naître, souffrir et mourir? Examinez avec soin les choses humaines, et confondez-moi si je mens. Examinez si tous les hommes sont ici pour autre chose que pour naître, souffrir et mourir. Tels sont les produits de notre pays, on les y trouve en abondance. Or c'est pour les acheter qu'est descendu le divin Négociant. Quiconque achète, donne et reçoit; il donne ce qu'il a et reçoit ce qu'il n'a pas; pour payer il donne son argent, et reçoit ce qu'il a payé, ainsi en est-il ici du Christ; il a donné et il a reçu. Mais qu'a-t-il reçu? Ce que produit si largement notre pays, de naître, de souffrir et de mourir. Et qu'a-t-il donné? De renaître, de ressusciter et de régner éternellement. O négociant généreux, achetez-nous. Pourquoi dire achetez-nous, quand nous devons vous rendre grâces de nous avoir achetés? Vous nous livrez même notre rançon; ne la recevons-nous pas lorsque nous buvons votre sang? De plus nous lisons l'Evangile, l'acte de notre acquisition. Ainsi nous sommes à la fois vos esclaves et vos créatures; puisque vous nous avez formés et rachetés. Chacun ici peut acheter son esclave, nul ne saurait le créer; tandis que le Seigneur a créé et racheté ses serviteurs: il les a créés en leur donnant l'existence, il les a rachetés pour les soustraire à l'esclavage.

Nous étions tombés sous l'autorité du prince de ce siècle, qui avait séduit et asservi Adam et nous retenait comme des esclaves de naissance. Le Rédempteur est venu, et il a triomphé du séducteur. Et qu'a-t-il fait contre ce tyran? Pour nous racheter, il a fait de sa croix un piège; il y a mis son sang comme un appât. L'ennemi a pu répandre ce sang, mais sans mériter de le boire; et en répandant le sang de qui ne lui devait rien, il a été condamné à relâcher ses débiteurs; pour avoir versé le sang innocent, il a perdu tout droit sur les coupables. Le Sauveur effectivement consentit à le répandre pour effacer nos péchés; et c'est ainsi que le sang du Rédempteur anéantit les titres de notre ennemi Celui-ci ne nous tenait sous le joug qu'à cause de nos iniquités; ces iniquités étaient comme les chaînes des captifs. Survint le Libérateur; il enchaîna le fort armé par sa passion, il pénétra dans sa demeure, c'est-à-dire dans les coeurs qu'il habitait et enleva les vaisseaux qui lui appartenaient (1), c'est-à-dire nous-mêmes. Ce tyran nous avait remplis de son amertume; il voulut

1. Mt 12,29

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même la faire boire à notre Rédempteur en lui présentant du fiel. Mais en lui enlevant et en s'appropriant les vaisseaux qu'il remplissait de lui-même, le Seigneur en répandit la liqueur amère et les remplit de la douceur de son esprit.

3. Ah! aimons-le, puisqu'il, est si doux. «Goûtez et voyez combien le Seigneur est suave (1).» Il faut le craindre, mais l'aimer davantage. Il est à la fois Dieu et homme. Il y a dans la seule personne du Christ l'humanité et la divinité, comme il y a dans un même homme Fane et le corps; mais la divinité et l'humanité ne forment pas deux personnes dans le Christ. Il y a en lui deux natures, la nature divine et la nature humaine, mais une seule personne; ce qui fait que malgré l'incarnation il n'y a pas en Dieu quaternité, mais seulement Trinité. Est-il donc possible que Dieu n'ait pas compassion de nous, puisqu'il s'est fait homme pour nous? Il a fait beaucoup, ce qu'il a fait est plus, étonnant que ce qu'il a promis, et ses oeuvres doivent nous déterminer à compter sur ses promesses. Si nous ne le voyions, nous aurions peine à croire ce qu'il a ait. Où le voyons-nous? Parmi les peuples qui croient en lui; dans la multitude des nations qu'il a su s'attacher.

Ainsi nous voyons accompli ce qu'il a promis à Abraham, et ce spectacle nous porte à croire ce que nous ne voyons pas. Abraham effectivement n'était qu'un homme, et il lui fut dit: «Toutes les nations seront bénies dans Celui qui sortira de toi (2).» S'il n'avait considéré que lui, aurait-il cru? Il n'était qu'un, homme, et un homme déjà dans la vieillesse, de plus son épouse était stérile, et déjà si avancée en âge, que l'âge seul sans la stérilité eût été un obstacle à la conception. Ainsi rien absolument ne pouvait légitimer d'espérance. Mais le patriarche considérait l'auteur de la promesse et il croyait sans voir; Pour nous, nous voyons ce qu'il croyait, et pour cela nous devons croire ce que nous ne voyons pas. Abraham engendra Isaac, nous ne l'avons pas vu; Isaac engendra Jacob; nous ne l'avons pas vu non plus; Jacob engendra ses douze fils, qu'également nous n'avons pas vus; ses douze fils à leur tour engendrèrent le peuple d'Israël; nous voyons aujourd'hui ce grand peuple. Puisque j'ai commencé à parler de ce que nous voyons, j'ajoute: Du peuple d'Israël est issue la vierge Marie, mère du Christ, et sous nos yeux toutes les nations sont bénies

1. Ps 30,9 - 2. Gn 12,3

dans le Christ. Est-il rien de plus vrai, rien de plus certain, rien de plus manifeste? O vous qui êtes sortis avec moi de la gentilité, désirez avec moi la vie future. Si dans ce siècle Dieu n'a point manqué à la promesse qu'il avait faite à Abraham relativement à sa postérité, n'accomplira-t-il pas encore bien plus largement ses promesses éternelles envers nous qui sommes par sa grâce la postérité même d'Abraham? «Si vous êtes chrétiens, dit expressément l'Apôtre, il s'ensuit que vous formez la postérité d'Abraham (1).»

4. Ah! nous avons commencé à devenir quelque chose de grand; que nul ne se méprise nous n'étions rien, mais nous sommes quelque chose. Nous avons dit au Seigneur: «Souvenez-vous que nous sommes poussière (2);» mais de cette poussière il â fait un homme, à cette poussière il a donné la vie, et dans la personne du Christ notre Seigneur il a élevé jusqu'au trône des cieux cette même poussière. N'est-ce pas ici en effet qu'il a pris chair, qu'il s'est uni à la terre et qu'après avoir l'ait la terre et le ciel il a élevé la terre jusqu'au ciel? Figurons-nous donc qu'on nous parle aujourd'hui pour la première fois de ces deux choses en supposant qu'elles ne sont pas accomplies encore, et qu'on nous demande Qu'y a-t-il de plus étonnant, ou que Dieu se fasse homme ou que l'homme devienne l'homme de Dieu? De quel côté est la plus grande merveille, la difficulté plus grande? - Que nous a promis le Christ? Ce que nous ne voyons pas encore, c'est-à-dire, de devenir ses hommes, de régner avec lui et de ne mourir jamais. Ce qui paraît difficile à croire, c'est que l'homme sorti du néant parvienne ainsi à la vie, qui ne finit pas. Et pourtant c'est ce que nous croyons quand nous avons secoué de notre coeur la poussière du monde, cette poussière qui ferme nos yeux à la lumière de la foi. Nous sommes même obligés (le croire qu'après notre mort, nous entrerons avec ces corps, victimes du trépas, dans la vie d'où la mort est bannie à tout jamais. C'est chose étonnante. Ce qui l'est plus encore, c'est ce qu'a fait, le Christ. Qu'y a-t-il en effet de plus incroyable ou de voir l'homme vivre éternellement, ou de voir le Christ mourir un jour? N'est-il pas plus facile de croire que les hommes reçoivent de Dieu la vie, que de voir ces mêmes hommes donner la mort à Dieu? Ce dernier fait est selon moi plus difficile à admettre. Et toutefois il est

1. Ga 2,29 - 2. Ps 102,14

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accompli; croyons donc l'autre qui s'accomplira également. Dieu ayant fait ce qu'il y a de plus incroyable, ne nous accorderait pas ce qui l'est moins? Dieu en effet peut faire de nous des Anges, puisque d'une terre abjecte il a fait de nous des hommes. Que deviendrons-nous? Des Anges. Qu'avons-nous été? On a honte de le rappeler; je suis forcé d'y penser et je rougis de le dire. Qu'avons-nous été? De quoi. Dieu a-t-il formé les hommes? Qu'étions-nous avant d'être? Rien. Qu'étions-nous dans le sein de nos mères? C'est assez. De ce que vous étiez alors, élevez maintenant votre esprit à ce que vous êtes aujourd'hui. Vous vivez: les plantes et les arbres vivent aussi. Vous sentez: les animaux sentent également. Vous êtes hommes, et ce qui vous élève bien an dessus des animaux, c'est que vous avez l'intelligence des dons immenses que Dieu, nous a faits. Oui, vous vivez, vous sentez, vous comprenez, vous êtes hommes. Qu'y a-t-il de comparable à tant de faveurs? C'est que vous êtes chrétiens. Et si nous n'avions pas reçu cette grâce, que nous servirait d'être hommes? Nous sommes donc chrétiens; nous appartenons au Christ. Que le monde se courrouce; il ne nous domptera point, car nous appartenons au Christ. Que le monde nous flatte; il ne nous séduira point, nous appartenons au Christ.

5. Nous avons trouvé, mes frères, un puissant protecteur. Vous savez comment les hommes s'appuient sur leurs patrons. On menace le client d'un puissant du monde. Tant que mon seigneur un tel a la tête sur les épaules, répond-il, tu ne peux rien contre moi. Et nous, ne saurions-nous dire avec bien plus de force et d'assurance: Tant que notre Chef est vivant, tu ne peux rien contre nous? Notre protecteur en effet est aussi notre Chef. D'ailleurs ceux qui s'appuient sur un patron ordinaire ne sont que ses clients; nous sommes, nous, les membres de notre protecteur; qu'il continue à nous communiquer la vie; personne ne saurait nous arracher à lui, quels que soient les maux que nous ayons à souffrir dans ce monde, car tout ce qui passe n'est rien, et nous parviendrons à des biens qui ne passeront pas, nous y parviendrons par la souffrance, et une fois que nous y serons, qui nous en privera? On ferme les portes ale Jérusalem, on y place même des verroux et on peut dire à cette cité: «Loue le Seigneur, Jérusalem; ô Sion, loue ton Dieu. Il affermit les verroux de tes portes; il bénit tes enfants dans ton enceinte et il a placé la paix sur tes remparts.» Or, quand les portes sont closes et les verroux fermés, aucun ami ne sort, il n'entre aucun ennemi. C'est donc là que nous jouirons d'une tranquillité véritable et assurée, pourvu qu'ici nous n'abandonnions pas la vérité.




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SERMON CXXXI. Prononcé en 417 le dimanche, 9 des calendes d'Octobre, au tombeau de Saint Cyprien. SUR LA GRACE (1).

1. Jn 6,54-66

ANALYSE. - Quelqu'avantageuse que fut la promesse de l'Eucharistie, plusieurs n'y crurent pas. C'est que la grâce est nécessaire pour croire, pour mener une sainte vie et pour persévérer dans le bien. Pourquoi revenir si souvent sur ce sujet? C'est que plusieurs aujourd'hui le méconnaissent parmi les Chrétien; eux-mêmes. Déjà les Juifs attribuaient à la grâce la rémission des péchés, la guérison des langueurs de l'âme, l'exemption de la corruption et le couronnement des mérites. Et aujourd'hui que le Sauveur à répandu la grâce par tout l'univers, on peut la méconnaître comme la méconnaissaient les Pharisiens? Mais la cause est jugée, car Rome a parlé.

1. Nous avons entendu le Maître de la vérité, le Rédempteur divin, le Sauveur des hommes recommander à nôtre amour le sang qui nous a rachetés. Car en nous parlant de son corps et de son sang, il a dit que l'un serait notre nourriture et l'autre notre breuvage. Les fidèles reconnaissent ici le Sacrement des fidèles. Mais qu'y voient les catéchumènes?

Afin donc d'exciter notre ardeur pour une telle nourriture et pour un breuvage si divin, le Sauveur disait: «Si vous ne mangez ma chair et si vous ne buvez mon sang, vous n'aurez pas en vous la vie,» et c'est la Vie même qui parlait ainsi de la vie, et pour celui qui accuserait la Vie de mentir, cette vie deviendrait la mort. Ce fut alors que se scandalisèrent, non pas tous les disciples, mais un grand nombre et ceux-ci (538) disaient en eux-mêmes: «Ce langage est dur, qui peut le supporter?» Mais le Seigneur vit tout en esprit, il entendit le bruit de leurs pensées, et pour leur apprendre qu'il avait entendu leurs murmures intérieurs et les déterminer à y mettre un terme, il répondit avant même qu'ils eussent parlé. Que leur dit-il? «Cela vous scandalise? Et si, vous voyez le Fils de l'homme remonter où il était d'abord?» Qu'est-ce à dire, Cela vous, scandalise? Croyez-vous que je vais couper mes membres en morceaux afin de vous les donner? Et «si vous voyez le Fils de l'homme remonter où il était d'abord?» Vous comprendrez sûrement, en le voyant remonter tout entier, qu'il n'était pas consumable.

C'est ainsi qu'il nous dorme avec son corps et avec son sang une alimentation salutaire et qu'il résout en quelques mots l'importante question de son incorruptibilité. Vous qui mangez, mangez donc réellement; buvez aussi, vous qui buvez; ayez faim, ayez soif; mangez la vie, buvez la vie. Manger ce corps, c'est se nourrir, mais se nourrir sans rien retrancher de ce qui nourrit. Qu'est-ce aussi que boire ce sang, sinon puiser la vie? Mange la vie, bois la vie: ainsi tu l'acquerras en la laissant tout entière. Mais pour y parvenir, pour trouver la vie dans le corps et le sang du Christ, chacun doit manger et boire véritablement et d'une manière toute spirituelle, ce qu'il reçoit dans le Sacrement d'une manière sensible. Effectivement, nous avons entendu dire au Seigneur: «C'est l'esprit qui vivifie et la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai adressées sont esprit et vie: mais il en est parmi vous, poursuit-il, qui ne croient pas.» C'était ceux qui disaient: «Ce langage est dur; qui peut le supporter?» Oui, il est dur, mais pour les durs; il est incroyable, mais pour les incrédules.

2. Afin de nous apprendre que la foi même est gratuite et non pas méritée, Jésus ajoute «Je vous l'ai déjà dit: Personne ne vient à moi, s'il ne lui est donné par mon Père.» Quand le Seigneur a-t-il dit cela? En nous rappelant ce qui précède, dans le même Evangile, nous remarquerons qu'il a dit: «Nul ne vient à moi, si le Père, qui m'a envoyé, ne l'attire (Jn 6,44).» Nous ne lisons pas: Ne le mène, mais ne l'attire. C'est une impulsion donnée au coeur et non au corps. Pourquoi donc t'étonner de ce langage? Croire, c'est venir; aimer, c'est être attiré. Ne considère pas cette impulsion comme fatigante et désagréable: elle est douce, elle fait plaisir, c'est le plaisir même qui attire. N'attire-t-on pas la brebis quia faim en lui montrant de l'herbe? Alors sans doute on ne lui fait pas violence, mais on se l'attache en excitant ses désirs. Viens au Christ de la même manière; ne conçois pas l'idée d'un long trajet; croire, c'est venir, en quelque lien que tu sois. Il est partout, et pour l'aborder il ne faut pas de vaisseaux, mais seulement de l'amour, il faut le reconnaître toutefois, on ne laisse pas, dans cette espèce de traversée, que de rencontrer des vagues, des tempêtes, des tentations: afin donc de mettre ta foi en sûreté sur la planche de salut, crois au Crucifié; et porté par la croix, tu ne sombreras point. C'est ainsi, que naviguait sur les flots de ce siècle l'Apôtre qui s'écriait: «A Dieu ne plaise que je me glorifie si ce n'est dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Ga 6,14)!»

3. Toutefois, ce qui étonne, c'est que de deux hommes qui entendent prêcher le Christ crucifié, l'un dédaigne, et l'autre s'attache à lui. Celui qui dédaigne doit s'imputer son dédain; mais celui qui s'attache au Christ ne doit rien s'attribuer. Le Maître de la vérité ne lui a-t-il pas dit: «Nul ne vient à moi, s'il ne lui est donné par mon Père?» Qu'il se réjouisse d'avoir reçu; qu'à son Bienfaiteur il rende grâces avec un coeur vraiment humble et sans orgueil; l'orgueil lui ferait perdre ce qu'a obtenu l'humilité.

Eh! ceux mêmes qui suivent la voie de la justice, s'en écartent bientôt s'ils attribuent leur vertu à eux-mêmes et à leurs propres forces. Aussi l'Écriture sainte, pour nous enseigner l'humilité, nous dit par l'Apôtre: «Faites votre salut avec crainte et tremblement.» Redoutant même qu'à ce mot: Faites, on ne vienne à s'attribuer quoi que ce soit. L'Apôtre ajoute aussitôt: Car c'est Dieu qui opère en vous et le vouloir et le faire, selon sa bonne volonté (Ph 2,12-13).» - C'est Dieu qui opère en vous;» craignez donc et tremblez, devenez vallées pour recevoir la pluie. Les terrains bas s'en pénètrent, tandis que les hauteurs se dessèchent, et cette pluie est la grâce. Pourquoi s'étonner alors que Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (Jc 4,6)? Craignez donc et tremblez, c'est-à-dire, soyez humbles. «Ne cherche pas l'élévation, mais crains (Rm 11,20).» Crains, pour être pénétré de la grâce; (539) ne cherche pas l'élévation, pour éviter d'être à sec.

4. Tu répliques: Je suis maintenant dans la bonne voie; j'avais besoin d'en être instruit, j'avais besoin d'apprendre, des enseignements de la Loi, ce que je devais faire; j'ai la liberté, qui m'éloignera du droit chemin? - En lisant l'Écriture avec attention, tu y verras un homme s'enorgueillir d'abord de richesses spirituelles, que pourtant il avait reçues; le Seigneur, pour lui inspirer l'humilité, lui enlève dans sa compassion ce qu'il lui avait donné; et lui, tombé tout-à-coup dans l'indigence, se souvient du passé et publie ainsi les divines miséricordes: «J'ai dit dans mon bonheur: Jamais je ne serai ébranlé. - J'ai dit dans mon bonheur;» mais c'est moi qui l'ai dit, moi qui ne suis qu'un homme, et «tout homme est menteur (1).» - J'ai donc dit; «j'ai dit dans mon bonheur;» ce bonheur était si grand que j'ai osé dire: «Jamais je ne serai ébranlé.»

Et puis? «Dans votre bonté, Seigneur, vous avez joint pour moi la force à la beauté. Mais vous avez détourné la face, et j'ai été dans le trouble (2).» Vous m'avez montré que toute ma richesse venait de la vôtre. Vous m'avez montré à qui je devais demander, à qui faire remonter ce que j'avais reçu, à qui je devais rendre grâces et vers qui je devais courir pour étancher ma soif et pour me fortifier, près de qui enfin je pourrais conserver les forces dont je me sentais pénétré. Car il est dit: «C'est près de vous, Seigneur, que je conserverai mon courage (3);» c'est vous qui m'enrichissez, et c'est par vous que je ne perdrai pas mes richesses. «Près de vous je garderai ma force;» et pour m'en convaincre, «vous avez détourné la face et je suis tombé dans la défaillance.» J'ai défailli, parce que je me suis desséché, et je me suis desséché pour m'être élevé. Terrain sec et aride, dis donc pour obtenir d'être arrosé: «Mon âme est devant vous comme une terre sans eau (4).» Répète: «Mon âme est devant vous comme une terre sans eau.» C'est toi en effet et non pas le Seigneur, qui avais dit d'abord: «Jamais je ne serai ébranlé.» Tu avais dit cela dans ta présomption; mais ton bonheur ne venait pas de toi, et ne te regardais-tu pas un peu comme en étant l'auteur?

1. Ps 115,2 -2. Ps 29,7-8 - 3 Ps 57,10 - 4. Ps 142,6


5. Qu'enseigne donc le Seigneur? «Servez le Seigneur avec crainte et réjouissez-vous en lui avec tremblement.» C'est le sens de ces paroles de l'Apôtre: «Faites votre salut avec crainte et tremblement; car c'est Dieu qui produit en vous et le vouloir et le faire.» Pour ce motif donc, «réjouissez-vous avec tremblement, de peur que le Seigneur ne s'irrite.» Je comprends à vos cris que vous devancez ma parole; vous savez ce que je vais ajouter, vos cris le disent d'avance. Mais comment le savez-vous, sinon par l'enseignement de Celui à qui vous attache la foi? Il l'enseigne en effet; écoutez donc ce que vous savez déjà; je tic vous apprends rien, ma prédication ne fait que vous rappeller; ou plutôt je ne vous apprends pas puisque vous savez; je ne vous rappelle pas non plus, puisque vous avez l'idée présente. Ainsi donc répétons ensemble ce que vous connaissez aussi bien que nous. Voici les paroles du Seigneur: «Soumettez-vous à la discipline et tressaillez de joie,» mais «avec crainte,» afin que toujours humbles vous conserviez ce que vous avez reçu. «De peur que le Seigneur ne «s'irrite;» sans doute contre les superbes, contre ceux qui s'attribuent ce qu'ils ont, et qui ne rendent point grâces à leur bienfaiteur. «De peur que le Seigneur ne s'irrite et que vous ne vous écartiez de la droite voie.» Est-il dit De peur que le Seigneur ne s'irrite et que vous n'entriez pas dans la droite voie? Est-il dit: De peur que le Seigneur ne s'irrite et ne vous amène pas ou ne vous admette pas dans la droite voie? Vous y marchez déjà, pour ne vous en écarter pas, gardez-vous de l'orgueil. «De peur que vous ne vous écartiez de la droite voie, lorsque soudain sa colère éclatera» sur vous. Elle n'ira pas te chercher au loin; en t'enorgueillissant tu perds ce que tu avais reçu. Et comme si l'homme effrayé de ce langage, s'écriait: Qu'ai-je donc à faire? l'auteur sacré poursuit: «Heureux ceux qui se confient en lui (1),» en lui et non pas en eux-mêmes. C'est la grâce qui nous a sauvés; elle ne vient pas de nous, elle est un don de Dieu (2).

6. Vous direz peut-être: Pourquoi revenir si souvent sur le même sujet? Voilà la seconde, la troisième fois, et presque jamais il ne prêche sans en parler. - Ah! si seulement je n'y étais pas forcé! Il est en effet des hommes bien ingrats pour le bienfait de la grâce et qui donnent trop à la faiblesse de notre nature blessée. Sans doute le libre arbitre était puissant au moment

1. Ps 2,11-13 - 2. Ep 2,8

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de la création, mais il perdit sa force en se laissant aller au péché. Car l'homme alors fut blessé à mort, affaibli, laissé presque sans vie sur le chemin; et il fallut que le Samaritain, c'est-à-dire que le Gardien qui passait, le mit sur sa monture et le conduisit à l'hôtellerie. Comment peut-il s'enfler d'orgueil? Il est encore en traitement. - Il me suffit, dit-il, d'avoir reçu dans le baptême la rémission de tous mes péchés. - Mais de ce que l'iniquité soit effacée, s'ensuit-il qu'il n'y ait plus d'infirmité? - J'ai bien reçu, reprend-il; la rémission de tous mes péchés. - C'est incontestable; oui tous les péchés sont effacés par le sacrement de baptême, tous sans exception, péchés de paroles, péchés d'action, péchés de pensée, tout est anéanti. Mais c'est là l'huile et le vin répandus, sur le chemin même, dans les plaies du malade. Vous n'avez pas oublié, mes, très-chers frères, comment ce voyageur blessé et laissé à demi-mort par, les larrons, fut soulagé en recevant cette huile et ce vin dans ses blessures (1). C'est le pardon accordé à ses égarements, mais il reste languissant et on le soigne dans l'hôtellerie. Cette hôtellerie n'est-elle pas l'Église? Elle est aujourd'hui une hôtellerie, parce que notre vie n'est qu'un passage; elle sera une demeure, une demeure d'où nous ne sortirons plus, lorsque parfaitement guéris nous serons parvenus au royaume des cieux. En attendant soyons heureux d'être soignés dans l'hôtellerie, et convalescents encore, ne nous glorifions pas d'avoir recouvré toute notre santé; cet orgueil pourrait n'aboutir qu'à nous éloigner de tout remède et de toute guérison.

7 «Bénis le Seigneur, ô mon âme.» Dis à cette âme, dis lui: Tu es encore dans cette vie chargée encore d'une chair fragile, d'un corps corruptible qui appesantit l'âme (2), obligée encore à prendre le remède de la prière malgré l'entière rémission de tes fautes; car pour obtenir la guérison de ce qu'il te reste de langueurs tu répètes: «Pardonnez-nous nos offenses (3).» Humble vallée plutôt que fière montagne, dis à ton âme: «Bénis le Seigneur, ô mon âme, et garde-toi d'oublier toutes ses faveurs.» Quelles sont-elles? Dis-1e, énumère-les, rends-en grâces. Quelles sont donc ces faveurs? «Il te pardonne toutes tes iniquités.» Ce qui s'est fait dans le Baptême. Et maintenant? «Il guérit toutes les langueurs.» Oui, c'est maintenant, je le

1. Lc 10,30-35 - 2. Sg 9,15 - 3. Mt 6,12

reconnais. Mais tant que je suis ici, ce corps corruptible appesantit l'âme. Dis donc aussi ce qui suit? «Il délivre ta vie de la corruption.» Et après cette délivrance qu'a-t-on à attendre encore? «Lorsque ce corps corruptible sera revêtu d'incorruptibilité, et ce corps mortel d'immortalité, alors s'accomplira cette parole de l'Écriture: La mort a été abîmée dans sa victoire. O mort, où sont tes armes? O mort, est-il dit encore avec raison, où est ton aiguillon?» Tu en cherches la trace, mais sans la trouver. - Que signifie l'aiguillon de la mort? Que signifie: «O mort, où est ton aiguillon?» Cela veut dire: Où est le péché? On le cherche, il n'est plus. «En effet le péché est l'aiguillon de la mort dit expressément l'Apôtre et non pas moi. On répètera donc alors: «O mort, où est ton aiguillon?» Il n'y aura plus de péché, ni pour surprendre, ni pour attaquer, ni pour blesser ta conscience. On ne dira plus alors: «Pardonnez-nous nos offenses.» Et que dira-t-on? «Seigneur notre Dieu, donnez-nous la paix, car vous avez tout fait pour nous (2).»

8. Qu'y aura-t-il encore, après qu'on sera affranchi de toute corruption, sinon la couronne de justice? Oui, ou aura à la recevoir encore, mais pour la porter il ne faut pas de tête enflée. Considère comment ce même Psaume exprime cette vérité. Après avoir dit: «Il délivre ta vie de la corruption; - il te couronne,» ajoute-t-il. Je vois ici l'orgueilleux sur le point de dire: Il me couronne, mais, comme le proclament mes mérites, c'est ma vertu qui l'exige, c'est un paiement et non un don. Prête plutôt l'oreille à la voix du psaume avec lequel tu as dit toi-même: «Tout homme est menteur (3).» Ecoule ce que Dieu même t'enseigne: «Il te couronne dans sa miséricorde et sa compassion.» Oui, s'il te couronne, c'est par miséricorde, c'est par compassion. Tu n'étais digne ni d'être appelé, ni d'être justifié après avoir été appelé, ni, après avoir été justifié, d'être admis dans la gloire. «C'est par le choix de la grâce que les restes ont été sauvés. Or, si c'est par la grâce, ce n'est plus par les oeuvres, autrement la grâce ne serait plus la grâce (4).» - «Car pour celui qui travaille le salaire ne sera point considéré comme une grâce, mais comme une dette;» C'est bien l'Apôtre qui dit: «Non pas comme une grâce, mais comme une dette;» tandis que c'est dans sa miséricorde et sa compassion

1. 1Co 15,54-56 - 2. Is 26,12 - 3. Ps 115,11 - 4. Rm 11,5 - 5. Rm 4,4

que Dieu te couronne. Diras-tu que pourtant tu avais des mérites? Dieu te répondra: Examine-le bien et tu verras que ces mérites sont encore des dons de ma bonté.

9. Voilà en quoi consiste la justice de Dieu... On dit «le salut du Seigneur (1),» non pour exprimer le salut dont Dieu jouit, mais pour signifier le salut dont il fait jouir ceux qu'il sauve: ainsi la grâce divine méritée par Jésus-Christ Notre-Seigneur s'appelle la justice de Dieu, non pas la justice qui le rend juste, mais la justice qu'il accorde à ceux qu'il rend justes, d'impies qu'ils étaient. Aujourd'hui toutefois il est des hommes qui se disent chrétiens et qui, pareils aux Juifs d'autrefois, ignorent la justice de Dieu et veulent établir la leur; oui, aujourd'hui même, dans ces temps oit la grâce se montre à découvert, dans ces temps où elle se révèle après avoir été cachée d'abord, dans ces temps oi1 on la voit sur l'aire après quelle a été voilée dans la toison.

Je remarque que peu d'entre vous m'ont compris; je dois au grand nombre de m'expliquer; je n'y manquerai pas.

Un des anciens justes demanda au Seigneur un signe de sa volonté et lui dit: «Je vous prie, Seigneur, d'imbiber de pluie toute cette toison et de laisser sèche l'aire qui l'entoure.» Ce qui arriva: latoison s'humecta et l'aire resta sèche tout entière. Dès le matin Gédéon pressa la toison au dessus d'un bassin: c'est la figure de la grâce qui coule dans les humbles; vous savez aussi ce que fit Notre-Seigneur à ses disciples, un bassin à la main. Gédéon demanda un second signe: «Je désire Seigneur, que la toison soit sèche et l'aire imbibée.» Ce qui arriva aussi (2). Rappelle-toi l'époque de l'ancien Testament. La grâce n'y était-elle pas cachée dans le nuage comme la rosée dans la toison? Et maintenant, à l'époque du nouveau Testament,

1. Ps 3,9 - 2 Jg 6,37-40

considère les Juifs: ils ressemblent à une sèche toison, tandis que l'univers entier, pareil à l'aire de Gédéon, est rempli de la grâce, qui s'y révèle avec éclat. C'est ce qui nous force à pleurer amèrement ceux de nos frères qui disputent contre la grâce, au moment même où elle se manifeste et se montre à découvert. On pardonne aux Juifs; mais des Chrétiens? Pourquoi sont-ils ennemis de la grâce du Christ? Pourquoi présumer ainsi de vous-mêmes? Pourquoi cette ingratitude? Le Christ est-il venu sans motif? N'avions-nous pas la nature, cette nature que vous trompez en l'exaltant? N'avions-nous pas aussi la Loi? Mais «si la justice a été établie par la Loi, dit l'Apôtre, c'est donc en vain que le Christ est mort (1)?» Ce que l'Apôtre dit de la Loi, nous l'appliquerons à la nature et nous dirons à ces orgueilleux: Si la justice a été établie par la nature, c'est donc en vain que le Christ est mort?

10. Ainsi nous remarquons en eux ce qu'on a observé des Juifs. Ils ont du zèle pour Dieu. «Je «leur rends ce témoignage, qu'ils ont du zèle pour Dieu, mais non pas selon là science.» - Qu'est-ce à dire: «Non pas selon là science?» «C'est qu'ignorant la justice de Dieu et cherchant à établir la leur, ils ne sont pas soumis à la justice de Dieu (2).»

Mes frères, prenez pitié d'eux avec moi. Quand vous rencontrerez de ces esprits, gardez-vous de les cacher, n'ayez pas cette compassion funeste; oui, gardez-vous de les cacher quand vous en rencontrerez. Réfutez leurs contradictions, amenez-nous les quand ils résistent. Déjà effectivement on a envoyé sur ce sujet les actes de deux Conciles au Siège Apostolique, dont on a aussi reçu les réponses. La cause est finie; puisse ainsi finir l'erreur! Aussi les avertissons-nous de rentrer en eux-mêmes; nous prêchons pour leur faire connaître la vérité et nous prions pour obtenir leur changement.

Tournons-nous etc.

1. Ga 2,21 - 2. Rm 10,2-3





Augustin, Sermons 130