Augustin, Sermons 135

135

SERMON CXXXV. A PROPOS DE L'AVEUGLE-NÉ (1).

1. Jn 9

ANALYSE. -- Ce discours est la solution de deux difficultés qu'on élève devant saint Augustin à propos de l'histoire de l'aveugle-né. 1. Jésus-Christ disant alors qu'il était obligé de «faire les oeuvres de son Père,» n'est-ce pas une preuve qu'il est inférieur à son Père? Non, car d'autres textes prouvent clairement que les oeuvres et la nature du Père son aussi les oeuvres et la nature du Fils. 2. Est-il vrai, comme le dit l'aveugle-né, et dans un sens absolu, que Dieu n'exauce point les pécheurs? Non; autrement personne ne devrait prier, car tous les hommes, et les plus saints eux-mêmes, ont des fautes à se reprocher et en demandent pardon en priant.

1. La lecture du saint Evangile vient de nous rappeler que le Seigneur Jésus a ouvert les yeux à un aveugle de naissance. Si nous considérons, mes frères, le châtiment dont nous avons hérité, le monde entier est cet aveugle, et si le Christ est venu lui rendre la vue, c'est que le démon l'avait aveuglé; en trompant le premier homme, il a fait de nous tous des aveugles-nés. Courons donc à Celui qui nous rendra la vue, courons, croyons, recevons sur nos yeux la boue faite avec sa salive. La salive n'est-elle pas comme le Verbe même, et la terre, comme sa chair? Lavons-nous la face dans la fontaine de Siloé. Que signifie Siloé? L'Evangéliste a dû nous le dire: Siloé, selon lui, «signifie envoyé.» Et quel est l'envoyé, sinon Celui qui a dit dans notre Evangile: «Je suis venu faire les oeuvres de Celui qui m'a envoyé?» Voilà le véritable Siloé lavez-vous y la face, recevez son baptême, recouvrez la lumière, et voyez, vous qui ne voyiez pas jusqu'alors.

2. Et d'abord ouvrez les yeux à ces paroles «Je suis venu faire les oeuvres de Celui qui m'a envoyé.» Voici un Arien qui se lève: vous voyez bien, dit-il, que le Christ ne fait pas ses propres oeuvres, mais les oeuvres du Père qui l'a envoyé. - Mais l'Arien ne parlerait pas ainsi, s'il voyait clair, s'il se lavait la face dans Siloé, dans Celui qui a été envoyé. Que dis-tu donc, Arien? - biais c'est lui-même qui l'affirme, répond-t-il. - Qu'affirme-t-il? - «Je suis venu faire les «oeuvres de Celui qui m'a envoyé.» - Donc ce ne sont pas les siennes? - Sans doute. - Pourquoi alors, pourquoi ce Siloé, cet envoyé, ce Fils de Dieu, ce Fils unique que tu regardes avec douleur comme un Fils dégénéré, pourquoi dit-il: «Tout ce qui est à mon Père, est à moi (1)?» Tu prétends qu'il ne faisait pas ses propres oeuvres parce qu'il s'est présenté comme faisant «les oeuvres de son Père.» Je pourrais répliquer, en m'appuyant sur tes principes, que le Père possédait le bien d'autrui. Comment prouverais-tu en effet que ces mots: «Je suis venu «faire les oeuvres de Celui qui m'a envoyé,» indiquent que ces oeuvres n'étaient pas en même temps celles du Christ?

3. J'en appelle à vous, Seigneur Jésus, décidez cette question, finissez en avec cette dispute. Le Sauveur répond: «Tout ce qui est à mon Père, est à moi.» Si c'est à vous, s'ensuit-il donc que ce n'est pas à votre Père? - Jésus ne dit pas Mon Père m'a donné tout ce qu'il possède, et toutefois ce langage n'aurait t'ait que prouver son égalité avec lui. Il dit: «Tout ce qui est à mon

1. Jn 16,15

552

Père, est à moi.» Comment l'expliquer? Dans ce sens, que tout ce qui est au Père; est au Fils, comme tout ce qui est au Fils, est au Père. Voici en effet comme il s'exprime dans un autre passage: «Tout ce qui est à moi, est à vous; et tout ce qui est à vous, est à moi (1).» Ainsi relativement à ce que possèdent le Père et le Fils, la question est tranchée; ils possèdent paisiblement en commun; pourquoi susciter des débats?

Quant aux oeuvres du Père, le Fils dit aussi qu'elles sont ses oeuvres. Elles sont les siennes, puisqu'elles sont celles du Père à qui il disait «Tout ce qui est à moi est à vous; et tout ce qui «est à vous est à moi.» Ne s'ensuit-il pas en effet que mes oeuvres sont les vôtres et que les vôtres sont les miennes? D'ailleurs, a-t-il dit encore, lui, le Seigneur même, le Fils et le Fils unique de Dieu, la Vérité suprême: qu'a-t-il donc dit? «Tout ce que fait le Père, le Fils le fait aussi comme lui (2).» Quel trait de lumière! quelle vérité! quelle égalité! Ne suffirait-il pas de dire «Tout ce que fait le Père, le Fils le fait aussi?» - Non, j'ajoute: «Comme lui.» Pourquoi ajouter.: «Comme lui?» Parce qu'il est des esprits peu intelligents et marchant sans avoir les yeux ouverts, qui aiment à répéter que le Père agit en commandant et le Fils en obéissant, d'où il suit qu'ils n'agissent pas l'un comme l'autre. Mais ces mots: «comme lui,» indiquent qu'ils agissent l'un comme l'autre, et que l'un fait ce qui est fait par l'autre.

4. Cependant, réplique-t-on, le Père commande au Fils d'agir. Quelle idée charnelle! Eh bien! sans préjudicier aux droits de la vérité, j'accepte. Le Père donc commande et le Fils obéit: s'ensuit-il que le Fils qui obéit n'est pas de même nature que le Père qui commande? Supposons deux hommes, un père et son fils. L'un commande, c'est un homme; l'autre obéit, c'est un homme encore; ils ont tous deux une seule et même nature. Celui qui commande n'a-t-il point communiqué par la génération la nature à son fils? Et celui qui obéit a-t-il en obéissant perdu cette nature? Provisoirement donc considère comme deux hommes le Père qui commande et le Fils qui obéit, sans oublier toutefois que l'un et l'autre est Dieu. Mais il y a cette différence que les deux hommes sont deux hommes réellement, tandis que le Père et le Fils ne forment ensemble qu'un seul. Dieu; ce qui est une propriété merveilleuse et toute divine. Veux-tu

1. Jn 17,10 - 2. Jn 5,19

donc que j'attribue avec toi l'obéissance au Fils? Admets d'abord avec moi qu'il est de même nature que son Père. Le Père a engendré un autre lui-même; son Fils autrement ne serait pas son vrai Fils. Le Père lui dit: «Je vous ai engendré de mon sein avant l'aurore (1).» Que signifie «avant l'aurore? - Avant l'aurore» signifie avant le temps, et par conséquent avant tout ce qui est précédé par quoi que ce soit, avant tout ce qui n'est pas encore, et avant tout ce qui est déjà. Aussi l'Évangile ne dit-il pas: Au commencement Dieu a fait le Verbe, comme il est dit ailleurs: «Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre (2).» Il ne dit pas non plus: Au commencement est né le Verbe; ni: Au commencement Dieu l'a engendré. Que dit-il alors? «Il était, il était, il était.» A ce mot, il était, crois. «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (3).» A chaque répétition de ce mot, il était, éloigne toute idée de temps, car c'est toujours qu'il était. Ainsi donc, comme Dieu a toujours été et toujours été avec son Fils, comme aussi il peut engendrer en dehors du temps, c'est lui qui a dit à son Fils: «Je vous ai engendré de mon sein avant l'aurore.» Que signifie, de mon sein? Dieu aurait-il un sein? Lui donnerons-nous une forme et des membres corporels? Nullement. Si donc il a dit: De mon sein, n'est-ce pas pour nous faire entendre qu'il a engendré de sa propre substance? Son sein a ainsi produit un autre lui-même; attendu que si le Fils était d'une autre nature que son Père, il ne serait pas un Fils, mais un monstre véritable.

5. Dans ce sens donc le Fils peut accomplir les oeuvres de Celui qui l'a envoyé, et le Père, les oeuvres du Fils. Oui, le Père veut et le Fils exécute. Ne puis-je montrer aussi que le Fils veut et que le Père accomplit? - Comment, dis-tu, le montrerai-je? - Le voici. «Mon Père, je veux.» Ne pourrais-je à mon tour accuser le Fils de vouloir et le Père d'exécuter? Que voulez-vous Seigneur? «Que là où je suis, eux soient aussi avec moi (4).» Nous voilà tirés du danger, nous serons alors où il est; oui, nous y serons. Qui peut annuler ce vouloir du Tout-Puissant?

Après avoir constaté la volonté de sa puissance, constate maintenant la puissance de sa volonté.

«Comme le Père, dit-il; réveille les morts et les rend à la vie; ainsi le Fils vivifie ceux qu'il veut (5).» - «Ceux qu'il veut.» Ne dis donc

1. Ps 109,3 - 2.Gn 1,1 - 3. Jn 1,1 - 4. Jn 17,24 - 5. Jn 5,21

553

pas que le Fils vivifie ceux que le Père lui commande de vivifier. «Il vivifie ceux qu'il veut.»

Ceux par conséquent que le Père veut comme lui; car la puissance étant la même, la volonté est la même aussi. Ainsi donc n'ayons pas le coeur aveugle et reconnaissons au Père et au Fils une seule et même nature, car le Père est véritablement Père, et le Fils véritablement Fils. Le Père a engendré un autre lui-même, car le Fils n'est pas un Fils dégénéré.

6. Il y a, dans les paroles de l'aveugle-né, je ne sais quoi qui peut inquiéter, peut-être même porter au désespoir quand on ne les comprend pas bien. Après avoir recouvré la vue, il dit entre autres choses: «Nous savons que Dieu n'exauce pas les pécheurs.» Eh! que deviendrons-nous, si Dieu n'exauce pas les pécheurs? Si Dieu n'exauce pas les pécheurs, oserons-nous le prier? - Eh bien! montrez-moi quelqu'un qui prie, et je vous montre qui l'exauce. Montrez-moi quelqu'un qui prie, examinez le genre humain; allez des imparfaits aux parfaits, du printemps à l'été, car nous venons de chanter. «C'est vous qui avez fait l'été et le printemps (1);» c'est-à-dire: C'est vous qui avez fait les hommes qui sont déjà spirituels et ceux qui sont encore charnels; car le Fils de Dieu dit lui-même: «Vos yeux voient ce qu'il y a en moi d'imparfait;» ils voient ce qu'il y a d'imparfait dans mon corps. Poursuivons. Ceux qui sont imparfaits ont-ils à espérer quelque chose? Sûrement, car nous lisons ensuite: «Et tous seront inscrits dans votre livre (2).»

Peut-être croyez-vous, mes frères, que les spirituels prient et sont exaucés, parce qu'ils ne sont pas pécheurs. Que deviendront alors les hommes encore charnels? Que deviendront-ils? Ils seront donc perdus? Ils ne prieront plus le Seigneur? Loin de nous cette pensée! Voyons te publicain de l'Évangile. Viens, publicain, arrête-toi au milieu de nous, pour empêcher les faibles de perdre tout espoir, montre-nous quelle espérance te soutenait. Ce publicain est monté au temple pour y prier avec le pharisien; il se prosterne la face contre terre, il reste éloigné du sanctuaire et se frappe la poitrine en disant: «Soyez moi propice, Seigneur, car je suis pécheur;» puis il retourne justifié, plutôt que le pharisien (3). En s'écriant: «Soyez-moi propice, car je suis pécheur,» disait-il vrai ou faux Puisqu'il disait vrai, il était pécheur; il fut néanmoins

1. Ps 74,17 - 2. Ps 138,16 - 3. Lc 18,10-14

moins exaucé et justifié. Comment donc as-tu pu dire, toi dont les yeux ont été ouverts par le Seigneur: «Nous savons que Dieu n'exauce pas les pécheurs?» Nous voyons ici qu'il les exauce. Lave donc ton âme, fais pour ton coeur ce que tu as fait pour tes yeux et tu reconnaîtras que Dieu exauce les pécheurs. Tu es dupe d'une imagination vaine; tu n'es pas encore guéri complètement. Cet aveugle fut excommunié par, la Synagogue; Jésus l'apprit, vint à lui et lui dit: «Crois-tu au Fils de Dieu?» - «Qu'est-il, Seigneur, pour que je croie en lui?» Il voyait donc et ne voyait pas; il voyait des yeux, mais non du coeur. «Mais tu le vois,» répliqua le Seigneur, tu le vois des yeux du corps; «c'est lui-même qui te parle. - Et se prosternant alors il l'adora.» C'était se purifier l'oeil du coeur.

7. Pécheurs, appliquez-vous donc à prier; confessez vos péchés, priez pour les effacer, priez pour en diminuer le nombre, priez pour obtenir qu'ils disparaissent à mesure que vous progressez: mais gardez-vous de désespérer et priez, tout pécheurs que vous êtes. Quel est, hélas! celui qui n'a point péché? Commençons par les prêtres.

Il est dit aux prêtres: «Offrez d'abord des sacrifices pour vos péchés, et ensuite pour le peuple (1).» Ces sacrifices témoignaient contre les prêtres, et si l'un d'entre eux s'était prétendu juste et exempt de péché, on lui aurait répondu-: Je ne considère point ce que tu dis, mais ce que tu offres; la victime qui est entre tes mains sert à te confondre. Pourquoi offrir en vue de tes péchés, si tu es sans péché? Prétends-tu tromper Dieu, même en sacrifiant?

On objectera peut-être que si les prêtres de l'ancien peuple étaient pécheurs, les prêtres du peuple nouveau ne le sont pas. Croyez-moi, mes frères: puisque Dieu l'a voulu, je suis son prêtre, et pourtant je suis pécheur, je frappe avec vous rua poitrine, avec vous je demande pardon, j'espère avec vous que Dieu me fera miséricorde. Mais les saints Apôtres, les premiers chefs du troupeau chrétien, ces premiers pasteurs, membres du Pasteur suprême, n'étaient-ils pas sans péchés? Non, ils n'étaient pas sans péché, ils avaient réellement des péchés, et si nous le publions ils ne s'irritent point, attendu qu'ils l'avouent eux-mêmes. De moi-même je n'oserais l'avancer; mais prête d'abord l'oreille à la voix du Seigneur;

1. Lv 16,6 He 7,27

554

il leur disait: «C'est ainsi que vous prierez.» Cette prière prouvera contre eux, comme les sacrifices déposaient contre les prêtres de l'ancienne loi. «C'est ainsi que vous prierez;» et entre autres demandes prescrites le Seigneur a inséré la suivante: «Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à qui nous a offensés (1).» Que disent donc les Apôtres? Ils demandent, chaque jour le pardon de leurs fautes. Coupables, ils se présentent à la prière, ils en sortent absous et y reviennent de nouveau coupables. On n'est pas dans cette vie exempt de péché, puisqu'on en demande pardon toutes les fois qu'on prie.

8. Que dire encore? Dirai-je qu'ils étaient encore malades quand cette prière leur fut enseignée? Dirai je, comme on pourra le faire, qu'au moment où le Seigneur Jésus leur apprit cette prière, ils étaient petits encore, faibles et encore charnels, et non pas du nombre de ces spirituels qui ne commettent point de péché? Mais ont-ils, mes frères, cessé de prier quand ils sont devenus spirituels? Le Christ donc aurait dû leur dire qu'ils devaient pour le moment prier de cette manière, puis leur indiquer une autre formule de prière pour l'époque où ils seraient devenus spirituels. Mais non, il n'y a dans l'Eglise que cette formule donnée parle Sauveur, suivez-la en priant.

Portons contre l'objection le dernier coup. Tout en soutenant que ces saints Apôtres étaient spirituels, tu avoueras que jusqu'au moment de la passion du Seigneur ils étaient charnels encore. N'est-il pas vrai qu'ils tremblèrent quand ils le virent suspendu à la croix et qu'ils désespérèrent au moment même où le larron crut en lui? Pierre osa le suivre quand on le conduisait au supplice, il osa le suivre, arriva jusqu'à la demeure du pontife, entra tout fatigué dans la cour, se tint près du feu où son zèle se, refroidit; c'était la crainte qui le glaçait près du feu. Questionné par une servante, une première fois il renia le Christ; interrogé une seconde fois, il le renia

1. Mt 6,9-12

encore; il le renia une troisième fois quand une troisième fois il fut questionné (1). Que Dieu soit béni de ce qu'on cessa de l'interroger! Combien de temps encore n'eût-il pas continué à renier? Et ce ne fut qu'après sa résurrection que le Seigneur confirma ses Apôtres et en fit des hommes spirituels.

Mais alors n'étaient-ils pas sans péché? Ces hommes spirituels écrivaient et adressaient aux Eglises des lettres toutes spirituelles; ils étaient sans péché, prétends-tu. Je ne te crois pas sur parole, je les interroge eux-mêmes. Dites-nous donc, saints Apôtres, si vous n'avez plus commis de fautes depuis qu'après sa résurrection le Seigneur vous eut confirmés en vous envoyant du haut du ciel l'Esprit-Saint? Dites-nous cela, je vous en conjure. Ecoutons, mes frères, et les pécheurs ne désespéreront pas, et ils ne cesseront pas de prier pour n'être pas sans péché. Parlez donc. Voici l'un d'entre eux. Lequel? Celui que le Seigneur aimait spécialement, celui qui reposait sur sa poitrine (2), et qui y puisait, pour nous les communiquer, les secrets du royaume des cieux. C'est celui-là que j'interroge. Etes-vous, ou n'êtes-vous pas sans péché? Voici sa réponse: «Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous.» Remarquez: c'est le même Evangéliste Jean qui a dit: «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (3).» Quels espaces il avait franchis pour arriver jusqu'au Verbe! Et bien! c'est ce grand homme, ce grand homme qui s'était élevé comme l'aigle au dessus des nues et qui d'un regard serein contemplait le Verbe qui «était au commencement;» c'est lui qui a dit: «Si nous prétendons être sans péché, nous nous faisons illusion et la vérité n'est point en nous. Mais si nous confessons nos fautes, Dieu est fidèle et juste pour nous les remettre et pour nous purifier de toute iniquité (4).» Ainsi donc priez.

1. Mt 26,69-74 - 2. Jn 13,23 - 3. Jn 5,1 - 4. Jn 1,8-9




136

SERMON CXXXVI. AVEUGLEMENT DES JUIFS (1).

1. Jn 9 (555)

ANALYSE. - En guérissant l'aveugle-né et surtout en ouvrant son âme à la lumière de la vérité, le Sauveur faisait entendre qu'il était venu dissiper l'aveuglement des Juifs. Les Juifs prenaient la loi trop à la lettre et ils n'en connaissaient pas l'impuissance. Il a fallu que Jésus-Christ vint en enseigner l'esprit et donner la vie aux hommes en se faisant homme comme eux. Heureux qui profite de son enseignement et de ses grâces!

1. Nous avons entendu, comme à l'ordinaire, cette lecture du saint Evangile; mais il est bon de ranimer nos souvenirs et de les préserver de l'assoupissement qu'engendre l'oubli. D'ailleurs, ce passage que nous connaissons depuis si longtemps nous a fait autant de plaisir, que s'il eût été nouveau pour nous.

Pourquoi vous étonner que le Christ ait fait voir la lumière à l'aveugle-né? Le Christ est notre Sauveur; il a accordé à cet homme, comme un bienfait, ce qu'il ne lui avait pas donné en le créant. Se méprenait-il alors en ne lui donnant pas des yeux? Non, il voulait plus tard lui en donner miraculeusement. - Comment le sais-tu, demanderez-vous? - Je l'ai appris de lui-même; il vient de le dire encore et nous l'avons tous entendu. Ses disciples, en effet, lui ayant demandé: «Seigneur, qui a péché, celui-ci ou ses, parents, pour qu'il soit né aveugle?» il répondit, comme vous venez de l'entendre avec moi: «Ni celui-ci n'a péché, ni ses parents; mais c'est pour la manifestation en lui des oeuvres de Dieu.» Voilà pour quel motif il avait différé de lui donner des yeux. Il ne lui en avait pas donné, parce qu'il devait lui en donner plus tard, parce qu'il savait qu'il lui en donnerait au moment opportun.

Ne pensez pas, mes frères, que ses parents aient été sans péché ou qu'il n'ait pas lui-même contracté en naissant le péché originel, pour la rémission duquel on confère aux enfants le baptême destiné à effacer les péchés. Mais sa cécité ne fut l'effet ni du péché de ses parents, ni de son péché propre; elle devait servir à manifester en lui les oeuvres de Dieu. Aussi bien, quoi que nous ayons tous en naissant contracté la souillure originelle, nous rie sommes pas nés aveugles. Et toutefois en y regardant de près, nous sommes des aveugles de naissance. Qui de nous en naissant n'était aveugle, mais aveugle de coeur? Créateur de l'âme et du corps, le Seigneur Jésus a guéri l'un et l'autre.

2. La foi vous a montré cet homme aveugle d'abord, puis voyant la lumière: vous l'avez vu aussi dans l'erreur. Son erreur consiste premièrement à regarder le Christ comme un prophète, à ignorer qu'il est le Fils de Dieu. Il a fait aussi une réponse certainement fausse lorsqu'il a dit: «Nous savons que Dieu n'exauce pas les pécheurs.» Si Dieu n'exauce pas les pécheurs, quel espoir nous reste-t-il? Si Dieu n'exauce pas les pécheurs, pourquoi le prions-nous, pourquoi confessons-nous nos péchés en nous frappant la poitrine? Que faire de ce Publicain qui monta au temple avec le Pharisien et qui se tenant éloigné et les yeux fixés à terre se frappait la poitrine et confessait ses péchés, pendant que le Pharisien vantait et étalait ses mérites? Le Publicain pourtant, après avoir confessé ses fautes, sortit du temple justifié, plutôt que le Pharisien (1). N'est-ce pas une preuve que Dieu exauce les pécheurs? Mais l'aveugle en parlant ainsi ne s'était point encore lavé l'oeil du coeur à Siloé. Déjà il s'était mis sur les yeux la boue mystérieuse; mais la grâce n'avait point produit encore son effet dans le coeur. Quand se lava-t-il l'oeil du coeur? Quand après avoir été chassé par les Juifs il fut appelé par le Seigneur. Le Seigneur en effet le rencontra et lui dit: «Crois-tu au Fils de Dieu? - Quel est-il, Seigneur, pour que je croie en lui?» Il le voyait des yeux du corps; le voyait-il des yeux du coeur? Non; mais attendez, il le verra bientôt. Jésus lui répondit effectivement: «C'est moi, moi qui te «parle.» Cet homme douta-t-il? - A l'instant même il se lavait l'âme, puisqu'il communiquait avec Siloé, c'est-à-dire avec l'Envoyé. Et quel est l'Envoyé, sinon le Christ? Lui-même l'a répété plusieurs fois. «Je fais, disait-il, la volonté de mon Père qui m'a envoyé (2).» C'est ainsi qu'il est Siloé, et en s'approchant de lui, en l'écoutant, en le croyant, en l'adorant, cet aveugle se purifia le coeur et recouvra la vue.

3. Quant à ceux qui l'avaient expulsé, ils

1. Lc 18,10-14 - 2. Jn 4,34 Jn 5,30 Jn 6,38

556

restèrent aveugles. On le vit, quand ils reprochèrent au Seigneur d'avoir violé le sabbat en faisant de la boue avec sa salive et en en mettant sur les yeux de l'aveugle.

Sans doute l'accusation était manifestement fausse, puisqu'ils reprochaient au Sauveur des guérisons opérées par sa seule parole. Etait-ce travailler le jour du sabbat que de dire simplement pour faire? C'était une évidente calomnie, c'était accuser un simple commandement, accuser une simple parole: eux-mêmes s'abstenaient-ils donc de parler le jour du sabbat? Je pourrais affirmer qu'ils ne parlent ni le jour du sabbat, ni aucun autre jour, puisqu'ils ont cessé de louer le vrai Dieu. Il est vrai cependant qu'ils calomniaient ouvertement le Sauveur, ainsi que je l'ai déjà observé. Le Seigneur disait à un homme: «Etends la main,» cet homme guérissait et on criait à la violation du sabbat (1)! Mais qu'a fait Jésus? A quel travail s'est-il livré? Quel fardeau a-t-il porté? Maintenant qu'il crache à terre, qu'il forme de la boue et qu'il en met sur les yeux d'un aveugle, il travaille à la vérité; nul ne doit le révoquer en doute, il travaille, il abolit le sabbat, et toutefois il ne se rend point coupable.

Pourquoi ai-je dit qu'il abolissait le sabbat: Parce qu'il était la lumière qui venait écarter les ombres. Le sabbat en effet avait été établi parle Seigneur notre Dieu et par le Christ même, uni au Père pour la promulgation de cette loi; mais il avait été établi comme l'ombre de ce qui devait arriver. «Que personne donc ne vous juge sur le manger ou sur le boire; ou à cause des jours de fête, ou des néoménies, ou des sabbats, ce qui n'est que l'ombre des choses futures (2).» On voyait arrivé Celui qu'annonçaient ces institutions. Pourquoi se plaire encore dans l'ombre? Juifs, ouvrez les yeux, voilà le soleil. «Nous savons, dites-vous.» Que savez-vous, ô coeurs aveugles? Que savez-vous? - «Que cet homme n'est point de Dieu, puisqu'il viole ainsi le sabbat.» - Le sabbat, malheureux, le sabbat! Mais il a été publié par ce même Christ que vous prétendez n'être point de Dieu. Et observant le sabbat d'une manière charnelle, vous n'êtes point sanctifiés par la salive du Christ. Voyez dans le sabbat l'empreinte du Messie et vous comprendrez que le sabbat est une prophétie qui l'annonce. Mais vous n'avez pas sur les yeux la boue faite avec la salive du Christ,

1. Mt 12,10-14 - 2. Col 11,16

c'est pourquoi vous n'êtes pas allés à Siloé, pour vous y laver et vous êtes restés aveugles; ne voyant pas le bonheur de cet aveugle qui a recouvré la vue du corps et de l'esprit. C'est lui qui a reçu sur ses yeux la boue faite avec la salive; il s'est approché ensuite de Siloé, il s'est lavé, il a cru au Christ, il a vu et il n'est pas resté sous l'arrêt de cette formidable sentence: «Je suis venu dans ce monde pour juger; afin que ceux qui ne voient pas, voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles.»

4. Quelle menace! J'aime à entendre: «Afin que ceux qui ne voient pas, voient.» Un Sauveur, un médecin doit faire «que ceux qui ne «voient pas, voient.» Mais pourquoi, Seigneur, avez-vous ajouté: «Afin que ceux qui voient, deviennent aveugles?» Si nous comprenons bien, rien ne nous paraîtra ni plus vrai ni plus juste.

Que faut-il entendre par «ceux qui voient?» - Les Juifs. - Les Juifs voient donc? - Ils le prétendent, mais en réalité ils ne voient pas. - Que signifie donc «Ils voient?» - Ils pensent voir, ils croient voir. Car ils croyaient voir, quand ils défendaient la Loi contre le Christ. «Nous savons,» disaient-ils; voilà comment ils voient. «Nous savons» ne signifie-t-il pas: nous voyons? Pourquoi ajouter: «Que cet homme ne vient pas de Dieu, puisqu'il viole ainsi le sabbat?» C'est que ces prétendus voyants lisaient la lettre de la Loi, où il était prescrit de lapider quiconque violerait le sabbat (1); et pour ce motif ils soutenaient que cet homme ne venait pas de Dieu. Mais ces voyants étaient aveugles et ils ne voyaient pas que le Juge futur des vivants et des morts était déjà venu dans le monde pour juger. Quel arrêt rend-il? Il fait «que ceux qui ne voient pas, «voient;» c'est-à-dire que ceux qui reconnaissent leur aveuglement soient éclairés; «et que ceux qui voient deviennent aveugles;» c'est-à-dire que ceux qui ne confessent pas leur aveuglement soient plus endurcis qu'ils ne l'étaient. Aussi voyez l'accomplissement de ce dernier arrêt. Les défenseurs de la Loi, les commentateurs de la Loi, les docteurs de la Loi, les savants dans la Loi ont crucifié l'Auteur même de la Loi. Quel aveuglement! Et une partie d'Israël y est tombée. Elle y est tombée, ce qui a fait crucifier le Christ et entrer la plénitude des gentils. Que signifie: «Afin que ceux qui ne voient pas, voient?» - «Afin que la plénitude des gentils

1. Nb 15,36

557

entrât, une partie d'Israël est tombée dans l'aveuglement (1).» L'univers entier gisait dans l'aveuglement; mais le Sauveur est venu «afin que ceux quine voient pas, voient, et que ceux qui voient, deviennent aveugles.» Les Juifs l'ont méconnu, les Juifs l'ont crucifié, pour lui il a fait avec son sang un remède pour les aveugles. De plus en plus opiniâtres et aveuglés de plus en plus, ceux qui se vantaient de voir la lumière ont crucifié la Lumière même. Quel aveuglement, d'avoir éteint la Lumière! Mais cette Lumière, éteinte sur la croix, a éclairé les aveugles.

5. Écoute un ancien aveugle, maintenant éclairé; reconnais combien ils ont été malheureux de heurter contre la croix pour avoir refusé d'avouer au médecin leur aveuglement. Ils avaient conservé la Loi. Que peut la Loi sans la grâce? Qu'a pu, malheureux, la Loi sans la grâce? Que peut la terre, si elle n'est détrempée par la salive, du Christ? La Loi sans fa grâce peut-elle autre chose que de rendre plus coupables? Pourquoi? Parce qu'en écoutant la Loi sans l'accomplir, on est non, seulement pécheur, mais encore prévaricateur. L'hôtesse de l'homme de Dieu vient de perdre son enfant, le prophète envoie son serviteur poser son bâton sur la face de cet enfant, mais il ne revient pas à la vie. Que peut la Loi sans la grâce: Écoutez un ancien aveugle; c'est aujourd'hui un voyant, un Apôtre: que dit-il? «Si la Loi avait été donnée avec le pouvoir de communiquer la vie, la justice viendrait vraiment de la Loi.» Remarquez bien, répétons. Qu'a dit l'Apôtre? «Si la Loi avait été donnée avec le pouvoir de communiquer la vie, la justice viendrait vraiment de la Loi.» Mais si elle ne pouvait communiquer la vie; à quoi bon la donner? L'Apôtre le dit en continuant ainsi «Mais l'Écriture a tout renfermé sous le péché, afin que la promesse fût accordée aux croyants par la foi en Jésus-Christ (2).» Afin donc d'accomplir en faveur des croyants, par la foi en Jésus-Christ, les promesses qui assuraient aux hommes la lumière et l'amour, l'Écriture ou la Loi atout compris sous le péché. Que veut dire, «A tout compris sous le péché? - Je ne connaîtrais pas la concupiscence, si la Loi n'eût dit: Tu ne convoiteras pas (3).» Que veut dire encore: «L'Ecriture a tout compris sous le péché?» - Que la Loi a rendu le pécheur prévaricateur, puisqu'elle n'a pu le guérir. «Elle a tout compris sous le péché.» Dans l'espoir de la grâce,

1. Rm 11,25 - 2. Ga 3,21-22 - 3. Rm 7,7

dans l'espoir de la miséricorde. Tu as reçu la Loi et tu as voulu l'accomplir, mais tu n'as pu; tu es ainsi tombé du haut de ton orgueil, tu as expérimenté ta faiblesse. Cours donc au médecin, lave-toi la face; appelle le Christ de tes voeux, confesse-le et crois en lui; ainsi l'Esprit se joindra â la lettre et tu seras guéri. Car si tu ôtes l'Esprit de la lettre, «la lettre te tuera;» si elle te tue, quel espoir te reste-t-il? «C'est l'Esprit qui donne la vie (1).»

6. Que le serviteur d'Elisée, que Giézi prenne donc le bâton de son maître, comme Moïse, le serviteur de Dieu, reçut autrefois la Loi. Qu'il prenne le bâton, qu'il le prenne, qu'il coure, qu'il devance son maître, arrive avant lui et mette son bâton sur le visage de l'enfant mort. C'est déjà fait. Giézi a reçu le bâton, il a couru et l'a posé sur la face du mort. Mais à quoi bon? A quoi bon ce bâton? «Si la Loi avait été donnée avec le pouvoir de communiquer la vie,» le bâton aurait ressuscité l'enfant; mais «l'Écriture ayant tout compris sous le péché,» l'enfant reste mort. Pourquoi «l'Écriture a-t-elle tout compris sous le péché? - Afin que la promesse fût accomplie en faveur des croyants par la foi en Jésus-Christ.» Vienne donc Elisée. Pour constater la mort, il a envoyé son serviteur avec son bâton; mais qu'il vienne lui-même, qu'il vienne, qu'il entre dans la demeure de son hôtesse, qu'il monte dans la chambre haute et qu'y rencontrant l'enfant mort il applique sur chacun des membres de ce mort chacun des membres vivants de son propre corps. Il l'a fait aussi; il a appliqué sa face sur la face de l'enfant, ses yeux sur ses yeux, ses mains sur ses mains, ses pieds sur ses pieds, il s'est comme rétréci, contracté, rapetissé (2). Il s'est comme rétréci, comme diminué. Ainsi: «Celui qui avait la nature divine s'est anéanti en prenant la nature de serviteur (3).» Tout vivant il s'est appliqué sur l'enfant mort: qu'est-ce à dire? Vous voulez le savoir? Ecoutez l'Apôtre «Dieu a envoyé son Fils.» Mais s'appliquer sur l'enfant mort? L'Apôtre va le dire, il continue en effet: «Dans une chair semblable à la chair de péché (4).» S'appliquer vivant sur le mort, c'est donc venir à nous, non pas avec une chair de péché, mais avec une chair semblable à la chair de péché. Nous étions morts dans notre chair de péché, le Christ s'est approché de nous avec une chair, semblable à notre chair de péché;

1. 2Co 3,2-6 - 2. 2R 4 - 3. Ph 2,6 - 4. Rm 8,3

558

il est mort sans être condamné à mort lui seul était libre parmi les morts; il est mort parce que tous les hommes étaient condamnés à mort par le péché. Comment les hommes revivraient-ils, si Celui qui était seul sans péché n'était venu comme pour s'appliquer sur eux, avec une chair semblable à la chair de péché? O Seigneur Jésus, vous qui avez souffert pour nous et non pour vous, vous qui n'avez commis aucune faute et qui en subissez la peine, ah! c'est pour nous délivrer et de toute faute et de toute peine.




137

SERMON CXXXVII. LE BON PASTEUR (1).

1. Jn 10,1-16

ANALYSE. - On serait porté à croire, surtout en lisant la fin de ce discours, que plusieurs s'étaient plaints de la sévérité des avertissements donnés par saint Augustin à son peuple. L'explication de l'Evangile du bon Pasteur lui fournissant l'occasion d'expliquer sa conduite, il en profite. Qu'est-ce donc que le bon Pasteur? Jésus-Christ s'appelle à la fois la porte et le bon Pasteur. C'est en lui-même et considéré comme chef de l'Église qu'il est la porte, c'est dans son Eglise même qu'il est Pasteur; et en disant que le bon pasteur doit entrer par la porte, il veut faire entendre que tout bon pasteur doit recevoir de lui sa vocation et être rempli de son amour. De plus un bon pasteur ne doit pas être un mercenaire? Qu'est-ce qu'un pasteur mercenaire? Un pasteur mercenaire, quoiqu'en disent certains ecclésiastiques, est celui dont la conduite, semblable à celle des Scribes et des Pharisiens; est en opposition avec son enseignement, Il ne remplit pas son devoir pour l'amour de Jésus-Christ, mais par intérêt; et voilà pourquoi il ne résiste pas avec vigueur aux attaques de l'ennemi, aux mauvais conseils et aux doctrines mauvaises. Il faut le supporter dans l'Église, profiter même de l'enseignement salutaire qu'il donne au nom de l'Église; mais on doit se garder d'imiter sa lâcheté. C'est pour ne pas faire comme lui et ne mériter pas d'être condamné au tribunal suprême, que saint Augustin reprend avec fermeté, ne consultant que l'avantage spirituel de son troupeau.

1. Votre foi ne l'ignore pas, mes bien-aimés, nous savons même que vous l'avez appris du Maître qui enseigne du haut du ciel et en qui vous avez mis votre espoir: Celui qui pour nous a souffert et est ressuscité, Jésus-Christ Notre-Seigneur est le Chef de l'Église, l'Église est son corps, et la santé de ce corps c'est l'union de ses membres et le lien de la charité. Que la charité vienne à se refroidir, on est malade tout en faisant partie du corps de Jésus-Christ. Il est vrai, Celui qui a exalté notre Chef divin peut aussi guérir ses membres; mais c'est à la condition qu'un excès d'impiété ne les fera point retrancher de son corps et qu'ils y restent attachés jusqu'à ce qu'ils soient complètement guéris. Car il ne faut pas désespérer de ce qui lui est uni encore; mais on ne peut ni traiter ni guérir ce qui en est séparé. Or le Christ étant le Chef de l'Église et l'Église étant son corps, le Christ entier comprend et le chef et le corps. Mais le Chef est ressuscité. Nous avons donc au ciel notre chef qui intercède pour nous, et qui exempt de tout péché et affranchi de la mort, apaise Dieu irrité par nos iniquités. Il veut ainsi que ressuscitant nous-mêmes à la fin des siècles, transformés et pénétrés de la gloire céleste, nous parvenions où il est. Les membres en effet ne doivent-ils pas suivre la tête? Ah! puisqu'ici même nous sommes ses membres, ne nous décourageons point; nous suivrons notre Chef.

2. Contemplez, mes frères, combien nous sommes aimés de ce Chef divin. Il est au ciel, et pourtant il souffre sur la terre tout le temps qu'y souffre son Église. Ici en effet il a faim, il a soif, il est dépouillé, il est étranger, il est malade, il est en prison. N'a-t-il pas dit qu'il endure tout ce que souffre son corps et qu'à la fin du monde plaçant ce corps à sa droite et à sa gauche les impies qui le foulent aujourd'hui, il dira aux élus de sa droite: «Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès la création du monde?» Et pourquoi? «Parce que j'ai eu faim et que vous m'avez donné à manger.» Il énumère les autres services comme s'il en avait été l'objet. Les élus mêmes ne le comprennent pas et ils s'écrient: «Quand est-ce, Seigneur, que nous vous avons vu sans pain, sans asile et en prison?» Et il leur répond: «Toutes les fois que vous avez rendu ces bons offices de l'un des plus petits d'entre les miens, c'est à moi que vous les avez rendus.»

Notre corps même présente quelque chose de semblable. La tête y est on haut et les pieds en (559) bas; si cependant au milieu d'une foule serrée quelqu'un te marche sur le pied, la tête ne dit-elle pas: Tu me blesses? Ce n'est ni la tête ni la langue que l'on presse alors; elles sont en haut, elles sont en sûreté, personne ne les frappe; mais le lien de la charité unissant tout le corps, de la tête aux pieds, la langue ne sépare point sa cause de celle des autres membres et elle crie: Tu me blesses, quoique personne ne la touche. Si donc notre langue, sans être touchée, peut dire alors qu'on la blesse, le Christ notre Chef ne peut-il dire, sans souffrir personnellement. «J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger?» Ne peut-il dire encore à ceux qui ont refusé ce service à ses membres: «J'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger?» Comment enfin conclut-il? Le voici: «Ceux-ci iront aux flammes éternelles, et les justes à l'éternelle vie (1).»

3. Dans les paroles que nous venons d'entendre, le Seigneur se présentait à la fois comme étant le pasteur et comme étant la porte. Il disait expressément: «Je suis la porte;» et expressément: «Je suis le pasteur.» C'est comme Chef qu'il est la porte, c'est dans ses membres qu'il est le pasteur. Aussi bien en établissant l'Église sur Pierre seulement, il lui dit: «Pierre, m'aimes-tu? - Seigneur, je vous aime, répond Pierre. - Pais mes brebis.» Comme il disait une troisième fois: «Pierre m'aimes-tu?» Pierre s'attrista de cette troisième demande (2): si son Maître avait pu voir dans sa conscience qu'il le renierait, ne voyait-il pas dans sa foi combien il était sincère- à le confesser? Mais Jésus ne cessa jamais de connaître Pierre; il le connaissait même lorsque Pierre s'ignorait, et Pierre s'ignorait quand il disait: «Je vous suivrai jusqu'à la mort;» il ne savait pas alors jusqu'où, allait sa faiblesse. Il arrive souvent à des malades de ne connaître point ce qui se passe en eux, tandis que le médecin le sait et quoique celui-ci ne souffre pas ce qu'endure le malade. L'un explique mieux ce qui se passe dans l'autre, que ce dernier n'exprime ce qui se passe en lui-même. Voilà ce qui avait lieu entre Pierre, malade alors, et le Seigneur, son médecin. Le premier prétendait avoir des forces et pourtant il n'en avait pas; mais en touchant les pulsations de son coeur, Jésus annonçait qu'il le renierait trois fois. On sait comment se réalisa la prédiction du médecin, et comment fat confondue la présomption du malade (3). Si donc le Sauveur l'interrogea après sa

1. Mt 25,31-46 - 2. Jn 21,15-17 - 3. Lc 22,33-34 Lc 22,55-61

résurrection, ce n'est point qu'il ignorât combien était sincère l'amour qu'il professait pour lui; mais il voulait qu'en confessant trois fois son amour, il effaçât le triple reniement que lui avait arraché la crainte.

4. Aussi quand le Seigneur demande à Pierre «Pierre m'aimes-tu?» c'est comme s'il lui disait: Que me donneras-tu, que m'accorderas-tu comme témoignage de ton amour? Eh! que pouvait accorder Pierre au Seigneur ressuscité, quand il était sur le point de monter au ciel et d'y siéger à la droite du Père? Jésus semblait donc lui dire: Ce que tu me donneras, ce que tu feras pour moi, situ m'aimes, c'est de paître mes brebis, c'est d'entrer par la porte, sans monter par ailleurs. On vous a dit, en lisant l'Évangile «Celui qui entre par la porte est le pasteur; mais celui qui monte par ailleurs est un voleur et un larron, qui cherche à troubler, à disperser et à ravir.» Qu'est-ce qu'entrer par la porte? C'est entrer par le Christ. Qu'est-ce qu'entrer par le Christ? C'est l'imiter dans ses souffrances, c'est le reconnaître dans son humilité, et Dieu s'étant fait homme, c'est avouer que l'on est homme et non pas Dieu. Est-ce en effet imiter un Dieu fait homme que de vouloir paraître Dieu quand on n'est qu'un homme? On ne t'invite pas à devenir moins que tu es, mais on te dit: Reconnais que tu es homme, que tu es pécheur; reconnais que Dieu justifie et que tu es souillé. Avoue les taches de ton coeur, et tu feras partie du troupeau de Jésus-Christ; car cet aveu de tes fautes portera le médecin à te guérir, autant que l'éloigne de lui le malade qui prétend être en bonne santé.

Le Pharisien et le Publicain n'étaient-ils pas montés au temple? L'un se vantait de sa bonne santé, et l'autre montrait ses plaies au Médecin. Le premier disait effectivement: «O Dieu, je vous rends grâces de ce que je ne suis pas comme ce Publicain.» Ainsi s'élevait-il superbement au dessus de lui, et si le Publicain n'eût pas été malade, dans l'impuissance de se préférer à lui, le Pharisien l'aurait haï. Avec de telles dispositions à la jalousie et à la haine, en quel état se trouvait donc le Pharisien montant au temple? Sûrement il était malade, et en se disant bien portant il ne fut point guéri quand il quitta le temple. Le Publicain au contraire tenait les yeux à terre sans oser les lever vers le ciel, et se frappant la poitrine il disait: «O Dieu, ayez pitié de moi, pauvre pécheur.» Et que (560) conclut le Seigneur? «En vérité je vous le déclare: le Publicain sortit du temple justifié, plutôt que le Pharisien; car quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé (1).» Ceux donc qui s'élèvent veulent monter par ailleurs dans le bercail; tandis que ceux qui s'abaissent, y entrent par la porte. Aussi est-il dit, de l'un, qu'il entre et de l'autre, qu'il monte. Monter, vous le voyez, c'est rechercher les grandeurs, ce n'est pas entrer, c'est tomber; au lieu que s'abaisser pour entrer par la porte, ce n'est pas tomber, c'est être pasteur.

5. Cependant le Seigneur fait figurer dans l'Évangile trois personnages que nous devons y étudier: le pasteur, le mercenaire et le voleur. Vous avez sans douté remarqué à la lecture de l'Évangile, les caractères assignés par Jésus-Christ au pasteur, au mercenaire et au voleur. Le pasteur, a-t-il dit, donne sa vie pour ses brebis et il entre par la porte. Le voleur et le larron montent par ailleurs. Quant au mercenaire, il fuit lorsqu'il voit le loup ou le voleur, parce qu'étant mercenaire et non pasteur, il ne prend point souci des brebis. L'un entre par la porte, attendu qu'il est le pasteur; l'autre monte par ailleurs, attendu qu'il est un voleur; et le troisième tremble et prend la fuite à la vue des ravisseurs qui veulent s'emparer des brebis, attendu qu'il est mercenaire et qu'étant mercenaire il ne prend point souci du troupeau.

Si nous parvenons à bien reconnaître ces trois sortes de personnages, votre sainteté saura qui vous devez aimer, qui vous devez supporter et de qui vous devez vous garder. Il faudra aimer le pasteur, supporter le mercenaire et vous garder du larron.

Il y a en effet dans l'Église des hommes dont l'Apôtre dit qu'ils annoncent l'Évangile par occasion, recherchant auprès des hommes leurs propres avantages, argent, honneurs, louanges humaines (2). Ce qu'ils veulent, ce sont des présents de quelque nature, et ils ont moins en vue le salut de l'auditeur que leurs intérêts personnels. Quant au fidèle à qui le salut est annoncé par un homme qu'y n'y a point part, s'il croit en Celui qu'on lui annonce sans s'appuyer sur le prédicateur, il y aura profit pour l'un, perte pour l'autre.

6. Le Seigneur disait des Pharisiens: «Ils sont assis sur la chaire de Moïse (3).» Il n'avait pas en vue que les Pharisiens et son intention n'était

1. Lc 18,10-14 - 2. Ph 1,18 - 3. Mt 23,2

pas d'envoyer à l'école des Juifs ceux qui croiraient en lui, pour y apprendre le chemin qui conduit au royaume des cieux. N'était-il pas venu effectivement pour former son Église, pour séparer du reste de la nation, comme on sépare le froment de la paille, les Israëlites qui étaient dans la bonne foi, qui avaient une bonne espérance et une charité véritable, pour faire de la circoncision comme une muraille, pour y joindre, comme une autre muraille, la gentilité, et pour servir lui-même de pierre angulaire à ces deux murs aboutissant à lui de directions opposées? N'est-ce pas de l'union future de ces deux peuples qu'il disait: «J'ai aussi d'autres brebis qui ne sont pas de ce bercail,» du bercail des Juifs; «il faut que je les amène encore, afin qu'il n'y ait plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur?» Aussi est-ce de deux barques qu'il appela ses disciples; ces deux barques désignaient les deux peuples qui devaient entrer dans l'Église, lorsque les Apôtres, après avoir jeté les filets, prirent cette multitude de poissons dont le poids faillit les rompre et qu'«ils en chargèrent ces deux mêmes barques (1).» Il y avait bien deux barques, mais il n'y a qu'une Église formée de deux peuples différents qui s'unissent dans le Christ. C'est ce qui était figuré aussi par Lia et Rachel, les deux épouses d'un même mari, de Jacob (2); par les deux aveugles assis près de la route et it qui le Seigneur rendit la vue (3). Si enfin vous étudiez avec attention les Écritures, souvent vous y rencontrerez des figures de ces deux Églises qui n'en forment qu'une seule, comme l'indiquent et la pierre angulaire qui unit deux murs et le pasteur qui unit deux troupeaux.

En venant donc pour enseigner son Église et pour établir son école en dehors du Judaïsme, comme nous la voyons établie aujourd'hui, le Seigneur ne voulait pas rendre disciples des Juifs ceux qui croiraient en lui. Sous le nom de Scribes et de Pharisiens il voulait désigner ceux qui un jour dans son Église diraient et ne feraient pas, comme il se désignait lui-même dans la personne de Moïse. Moïse effectivement figurait Jésus-Christ, et si en parlant au peuple il se voilait la face, c'était pour indiquer qu'en cherchant dans la Loi les joies et les voluptés charnelles et qu'en ambitionnant un empire terrestre, les Juifs avaient devant les yeux un voile qui les empêcherait de reconnaître le Christ dans les Écritures. Aussi le voile tomba-t-il après la passion du Seigneur

1. Lc 5,2-7 - 2. Gn 29 - 3. Mt 20,30-34

561

et on vit alors les secrets du sanctuaire. C'est pour ce motif qu'au moment où le Sauveur était suspendu à la croix, le voile du temple se déchira de haut en bas (1); et l'Apôtre Paul dit expressément: «Lorsque tu te seras converti au Christ, le voile disparaîtra (2);» au lieu «qu'il reste posé sur le coeur,» comme s'exprime le même Apôtre, lorsque tout en lisant Moïse, on ne s'est point attaché au Christ (3). Afin donc d'annoncer qu'il y aurait dans son Église de ces docteurs pervers, que clin le Seigneur? «Les Scribes et les Pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse; faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font.»

7. En entendant ce texte qui les condamne, il est de mauvais ecclésiastiques qui cherchent i en corrompre le sens; j'en ai réellement entendu quelques-uns qui voulaient l'altérer. S'ils le pouvaient, n'effaceraient-ils pas cette maxime de l'Évangile? Dans l'impuissance d'y réussir, ils veulent au moins la fausser. Mais par sa grâce et par sa miséricorde, le Seigneur ne leur permet pas d'y parvenir non plus. Toutes ses paroles sont environnées du rempart protecteur de sa vérité; elles sont tellement posées que si un lecteur ou un interprète infidèle voulaient en retrancher ou y ajouter quoi que ce fût, un homme de coeur, pour rétablir le sens qu'on cherchait à pervertir, n'a qu'à rapprocher l'Ecriture d'elle-même en lisant ce qui précède ou ce qui suit. Comment donc s'y prennent ceux dont il est question dans ces mots: «Faites ce qu'ils disent?» C'est aux laïques, affirment-ils que cela s'adresse.

Il est vrai, que fait un laïque qui veut se bien conduire, lorsqu'il voit un ecclésiastique se conduisant mal? Le Seigneur a dit, se rappelle-t-il «Faites ce qu'ils disent; gardez-vous de faire ce qu'ils font.» Je vais donc suivre les voies tracées par le Seigneur, sans imiter un tel dans ses moeurs. Je recevrai, quand il parlera, non pas sa parole, mais la parole de Dieu. Qu'il s'attache à sa passion, pour moi je m'attache à Dieu. Car si pour me défendre devant Dieu je disais un jour: Seigneur, j'ai vu cet homme qui est votre clerc, se conduire mal et je me suis mal conduit; le Seigneur ne me répondrait-il pas, mauvais serviteur, ne t'avais-je pas dit: «Faites ce qu'ils disent; gardez-vous de faire ce qu'ils font?» - Quant au laïque mauvais, infidèle, qui ne fait partie ni du troupeau du Christ, ni du froment du Christ et qu'on supporte simplement comme

1. Mt 27,51 - 2. 2Co 3,16 - 3. 2Co 15

on laisse la paille sur l'aire, que réplique-t-il quand on se met à le presser en lui citant la parole de Dieu? - Laisse-moi; à quoi bon me parler ainsi? Les évêques, les ecclésiastiques mêmes ne font pas ce que tu dis, et tu prétends que je le fasse? - C'est se chercher, non pas un- avocat de mauvaise cause, mais un compagnon de supplice. Comment être défendu au jour du jugement par un méchant qu'on aura voulu imiter? Quand le diable parvient à séduire, ce n'est pas pour régner, c'est pour être condamné avec ceux qu'il dupe; ainsi en s'attachant aux traces des méchants, on s'associe à eux pour l'enfer, on ne s'en fait pas des protecteurs pour le ciel.

8. Comment donc ces ecclésiastiques qui se conduisent mal faussent-ils la pensée du Seigneur, quand on leur oppose qu'il a eu raison de déclarer: «Faites ce qu'il disent; gardez-vous de faire ce qu'ils font?» La sentence est irréprochable répondent-ils. Il vous est dit de faire ce que nous disons et de ne pas faire ce que nous faisons. C'est qu'il ne vous est pas permis d'offrir le sacrifice que nous offrons. - Quelles supercheries de la part de ces..... de ces mercenaires! Ah! s'ils étaient de vrais pasteurs, ils ne parleraient pas ainsi. Aussi pour leur fermer la bouche, il suffit d'observer la suite des paroles du Seigneur. «Ils sont assis, dit-il, sur la chaire de Moïse; faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font, car ils disent et ne font pas.» Que signifie ce langage, tues frères? S'il était ici question du sacrifice à offrir, nous ne lirions point: «Ils disent et ne font pas;» car le sacrifice est une action, c'est une offrande faite à Dieu. Qu'est-ce donc qu'ils disent sans le faire? Le voici dans les paroles qui suivent: «Ils lient des fardeaux pesants et qu'on ne peut porter, et les placent sur les épaules des hommes, sans vouloir même les remuer du doigt (1).» Voilà des reproches manifestes et clairement exprimés. Mais en voulant fausser la pensée du Seigneur, ces malheureux montrent que dans l'Eglise ils ne cherchent que leurs propres avantages et qu'il n'ont pas lu l'Evangile. S'ils en connaissaient seulement une page et en avaient lu le texte entier, jamais ils n'avanceraient ce qu'ils osent avancer.

9. Voyez plus clairement encore qu'il y a dans l'Eglise de ces mauvais docteurs. On pourrait nous objecter que le Seigneur ne parlait que des Pharisiens, que des Scribes, que des Juifs, et qu'il

1. Mt 23,2-4

562

n'y a parmi nous personne qui leur ressemble. Quels sont alors ceux qu'envisage le Sauveur quand il s'écrie: «Ce ne sont pas tous ceux qui me disent: Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux?» et quand il ajoute: «Beaucoup me diront, en ce jour-là: Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en votre nom que nous avons prophétisé, en votre nom que nous avons fait beaucoup de miracles, et en votre nom que nous avons bu et mangé?» Est-ce au nom du Christ que les Juifs font tout cela? Il est évident toutefois qu'il ne s'agit ici que, de ceux qui portent le nom du Christ. Et que dit ensuite le Sauveur? «Je leur déclarerai alors: Je ne vous ai jamais connus. Éloignez-vous de moi, vous qui opérez l'iniquité (1).»

Prête l'oreille aux gémissements que l'Apôtre répand sur eux. Les uns, dit-il, annoncent l'Evangile par charité, les autres par occasion, et ceux-ci «ne l'annoncent pas avec droiture (2).» L'Evangile est droit, mais eux ne le sont pas. Ce qu'ils annoncent est droit, mais eux ne sont pas droits. Pourquoi ne sont-ils pas droits? Parce qu'ils cherchent dans l'Église autre chose que Dieu et ne cherchent pas Dieu même. S'ils cherchaient Dieu, ils seraient purs, attendu que Dieu est le légitime époux de l'âme, et que chercher en Dieu autre chose que Dieu même, ce n'est pas le chercher purement. En voici la preuve, lues frères. Une épouse n'est pas pure, si elle aime son mari parce qu'il est riche; ce n'est pas lui qu'elle aime alors, c'est plutôt son or. Mais si elle l'aime véritablement, elle l'aime jusque dans le dépouillement et l'indigence. En l'aimant parce qu'il est riche, que fera-t-elle, si par suite des vicissitudes humaines, il vient à être proscrit et jeté tout-à-coup dans la misère? Il est possible qu'elle le quitte. Ce serait la preuve qu'elle ne l'aimait pas, mais qu'elle aimait son bien. Car si elle l'aimait réellement, elle l'aimerait plus vivement encore quand il tombe dans la pauvreté, puisque la compassion se joindrait en elle à l'amour.

10. Et pourtant, mes frères, notre Dieu ne saurait tomber jamais dans la pauvreté. Il est riche, c'est lui qui atout fait, le ciel et la terre, la mer et les Anges. Tout ce que nous voyons et tout ce que nous ne voyons pas dans le ciel, c'est lui qui l'a fait. Mais nous ne devons pas aimer ses richesses, nous devons l'aimer lui-même, lui qui en est l'auteur, car il ne t'a promis

1. Mt 7,21-23 - 2. Ph 1,17

que lui. Montre-lui quelque chose de plus précieux que lui, et il te le donnera: La terre est belle,. le ciel et les Anges sont beaux; mais leur Créateur est plus beau encore.

Ainsi donc ceux qui annoncent Dieu avec amour, ceux qui annoncent Dieu pour Dieu même, ceux-là sont de vrais pasteurs et non pas des mercenaires. Leur âme est pure, comme l'exigeait Notre-Seigneur Jésus-Christ quand il disait à Pierre: «Pierre, m'aimes-tu? M'aimes-tu?» C'est-à-dire: Es-tu pur? N'as-tu pas un coeur adultère? Est-ce tes intérêts et non pas les miens que tu cherches dans l'Église? Ah! si tu es pur, tu m'aimes, «pais mes brebis (1);» tu ne. seras pas un mercenaire, mais un vrai pasteur.

11. Pour ceux qui excitent les gémissements de l'Apôtre, ils ne prêchaient pas l'Évangile avec pureté. Que dit néanmoins l'Apôtre? «Mais qu'importe, pourvu que le Christ soit annoncé de quelque manière que ce puisse être, ou par occasion, ou par un vrai zèle (2)?» C'était tolérer des mercenaires. Le pasteur annonce le Christ avec un vrai zèle, le mercenaire l'annonce par occasion et avec d'autres vues. Ils le prêchent toutefois l'un et l'autre. Écoute ce cri d'un vrai pasteur: «Pourvu, dit Paul, que le Christ, soit prêché, ou par occasion, ou par un vrai zèle!» Ce bon pasteur laisse agir les mercenaires. Ils font le bien où ils peuvent, ils sont utiles autant qu'ils en sont capables.

Avait-il, dans d'autres circonstances, besoin de quelqu'un qui pût servir de modèle aux faibles? Il écrivait: «Je vous ai envoyé Timothée, pour vous rappeler mes voies (3).» Qu'est-ce à dire? Je vous ai envoyé un pasteur qui doit vous rappeler mes voies, parce qu'il se conduit comme je me conduis. Que dit-il encore de ce pasteur qu'il envoie ailleurs? «Je n'ai personne qui me soit aussi intimement uni et qui s'inquiète pour vous avec une affection aussi sincère.» Mais n'avait-il pas avec lui beaucoup de disciples? Lisez encore: «C'est que tous cherchent leurs intérêts, et non les intérêts de Jésus-Christ (4).» En d'autres termes: J'ai voulu vous envoyer un pasteur, car il y a beaucoup de mercenaires, et if ne fallait pas vous en envoyer maintenant. - On peut dans d'autres occasions et pour d'autres affaires envoyer un mercenaire; mais il fallait un pasteur pour ce que Paul avait en vue. Hélas! il en trouve un à peine dans ce grand nombre de mercenaires; c'est qu'effectivement

1. Jn 21,16 - 2. Ph 1,18 - 3. 1Co 4,17 - 4 Ph 20,21

563

il y a beaucoup de mercenaires et peu de pasteurs. Cependant, qu'est-il dit des mercenaires? «En vérité je vous le déclare, ils ont reçu leur récompense (1).» Du pasteur au contraire que nous enseigne l'Apôtre? «Quiconque se tient pur de ces choses, sera un vase d'honneur sanctifié et utile au Seigneur, préparé pour toutes les bonnes oeuvres:» non pas pour quelques-unes, mais pour toutes; «préparé pour toutes les bonnes oeuvres (2).» Voilà pour les pasteurs.

12. Quant aux mercenaires: «le mercenaire prend la fuite lorsqu'il voit le loup rôder autour des brebis.» Ainsi s'exprime le Seigneur. Et pourquoi le mercenaire prend-il la fuite? «Parce qu'il n'a point souci des brebis.» Par conséquent le mercenaire rend des services tant qu'il ne voit ni loup, ni voleur, ni larron. En voit-il? Il prend la fuite. Quel mercenaire ne prend pas la fuite, ne sort pas de l'Église, lorsqu'il voit le loup et le larron? Les loups et les larrons sont nombreux. Ce sont ceux-ci qui montent par ailleurs? Et quels sont ceux qui montent par ailleurs? Ceux du parti de Donat qui veulent faire proie des brebis de Jésus-Christ. Ils montent par ailleurs, ils n'entrent point par le Christ, car ils ne sont pas humbles. Ils sont orgueilleux et ils montent. Qu'est-ce à dire, ils montent? Ils s'élèvent. D'où s'élèvent-ils? D'un parti, car ils prétendent porter le nom d'un parti. N'étant point dans t'unité, ils sont d'un parti et c'est de ce parti qu'ils montent, qu'ils s'élèvent pour enlever les brebis. Voyez comment ils s'élèvent. C'est nous, disent-ils, qui sanctifions, c'est nous qui justifions, c'est nous qui faisons des justes. Voilà jusqu'où ils montent. Mais qui s'élève sera humilié (3); le Seigneur notre Dieu peut les humilier. Le loup désigne le diable. Or le diable et ceux qui marchent à sa suite cherchent à tromper; aussi est-il dit qu'ils sont revêtus de peaux de brebis et qu'intérieurement ils sont des loups rapaces (4). Eh bien! qu'un mercenaire voie quelqu'un mal parler, avoir des sentiments pernicieux pour son salut, faire des actes coupables et obscènes; malgré l'autorité qu'on lui connaît dans l'Église, où pourtant il n'est qu'un mercenaire puisqu'il y cherche son intérêt; ce mercenaire, tout en voyant un homme périr dans son péché, être saisi au gosier et traîné par le loup au supplice, ne lui dira pas: Tu fais mal, et ne lui fera aucun reproche, par égard pour ses propres intérêts.

1 Mt 6,4 - 2. 2Tm 2,21 - 3. Lc 14,11 - 4. Mt 7,16

N'est-ce pas fuir quand. on voit le loup? En ne disant pas: Tu fais le mal, ce n'est pas le corps, c'est l'âme qui prend la fuite. Le corps est immobile, mais le coeur s'en va, quand on voit un pécheur et qu'on ne lui dit pas: Tu fais mal, quand on va même jusqu'à s'entendre avec lui.

13. Ne voyez-vous pas souvent, mes frères, monter ici des prêtres et des évêques, et du haut de cette tribune engagent-ils à autre chose qu'à s'abstenir de prendre le bien d'autrui, de faire des fraudes, de commettre des crimes? Assis sur la chaire de Moïse, ils ne sauraient parler autrement, et c'est plutôt elle qui parle qu'eux-mêmes. - N'est-il pas dit toutefois: «Cueille-t-on des raisins sur les épines et des figues sur les chardons?» et encore: «Tout arbre se reconnaît à son fruit (1)?» Comment donc un Pharisien peut-il enseigner la vertu? Le Pharisien est l'épine; comment cueillir le raisin sur l'épine? - Ah! c'est que vous avez dit, Seigneur: «Faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font.» - Ainsi vous me commandez de cueillir le raisin sur l'épine, quoique vous ayez dit en personne: «Cueille-t-on le raisin sur des épines?» - Voici ce que répond le Seigneur: Je ne te commande pas de cueillir le raisin sur des épines; mais examine, regarde bien s'il n'arrive pas souvent à la vigne, lorsqu'elle court sur la terre, de s'entre!acer dans des épines? Plusieurs fois, mes frères, nous avons vu des ceps de vigne appuyés sur ces figuiers sauvages qui forment ici des haies épineuses; ces ceps déploient leurs rameaux, ils les entrelacent dans les épines, et au milieu de ces épines on voit pendre des grappes. Mais est-ce sur les épines qu'on les cueille ou plutôt sur la vigne qui s'y entrelace? Oui, les Pharisiens sont des buissons épineux; mais une fois assis sur la chaire de Moïse, la vigne s'attache à eux; à eux sont suspendues des grappes, d'excellents conseils, de salutaires préceptes. Cueille le raisin, tu ne te blesseras point dans l'épine si tu es attentif à ces mots: «Faites ce qu'il disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font.» Leurs actions sont des épines, tandis que leurs discours sont le raisin, mais le raisin produit par la vigne, c'est-à-dire par la chaire de Moïse.

14. Ces mercenaires fuient donc quand ils voient le loup, quand ils voient le larron. Mais, comme je le disais, il ne peuvent, du haut de cette chaire, que vous répéter: Faites le bien, ne soyez point

1. Mt 7,16

564

parjures, gardez-vous de tromper, de surprendre personne.

Il est pourtant des hommes assez égarés pour consulter l'évêque sur les moyens à prendre afin de s'approprier le domaine d'autrui. Nous le savons par nous-même, nous ne l'aurions pas cru autrement. Plusieurs donc veulent que nous leur donnions des conseils pervers, que nous leur apprenions à mentir et à tromper; ils s'imaginent nous plaire ainsi. Mais par la grâce du Christ et si le Seigneur me permet de parler ainsi, jamais aucun d'eux n'a réussi à nous tenter et à obtenir de nous ce qu'il désirait; car pourvu que Celui qui nous a appelé nous en fasse la grâce, nous sommes pasteur et non pas mercenaire. Cependant que dit l'Apôtre? «Pour moi, je me mets fort peu en peine d'être jugé par vous ou par un tribunal humain; bien plus, je ne me juge pas moi-même. A la vérité, ma conscience ne me reproche rien, mais je ne suis pas pour cela justifié, et celui qui me juge, c'est le Seigneur (1).» Ce ne sont pas vos louanges qui me mettent la conscience en bon état. Pourquoi louez-vous ce que vous ne voyez pas? C'est à Celui qui voit de louer, à Lui encore de reprendre s'il voit en moi quelque chose qui blesse son regard. Car nous sommes bien éloignés de nous croire parfaitement guéris et nous nous frappons la poitrine en disant à Dieu: Aidez-moi dans votre miséricorde à ne point pécher. Je crois pouvoir le dire cependant, puisque je parle en sa présence et n'ayant en vue que votre salut: nous gémissons bien souvent sur les péchés de nos frères; ces péchés nous accablent et nous tourmentent le coeur; nous en reprenons de temps en temps les auteurs, ou plutôt nous ne cessons de les en reprendre. J'invoque le témoignage de tous ceux qui voudront réveiller leurs souvenirs: combien de fois n'avons-nous pas repris et repris avec force nos frères dans le désordre!

15. Je révèle maintenant des desseins à votre sainteté. Vous êtes, par la grâce du Christ, le peuple de Dieu, un peuple catholique, les membres du Sauveur. Vous n'êtes point séparés de l'unité, mais en communication avec ceux qui tiennent aux Apôtres, avec ceux qui honorent la mémoire des saints Martyrs et il y en a dans tout l'univers; vous êtes l'objet ne notre sollicitude et nous devons rendre bon compte de vous.

1. 1Co 4,3-4

Vous savez en quoi consiste ce compte. Pour vous, ô mon Dieu, vous n'ignorez pas que j'ai parlé, que je n'ai pas gardé le silence, vous connaissez avec quelles dispositions j'ai parlé et combien j'ai pleuré devant vous lorsqu'on n'écoutait pas mes avertissements: N'est-ce pas là tout le compte dont je suis chargé?

Ce qui nous rassure en effet, c'est ce que le Saint-Esprit a fait dire au prophète Ezéchiel. Vous vous rappelez le passage relatif à la sentinelle. «Fils de l'homme, est-il écrit, je t'ai établi sentinelle pour la maison d'Israël. Quand je dirai à l'impie: Impie, tu mourras de mort, si tu ne lui parles pas;» car je te parle à toi pour que tu lui reportes mes paroles; si donc tu ne les lui reporte pas, «et que le glaive vienne le frapper et le mettre à mort,» comme j'en ai menacé le pécheur; «l'impie sans doute mourra dans son péché, mais je demanderai compte de son sang aux mains de la sentinelle.» Pourquoi? Parce qu'elle ne l'a pas averti. «Au contraire, si la sentinelle voit venir l'épée, si de plus elle sonne de la trompette pour inviter à prendre la fuite et que l'impie «ne se mette pas sur ses gardes,» c'est-à-dire ne se corrige pas pour échapper au supplice dont Dieu le menace; «si l'épée vient en effet et le mette à mort; l'impie sans doute mourra dans son iniquité, mais toi, tu auras sauvé ton âme (1).» N'est-ce pas ce qu'enseigne aussi le passage suivant de l'Evangile? «Seigneur, y dit le serviteur paresseux, je savais que vous êtes un homme dur ou sévère, que vous moissonnez où vous n'avez pas semé, que vous cueillez où vous n'avez rien mis, j'ai donc eu peur et je suis allé enfouir mon talent dans la terre: voici ce qui est à vous. - Serviteur mauvais, répond le Seigneur, et d'autant plus paresseux que tu me connaissais pour un homme dur et sévère, moissonnant où je n'ai pas semé et recueillant ou je n'ai rien mis:» l'avarice même que tu m'imputes devait t'apprendre que je veux profiter de mon argent. «Tu devais donc mettre cet argent chez les banquiers et en revenant je l'aurais repris avec les intérêts (2).» Le Seigneur dit-il ici: Tu devais mettre cet argent et le reprendre? C'est nous, mes frères, qui le mettons à la banque et c'est Lui qui viendra le reprendre. Priez pour obtenir que nous soyons prêts alors,

1. Ez 33,7-9 - 2. Lc 19,20-23



Augustin, Sermons 135