Augustin, Sermons 295

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SERMON CCXCV. FETE DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL. I. UNITÉ DE L'ÉGLISE.

ANALYSE. - C'est pour mieux faire ressortir l'unité de son Eglise que le Sauveur l'établit sur un fondement unique, qu'il donne à Pierre seul d'abord les clefs qu'il donnera ensuite aux autres Apôtres, qu'à lui seul encore il confie le soin du troupeau dont il chargera ses Apôtres de prendre soin aussi. Combien se méprennent par conséquent les sectaires qui divisent! Il n'y a pas jusqu'à la circonstance de la mort de saint Pierre et de saint Paul qui ne rappelle l'unité de l'Eglise; car c'est pour mieux montrer combien étaient unis ces deux Apôtres, en qui vivait Jésus-Christ, que Dieu les a appelés le même jour au martyre et à la couronne.

1. Ce jour est pour nous un jour consacré par le martyre des bienheureux Apôtres Pierre et Paul. Nous ne parlons pas en ce moment de quelques martyrs obscurs: «La voix de ceux-ci a retenti par toute la terre, et leurs paroles jusqu'aux extrémités de l'univers (1)». De plus ils ont vu ce qu'ils ont prêché en s'attachant à la justice, en confessant la vérité et en mourant pour elle.

Saint Pierre est le premier des Apôtres, il est cet ardent ami du Christ qui mérita d'entendre de lui ces mots: «A mon tour je te le dis: Tu es Pierre». Il avait dit au Sauveur: «Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant». Le Sauveur lui dit donc: «A mon tour, je te le déclare: Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise (1)». Sur cette pierre j'établirai la foi que tu confesses; oui, sur cette confession: «Vous êtes le Christ, le Fils a du Dieu vivant», je bâtirai mon Eglise. Car tu es Pierre. Pierre vient de la pierre, et non la pierre de Pierre. Pierre vient de la pierre, comme Chrétien vient de Christ. Veux-tu savoir sûrement de quel mot vient le mot Pierre? Ecoute saint Paul: «Je ne veux pas vous laisser ignorer, mes frères»; c'est un Apôtre du Christ qui s'exprime ainsi: «Je ne veux pas vous laisser ignorer, mes frères, que nos pères ont tous été sous la nuée, et que tous ont passé la mer; qu'ils ont tous été baptisés sous Moïse dans la nuée et dans la mer; qu'ils ont tous mangé la même nourriture spirituelle, et que tous ont bu le a même breuvage spirituel, car ils buvaient à

1. Mt 16,16-18

la même pierre spirituelle qui les suivait, et cette pierre était le Christ (1)». Voilà d'où vient Pierre.

2. Avant sa passion, vous le savez, le Seigneur Jésus se choisit des disciples qu'il nomma Apôtres. Or Pierre est le seul d'entre eux qui ait mérité de personnifier l'Eglise presque partout. C'est en vue de cette personnification, qu'il faisait seul de toute l'Eglise, qu'il mérita d'entendre: «Je te donnerai les clefs du royaume des cieux (2)». Ces clefs en effet furent moins confiées à un homme qu'à l'unité même de l'Eglise. Ainsi donc ce qui montre la prééminence de Pierre, c'est qu'en lui se personnifiaient l'universalité et l'unité de l'Eglise lorsqu'il lui fut dit: «Je te donne» ce qui pourtant fut donné à tous les Apôtres.

Pour vous convaincre que ce fut l'Eglise qui reçut les clefs du royaume des cieux, écoutez ce que le Seigneur, dans une autre circonstance, dit à tous ses Apôtres: «Recevez le Saint-Esprit»; il ajoute aussitôt: «Les péchés seront remis à qui vous les remettrez, et retenus à qui vous les retiendrez (3)». C'est ce que désignent les clefs que rappellent ces mots: «Ce que vous délierez sur la terre «sera aussi délié dans le ciel, et ce que vous lierez sur la terre sera aussi lié dans le ciel».

Mais dans la circonstance actuelle, c'est à Pierre seul qu'il s'adressa. Veux-tu la preuve que Pierre alors personnifiait toute l'Eglise? Prête l'oreille à ce qui va être dit soit à lui, soit à tous les bons fidèles: «Si ton frère a péché

1. 1Co 10,1-4 - 2. Mt 16,19 - 3. Jn 20,23-32

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contre toi, reprends-le entre toi et lui seul: «S'il ne t'écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes, car il est écrit: Sur la parole de deux ou trois témoins tout sera avéré. S'il ne les écoute point non plus, réfères-en à l'Eglise; et s'il ne l'écoute point elle-même, qu'il te soit comme un païen et un publicain. En vérité, je vous le déclare; tout ce que vous lierez sur la terre sera aussi lié dans le ciel, et délié dans le ciel tout ce que vous délierez sur la terre (1)». Si donc la Colombe lie et délie, l'édifice bâti sur la Pierre lie et délie aussi.

Craignez, vous qui êtes liés; vous qui ne l'êtes pas, craignez aussi. Vous qui ne l'êtes pas, craignez de l'être; et vous qui l'êtes, demandez à ne l'être plus. «Chacun est enchaîné par les liens de ses péchés (2)»; et nul n'en est délivré en dehors de cette Eglise. A un mort de quatre jours, il est dit: «Sors, Lazare», et il sortit du sépulcre, les pieds et les mains enveloppés de bandelettes- C'est ainsi qu'en touchant le coeur pour en faire sortir l'aveu du péché, le Seigneur excite le mort à sortir de son tombeau. Ce mort toutefois reste encore un peu lié. Aussi, quand Lazare est sorti du sépulcre, le Seigneur se tourne vers ses disciples, ses disciples auxquels il a dit déjà: «Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié aussi dans le ciel», et il leur fait entendre ces paroles: «Déliez-le et le laissez aller»». Ainsi excite-t-il par lui-même et charge-t-il ses Apôtres de délier.

3. Voilà pourquoi Pierre surtout représente, et la force de l'Eglise, quand il suit le Seigneur allant à la passion, et sa faiblesse, une faiblesse d'un certain genre, quand, interrogé par une servante, il renie le Sauveur. Subitement renégat après avoir tant aimé, hélas! après avoir présumé de lui-même il n'a plus trouvé que lui. Il avait dit, vous le savez: «Seigneur, je serai avec vous jusqu'à la mort, et s'il est nécessaire que je meure, pour vous je donnerai ma vie». Présomptueux, reprit le Seigneur, «pour moi tu donneras ta vie? Je te le déclare en vérité, avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois (4)». Ce qu'avait prédit le Médecin se réalisa, au lieu que le malade ne put faire ce qu'il avait présumé. Mais après? Le Seigneur le regarda soudain, car voici ce qui est écrit, voici comment

1. Mt 18,16-18 - 2. Pr 5,22 - 3. Jn 11,43-44 - 4. Mt 26,33-35 Jn 13,37-38

s'exprime l'Evangile: «Le Seigneur le regarda, et il sortit, et il pleura amèrement (1)». - «Il sortit»; c'était confesser sa faute. «Il pleura amèrement»; c'est qu'il savait aimer; et bientôt la douleur de l'amour remplaça en lui l'amertume de la douleur.

4. Pour la même raison aussi le Seigneur confia à Pierre, après sa résurrection, le soin de paître ses brebis. Il ne fut pas le seul des disciples pour mériter de paître le troupeau sacré, mais en s'adressant à lui seul, le Sauveur recommande l'unité, comme en lui parlant avant de parler aux autres, il rappelle que Pierre est le premier des Apôtres. «Simon, fils de Jean, lui dit Jésus, m'aimes-tu? Je vous aime», répondit-il. Interrogé une seconde fois il fit une seconde fois la même réponse. Mais interrogé pour la troisième fois, comme si sa parole n'inspirait pas confiance, il s'attriste. Et pourtant, comment aurait manqué de confiance en lui, Celui qui voyait son coeur à découvert? Après ce mouvement de tristesse il répondit enfin: «Seigneur, vous qui savez toutes choses, vous savez aussi que je vous aime». Vous savez tout, cela ne vous échappe pas plus que le reste. - O Apôtre, ne t'afflige pas, réponds une, deux et trois fois. Sois trois fois victorieux en confessant ton amour, puisque trois fois ta présomption a été vaincue par la crainte. Il faut délier jusqu'à trois fois ce que trois fois tu avais lié. Délie par amour ce que tu avais lié par crainte. Malgré cette crainte, le Seigneur n'en recommanda pas moins, une, deux et trois fois, ses brebis à Pierre.

5. Remarquez bien ces mots, mes frères: «Pais mes chères brebis, pais mes agneaux (1)». - «Pais mes brebis»: Dit-il les tiennes? Bon serviteur, pais les brebis de ton Maître, celles qui portent sa marque. «Est-ce que Paul a été crucifié pour vous? Ou bien est-ce que vous avez été baptisés au nom» de Pierre et «de Paul (3)?» Ce sont donc ses brebis, les brebis purifiées par son baptême, marquées de son nom et rachetées de son sang, que tu es invité à paître- «Pais mes brebis», dit-il. Semblables à des serviteurs infidèles et fugitifs qui se partagent ce qu'ils n'ont point acheté et qui se font comme une propriété particulière de ce qu'ils ont dérobé, les hérétiques s'imaginent paître leurs propres brebis. N'est-ce pas, je vous le demande, ce que révèle

1. Lc 22,61-62 - 2. Jn 21,15-17 - 3. 1Co 1,13

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effectivement ce langage: Tu resteras impur, si ce n'est pas moi qui te baptise; tu ne seras point sanctifié, si tu ne reçois mon baptême? Ainsi donc vous n'avez pas entendu ces mots: «Maudit quiconque met dans un homme sa confiance (1)?»

Par conséquent, mes très-chers frères, ceux que Pierre a baptisés et ceux qu'a baptisés Judas sont également les ouailles du Christ. Aussi, voyez ce que dit, dans le Cantique des cantiques, l'Époux à sa bien-aimée. L'Epouse lui dit: «Apprenez-moi, vous que chérit mon âme, où vous paissez votre troupeau, où vous reposez à midi; dans la crainte que je ne devienne comme une inconnue à la suite des troupeaux de vos commensaux. - Annoncez-moi, dit-elle, où vous menez paître, où vous reposez à midi», à la splendeur de là vérité, dans la ferveur de la charité. - Que crains-tu? ô ma bien-aimée, que crains-tu? - «De devenir comme une inconnue», comme cachée, et non comme l'Église, car l'Église n'est point cachée, attendu qu' «on ne saurait cacher une cité bâtie sur la montagne (2)»: et de me jeter, en m'égarant, non dans votre troupeau, mais «au milieu des troupeaux de vos commensaux». Ce nom de commensaux désigne les hérétiques, «qui sont sortis d'avec nous (3)», et qui se sont assis à la même table avant de nous quitter. - Que lui est-il répondu? - «Si tu ne te connais toi-même», répond l'Époux à sa question; «si tu ne te connais toi-même, ô la plus belle d'entre les femmes», ô Église véridique au milieu des hérésies; «si tu ne te connais toi-même»; si tu ne sais qu'à toi s'appliquent ces grandes prédictions

4 «En ta postérité seront bénies toutes les nations (4); Le Dieu des dieux, le Seigneur a parlé et a convoqué la terre du levant au couchant (5); Demande-moi, et je te donnerai les nations pour héritage et pour domaine jusqu'aux extrémités de la terre (6); «Leur voix a retenti par toute la terre, et leurs paroles jusqu'aux confins de l'univers (7)»; car c'est toi que regardent ces prophéties. «Si tu ne te connais toi-même, sors»; je ne te chasse pas, afin que puissent dire de toi ceux qui resteront: «Ils sont sortis d'avec nous. - Sors sur les traces des troupeaux»; non pas du troupeau dont il est dit: «Il y

1. Jr 17,5 - 2. Mt 5,14 - 3. 1Jn 2,19 - 4. Gn 22,18 - 5. Ps 49,1 - 6. Ps 2,8 - 7. Ps 18,5

aura un seul troupeau et un seul Pasteur (1). Sors sur les traces des troupeaux et pais tes boucs (2)»; non pas «mes brebis», comme Pierre. C'est pour ces brebis qui lui avaient été confiées que Pierre a mérité la couronne du martyre, et c'est ce martyre qui a mérité d'être célébré dans tout l'univers par la fête de ce jour.

6. Paraisse maintenant aussi Paul, autrefois Saul, loup d'abord, agneau ensuite; d'abord ennemi, puis Apôtre; persécuteur d'abord, ensuite prédicateur. Qu'il vienne et qu'il reçoive des princes des prêtres l'autorisation écrite de charger de chaînes et de conduire aux supplices les chrétiens, partout où il en rencontrera. Qu'il reçoive, qu'il reçoive cette autorisation, qu'il parte, qu'il poursuive sa route, respirant le carnage et altéré de sang Celui qui habite aux cieux se rira de lui (3). Il s'en allait donc, comme il est écrit, «respirant le carnage», et approchait de Damas. «Saul, Saul», cria alors le Seigneur du haut du ciel, «pourquoi me persécutes-tu? Il est dangereux pour toi de regimber contre l'aiguillon». C'est toi que tu blesses, car les persécutions ne font que développer mon Eglise. Tout effrayé et tout tremblant: «Seigneur, demanda-t-il, qui êtes-vous? Je suis Jésus de Nazareth, que tu persécutes». Changé à l'instant même, il attend un ordre; il dépose sa haine et se dispose à l'obéissance. Il apprend ce qu'il doit faire. Le Seigneur aussi, avant le baptême de Paul, parle ainsi à Ananie: «Va dans ce quartier, vers cet homme qui s'appelle Saul, baptise-le, car il est pour moi un vase d'élection». Ce vase doit contenir quelque chose, il ne doit pas rester vide. Il faut le remplir, de quoi? de grâce. Ananie répondit à Notre-Seigneur Jésus-Christ: «Seigneur, j'ai appris que cet homme a fait beaucoup de mal à vos saints; maintenant encore il porte l'autorisation accordée par les princes des prêtres de charger de liens et d'emmener, partout où il les rencontrera, ceux qui marchent dans votre voie. Je lui montrerai, reprit le Seigneur, ce qu'il doit souffrir pour mon nom (4)». Le seul nom de Saul faisait trembler Ananie; c'était la faible brebis qui tremblait, jusque sous la main de son pasteur, en entendant seulement parler du loup.

7. Le Seigneur montra donc à Paul ce qu'il

1. Jn 10,16 - 2. Ct 1,6-7 - 3. Ps 2,4 - 4. Ac 9,1-16

472

lui fallait endurer pour son nom; il l'éprouva ensuite par la souffrance, et on vit Paul chargé de liens, couvert de plaies, jeté dans les, cachots et subissant des naufrages. C'est le Sauveur qui lui procura le martyre; c'est lui qui le conduisit jusqu'à ce jour. Les deux Apôtres ont souffert le même jour; ils ne faisaient qu'un; eussent-ils souffert en des jours différents, ils ne faisaient qu'un. Pierre marchait en avant, Paul le suivait, Paul qui d'abord était Saul, superbe d'abord et humble ensuite. Le nom de Saul en effet lui venait de Saül, le persécuteur de saint David. Il fut abattu persécuteur, et il se releva prédicateur; il échangea son nom d'orgueil pour un nom d'humilité; car Paul signifie petit. Remarquez comment s'exprime votre charité: Ne disons-nous pas chaque jour: Dans peu de temps, post paululum, je vous verrai; dans peu, paulo post, je ferai ceci ou cela? Que devons-nous donc penser de Paul? Interroge-le lui-même: «Je suis, dit-il, le plus petit des Apôtres (1)».

1. 1Co 15,9

8. Nous célébrons aujourd'hui une fête consacrée en notre faveur par le sang des Apôtres; aimons leur foi, leur vie, leurs travaux, leurs souffrances, leur confession de foi, leurs prédications. Le progrès consiste pour nous à aimer ces choses, et non à les célébrer en vue d'une joie toute charnelle. Que nous demandent en effet les martyrs? Il leur manque quelque chose, s'ils recherchent encore les louanges humaines; s'ils les recherchent, ils n'ont pas vaincu. Si au contraire ils sont victorieux, ils ne nous demandent rien pour eux-mêmes, mais pour nous. Donc redressons notre voie en présence du Seigneur. Notre voie était étroite, hérissée d'épines et d'aspérités; en y passant en si grand nombre ces grands hommes l'ont aplanie. Le Seigneur en personne y a passé le premier; il y a été suivi par les Apôtres intrépides, puis par les martyrs, par des enfants, des femmes, de jeunes filles. Cependant, qui vivait eu eux? Celui qui a dit: «Sans moi vous ne pouvez rien faire (1)».

1. Jn 15,5




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SERMON CCXCVI. PRONONCÉ VERS L'AN 410, A L'ÉPOQUE DU SAC DE ROME. FÊTE DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL. II. LES AFFLICTIONS TEMPORELLES.

ANALYSE. - En confiant la conduite de son troupeau à saint Pierre, qui d'abord n'avait rien compris aux souffrances de son Maître, qui l'avait même abandonné pour ne souffrir pas avec lui, le Seigneur lui prédit que son amour sera mis à l'épreuve du martyre. Il veut que tous les pasteurs soient disposés à souffrir et à mourir pour son troupeau. Pourquoi donc nous étonner des calamités présentes? Ne sont-elles pas bien disproportionnées avec la gloire éternelle qui nous attend? Si vous ne voulez point donner cette raison aux païens qui accusent le christianisme du ravage de Rome, répondez-leur qu'avant d'être chrétienne Rome avait été incendiée deux fois, que le Christ d'ailleurs a prédit à ses disciples toutes ces calamités, que si elles se multiplient, c'est pour punir la résistance du monde à l'Evangile. Pour vous, chrétiens, voudriez-vous que le Christ et les Apôtres fussent morts pour la conservation des monuments païens? Bénissez plutôt la main qui vous frappe, et pour témoigner à Dieu votre amour, soyez charitables envers les malheureux, charitables aussi envers les hérétiques relaps, qu'il ne faut pas repousser avec dédain, mais accueillir avec douceur pour les soumettre à la pénitence.

1. La lecture qu'on vient de faire du saint Evangile est parfaitement appropriée à la solennité de ce jour. Si après avoir frappé nos oreilles elle est descendue dans notre coeur; si de plus elle s'y est trouvée en repos, car lorsque nous acquiesçons à la parole de Dieu, elle est en repos dans nos âmes, nous tous qui vous distribuons la parole et le sacrement du (473) Seigneur, nous sommes prévenus qu'il nous faut paître son troupeau.

Ami bien plus ardent de Notre-Seigneur Jésus-Christ que disposé à le renier, le bienheureux Pierre, le premier des Apôtres, suivit le Seigneur, comme l'indique l'Evangile, lorsque le Seigneur marchait vers sa passion; mais alors il ne put le suivre jusqu'à souffrir lui-même. Il le suivit de corps, incapable encore de l'imiter entièrement. Il lui avait promis de mourir pour lui, il ne put mourir même avec lui, car il avait alors plus de hardiesse que de courage véritable, ayant plus promis qu'il ne pouvait donner. Il ne convenait pas d'ailleurs qu'il fît ce dont il s'était flatté. «Pour vous je donnerai ma vie», avait-il dit (1). C'est ce que devait faire le Seigneur pour son serviteur, et non pas le serviteur pour le Seigneur. En voulant davantage, l'amour de Pierre était donc un amour déréglé; aussi fût-il ensuite saisi de frayeur jusqu'à renier son Maître. Mais plus tard, quand le Sauveur fut ressuscité, il enseigna à Pierre comment Pierre devait l'aimer. Quand l'amour de Pierre était déréglé, il succomba sous le poids de la passion; une fois réglé, il reçut l'assurance de l'endurer réellement.

2. Nous nous rappelons quelle était la faiblesse de Pierre lorsqu'il gémissait à la pensée que le Seigneur devait mourir. Je vais redire, je redis cette circonstance. Ceux qui s'en soutiennent la rediront avec moi dans leur coeur, et ceux qui pourraient l'avoir oubliée en réveilleront le souvenir en m'entendant.

Notre-Seigneur Jésus-Christ prédit lui-même à ses disciples qu'il allait bientôt endurer la passion. Pierre qui l'aimait, mais d'une manière encore charnelle, craignit alors de voir mourir le Meurtrier de la mort et il s'écria: «A Dieu ne plaise, Seigneur, à Dieu ne plaise! épargnez-vous vous-même». Aurait-il dit: «Epargnez-vous vous-même», s'il ne l'eût réellement reconnu pour Dieu? Si donc, Pierre, tu es convaincu de sa divinité, pourquoi crains-tu qu'il ne meure? Tu n'es qu'un homme, Lui est Dieu, et un Dieu qui s'est fait homme dans l'intérêt de l'homme, devenant ce qu'il n'était pas, sans rien perdre de ce qu'il était. Aussi le Seigneur ne devait-il mourir qu'en tant qu'il devait ressusciter. Pierre pourtant s'effraya de cette mort de

1. Jn 13,37

l'humanité, il ne voulait pas que le Seigneur en fût atteint: aveugle, il voulait tenir fermé le trésor d'où devait sortir notre rançon. Le Sauveur lui répliqua alors: «Arrière, Satan, car tu ne goûtes point ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes». Pierre venait de s'écrier: «Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant; et Jésus de lui répondre: «Tu es bienheureux, Simon, fils de Jean, car ni la chair ni le sang ne t'ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans les cieux (1)». Il vient d'être proclamé bienheureux, il est maintenant traité de Satan. D'où venait son bonheur? Non pas de lui-même: «Ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans les cieux». Et comment est-il Satan? En lui-même et par lui-même: «Car tu ne goûtes pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes». Tel était Pierre quand rempli d'amour pour le Seigneur, craignant de le voir mourir et désireux de mourir à sa place, il le suivit. Mais ce qu'avait prédit le Médecin s'accomplit, et non pas ce qu'avait présumé le malade. Interrogé par une servante, celui-ci en effet renie, une, deux, trois fois. Le Seigneur le regarde ensuite, et il pleure amèrement (2); il efface avec les larmes de sa piété le triple reniement de son coeur.

3. Le Seigneur ressuscite et apparaît à ses disciples. Pierre alors revoit plein de vie Celui pour qui il avait craint la mort. Il constate, non pas que le Sauveur a été mis à mort, mais que dans sa personne la mort même a été mise à mort. Convaincu dès lors, par l'exemple même du Seigneur ressuscité, que la mort n'était pas tant à craindre, il apprend à aimer. Ah! c'est maintenant, maintenant qu'il voit le Seigneur vivant après sa mort, c'est maintenant qu'il a besoin d'aimer, d'aimer sans trembler, trembler, parce que désormais il suivra son Maître. En conséquence, le Seigneur lui demanda: «Pierre, m'aimes-tu? - Je vous aime, Seigneur», reprit-il. - Comme preuve de ton amour je ne demande pas que tu meures pour moi; - c'est moi qui viens de mourir pour toi. Qu'est-ce donc? «Tu m'aimes?» Comment me le témoigneras-tu? «Tu m'aimes? - Je vous aime. - Pais mes brebis». Ce que le Seigneur répète deux et trois fois, afin d'opposer une triple proclamation

1. Mt 16,22-23 - 2. Lc 22,56-62

474

d'amour au triple reniement de la crainte. Remarquez, saisissez, comprenez. Une seule question est adressée à Pierre: «M'aimes-tu?» Il n'y fait qu'une seule réponse: «Je vous aime», et à cette réponse le Seigneur ajoute: «Pais mes brebis». Mais après avoir recommandé à Pierre le soin de ses brebis, et après s'être chargé de prendre soin lui-même de Pierre en même temps que de ses brebis, le Sauveur lui prédit le martyre. «Lorsque tu étais jeune, lui dit-il, tu te ceignais toi-même et tu allais où tu voulais; mais une fois devenu vieux, un autre te ceindra et te portera où tu ne voudras pas. Or, il parlait ainsi, observe l'Évangéliste, pour désigner par quel genre de mort Pierre devait glorifier Dieu (1)». Vous le voyez, un des devoirs de celui qui est appelé à paître les brebis du Seigneur, est de ne refuser pas la mort pour elles.

4. A qui confie-t-il ses brebis? A qui est disposé ou peu disposé à en prendre soin? Et d'abord quelles sont ces brebis qu'il confie? Des brebis bien chères, puisqu'il les a achetées, non avec de l'argent ni de l'or, mais avec son propre sang. Si le propriétaire d'un troupeau voulait le confier à son serviteur, il se demanderait sans aucun doute: Les épargnes de mon serviteur équivalent-elles au prix de mes brebis? Il se dirait encore S'il vient à les perdre, à les dissiper, à les manger même, il a de quoi restituer. C'est alors que trouvant une garantie dans son serviteur et estimant que son argent représente la valeur de ces brebis qu'il a achetées avec de l'argent, il lui remettrait son troupeau. Jésus-Christ Notre-Seigneur n'a-t-il pas acheté au prix de son sang les ouailles qu'il recommande à son serviteur aussi? Voilà pourquoi il veut de lui pour garantie le martyre et le sang. C'est comme s'il lui disait: Pais mes brebis, je t'en confie le soin. Quelles sont ces brebis? Celles que j'ai payées de mon sang. Pour elles je suis mort. M'aimes-tu? Meurs aussi pour elles. Si le serviteur d'un propriétaire venait à perdre son troupeau, il le paierait à son maître avec de l'argent. Pierre a donné son sang pour la conservation du troupeau du Seigneur.

5. Maintenant, mes frères, je veux dire un mot de ce qui se passe aujourd'hui. Ce qui a été recommandé et commandé à Pierre ne l'a

1. Jn 21,15-19

pas été à Pierre seulement, mais encore aux autres Apôtres, qui ont entendu cela, qui s'y sont attachés et montrés fidèles, principalement celui qui a donné son sang et qui est aujourd'hui honoré avec lui, je veux dire l'apôtre saint Paul. Donc ils ont entendu tous cela et ont pris soin de nous le transmettre pour nous le faire entendre. Nous vous paissons, on nous paît aussi avec vous. Ah! que Dieu nous accorde la force de vous aimer jusqu'à pouvoir mourir pour vous en réalité où en désir. De ce que l'occasion d'endurer la mort d'un martyr ait manqué à l'apôtre saint Jean, s'ensuit-il que son coeur n'ait pas dû être disposé au martyre? Il n'a point souffert le martyre, il pouvait l'endurer. Dieu connaissait sa bonne volonté. C'est pour y être brûlés et non pour y conserver la vie que les trois jeunes Hébreux furent jetés dans la fournaise. Parce que la flamme n'a pu les consumer, n'ont-ils pas mérité le titre de martyrs? Interroge les flammes, ils n'y ont pas souffert; interroge leurs coeurs, ils sont couronnés. «Le Seigneur est assez puissant, disaient-ils, pour nous tirer de vos mains; mais s'il ne le fait pas», c'est ici qu'apparaissent et la fermeté de leur coeur et la solidité de leur foi, leur inébranlable vertu et leur triomphe incontestable. «Si donc il ne le fait pas, sachez, ô roi, que nous n'adorons point la statue que vous avez fait dresser». Dieu voulut qu'il en fût autrement: ils ne brûlèrent point, mais ils éteignirent dans l'âme du roi le feu de l'idolâtrie (1).

6. Vous voyez donc, mes très-chers, ce qui est demandé aux serviteurs de Dieu, durant cette vie, en vue de la gloire à venir qui éclatera en nous, gloire immense à laquelle ne font point équilibre toutes les afflictions du temps, si énormes qu'on les suppose. «Les souffrances de ce temps, dit en effet l'Apôtre, ne sont point proportionnées à la gloire future qui éclatera en nous (2)». Puisqu'il en est ainsi, que nul ne se laisse aller à des pensées charnelles, que nul ne dise: C'en est fait du temps. Le monde s'ébranle, c'est le vieil homme qu'on secoue; la chair est sous le pressoir, que l'esprit en découle. Le corps de saint Pierre repose à Rome, dit-on parmi les hommes; le corps de saint Paul y repose aussi, ainsi que les corps de saint Laurent et de tant

1. Da 3 - 2. Rm 8,18

475

d'autres saints martyrs: pourtant Rome est réduite à la misère, elle est saccagée, abîmée, broyée, incendiée. La famine, la peste et l'épée y répandent la désolation et la mort. Que deviennent les Mémoires (1) des Apôtres? -. Que dis-tu? - Le voici: C'est que Rome est en proie à tant de maux. Que deviennent donc les Mémoires des Apôtres? - La mémoire des Apôtres est à Rome, mais elle n'est pas en toi. Plaise à Dieu qu'elle y soit! Tu ne parlerais pas ainsi, tu ne manquerais pas autant de sagesse. Appelé à la vie de l'esprit, tu ne mènerais pas une vie aussi charnelle. Avant de t'enseigner la sagesse, je voudrais d'abord t'apprendre la patience. Sois patient, Dieu le veut. Tu demandes pourquoi il le veut? Attends, avant de chercher à connaître son secret, prépare-toi plutôt à obéir avec empressement, il veut que tu souffres; souffre ce qu'il veut, et il te donnera ce que tu voudras.

J'ose toutefois, mes frères, vous faire une observation que vous entendrez avec plaisir, si néanmoins vous vous attachez d'abord à l'obéissance, si vous souffrez en paix et avec douceur la divine volonté. En effet, nous ne souffrons pas ce qui est doux, nous l'aimons, et si nous endurons ce qui est rude, nous nous réjouissons de ce qui est agréable. Vois donc le Seigneur ton Dieu, vois ton Chef, ton modèle, ton Rédempteur et ton Pasteur. «Mon Père, dit-il, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi». N'est-ce pas ici la volonté humaine d'abord, puis sa réaction vers l'obéissance? «Non cependant comme je veux, mais comme vous voulez, mon Père (2)». Ainsi quand il dit à Pierre: «Une fois devenu vieux, un autre te ceindra et te conduira où tu ne voudras point», il montre également en lui les frémissements de la volonté humaine aux approches de la mort. Mais de ce que Pierre soit mort sans le vouloir, s'ensuit-il que malgré lui il ait été couronné? Toi également, tu ne voudrais peut-être pas qu'on t'enlevât la petite fortune que pourtant tu dois laisser sur la terre; prends garde d'y demeurer avec elle, Tu ne voudrais pas voir mourir avant toi ni ton fils ni ton épouse. Mais quoi? Lors même que Rome ne serait pas prise, quelqu'un d'entre vous ne devrait-il pas mourir avant les autres. Tu ne voudrais pas que ton épouse mourût avant toi, ni elle-même que son époux

1. Monuments érigés en leur honneur, ordinairement au lieu de leur martyre. - 2. Mt 26,89

mourût avant elle. Dieu devra-t-il vous exaucer l'un et l'autre? Laisse-lui tout régler, car il sait mettre l'ordre dans ce qu'il e créé. Obéis donc à cette grande volonté de Dieu.

7. Je distingue ce que tu vas dire en toi-même: C'est à l'époque chrétienne que Rome est saccagée et incendiée. Pourquoi est-ce à l'époque chrétienne? - Qui parle ainsi? Un chrétien? Si tu es chrétien, réponds-toi que c'est quand Dieu l'a voulu. - Mais, que répondre au païen? car le païen m'insulte. - Que te dit-il? Comment t'insulte-t-il? - Le voici Quand nous offrions des sacrifices à nos dieux, Rome se maintenait, elle était florissante; maintenant que l'emporte et que se propage le sacrifice de votre Dieu, tandis que sont défendus et proscrits les sacrifices de nos dieux, voilà ce que Rome endure! - Pour nous débarrasser de lui, réponds-lui en deux mots; mais en attendant, occupe-toi d'autres pensées, car tu n'es pas convié à embrasser la terre, mais à conquérir le ciel; à jouir de la félicité terrestre, mais de la félicité céleste; des succès et de la prospérité vaine et transitoire du temps, mais de la vie éternelle et de la société des anges. A cet homme épris d'amour pour un bonheur tout charnel, à cet homme qui élève ses murmures contre le Dieu vivant et véritable, qui veut servir les démons, le bois et la pierre, réponds toutefois, réponds sans hésiter: Ainsi que l'atteste l'histoire même des Romains; le dernier incendie de Rome est le troisième que cette ville ait éprouvé. Oui, ainsi que l'attestent l'histoire et les écrits des Romains, l'incendie que vient d'éprouver Rome est le troisième. Cette ville qui vient d'être réduite en cendres, une fois, pendant qu'on offre le sacrifice des chrétiens, l'avait été deux fois pendant qu'on y offrait des sacrifices païens. Une première fois elle le fut par les Gaulois, à l'exception du Capitole seulement. Plus tard elle fut de nouveau incendiée par Néron; par Néron en fureur ou en état d'ivresse? Je ne sais que dire. Sur un ordre de Néron qui commandait à Rome même, de cet esclave des idoles, de ce meurtrier, Rome devint effectivement la proie des flammes. Pourquoi, pensez-vous? pour quel motif? Parce que cet homme superbe, aussi orgueilleux qu'efféminé, prenait plaisir à voir brûler Rome. Je veux voir, disait-il, comment Troie a été dévorée par le feu. Rome a donc été brûlée une, deux et trois fois. Pourquoi aimer à vociférer contre Dieu (476) en faveur d'une ville habituée ainsi à être consumée?

8. Mais, ajoute-t-on, c'est que tant de chrétiens y ont souffert des maux extrêmes. - Oublies-tu qu'un chrétien est fait pour souffrir des maux temporels et pour espérer les biens éternels? C'est à toi, païen, de te lamenter; car tu as perdu les biens temporels sans avoir obtenu encore les biens éternels. Le chrétien au contraire doit réfléchir à ces mots: «Considérez, mes frères, comme la source de toute joie les afflictions diverses où vous tombez (1)».

Tu dis donc, ô païen: Les dieux protecteurs n'ont point préservé Rome, parce qu'ils n'y sont plus; quand ils y étaient, ils l'ont conservée. - Mais nous, nous montrons ici la souveraine véracité de notre Dieu. Il a prédit tout cela, vous l'avez lu, vous l'avez entendu; pourtant vous en souvenez-vous, vous que troublent de pareils propos? N'avez-vous pas entendu les Prophètes, n'avez-vous pas entendu Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même prédire des maux à venir? Plus le monde avance en âge, plus on approche de la fin. Vous avez entendu, mes frères, ensemble nous avons entendu ces mots: «Il y aura des guerres, il y aura des séditions, il y aura des afflictions, il y aura des famines (2)». Pourquoi sommes-nous en contradiction avec nous-mêmes jusqu'à croire ces prédictions quand nous les lisons, et murmurer quand elles s'accomplissent?

9. Maintenant, dit-on encore, maintenant le genre humain est en proie à plus de maux. - Je ne sais, en considérant l'histoire ancienne et saris préjuger la question, si c'est vrai. Supposons toutefois que le monde souffre davantage, je le pense même, et le Seigneur a tranché cette question; oui, le monde est en proie à plus de désastres. Eh bien! sache pourquoi tous ces désastres quand partout on prêche l'Évangile. Tu remarques bien avec quel éclat on le prêche, mais tu ne remarques pas avec quelle impiété on le méprise? Pour le moment, mes frères, laissons un peu les païens de côté, et tournons les yeux sur nous. On prêche l'Évangile dans tout l'univers c'est vrai. Mais avant qu'on l'y prêchât ainsi, on n'y connaissait pas la volonté de Dieu; c'est la prédication qui l'a manifestée; cette

1. Jc 1,2 - 2. Lc 21,9-11

prédication nous a appris ce que nous devons aimer ou mépriser, faire, éviter ou espérer. On nous a dit tout cela, et la volonté divine n'est plus voilée dans tout l'univers.

Considère maintenant le monde comme un serviteur, et prête l'oreille à l'Évangile; écoute la voix du Seigneur. Le monde est donc un serviteur. Or «le serviteur qui connaît la volonté de son Maître et qui fait des choses dignes de châtiments, recevra beaucoup de coups». Oui, le monde est ce serviteur, Comment est-il serviteur de Dieu? «Parce que le monde a été fait par lui; et ce monde ne l'a point connu (1)». C'était donc «le serviteur qui ignore la volonté de. son Maître». Voilà ce qu'était le monde antérieurement. Et maintenant: «C'est le serviteur connaissant la volonté de son Maître et faisant des actes dignes de châtiments, lequel recevra beaucoup de coups (2)». Plaise même à Dieu qu'il en reçoive beaucoup et qu'il échappe une bonne fois à sa condamnation! Pourquoi éviter ces nombreuses corrections, ô serviteur qui fais des choses dignes de châtiments, tout en cou. naissant la volonté de ton Maître? On te dit, et c'est un des commandements de ce Maître: «Amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni la rouille, ni les vers ne rongent, et où les voleurs ne fouillent ni ne dérobent (3)». Toi, tu amasses sur la terre, quand il te commande d'amasser au ciel et qu'il te dit: Donne-moi, mets ton trésor là où j'en serai le gardien. Envoie-le avant toi; pourquoi le conserver sur la terre? Le Goal n'enlève pas ce que garde le Christ. - Plus prudent, sans doute, et plus sage que ton Seigneur, toi, au contraire, tu le caches en terre. Pourtant tu as entendu la volonté de ton Maître; il te commande de le placer en haut, et tu dis, toi: Je l'enferme dans la terre. Ah! prépare-toi à recevoir un grand nombre de coups. Comment! tu sais que ton Maître veut que tu le serres au ciel, et tu le mets en terre: n'est-ce pas mériter d'être châtié par lui? Et maintenant qu'il frappe sur toi, tu blasphèmes; oui, tu blasphèmes, tu murmures, tu prétends que ton Maître devrait ne pas te traiter comme il le traite! C'est donc toi, mauvais serviteur, qui agis comme tu dois agir?

10. Ah! du moins, tiens-toi à ta place, garde-toi de murmurer, de blasphémer; loue

1. Jn 1,10 - 2. Lc 12,47 - 3. Mt 6,20

477

plutôt ton Seigneur, qui te corrige; bénis-le de ce qu'il te châtie pour te consoler. «Car Dieu corrige tous ceux qu'il aime, et il frappe de verges tout fils qu'il reçoit (1)». Pour toi, fils trop délicat du Seigneur, tu veux bien être reçu, mais non pas flagellé: n'est-ce pas pour t'amollir et le rendre menteur? Quoi! il aurait fallu que cette Mémoire des Apôtres qui est destinée à te préparer le ciel, te conservât sur la terre les théâtres de la folie? Est-ce bien vrai? Est-il bien vrai que le motif pour lequel Pierre est mort et a été enseveli à Rome, était d'empêcher l'écroulement des pierres d'un théâtre? Ce sont là des jouets que Dieu fait tomber des mains d'enfants indisciplinés. Mes frères, diminuons nos péchés et nos murmures; soyons les ennemis de nos péchés et de nos plaintes; irritons-nous contre non, non pas contre Dieu. «Fâchez-vous», oui, fâchez-vous; mais dans quel but? «Et gardez-vous de pécher (2)». Fâchez-vous donc dans le but de ne pécher pas. N'est-ce pas toujours se fâcher contre soi, que de se repentir? N'est-ce pas exercer contre soi la colère de la pénitence? Veux-tu que Dieu te pardonne? Ne te pardonne pas. Car lui ne te pardonnera pas, si tu te pardonnes, attendu que s'il t'épargne, c'en est fait de toi. Tu ne sais, malheureux, ce que tu désires; tu te perds. S'il est écrit: «Il frappe de verges tout fils qu'il reçoit»; crains aussi cette menace: «Le pécheur a irrité le Seigneur». Comment savez-vous cela? Comment savez-vous que le pécheur a irrité le Seigneur? Le prophète a supposé qu'on lui adressait cette question. Or, en voyant l'impie heureux, faisant chaque jour le mal sans en éprouver, il a éprouvé une sainte horreur, et pénétré d'une douleur inspirée par l'Esprit-Saint, il a dit: «Le pécheur a irrité le Seigneur». Ce pécheur qui fait tant de mal, sans avoir aucun mal à souffrir, a irrité le Seigneur, il le provoque: «Dans la violence de sa colère, le Seigneur n'en prendra point souci (3)». La raison pour laquelle il n'en prend point souci, est la violence même de sa colère. En ne châtiant pas, il se dispose à condamner. «Il n'en prendra point souci»: s'il en prenait souci, il recourrait aux verges, et peut-être convertirait-il. Maintenant donc, combien il est irrité! combien il est irrité contre ces coupables heureux

1. He 12,6 - 2. Ps 4,5 - 3. Ps 9,4

qu'il ne frappe pas! Ah! ne leur portez pas envie; ne cherchez pas à être, comme eux, malheureusement heureux. Mieux vaut être corrigé dans le temps que damné dans l'éternité.

11. Ainsi donc en recommandant ses brebis à Pierre, le Seigneur nous les a recommandées aussi; il nous les a recommandées si toutefois nous méritons, ne fût-ce que du bout du pied, de fouler la poussière où Pierre a marché. Vous êtes les brebis du Seigneur, et comme chrétiens nous le sommes au même titre que vous. Nous l'avons déjà dit, si nous paissons, on a soin aussi de nous paître. Aimez donc Dieu, pour que Dieu vous aime. Or vous ne pouvez montrer combien vous aimez Dieu qu'autant qu'on vous voit attachés aux intérêts de Dieu. Que peux-tu donner à Dieu, homme de coeur? Que lui donnes-tu? Que lui donnait Pierre? Tout est dans ces mots: «Pais mes brebis (1)». Que donnes-tu à Dieu pour le rendre plus grand, meilleur, plus riche, plus honorable? Quel que tu sois, il sera, lui, ce qu'il était. Aussi regarde à tes côtés pour voir si tu ne dois pas accorder à ton prochain ce qui montera jusqu'à Dieu. «Ce que vous avez fait à l'un de ces derniers «d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait (2)». Si donc tu dois rompre ton pain avec celui qui a faim, dois-tu fermer l'Eglise à celui qui frappe à la porte?

12. Pourquoi parler ainsi? C'est que le fait suivant qu'on nous a appris et dont nous n'avons pas été témoin, a porté la douleur dans notre âme. Un des Donatistes revenait à l'Eglise et confessait le péché d'avoir réitéré le baptême; comme l'évêque l'exhortait à la pénitence, plusieurs frères réclamèrent et il fut repoussé. Je le confesse devant votre charité, ce fait nous a brisé, oui, brisé les entrailles. Ah! nous l'avouons, nous n'aimons pas ce zèle. Sans doute c'était par zèle pour Dieu et pour l'Eglise. Mais n'est-ce pas un grand mal en soi? n'est-ce pas un grand mal encore que tous aient appris cela? Je vous en prie, que mes paroles d'aujourd'hui effacent par une bonne impression l'impression mauvaise qui a été produite. Appliquez-vous à cette réparation, qu'elle fasse du bruit, publions-la, comme j'en publie aujourd'hui la nécessité. Attirons à nous et admettons comme à

1. Jn 21,17 - 2. Mt 25,40

478

l'ordinaire ceux qui n'ont jamais été catholiques. L'ont-ils été? Ont-ils montré du libertinage, de l'inconstance, de la faiblesse, de la perfidie? Croyez-vous que je flatte les perfides? Mais ces perfides pourront devenir fidèles: qu'ils viennent donc aussi demander à faire pénitence. Qu'ils ne se méprennent pas en voyant faire pénitence à ceux qui rentrent dans le parti de Donat. Ceux-ci font pénitence d'avoir fait le bien; qu'eux la fassent réellement pour avoir fait le mal. En faisant pénitence dans le parti de Donat, on se repent d'avoir bien agi; qu'eux se repentent de s'être mal conduits. Vous craignez que ces perfides ne foulent aux pieds ce qui est saint? On respecte ici votre crainte, puisqu'on les admet à la pénitence. Or ils feront pénitence quand ils demanderont à se réconcilier sans que personne les y pousse par la force ou par la terreur; car aujourd'hui le catholique qui fait pénitence n'est plus sous la menace des lois, et s'il demande à se réconcilier quand personne ne lui fait peur, qu'au moins alors on croie à sa sincérité. Penses-tu que sa pénitence ne vient que de ce qu'il est contraint à être catholique? plais qui l'a déterminé, sinon sa volonté propre, à demander sa réconciliation? - Maintenant donc accueillons la faiblesse pour éprouver ensuite la volonté.





Augustin, Sermons 295