Augustin, Sermons 154

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SERMON CLIV. PRONONCÉ AU TOMBEAU DE SAINT CYPRIEN. LA PERFECTION DERNIÈRE (1).

1. Rm 7,15-24

ANALYSE. - Après avoir résumé ce qu'il a dit dans le discours précédent, saint Augustin répète que la loi nous a été donnée pour nous faire connaître nous-mêmes à nous-mêmes. Or, que révèle-t-elle en nous? Saint Paul se plaint douloureusement d'être asservi au péché, c'est-à-dire à la concupiscence. Mais est-ce de lui-même que parle saint Paul? On ne peut en douter en rapprochant du texte que nous expliquons d'autres passages de ses Epîtres. Il c'était donc ni entièrement charnel, puisqu'il ne consentait pas au péché, ni entièrement spirituel, puisqu'il ressentait encore des mouvements déréglés, mais spirituel et charnel tout à la fois. Ainsi en est-il des hommes les plus saints: ils doivent lutter toute leur vie, et c'est après la mort seulement, c'est après la résurrection, qu'ils parviendront à la perfection suprême et ne ressentiront plus les attraits de la concupiscence.

1. Vous qui étiez hier au sermon, vous avez entendu la lecture qu'on y a faite dans une épître de l'Apôtre saint Paul. La lecture d'aujourd'hui est prise immédiatement après celle-là; c'est toujours ce passage difficile et dangereux que nous avons résolu d'expliquer et d'éclaircir devant vous, avec l'aide que le Seigneur daigne m'accorder et qu'il proportionne (17) à l'affection pieuse qui vous fait intercéder près de lui en ma faveur. Que votre charité m'écoute avec patience, et si j'ai peine à exposer ces obscures questions, que je puisse au moins me faire entendre aisément. Ne serait-il pas trop laborieux de lutter en même temps contre ces deux obstacles? Plaise à Dieu néanmoins que nos efforts ne soient pas stériles! Afin donc de les rendre profitables, écoutez avec patience.

L'Apôtre ne condamne pas la loi: nous l'avons, je crois, montré suffisamment hier à ceux qui nous ont suivi. Voici en effet ses paroles: «Que dirons-nous donc? Que la loi est un péché? Loin de là. Mais je n'ai connu le péché que par la loi; car je ne connaîtrais point la concupiscence, si la loi ne disait Tu ne convoiteras pas. Or, prenant occasion du commandement, le péché a excité en moi toute concupiscence; car le péché, sans la loi, est mort»; il est endormi, ne se montre point. «Et moi je vivais autrefois sans la loi. Mais quand est venu le commandement, le péché a revécu. Et moi je suis mort, et il s'est trouvé que ce commandement qui devait me donner la vie (qu'y a-t-il en effet de plus propre à la donner que ces mots: «Tu ne convoiteras pas?), m'a causé la mort. Ainsi le péché, prenant occasion du commandement, m'a séduit et par lui m'a tué». Celui-ci menaçait la concupiscence, mais ne l'éteignait pas; il la menaçait, mais sans la réprimer, faisant craindre le châtiment et non pas aimer la justice. «Ainsi donc, poursuit-il, la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon. Ce qui est bon est donc devenu pour moi la mort? Loin de là». Ce n'est pas la loi, mais le péché qui est la mort. Et à l'occasion du commandement que s'est-il produit? Le péché, pour se montrer péché»; car il était inconnu quand on le disait mort; ««le péché a, parce qui est bon, opéré la mort, de sorte qu'» à cause de la prévarication qui s'y ajoute, «le pécheur dépasse toute mesure puisqu'il pèche par le commandement même». De fait, s'il n'y avait pas de commandement, la prévarication ne mettrait pas le comble au péché. L'Apôtre ne dit-il pas ailleurs expressément: «Il n'y a pas de prévarication, quand il n'y a pas de loi (1)?»

1. Rm 4,15

Pourquoi maintenant, pourquoi douter encore que si la loi a été donnée, c'est afin d'apprendre à l'homme à se connaître? L'homme s'ignorait quand Dieu ne lui interdisait pas le mal; il n'a senti sa langueur qu'en entendant la proclamation de la défense. C'est alors qu'il s'est reconnu, plongé dans le mal. Mais où se fuir, puisqu'il se porte partout avec lui? Que lui sert, hélas! de se connaître, puisqu'il ne voit en lut que des plaies?

2. Voici donc; dans la lecture d'aujourd'hui, le langage d'un homme qui a appris à se connaître. «Nous savons, dit-il, que la loi est spirituelle; et moi je suis charnel, vendu comme esclave au péché. Aussi j'ignore ce que je fais; car le bien que je veux, je ne le fais pas, mais je fais le mal que je hais».

La question qui s'agite ici avec beaucoup d'application est de savoir si c'est de l'Apôtre même qu'il s'agit ici, ou de quelqu'autre qu'il personnifierait en lui, comme il le faisait quand il disait ailleurs: «Au reste j'ai représenté cela en moi et dans Apollo, à cause de vous, afin de vous instruire (1)». Mais si c'est l'Apôtre qui parle ici, et personne n'en doute, si c'est de lui et non pas d'un autre qu'il dit: «Je ne fais pas ce que je veux, et c (je fais ce que je hais», à quoi nous arrêter, mes frères? Serait-il vrai que tout en ne voulant pas commettre d'adultère, par exemple, l'apôtre Paul s'y laissait aller? qu'il était avare sans vouloir être avare? Qui d'entre nous oserait se charger d'un tel blasphème, avoir une telle idée de cet Apôtre? Peut-être donc est-il ici question de quelque autre, de toi, de lui, de moi. Or, s'il en est ainsi, prêtons l'oreille à ce qu'il semble s'attribuer, pour nous amender sans nous irriter. Et si c'est de lui-même qu'il s'agit, car il est possible qu'il s'en agisse, ne comprenons pas ces mots: «Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais», dans ce sens qu'il voudrait être chaste, et serait adultère; miséricordieux, et serait cruel; pieux, et serait impie. Non, n'entendons pas ainsi ces mots: «Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais».

3. Alors, que veut-il dire? Je veux ne convoiter pas et je convoite. Que contient la loi? Tu ne convoiteras pas». L'homme a entendu cette défense, il a reconnu sa faute, il a déclaré

(1) 1Co 4,6.

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la guerre au vice, mais il s'en est trouvé l'esclave. - Un homme, je le conçois, mais ce n'est pas l'Apôtre. - Que répondre, mes frères? Que l'Apôtre ne ressentait dans sa chair aucune passion dont il n'aurait pas voulu, sains toutefois consentir à ses impressions, à ses suggestions, à ses entraînements, à ses ardeurs et à ses tentations? Je le déclare devant votre charité: pour se persuader que l'Apôtre n'éprouvait absolument aucune de ces impressions maladives de concupiscence qu'il devait combattre, il faudrait être hardi. Je voudrais pourtant qu'il en fût ainsi; car loin de porter envie aux Apôtres, nous devons les imiter. Cependant, mes chers amis, j'entends l'Apôtre avouer lui-même qu'il n'est point parvenu encore à toute la perfection de sainteté que la foi nous révèle dans les anges; dans les anges dont nous espérons néanmoins devenir les égaux, si nous parvenons au terme de nos désirs. Le Seigneur nous promet-il autre chose pour le moment de la résurrection, quand il dit: «Les hommes, à la résurrection, ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris; car ils ne mourront plus, mais ils seront égaux aux anges de Dieu (1)?»

4. Pour toi, me dira-t-on, comment sais-tu que l'Apôtre Paul n'était point parvenu encore à la justice et à la perfection des anges? - Ce n'est pas en outrageant cet apôtre, c'est en ne m'en rapportant qu'à lui-même, qu'à son témoignage, sans. m'inquiéter des soupçons ou des louanges immodérées dont il peut être l'objet. Parlez-nous donc de vous-même, ô saint Apôtre, et dans un passage où personne ne doute qu'il s'agisse de vous; puisqu'il est des hommes qui prétendent qu'en écrivant: «Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais», vous personnifiiez en vous le travail, les défaillances, la défaite et l'esclavage de je ne sais quel autre que vous. Parlez-moi de vous, dans un passage où, de l'aveu de tous, il est bien question de vous.

«Mes frères, dit cet Apôtre, je ne crois pas que j'ai atteint le but». Que faites-vous donc? «Une chose: oubliant ce qui est en arrière et m'avançant vers ce qui est en avant, je tends au terme», je n'y suis pas parvenu; je tends au terme, à la palme de la vocation céleste de Dieu dans le Christ Jésus (2)». Il

1. Mt 12,30 Lc 20,35-36 - 2. Ph 3,13-14

venait de dire aussi: «Non que déjà j'aie atteint jusque-là, ou que déjà je sois parfait (1)».

Mais voici de nouvelles objections. L'Apôtre en parlant ainsi, dit-on, faisait entendre qu'il n'était point arrivé encore à l'immortalité, il n'exprimait point qu'il n'avait pas atteint la perfection de la justice. Il était dès lors aussi juste que les anges, mais il n'était pas immortel comme eux. Et il est bien sûr, bien sûr, soutiennent-ils, que telle était sa pensée. - Tu viens de nous dire: L'Apôtre était aussi juste que les anges, mais il n'était pas encore immortel comme eux. Ainsi donc il possédait la sainteté dans toute sa perfection, mais en courant après la palme céleste il cherchait l'immortalité glorieuse.

5. Faites-nous donc connaître, saint Apôtre, un autre passage plus clair encore où vous confessez vos faiblesses sans parler de vos aspirations à l'immortalité. - Ici encore j'entends des murmures, des objections, il me semble lire dans la pensée de plusieurs. Il est vrai, me dit-on, je sais le passage que tu vas citer; l'Apôtre y avoue des faiblesses, mais ce sont les faiblesses de la chair et non de l'esprit, du corps et non de l'âme: or c'est dans l'âme et non- dans le corps qu'habite la perfection de la justice. Qui ne sait effectivement que l'Apôtre avait un corps fragile, un corps mortel? Ne dit-il pas lui-même: «Nous portons ce trésor dans des vases d'argile (2)». Eh! que t'importe ce vase d'argile? Parle du trésor qu'il y portait. - Cherchons par conséquent s'il lui manquait quelque chose, et s'il pouvait ajouter encore à l'or divin de sa sainteté. Pour ne paraître pas lui manquer de respect, interrogeons-le lui-même.

«Et de peur, dit-il, que la grandeur de mes révélations ne m'élève». Ici, sans aucun doute, tu reconnais l'Apôtre à la grandeur de ses révélations et à la crainte de tomber dans l'abîme de l'orgueil. Or pour savoir que ce même Apôtre, qui voulait sauver les autres, était encore en traitement lui-même; pour savoir, dis-je, qu'il était encore en traitement, ne considère pas seulement les honneurs dont il était comblé; apprends quel remède le médecin suprême lui faisait prendre contre l'enflure de l'orgueil; apprends-le, non pas de moi, mais de lui. Entends son aveu, pour

1. Ph 3,12 - 2. 2Co 4,7

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connaître sa doctrine. Ecoute donc: «Et dans la crainte que la grandeur de mes révélations ne m'élève». Mais quoi! puis-je lui dire, vous avez peur de vous élever, ô saint Apôtre? Il vous faut prendre garde encore à l'orgueil, le craindre encore? Il faut, pour vous préserver de cette maladie, chercher encore quelque remède?

6. Que me dis-tu là, reprend-il? Sache donc qui je suis, et tremble au lieu de t'élever. Apprends avec quelles précautions doit marcher le petit agneau, quand le bélier est exposé à tant de périls. «De peur donc, poursuit-il, que la grandeur de mes révélations ne m'élève, il m'a été donné un aiguillon dans ma chair, un ange de Satan pour m'appliquer des soufflets». - De quel orgueil n'était-il pas menacé pour avoir été astreint à un si violent remède? Dis-nous maintenant encore que la justice était en lui aussi parfaite que dans les saints anges. Est-ce qu'au ciel les saints anges ressentent aussi cet aiguillon, cet ange de Satan leur appliquant des soufflets pour leur faire évider l'orgueil? A Dieu ne plaise que nous concevions de tels soupçons sur les saints anges! Nous sommes hommes; reconnaissons que les saints apôtres étaient hommes aussi; vaisseaux d'élection, sans doute, mais fragiles encore, voyageurs sur la terre sans être encore triomphateurs dans la patrie du ciel, De plus l'Apôtre ayant demandé par trois fois au Seigneur d'être délivré de cet aiguillon charnel, sans être exaucé selon ses désirs, parce que Dieu avait plutôt en vue sa guérison (1), est-il étrange qu'il ait dit: «Nous savons que la loi est spirituelle; mais moi je suis charnel?»

7. Quoi! cet Apôtre disait aux autres: «Vous qui êtes spirituels, instruisez les faibles en esprit de douceur», et il serait charnel lui-même? Il traite les autres d'hommes spirituels, et il serait charnel encore? - Cependant, que dit-il à ces spirituels? Ils n'avaient pas atteint encore la perfection du ciel et des anges, ils ne goûtaient pas encore le tranquille repos de la patrie, mais éprouvaient toujours les sollicitudes et les anxiétés du voyage que leur dit-il donc? Oui, il les appelle spirituels: «Vous qui êtes spirituels, instruisez ces faibles avec l'esprit de douceur»; mais il ajoute Prenant garde à toi, dans la crainte que toi aussi tu ne sois tenté (2)». Ainsi pour ce chrétien

1. 2Co 12,7-9 - 2. Ga 6,1

même qu'il nomme spirituel, il redoute la faiblesse et la chute; il craint que la tentation n'ait prise sur ce spirituel en agissant directement sur sa chair, sinon sur son esprit. Si cet homme est spirituel, c'est qu'il vit conformément à l'esprit; mais son corps mortel le rend charnel encore, de sorte qu'il est à la fois spirituel et charnel. Spirituel: «J'obéis par l'esprit à la loi de Dieu». Charnel: «Mais par la chair à la loi du péché». Il est donc bien vrai qu'il est en même temps spirituel et charnel? C'est chose incontestable pour tout le temps que dure sa vie sur cette terre.

8. Ne t'étonne pas de ceci, toi, qui que tu sois, qui consens et te laisses aller aux convoitises charnelles, qui peut-être les crois innocentes et destinées à assouvir ta passion pour les plaisirs, ou qui tout en les condamnant, t'y abandonnes en esclave et suis leurs inspirations honteuses; tu es entièrement charnel. Oui, qui que tu sois, tu es charnel, charnel tout entier. Pour toi qui malgré cette défense de la loi: «Tu ne convoiteras pas», ressens des impressions de convoitise, sans pourtant violer cette autre défense de la loi: «Ne te livre pas à tes passions'»; si d'une part tu es charnel, tu es spirituel d'autre part. Car il est bien différent de ressentir la convoitise ou de s'y laisser aller. Pour ne la point ressentir, il faut être parvenu à la perfection suprême, et pour ne s'y pas laisser aller, il faut combattre, lutter, souffrir.

Mais comment désespérer de la victoire quand on combat avec ardeur? Or, quand la remportera-t-on? Quand la mort sera anéantie dans son triomphe. Alors en effet se feront entendre les chants des vainqueurs et non les cris laborieux des combattants. Et quels seront ces chants, au moment où ce corps aura revêtu, corruptible, l'incorruptibilité, et mortel, l'immortalité? Voici le vainqueur, écoute ses chants d'allégresse, prête l'oreille à ses acclamations triomphales. «Alors s'accomplira cette parole de l'Ecriture: La mort est anéantie dans sa victoire. O mort, où est ton ardeur? O mort, où est ton aiguillon (3)?» - Où est-il?» Il était, mais il n'est plus.

«O mort, où est ton ardeur?» La voici pour le moment: «Je ne fais pas ce que je veux». La voici encore: «Nous savons que la loi est

1. Ex 20,17 Si 18,30 - 2. 1Co 15,53-55

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spirituelle; pour moi je suis charnel». Or, si c'est de lui-même que parle l'Apôtre; si c'est de lui-même, je le suppose et ne l'affirme pas; si donc il dit de lui-même: «Nous savons que la loi est spirituelle, pour moi je suis charnel»; ce qui indique que par le corps il est charnel et spirituel par l'esprit: quand sera-t-il spirituel tout entier? Lorsque «semé corps animal, ce corps ressuscitera spirituel (1)». Maintenant donc que la mort travaille avec ardeur, «je ne fais pas ce que je veux»; je suis en partie spirituel et charnel en partie, spirituel dans la meilleure moitié de moi-même, et charnel dans la moitié inférieure. Je suis dans la mêlée encore, je n'ai pas vaincu, et c'est beaucoup pour moi de ne pas être défait. «Je ne fais pas ce que je veux, je «fais ce que je hais». Que fais-tu? Je convoite. Sans doute, je ne consens pas à la convoitise, je ne m'abandonne pas à mes passions; je convoite néanmoins encore, et cette partie qui convoite tient de moi aussi.

9. Car je ne suis pas un autre dans mon esprit et un autre dans ma chair. Que suis-je donc? «C'est partout moi», moi dans ma chair et moi dans mon esprit. Je ne suis pas deux natures contraires, mais un seul homme composé de deux natures, car Dieu qui m'a fait homme est un aussi. «Ainsi donc c'est moi», c'est bien moi «qui obéis par l'esprit à la loi de Dieu, et à la loi du péché par la chair». Mon âme n'acquiesce pas à la loi du péché, je voudrais même qu'elle ne se fît point sentir dans mes organes. Mais comme mon vouloir ne s'accomplit pas, il s'ensuit que «je ne fais pas ce que je veux»; «je convoite» malgré moi; et que «je fais ce que je hais». Qu'est-ce que je hais? La concupiscence. Oui, je hais la concupiscence, et nonobstant elle est dans ma chair, tout en n'étant pas dans mon esprit. Ainsi je fais ce que je hais».

10. «Or, si je fais ce que je ne veux pas, «j'acquiesce à la loi comme étant bonne». Que signifie: «Si j'étais ce que je ne veux pas, j'acquiesce à la loi comme étant bonne?» Sans doute, tu acquiescerais à la loi, si tu faisais ce qu'elle veut: tu fais ce qu'elle défend, et tu y acquiesces encore? - Il est bien vrai, «si je fais ce que je ne veux pas, j'acquiesce à la loi comme étant bonne». - De quelle manière? - La loi dit: «Tu ne convoiteras pas».

1. 1Co 15,44

Et moi, que voudrais-je? Ne convoiter pas. Je veux donc ce que veut la loi et «j'acquiesce à la loi comme étant bonne». Si la loi disait: «Tu ne convoiteras pas», et que je voulusse convoiter, je n'y acquiescerais pas et cette dépravation de ma volonté me mettrait en guerre avec elle. Y acquiescerais-je, si je voulais convoiter quand elle dit: «Tu ne convoiteras pas?» Maintenant au contraire? Que dis-tu, ô loi? - «Tu ne convoiteras pas». - Je ne veux pas non plus convoiter, non, je ne veux pas. Je ne veux point ce que tu ne veux pas; ainsi je suis bien d'accord avec toi. Ma faiblesse, sans doute, n'accomplit pas toujours la loi; mais ma volonté la bénit. Voilà pourquoi, tout en ne faisant pas ce que je veux», je suis d'accord avec elle; d'accord en ne voulant pas ce qu'elle ne veut pas, et non pas en faisant ce que je ne veux point. Je le fais, en convoitant, sans toutefois consentir à la convoitise.

Ainsi pour pécher et donner le mauvais exemple, nul ne doit s'autoriser de l'exemple de l'Apôtre. «Je ne fais pas ce que je veux». Que dit en effet la loi? «Tu ne convoiteras pas». Je ne veux donc pas convoiter; et pourtant je convoite, tout en ne consentant pas à ma convoitise, tout en ne m'y livrant pas. J'y résiste effectivement, j'en détourne mon esprit, je lui refuse des armes, je veille sur mes sens. Hélas! néanmoins, il se fait en moi ce que je ne veux pas. Ce que la loi ne veut pas, je ne le veux pas avec elle; je refuse ce qu'elle refuse, ainsi nous sommes d'accord.

11. Il est vrai, je suis en même temps dans ma chair et dans mon esprit; mais je suis plus moi dans mon esprit que dans ma chair; car je suis dans mon esprit comme dans la partie qui commande, attendu que le corps est gouverné par l'esprit, et il y a plus de moi dans ce qui commande que dans ce qui est commandé en moi. Or, puisqu'il y a plus de moi dans mon esprit, je puis dire: «Maintenant donc, ce n'est plus moi qui fais cela». - «Maintenant», c'est-à-dire, «maintenant que je suis affranchi», après avoir été vendu en esclave au péché, maintenant que j'ai reçu du Sauveur la grâce de me complaire dans la loi de Dieu, «ce n'est plus moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi; car je sais que le bien n'habite pas en moi». En moi, encore une fois; dans quelle partie de moi-même?

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«En moi, c'est-à-dire dans ma chair; car en moi-même réside le vouloir».

«Je sais», dis-tu. Que sais-tu? «Que le bien n'habite pas en moi, autrement dans ma chair». Tu viens de dire pourtant Je ne sais ce que je fais». Si tu ne sais, comment sais-tu? Tu dis: «Je ne sais»; et puis: «Je sais»: à mon tour, je ne sais ce que je dois croire. Serait-ce ceci? Dans cette phrase: «Je ne sais ce que je fais», je ne sais signifierait je n'approuve pas, je n'agrée pas, il ne me plaît pas, je ne consens pas, je n'applaudis pas. C'est ainsi qu'au Christ ne seront pas inconnus sans doute ceux à qui il dira: «Je ne vous connais point (1)». Oui, c'est dans ce sens que je comprends ces mots: «Je ne sais ce que je fais». Je ne fais pas en effet ce que je ne sais pas. «Or, ce n'est pas moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi». C'est ce qui me fait dire que je ne fais pas; comme il est dit du Seigneur qu'il ne connaissait pas le péché (2)». Comment, il ne le connaissait pas?» Ne connaissait-il pas ce qu'il condamnait? Ne connaissait-il pas ce qu'il châtiait? Mais s'il ne l'avait pas connu, le châtiment n'eût-il pas été injuste? Le châtiment étant juste, il connaissait donc le péché, et s'il est dit qu'il ne le connaissait pas, c'est pour indiquer qu'il ne le commettait pas. «Ainsi je ne sais ce que je fais; car je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais. Or, si je fais ce que je hais, j'acquiesce à la loi comme étant bonne. Maintenant donc», que j'ai reçu la grâce, «ce n'est pas moi qui fais cela». Mon âme est libre et ma chair est esclave. «Ce n'est pas moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi. Car je sais qu'en moi, c'est-à-dire dans ma chair, le bien ne réside pas».

12. «En effet, le vouloir est en moi, mais je n'y trouve pas à accomplir le bien». Je puis le vouloir, je ne puis l'accomplir. Il n'est pas dit: Je ne puis pas le faire, mais l'accomplir. Tu ne saurais dire, hélas! que tu ne fais rien. La convoitise s'élève et tu la réprimes. Voici les charmes d'une femme étrangère, tu n'y cèdes pas, tu détournes l'esprit, tu rentres dans le sanctuaire de ton âme. Voici encore de bruyants attraits, tu les condamnes, tu préfères la pureté de ta conscience. Non,

1. Mt 7,23 - 2. 2Co 5,21

dis-tu, je n'y consens pas. - Mais comme c'est délicieux. - Je n'en veux point, j'ai d'autres plaisirs; je me complais selon l'homme intérieur dans la loi de Dieu». Pourquoi tant faire avec ce corps? Pourquoi me prôner si haut ces plaisirs insensés, passagers, éphémères, vains, nuisibles, et me les vanter avec une si creuse faconde? Les impies m'ont parlé de leurs délices». Comme eux la convoitise fait miroiter ses jouissances devant moi, «mais ce n'est pas comme votre loi, Seigneur (1). - Car je me complais dans la loi de Dieu», non par ma vertu, mais par la grâce divine. O convoitise, agite-toi dans mon corps, tu ne t'assujettis pas pour cela mon esprit. «Je me confierai en Dieu, je ne craindrai pas les tentatives de la chair (2)». En vain la chair fait bruit quand je ne donne pas mon consentement, le consentement de ma volonté. «Je me confierai en Dieu; je ne redouterai point les assauts de la chair»; de la mienne comme de celle d'autrui. Or, n'est-ce rien faire que de faire tout cela? C'est faire beaucoup, c'est faire énormément, mais ce n'est pas accomplir. Qu'est-ce que accomplir? C'est être en état de dire: «O mort, où est ton ardeur?»

Voilà donc le sens de ces mots: «Le vouloir réside en moi, mais je n'y trouve pas à accomplir le bien».

13. «Effectivement, je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux pas». Il répète: «Or, si je fais le mal que je ne veux pas», en ressentant la convoitise, «ce n'est plus moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi. J'approuve donc la loi, quand je veux faire le bien». Je la trouve bonne; oui, elle est quelque chose de bien. Comment l'approuve-je? En voulant l'accomplir. «J'approuve donc la loi, quand je veux faire le bien; car le mal réside en moi». Ici encore: en moi, car ma chair ne m'est pas étrangère; elle n'est ni d'une autre personne, ni d'un autre principe, mon âme venant de Dieu, et mon corps de la race ténébreuse. Assurément non. La maladie est contraire à la santé. Je suis l'homme laissé sur le chemin à demi-mort (3); on me traite encore, on travaille à guérir toutes mes langueurs (4).

Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais. Or, si je ne fais pas ce que je veux,

1. Ps 118,85 - 2. Ps 55,5 - 3. Lc 10,30 - 4. Ps 102,3

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j'approuve la loi quand je veux faire le bien et que le mal réside en moi». Quel mal?

14. «Je me complais dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur; mais je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et qui m'assujettit à cette loi du péché, laquelle est dans mes membres». Il est donc captif, mais dans sa chair; captif, mais dans une partie seulement de lui-même; car son âme résiste au mal et s'attache à la loi de Dieu. Tel est bien le sens que nous devons donner à ces mots, si nous les entendons de l'Apôtre même. D'où il suit que si la volonté ne consent ni aux tentations,-ni aux inspirations, ni aux caresses du péché; si elle préfère à ces jouissances les jouissances qu'elle goûte intérieurement et avec qui les premières n'ont rien de comparable; si elle n'y consent pas, il y a en nous de la vie et de la mort; la mort travaille, mais l'esprit vit et résiste. La mort même n'est-elle pas en toi? Est-ce que cette partie morte ne fait point partie de toi-même? Tu as donc à lutter encore. Et qu'as-tu à espérer?

15. «Misérable homme que je suis!» Oui, misérable dans mon corps, sinon dans mon esprit, car je suis également et dans l'un et dans l'autre, nul ne haïssant jamais sa chair (2). «Misérable homme que je suis, qui me délivrera du corps. de cette mort?» Que signifie ce langage, mes frères? L'Apôtre semble vouloir n'avoir plus de corps. Mais pourquoi cet empressement? Si tu n'aspires qu'à être séparé de ton corps, la mort viendra, et ton dernier jour t'éloignera de ton corps sans aucun doute. Est-il si nécessaire de gémir? Pourquoi donc dire. «Qui me délivrera?» Un mortel, un mourant peut-il parler ainsi? Oui, ton âme se séparera enfin du corps: la vie étant courte, cette séparation n'est pas éloignées l'époque même en est incertaine, à cause des accidents qui surviennent chaque jour. Ainsi qu'on hâte ou qu'on ralentisse le pas, toute vie humaine est de courte durée. Est-il donc besoin de gémir et de t'écrier: «Qui me délivrera du corps de cette mort?»

16. Il ajoute: «C'est la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur»: Ainsi les païens, qui n'ont pas la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, seront exempts de la mort? Jamais, pas même au dernier

1. .

jour, ils ne quitteront leur corps? - Ils ne seront pas ce jour-là affranchis du corps de cette mort? Pourquoi donc attribuer, comme une si grande faveur, à la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, d'être délivré du corps de cette mort? - Si nous avons bien saisi le sens de l'Apôtre, ou plutôt, comme il est sûr que nous l'avons bien saisi, avec l'aide du Seigneur, voici ce que te répond l'Apôtre: Je sais ce que je dis. Tu prétends que les païens seront délivrés du corps de cette mort, parce que viendra pour eux le dernier jour de la vie et qu'il les en séparera. Mais viendra également le jour «où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront aussi la voix» du Christ, «et où tous ceux qui ont fait le bien sortiront pour ressusciter à la vie»: ils seront ainsi délivrés du corps de cette mort; alors aussi «ceux qui ont fait le mal sortiront pour ressusciter à leur condamnation». Les voilà donc rentrés dans le corps de cette mort; ce corps sera rendu à l'impie pour ne le plus quitter; et ce sera, non pas l'éternelle vie, mais l'éternelle mort ou la peine éternelle.

17. Pour toi donc, chrétien, prie de toutes tes forces, écrie-toi: «Misérable homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort?» On te répondra: Ton salut viendra, non de toi, mais de ton Seigneur, du gage divin que tu as reçu. Espère que tu posséderas avec le Christ le règne même du Christ; n'as-tu pas son sang pour gage? Dis donc, dis toujours: «Qui me délivrera de ce corps de mort?» afin qu'on te réponde: «La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur». L'affranchissement du corps de cette mort ne consistera pas à ne l'avoir plus: tu l'auras, mais il ne sera plus de cette mort. Ce sera donc lui et ce ne sera plus lui. Ce sera lui, attendu que ce sera la même chair; et ce ne sera plus lui, parce qu'il ne sera plus mortel. Oui cet affranchissement consistera en ce que ce corps mortel revêtira l'immortalité, en ce que corruptible, il revêtira l'incorruptibilité. De qui et par qui lui viendra cette transformation? «De la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur».

Ainsi par un homme est venue la mort, «et par un homme la résurrection des morts. «Et comme tous meurent en Adam»; c'est le motif de nos larmes: «comme tous meurent en Adam»; c'est le sujet de nos gémissements, c'est la cause de nos luttes contre la mort; (23) c'est le principe de ce corps de mort; tous aussi revivront dans le Christ (1)». Tu revivras en te réunissant à ton corps devenu immortel, et tu pourras dire alors: «O mort, où est ton ardeur?» Tu seras donc affranchi du corps de cette mort, non pas grâce à toi, mais «grâce à Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur». Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. 1Co 15,21-22




155

SERMON CLV. SORT HEUREUX DU VRAI CHRÉTIEN (1).

1. Rm 8,1-11 - 2. Rm 7,20-25

ANALYSE. - Ce sermon n'est que l'explication des onze versets indiqués au renvoi. Par conséquent saint Augustin y montré, comme saint Paul, combien est heureux le sort du vrai chrétien. Premièrement en effet, malgré les mouvements désordonnés qu'il éprouve, il n'est ni coupable, ni sujet à condamnation, car il trouve dans la loi nouvelle la grâce de n'y pas consentir, et cette grâce est due à l'immolation du Sauveur devenu victime du péché pour l'amour de nous. Ah! prenons donc grand soin de vivre de la vie de l'esprit et non de la vie de la chair, de nous appuyer sur Jésus-Christ et non pas sur nous. Secondement, le vrai chrétien, en profitant de la grâce évangélique durant cette vie, parviendra sûrement à la gloire de la résurrection bienheureuse après sa mort.

1. La lecture que nous avons faite hier du saint Apôtre s'est terminée à ces mots: Ainsi donc j'obéis par l'esprit à la loi de Dieu et par la chair à la loi du péché». Cette conclusion démontre qu'en disant un peu plus haut: «Alors ce n'est pas moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi (2)», saint Paul voulait faire entendre qu'il n'y avait en lui aucun consentement de la volonté, mais seulement la convoitise de la chair. C'est donc cette convoitise qu'il appelle péché, parce qu'elle est la source de tous les péchés. De fait, tout ce qu'il y a de mauvais dans nos paroles, dans nos actions et dans nos pensées ne provient que d'aspirations désordonnées, que de jouissances coupables. Mais si nous résistons à ces attraits pervers, si nous n'y consentons pas, si nous n'y abandonnons pas nos membres comme des instruments, le péché ne règne point dans notre corps mortel. Son règne tombe en effet, avant que lui-même soit anéanti; il perd dans cette vie tout empire sur les saints, et dans l'autre il expire; il perd l'empire quand nous n'allons pas à la remorque de nos convoitises, et plus tard il expirera, et l'on s'écriera alors: «O mort, où est ton ardeur?»

2. Après donc avoir dit: «J'obéis par l'esprit à la loi de Dieu et par la chair à la loi du péché», non pas en livrant mes sens à l'iniquité, mais en éprouvant des impressions de convoitise désordonnée sans toutefois Y donner les mains, l'Apôtre ajoute: «Maintenant donc il n'y a point de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ». Il y a condamnation pour ceux qui vivent- dans la chair; mais pour ceux qui vivent en Jésus-Christ, absolument aucune.

Remarque: il parle ici de ce qui arrive maintenant, et non de ce qui arrivera plus tard. Espère, pour plus tard, de ne ressentir même plus de convoitise, de n'avoir plus ni à faire effort, ni à lutter contre elle, ni à lui refuser ton consentement, ni à l'assujettir, ni à la dompter; espère cela pour plus tard, car il n'y aura plus alors de concupiscence assurément: Eh! si ce corps mortel s'insurgeait alors contre nous, ne serait-il pas faux de dire: «O mort, où est ton ardeur?» Voici donc ce qui arrivera plus tard: «Alors s'accomplira cette parole de l'Écriture: La mort a été anéantie dans sa. victoire. O mort, où est ton ardeur dans la lutte? O mort, où est ton aiguillon? Car l'aiguillon de la mort est le péché, et la force du péché, la loi (1)»; puisqu'au lieu d'éteindre le désir,

1. 1Co 15,54-56

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la loi n'a fait que l'exciter; elle l'a même fortifié en commandant à l'oreille sans aider l'âme. C'est ce qui ne se verra plus alors. Mais maintenant? Tu veux le savoir? L'Apôtre vient de le dire: «Maintenant ce n'est plus moi qui fais cela». Remarque ce maintenant. Que signifie: «Ce n'est pas moi qui fais cela?» - Je n'y consens pas, je n'y acquiesce pas, je ne dis pas oui, je repousse toujours, je réprime mes sens.

Or c'est beaucoup. La concupiscence venant de la chair et les sens aussi étant de chair, quand le péché ou la concupiscence ne règne pas, c'est que l'esprit a plus d'empire sur ces sens pour les empêcher de devenir des membres d'iniquité, que la concupiscence elle-même pour les y porter. Sans doute on sent encore le mouvement des sens et de la convoitise; mais c'est l'esprit qui gouverne, pourvu toutefois qu'il soit soutenu par le ciel; car en le laissant trop résister à la grâce de Dieu, nous ferions de lui non pas un roi mais un tyran. Lors donc qu'il gouverne parce qu'il consent à être gouverné lui-même, son empire s'affermit à tel point sur les sens et sur la concupiscence, qu'il devient capable d'observer cette recommandation de l'Apôtre. «Que le péché ne règne donc point dans votre corps mortel jusqu'à vous faire obéir à ses convoitises; et n'abandonnez point vos membres au péché comme des instruments d'iniquité (1)».

3. «Ainsi il n'y a plus maintenant de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ». Qu'ils ne s'inquiètent pas de ressentir encore des mouvements désordonnés; qu'ils ne s'inquiètent pas de voir encore dans leurs organes une loi qui s'élève contre la loi de l'esprit. «Il n'y a plus pour eux de condamnation». Mais à quelle condition? A quelle condition même maintenant? Qu'ils soient «en Jésus-Christ». Et comment accorder cela avec cette autre pensée exprimée un peu plus haut: «Je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et qui m'assujettit à cette loi du péché, laquelle est dans mes membres (2)?» Moi désigne ici la chair et non l'esprit. Mais enfin qu'est devenue cette loi, s'il «n'y a plus de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ? C'est qu'il y a une loi de l'Esprit de

1. Rm 6,12-13 - 2. Rm 7,23

vie en Jésus-Christ». Une loi, non pas la loi de la lettre donnée sur le mont Sina; une loi, non pas celle qui repose sur l'ancienneté de la lettre; mais «la loi de l'Esprit de vie en Jésus-Christ: c'est elle qui t'a affranchi de la loi du péché et de la mort». Eh! comment pourrais-tu te complaire intérieurement dans la loi de Dieu, si cette loi de l'Esprit de vie en Jésus-Christ ne t'affranchissait de la loi du péché et de la mort? O âme humaine, ne t'attribue rien, ne sois pas trop fière, ou plutôt ne le sois pas du tout; si tu ne consens pas, ô volonté humaine, aux aspirations de la chair, si la loi du péché ne te fait pas tomber du trône, c'est que «la loi de l'Esprit de vie en Jésus-Christ t'a affranchi de la loi de la mort et du péché». Cet affranchissement n'est pas dû à cette autre loi dont il vient d'être dit: «Obéissons dans la nouveauté de l'esprit et non dans la vétusté de la lettre (1)». Pourquoi? Cette loi n'a-t-elle pas été écrite, elle aussi, avec le doigt de Dieu? Et le doigt de Dieu n'est-il pas l'Esprit-Saint? Lis l'Evangile, tu constateras que la pensée du Seigneur rendue par ces mots d'un Evangéliste: «Si c'est par l'Esprit de Dieu que je chasse les démons (2)»; un autre Evangéliste l'exprime ainsi: «Si c'est par le doigt de Dieu que je chasse les démons (3)». Mais si cette loi ancienne fut écrite, elle aussi, par le doigt ou par l'Esprit de Dieu, par cet Esprit qui l'emporta sur les magiciens de Pharaon et qui leur fit dire: «Le doigt de Dieu est ici (4)»; oui, si cette loi, ou mieux, puisque cette loi a été écrite, elle aussi, par le doigt ou par l'Esprit de Dieu, pourquoi ne la nommerait-on pas «la loi de l'Esprit de vie dans le Christ Jésus?»

4. Ce n'est pas elle en effet, ce n'est pas cette loi du Sinaï que l'on appelle la loi du péché et de la mort. On appelle ainsi celle qui inspirait ces gémissements: «Je vois dans mes membres une autre loi qui s'élève contre la loi de mon esprit». Mais de cette loi mosaïque il est dit; «Par conséquent la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon». L'Apôtre continue: «Ainsi donc ce qui est bon est devenu pour moi la mort? Loin de là. Mais le péché, pour se montrer péché, a, par ce qui est bon, produit en moi la mort, de manière qu'on a dépassé la mesure en péchant ainsi par le commandement même». Que révèlent ces mots.

1. Rm 7,6 - 2. Mt 12,28 - 3. Lc 11,20 - 4. Ex 8,19

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«Dépassé toute mesure?» Ils signifient que la violation de la loi s'est ajoutée au péché.

Par conséquent la loi a servi à faire connaître l'humaine faiblesse. Ce n'est pas assez, elle a servi à augmenter le mal pour déterminer au moins alors à recourir au médecin. On aurait dédaigné le mal, s'il n'eût été que léger; en le dédaignant on n'aurait pas eu recours au médecin, et n'y recourant pas on n'aurait pas guéri. Aussi bien la grâce a-t-elle surabondé où avait abondé le péché (1); elle a effacé tous les crimes qu'elle a rencontrés; elle a de plus soutenu l'effort de notre volonté pour ne plus pécher. Ainsi, ce n'est pas en elle-même, c'est en Dieu que doit s'applaudir notre volonté, car il est écrit: «C'est en Dieu que mon âme se glorifiera tout le jour (2)»; et encore: «C'est dans le Seigneur que se glorifiera mon âme: coeurs doux, écoutez et réjouissez-vous (3)». - «Ecoutez, coeurs doux»; car les esprits superbes et disputeurs ne savent pas écouter. Mais pourquoi n'est-ce pas cette loi ancienne, écrite aussi par le doigt de Dieu, qui communique cet indispensable secours de la grâce dont nous parlons? Pourquoi? Parce qu'elle est écrite sur des tables de pierre et non sur les tables charnelles du coeur (4).

5. Voyez du reste, mes frères, l'analogie profondément mystérieuse qui unit les deux lois, et la différence qui sépare les deux peuples. L'ancien peuple, vous le savez, célébrait la Pâque en immolant et en mangeant un agneau avec des pains azymes: cette immolation de l'agneau figurait l'immolation du Christ, et les pains azymes la vie nouvelle, la vie qui ne conserve rien de l'ancien levain. Aussi l'Apôtre nous dit-il: «Purifiez-vous du vieux levain, afin que vous soyez une pâte nouvelle, comme vous êtes des azymes; car notre agneau pascal, le Christ, a été immolé (5)». L'ancien peuple célébrait donc la Pâque non pas au grand jour, mais à l'ombre du mystère; et cinquante jours après, comme chacun peut s'en assurer, il recevait, du haut du Sinaï, la loi écrite avec le doigt de Dieu. Voici venir le véritable agneau pascal: le Christ est mis à mort; il nous fait passer ainsi de la mort à la vie. Aussi le mot hébreu Pâque signifie-t-il passage, ce que rappellent ces paroles d'un Evangéliste: «L'heure venait où Jésus devait passer de ce monde à son

1. Rm 5,20 - 2. Ps 43,9 - 3. Ps 33,3 - 4. 2Co 3,3 - 5. 1Co 5,7

Père (1)». Ainsi se célèbre cette Pâque: le Seigneur ressuscite, il fait la Pâque véritable ou le passage de la mort à la vie; puis cinquante jours s'écoulent, et l'Esprit-Saint, ou le doigt de Dieu, descend.

6. Or voyez combien les circonstances sont diverses. Au Sinaï le peuple se tenait éloigné, c'était la crainte et non pas l'amour. Cette crainte les porta même à dire à Moïse: «Parle-nous, toi, et que le Seigneur ne nous parle plus: nous mourrions». Dieu descendait bien sur la montagne, comme le rapporte l'Ecriture, mais c'était au milieu des flammes, d'un côté jetant au loin la frayeur sur le peuple, et d'autre part écrivant avec son doigt sur la pierre (2), et non pas dans le coeur. Quand au contraire l'Esprit-Saint descendit, les fidèles étaient réunis, et au lieu de les effrayer du haut de la montagne, il pénétra dans leur demeure; du ciel sans doute se fit entendre un bruit pareil à celui d'une tempête, mais ce bruit n'inspirait pas la terreur. Ici encore il y a du feu. Sur la montagne aussi on distinguait et le feu et le bruit: mais le feu y était accompagné de fumée, tandis que maintenant c'est un feu sans fumée. «Ils virent, dit l'Ecriture, comme des langues de feu qui se partagèrent». Ce feu jetait-il au loin l'épouvante? Nullement: car «il se reposa sur chacun d'eux, et ils commencèrent à parler diverses langues, selon que l'Esprit-Saint leur inspirait de parler (3)». Ecoute cette langue qui parle: c'est le Saint-Esprit écrivant non pas sur la pierre mais dans le coeur. Or c'est cette loi de l'Esprit de vie», écrite dans le coeur et non sur la pierre, donnée «par Jésus-Christ», le véritable agneau pascal, qui «t'a affranchi de la loi de mort et de péché».

Telle est bien la différence manifeste qui distingue l'Ancien et le Nouveau Testament. Aussi l'Apôtre dit-il: «Non pas sur des tables de pierre, mais sur les tables charnelles du coeur (4)»; et le Seigneur, par l'organe d'un prophète: «Voilà que les jours viennent, dit l'Eternel, et j'établirai avec la maison de Jacob une alliance nouvelle, non pas conforme à l'alliance que j'établis avec leurs pères lorsque je les pris par la main et que je les tirai de la terre d'Egypte»; puis signalant avec précision la différence essentielle: «Je mettrai, dit-il, mes lois dans leurs

1. Jn 13,1 - 2. Ex 19,20 Ex 31,18 - 3. Ac 2,1-4 - 4. 2Co 3,3

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coeurs; oui, je les graverai dans leurs coeurs (1)». Ah! si cette loi divine est gravée dans ton coeur, point de terreurs venues du dehors, goûte plutôt ses charmes intérieurs, et cette «loi de l'Esprit de vie en Jésus-Christ t'a affranchi de la loi de péché et de mort».

7. «Car ce qui était impossible à la loi» c'est la suite du texte de l'Apôtre, «ce qui était impossible à la loi». Pourtant n'accuse pas la loi, car saint Paul ajoute: «Attendu qu'elle était affaiblie par la chair»; ordonnant sans qu'on l'accomplît, à cause des résistances invincibles que lui opposait la chair dépouillée de la grâce. Ainsi la chair affaiblissait l'empire de la loi; la loi est bien spirituelle, «mais moi je suis charnel». Comment donc pourrait m'aider cette loi qui se contente de commander au dehors pour communiquer la grâce au dedans? «Elle était affaiblie par la chair». Or en face de cette impuissance de la loi et de cette faiblesse de la chair, qu'a fait Dieu? «Dieu a envoyé son Fils». D'où venait à la loi cette faibles et cette impuissance? De la chair». Et Dieu? Dieu opposa la chair à la chair, ou plutôt il envoya la chair au secours de la chair; et en détruisant le péché de la chair, il a su affranchir la chair même. «Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à celle du péché». La chair était réelle, mais ce n'était pas une chair de péché. Que signifie: «Une chair semblable à celle du péché?» Que c'était réellement une chair, une chair véritable. Et comment ressemblait-elle à la chair de péché?

Comme la mort vient du péché, toute chair de péché est soumise à la mort, ce qui fait dire à l'Apôtre que le corps de péché doit être détruit s. La mort pesant ainsi sur toute chair de péché, on trouve dans toute chair de péché, le péché et la mort, non pas seulement la mort, mais la mort et le péché. Au contraire il n'y a que la mort et non pas le péché, dans la chair qui n'a que la ressemblance de la chair de péché. Car si le péché était dans cette chair, si par conséquent elle méritait la mort qu'elle a endurée, le Sauveur n'aurait pas dit: «Voici venir le prince du monde et il ne trouvera rien en moi (3)». Pourquoi me fait-il mourir? Parce que «je paie ce que je ne dois pas (4)». Ainsi le Seigneur a fait pour la mort ce qu'il a fait pour l'impôt. On lui demandait de payer

1. Jr 31,31-33 - 2. Rm 6,6 - 3. Jn 14,30 - 4. Ps 68,5

l'impôt, le didrachme: «Pourquoi, lui disait-on, ni vous ni vos disciples ne payez-vous point le tribut?» Il appela Pierre. «A qui, lui demanda-t-il, les rois de la terre réclament-ils l'impôt? Est-ce à leurs fils ou aux étrangers? - Aux étrangers, répondit Pierre. - Donc, conclut-il, leurs fils en sont exempts. «Afin toutefois de ne pas les scandaliser, va à la mer, jette un hameçon, et le premier poisson qui montera», comme le premier-né d'entre les morts, «prends-le, ouvre-lui la gueule, tu y trouveras un statère», c'est-à-dire deux didrachmes ou quatre drachmes; on exigeait en effet un didrachme ou deux drachmes par tête. «Tu y trouveras un statère», quatre drachmes: «donne-le pour toi et pour moi (1)». Que signifie pour toi et pour moi?» C'est-à-dire pour l'Eglise dont je suis le chef ou le Christ, que tu représentes et pour qui sont donnés les quatre Evangiles. C'était donc ici un mystère profond: Le Christ payait ce tribut sans y être obligé, c'est ainsi qu'il endura la mort sans la mériter. Ah! s'il n'eût payé sans devoir, jamais il ne nous eût déchargés de nos dettes.

8. «Ce qui donc était impossible à la loi», puisqu'elle n'occasionnait guère que des prévarications, l'âme n'étant point convaincue encore de son impuissance et n'ayant point recours au Sauveur; «puisque d'ailleurs elle était affaiblie par la chair, Dieu, envoyant son Fils dans une chair semblable à celle du péché, a condamné par le péché même le péché dans la chair». Mais pouvait-il, sans péché, condamner le péché par le péché? Nous vous avons expliqué déjà ce texte (2). Cependant nous allons réveiller les idées de ceux d'entre vous qui se souviennent de ce que nous avons dit, l'apprendre à ceux qui n'étaient pas ici et le rappeler à ceux qui l'ont oublié.

On donnait dans l'ancienne loi le nom de péché au sacrifice offert pour le péché. Ce sens se reproduit constamment: ce n'est pas une ou deux fois, c'est très-fréquemment que les sacrifices pour le péché sont appelés péchés. Or, c'est dans ce sens que le Christ lui-même était péché. Quoi! dirons-nous qu'il avait quelque péché? Dieu nous en garde! Il était sans péché, mais il était péché. Oui, il était péché, en ce sens qu'il était victime pour nos péchés. Voici ce qui le prouve, le voici dans les paroles

1. Mt 17,23-27 - 2. Voir serm. 134, n. 4-6: serm. CLI1, n. 10, 11.

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de l'Apôtre même. «Il ne connaissait point le péché», dit-il en parlant de lui. C'est bien la même idée que j'exposais devant vous, lorsque je vous expliquais ce même passage. «Il ne connaissait pas le péché»; et pourtant ce même Jésus-Christ Notre-Seigneur qui ne connaissait pas le péché», Dieu, le Père l'a «fait péché pour l'amour de nous (1)». Oui, Dieu le Père a fait péché pour l'amour de nous ce même Jésus-Christ qui ne connaissait pas le péché, afin qu'en lui nous devenions justice de Dieu». Distinguez ici deux choses: la justice de Dieu et non la nôtre; elle est en lui, et non en nous, et c'est par lui que se sont formés ces grands saints dont il est dit dans un psaume: «Votre justice s'élève comme les montagnes de Dieu». - «Votre justice», et non la leur; «votre justice s'élève comme les montagnes de Dieu». Aussi bien j'ai élevé mes yeux vers les montagnes d'où me viendra le secours»; mais ce secours ne viendra pas des montagnes mêmes, car «mon secours viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre (2)». Or, après ces mots: «Votre justice s'élève comme les plus hautes montagnes», le prophète suppose qu'on pourrait lui demander: Comment alors expliquer la naissance de ceux qui n'ont point part à cette justice de Dieu, et il ajoute: «Vos jugements sont profonds comme le grand abîme». Que signifie: «Comme le grand abîme?» Que ces jugements sont impénétrables et inaccessibles à l'esprit humain. Car les trésors de Dieu sont inscrutables, ses déterminations mystérieuses et ses voies inabordables (3). C'est ainsi qu' «il a envoyé son Fils», pour appeler, justifier et glorifier ceux qu'il a connus dans sa prescience, et prédestinés, et pour faire dire à ses montagnes: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous (4)?» - «Dieu donc a envoyé son Fils, et par le péché même il a condamné le péché dans la chair, afin que la justification de la loi s'accomplît en nous». Elle ne suffisait pas à se faire accomplir, le Christ a donné la grâce de le faire, car il n'est pas venu détruire la loi, mais la mener à sa fin (5).

9. Mais comment, à quelle condition cette «justification de la loi» pourrait-elle s'accomplir, et s'accomplit-elle en nous? Tu veux le savoir? L'Apôtre dit: «En nous, qui ne marchons

1. 2Co 5,21 - 2. Ps 140,1-2 - 3. Rm 11,33 - 4. Rm 8,29-31 - 5. Mt 5,17

point selon la chair, mais selon l'Esprit». Que signifie marcher selon la chair? Consentir aux désirs de la chair. Et marcher selon l'Esprit? C'est avoir l'âme soutenue par l'Esprit et ne suivre pas les impressions charnelles. C'est ainsi que s'accomplit en nous la loi, la justification de Dieu. Maintenant en effet, on observe cette recommandation: «Ne va pas à la remorque de tes convoitises (1)»; et par ce mot entends ici les convoitises désordonnées. «Ne va pas à la remorque de tes convoitises» c'est ce que doit faire notre volonté avec la grâce de Dieu; elle doit n'aller pas «à la remorque de ses convoitises». Sans doute, tous les anciens péchés produits en nous par la convoitise, péchés d'actions, de paroles ou de pensées, sont effacés, anéantis par le saint baptême, car ce grand pardon embrasse tout; mais il nous reste à lutter contre la chair; si l'iniquité est anéantie, la faiblesse n'a point disparu, la concupiscence désordonnée demeure en nous, elle provoque. Ah! combats, résiste, garde-toi de consentir; et de cette manière tu n'iras pas à la remorque de tes convoitises». Quand même elles s'élèveraient en nous et se jetteraient dans nos yeux, nos oreilles, sur notre langue et dans notre imagination volage, même alors ne désespérons pas de notre salut. N'est-ce point pour cela que nous répétons chaque jour: «Pardonnez-nous nos offenses (2)?» - «Afin que la justification de la loi s'accomplisse en nous».

10. Qui, nous? En nous qui ne marchons pas selon la chair, mais selon l'Esprit. En effet, ceux qui sont dans la chair goûtent les choses de la chair; mais ceux qui suivent l'Esprit ont le sentiment des choses de l'Esprit; car la prudence de la chair est mort, «tandis que la prudence de l'Esprit est vie et paix. La prudence de la chair est vraiment ennemie de Dieu, attendu qu'elle n'est ni soumise à sa loi, ni capable de s'y soumettre». Comment, «incapable de s'y soumettre?» Ce n'est pas que l'homme, ce n'est pas que l'âme, ce n'est pas que la chair même, en tant que créature de Dieu, en soit incapable; c'est la prudence même de la chair, c'est le vice et non la nature qui en est incapable.

Tu pourrais dire: Un boiteux ne marche pas droit, car il ne le saurait. Comme homme, il le peut sans doute, mais non pas comme

1. Si 18,30 - 2. Mt 6,12

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boiteux. Qu'il cesse de l'être et il marchera droit; sinon, il ne le peut. De la même manière la prudence de la chair ne saurait être soumise à Dieu. Que l'homme dépose cette prudence, et il pourra avoir cette soumission. «La prudence de l'esprit est vie et paix». Ainsi donc quand l'Apôtre dit: «La prudence de la chair est ennemie de Dieu», ne crois pas. que cette inimitié soit capable de nuire au Très-Haut. Elle est son ennemie pour lui résister et non pour le blesser; car elle ne blesse que celui qu'elle dirige, attendu qu'elle est un vice et que tout vice nuit à la nature où il réside. Or pour anéantir le mal et guérir la nature, il faut des remèdes. N'est-ce donc point pour nous en donner que le Sauveur est descendu parmi nous? Nous étions tous malades; c'est pourquoi il nous fallait un tel Médecin.

11. Si j'ai fait cette réflexion, c'est que pour opposer à Dieu leur nature essentiellement mauvaise, les Manichéens cherchent à s'appuyer sur ce témoignage de l'Apôtre. C'est à la nature même qu'ils appliquent ces mots: «Elle est ennemie de Dieu, car elle n'est point soumise à la loi de Dieu et elle ne le peut». Aveugles, qui ne remarquent point que ce n'est ni de la chair, ni de l'homme, ni de l'âme, mais de la prudence de la chair qu'il est écrit: «Elle ne le peut». Or cette prudence est un vice.

Veux-tu savoir ce qu'est au juste «cette prudence de la chair?» C'est la mort. Mais voici un homme, une nature formée par le Dieu véritable et bon. Cet homme vivait hier de la prudence de la chair, il vit aujourd'hui de la prudence de l'Esprit. Le vice est détruit et la nature guérie; car s'il vivait encore de la prudence de la chair, il ne pourrait se soumettre à la loi de Dieu; comme le boiteux ne saurait marcher droit tout en restant boiteux. Or le vice une fois disparu, la nature est guérie. «Ci-devant vous étiez ténèbres: vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (1)».

12. Aussi remarquez ce qui suit: «Quant à ceux qui sont dans la chair», qui y mettent leur confiance, qui suivent leurs convoitises, qui s'y attachent, qui en aiment les jouissances et qui placent dans les plaisirs charnels le bonheur et la félicité de la vie, «ils ne peuvent plaire à Dieu». Ces mots en effet: «Quant à ceux qui sont dans la chair, ils ne peuvent

1. Ep 5,8

plaire à Dieu», ne signifient pas que les hommes ne sauraient lui plaire pendant qu'ils sont dans cette vie. Eh! les saints patriarches ne lui plaisaient-ils point? Et les saints prophètes? et les saints apôtres? et ces saints martyrs qui avant de quitter leur corps au milieu des tortures en glorifiant le Christ, non-seulement foulaient aux pieds les séductions de la chair, mais encore enduraient les supplices avec une invincible patience? Tous se sont rendus agréables à Dieu; lisais ils n'étaient point dans la chair. Ils portaient leur corps, sans être entraînés par lui; car ils avaient entendu cette parole adressée au paralytique: «Enlève ton, grabat (1)». - «Ceux donc qui sont dans la chair», non pas, comme je l'ai dit, comme je viens de l'expliquer, ceux qui vivent dans ce monde, mais ceux qui se laissent aller aux convoitises charnelles, ceux-là «ne peuvent plaire à Dieu».

13. Mais écoutez l'Apôtre lui-même résoudre la question sans y laisser l'ombre d'un doute. N'était-il pas vivant, vivant dans ce corps de boue, et n'était-ce pas à des hommes vivants comme lui qu'il disait encore: «Pour vous, vous n'êtes pas dans la chair?»

Est-il ici quelqu'un à qui cela s'applique? C'était pourtant au peuple de Dieu, c'était à l'Eglise que saint Paul parlait ainsi. Sans doute il écrivait aux Romains; mais il s'adressait à toute l'Eglise du Christ, au froment et non à la paille, au bon grain caché sous cette paille et non à la paille même. C'est à chacun de regarder dans son coeur. Nous parlons bien aux oreilles, mais nous ne lisons pas dans les consciences. Je crois toutefois au nom de Jésus-Christ que parmi son peuple il y a des fidèles à qui l'on peut dire dans le sens que nous avons exposé: «Pour vous, vous n'êtes point dans la chair, mais dans l'Esprit, si toutefois l'Esprit de Dieu habite en vous». - «Vous n'êtes pas dans la chair», car vous n'en faites pas les oeuvres en en suivant les convoitises; «mais vous êtes dans l'Esprit», puisque intérieurement vous affectionnez la loi de Dieu; vous y êtes, «si toutefois l'Esprit de Dieu habite en vous»; car si vous présumez de votre esprit propre, vous êtes encore dans la chair, et pour n'y être pas, il faut être dans l'Esprit de Dieu. Que cet Esprit de Dieu vienne à s'éloigner, l'esprit de l'homme, entraîné par son

1. Mt 2,11

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propre poids, retombe dans la chair, revient aux oeuvres de la chair et aux passions du siècle: son état devient ainsi pire que le premier (1). Tout en conservant votre libre arbitre, implorez donc le secours d'en haut. «Vous n'êtes point dans la chair?» Est-ce grâce à vos forces? Nullement. Grâce à qui donc?

Si toutefois l'Esprit de Dieu réside en vous. «Or, si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ, celui-là n'est pas à lui». Ne te vante donc pas, ne t'enfle pas, ne t'attribue aucune vertu en propre, ô nature indigente et corrompue. O nature humaine, pauvre Adam, avant d'être malade tu es tombé, et c'est de toi-même que tu te serais relevé? «Si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ»; car l'Esprit de Dieu est l'Esprit du Christ, puisqu'il est commun au Père et au Fils: «si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ», point d'illusion, «celui-là n'est pas à lui».

14. Mais par la miséricorde divine, nous avons l'Esprit du Christ; notre amour de la justice et l'intégrité de notre foi, de notre foi catholique, nous indiquent que nous avons l'Esprit de Dieu. Or, que deviendra notre corps mortel? Que deviendra cette loi des membres qui s'élève contre la loi de l'esprit? Que deviendra cette plainte: «Malheureux homme que je suis?» Ecoute: «Mais si le Christ est en vous, quoique le corps soit mort à cause du péché, l'esprit est vivant à cause de la justice». Faut-il donc désespérer de notre corps, lequel est mort à cause du péché? N'y a-t-il plus d'espoir? Est-il endormi pour ne plus s'éveiller (2)? Loin de là. «Si le corps est mort à cause du péché, l'esprit est vivant à cause de la justice». On continue à s'affliger de cette mort du corps; nul en effet ne hait sa propre chair (3); et nous sommes témoins des soins que l'on prend de la sépulture des morts. Oui, «le corps est mort à cause du péché, mais l'esprit est vivant à cause de la justice». Tu disais pour te consoler

Je voudrais que mon corps fût en vie, mais comme cela ne se peut, si mon esprit au moins, si mon âme était vivante! Attends, ne t'inquiète point.

15. «Car si l'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts rendra aussi la vie à vos corps

1. Lc 11,26 - 2. Ps 40,9 - 3. Ep 5,29

mortels». Que redoutez-vous? De quoi vous inquiétez-vous pour votre corps même? Pas un cheveu ne tombera de votre tête (1)». Adam, par son péché, a condamné vos corps à mourir; mais Jésus, «pourvu que son Esprit «réside en vous, rendra la vie même à ces corps mortels», attendu que pour vous sauver il a donné son sang. Comment te défier de l'accomplissement de cette promesse, quand tu en tiens un si précieux gage? Voici donc, ô homme, comment finira cette lutte de la mort, comment se réaliseront ces désirs: «Malheureux homme que je suis, qui m'affranchira du corps de cette mort (2)?» C'est que Jésus-Christ, «pourvu que son Esprit réside en vous, rendre la vie même à ces corps mortels»; et tu seras délivré du corps de cette mort, non pas en restant sans corps ou en en prenant un autre, mais en ne mourant plus jamais. Si à ces mots: «Qui me délivrera du corps», l'Apôtre n'ajoutait pas de cette mort», l'esprit humain pourrait se tromper et dire: Tu vois bien que Dieu veut nous laisser sans corps. Aussi l'Apôtre dit-il: «Du corps de cette mort». Bannis la mort, et le corps n'aura rien que de bon; bannis la mort, la dernière ennemie qui me reste, et j'aurai dans ma chair une amie éternelle.

Personne, avons-nous dit, ne hait sa propre chair; et si l'esprit convoite contre la chair et la chair contre l'esprit (3), s'il y a maintenant division dans la famille, ce n'est pas que le mari cherche la mort de sa femme; il veut rétablir la concorde. A Dieu ne plaise, mes frères, que l'esprit haïsse la chair en s'élevant contre elle! Ce qu'il hait, ce sont les vices de la chair, c'est la prudence de la chair, c'est la guerre que lui fait la mort. Ah! que ce corps corruptible se revête d'incorruptibilité, que ce corps mortel se revête d'immortalité, qu'après avoir été semé corps animal, ce corps ressuscite tout spirituel (4); tu contempleras alors la paix la plus harmonieuse, tu verras la créature louer son Créateur. Aussi, «pourvu que l'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts réside en vous, Celui qui a ressuscité le Christ d'entre les morts rendra également la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous»: non pas à cause de vos mérites, mais en vue de sa munificence. Tournons-nous, etc.

1. Lc 31,18 - 2. Rm 7,24 - 3. Ga 5,17 - 4. 1Co 15,54-55





Augustin, Sermons 154