Augustin, Sermons 239

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SERMON CCXXXIX. POUR LA SEMAINE DE PÂQUES. X. BIENFAISANCE CHRÉTIENNE (1).

1. Lc 24,30-31

ANALYSE. - Si le Sauveur, après sa résurrection, daigne accepter l'hospitalité que lui offrent deux de ses disciples, c'est pour se donner lui-même à eux. Ainsi en est il toujours de l'aumône et de la bienfaisance chrétienne; elle attire sur nous les bénédictions divines comme la charité faite à Elie les attira sur la veuve de Sarepta. Notre propre intérêt nous engage donc aux oeuvres de bienfaisance. Ne devons-nous pas y être portés aussi par un sentiment de reconnaissance, puisque Jésus-Christ a tant fait pour nous; et par un sentiment d'amour, puisque c'est lui que nous soulageons lorsque nous soulageons l'infortune?

1. On vient de nous lire aujourd'hui, pour la troisième fois, la résurrection de Notre-Seigneur d'après l'Évangile; car je vous l'ai déjà dit, et il vous en souvient, c'est la coutume de lire ce récit de la résurrection dans tous les Évangélistes. C'est dans saint Marc que nous venons de l'entendre. Or saint Marc a mérité d'écrire l'Évangile, quoiqu'il ne fût pas, non plus que saint Luc, du nombre des douze Apôtres. Des quatre Evangélistes, savoir, saint Matthieu et saint Jean, saint Marc et saint Luc les deux premiers appartiennent seuls au collège Apostolique; mais leur prééminence n'a point produit la stérilité; elle n'a point empêché que des émules vinssent à leur suite. Sans doute, ni saint Marc ni saint Luc ne sont les égaux des Apôtres; la différence toutefois est peu notable; et si le Saint-Esprit a voulu choisir, en dehors des douze, deux disciples pour écrire l'Évangile, c'était pour empêcher de croire que la grâce de l'annoncer n'était que pour les Apôtres, et qu'une fois arrivée jusqu'à eux, la source de cette grâce s'était tarie. Le Seigneur ne dit-il pas, de son esprit ou de sa parole, que si on le reçoit et que si on le garde avec le respect qu'il mérite, «il deviendra dans l'âme la fontaine d'une eau qui jaillit jusqu'à la vie éternelle (Jn 4,14)?» Mais le caractère d'une fontaine est de couler, et non pas de rester immobile. Voilà pourquoi la grâce s'est répandue des Apôtres sur d'autres qui ont reçu l'ordre de prêcher l'Evangile. Celui qui a appelé les premiers, a également appelé les seconds, et il attire à lui, jusqu'au dernier jour, le corps de son Fils unique, c'est-à-dire l'Église répandue dans tout l'univers.

2. Qu'est-ce donc que vient de nous dire - 272 - saint Marc? Il vient de nous dire, comme saint Luc dont nous avons lu l'Evangile hier, que le Seigneur se montra à deux de ses disciples qui voyageaient ensemble. «Il se montra, dit-il, sous une autre forme, à deux d'entre eux qui étaient en chemin (Mc 16,12)». On lit dans saint Luc des expressions différentes, mais la pensée ne diffère pas. Que dit donc saint Luc? «Leurs yeux étaient retenus, pour qu'ils ne le reconnussent point (Lc 24,16)». Que dit saint Marc? «Il se montra à eux sous une autre forme». Mais avoir les yeux retenus pour ne pas reconnaître, n'est-ce pas voir sous une forme différente? Si la forme a paru différente, c'est que les yeux n'étaient pas ouverts, mais retenus. Or, saint Luc nous ayant dit hier, le souvenir sans doute en est encore frais dans votre mémoire, que leurs yeux s'ouvrirent au moment où le Sauveur rompait le pain qu'il venait de bénir, s'ensuit-il qu'ils voyageaient avec lui les yeux fermés, et conséquemment sans savoir où mettre le pied? Ce fut donc pour le reconnaître et non pour le voir que leurs yeux s'ouvrirent.

Ainsi donc, avant la fraction du pain, Notre-Seigneur Jésus-Christ s'entretient avec ces hommes sans en être connu, et ils ne le reconnaissent qu'au moment de la fraction du pain: c'est qu'on ne jouit de lui qu'en recevant la vie éternelle. Ainsi, il accepte l'hospitalité et il prépare au ciel une demeure. «Il y a, dit-il au rapport de saint Jean, beaucoup de demeures dans la maison de mon Père; sinon, je vous l'aurais dit, car je vais vous préparer la place. Mais quand j'y serai allé et que je vous a aurai préparé un lieu, je reviendrai et je vous prendrai avec moi (Jn 14,2-3)». Oui, le Seigneur du ciel a voulu recevoir l'hospitalité sur la terre; être étranger dans le monde, lui l'Auteur du monde. Mais s'il a daigné demander l'hospitalité, c'est pour qu'en la lui accordant tu sois comblé de ses bénédictions, et ce n'est pas le besoin qui lui a fait franchir le seuil de ta demeure.

3. Le Seigneur, durant une famine, nourrissait le saint prophète Elie au moyen d'un corbeau: ainsi les oiseaux servaient celui que persécutaient les hommes. Ce corbeau apportait donc au serviteur de Dieu, le matin, du pain, et des chairs le soir; en sorte que, nourri par le ministère des oiseaux de Dieu, Elie n'était pas dans le besoin. Il n'en fut pas moins envoyé vers la veuve de Sarepta: «Va vers elle, lui dit le Seigneur, elle te nourrira». Pour envoyer le prophète vers cette veuve, Dieu n'avait-il plus rien? Ah! plutôt, c'est qu'en continuant à donner toujours, sans aucun intermédiaire humain, des aliments à son serviteur, Dieu n'aurait pas fourni à cette veuve l'occasion de mériter une récompense. Sans être dans le besoin, le prophète vient donc vers cette indigente; sans souffrir de la faim, il s'adresse à cette femme sans pain et lui dit: «Va et apporte-moi à manger, si peu que ce soit». Il ne lui restait que fort peu de chose, qu'elle allait prendre avant de mourir. Elle en avertit le prophète, qui ne laissa pas de lui dire encore: «Va et commence par me l'apporter». Elle l'apporta sans hésiter; mais quelle bénédiction elle mérita en offrant ce peu de nourriture! Elie en effet bénit sa mesure de farine et son vase d'huile. La farine était ce qui lui restait à manger dans sa demeure, et l'huile était déjà dans la poële pour être complètement épuisée; mais avec la bénédiction du saint prophète, ces vases devinrent des trésors. La fiole d'huile jaillit comme une fontaine et cette poignée de farine nourrit plus longtemps que de riches moissons (1R 17).

4. Si Elie n'était pas dans le besoin, le Christ y était-il? Aussi, mes frères, d'après l'enseignement des saintes Ecritures, Dieu réduit souvent à l'indigence ses serviteurs quand il pourrait les nourrir, afin précisément d'exciter le zèle des bonnes oeuvres. Que nul donc ne s'enorgueillisse de donner au pauvre: le Christ n'a-t-il pas été pauvre? Que nul ne se vante de donner l'hospitalité: le Christ l'a reçue. Ne l'emportait-il pas en l'acceptant sur celui qui la lui offrait; et, en recevant l'aumône, n'était-il pas plus riche que celui qui la lui faisait? Il la recevait, mais il possédait tout; tandis que celui qui la lui présentait l'avait reçue de lui d'abord, à qui elle s'adressait. Non, mes frères, que nul ne s'enorgueillisse de donner au pauvre; que nul ne dise en lui-même: C'est moi qui donne et lui qui reçoit; c'est moi qui ouvre ma maison, il est, lui, sans abri. N'est-il pas possible que tu sois plus indigent que lui? Il se peut que ton hôte soit un saint: si alors il a besoin de pain, tu as besoin, toi, de vérité; s'il a besoin d'un asile, - 273 - tu as besoin du ciel; s'il a besoin d'argent, tu as besoin de justice.

5. Prête à usure, donne pour recevoir. Ne crains pas que Dieu te traite d'usurier; ne le crains pas, deviens, deviens usurier. Que veux-tu? te demande le Seigneur. Prêter à usure? qu'est-ce que prêter à usure? C'est donner moins pour recouvrer davantage. Eh bien! donne-moi, dit le Seigneur; c'est moi qui reçois moins pour rendre plus. Que donné-je en plus? Le centuple et l'éternelle vie. Quand tu cherches à placer ton argent pour gagner davantage, le mortel à qui tu t'adresses est heureux en recevant, mais il pleure en rendant; pour recevoir il te supplie, et pour ne rendre pas il te calomnie. Eh bien! donne aussi à un mortel et ne te détourne pas de qui veut t'emprunter (Mt 5,42). Mais ne reçois que ce que tu as donné. Ne réduis pas aux larmes ton débiteur, ce serait perdre le mérite de ta bonne oeuvre. Il est possible d'ailleurs qu'il n'ait pas sous la main ce que tu lui as donné, ce qu'il a reçu: tu as pris patience quand il te demandait, prends patience encore, maintenant qu'il n'a rien; attends: quand il aura, il te rendra. Ne le fais pas rentrer dans l'anxiété dont tu l'as tiré. C'est toi qui lui as donné, et tu le poursuis? Mais il n'a pas de quoi te rendre; quand il aura, il le fera. Ne t'emporte point, ne dis pas: Suis-je un usurier? Je ne réclame que ce que j'ai donné; je ne veux que ce que j'ai prêté. C'est bien; mais lui n'est pas encore en mesure. Tu n'es pas un usurier, et tu veux que pour te rembourser ton client s'adresse à un usurier? Si c'est pour ne lui être pas à charge que tu n'exiges point d'intérêts, comment veux-tu qu'un usurier pèse sur lui de tout son poids? Mais tu l'accables, mais tu l'étouffes; et tout en n'exigeant que ce qu'il a reçu, en l'étouffant ainsi, en le réduisant à l'extrémité, loin de lui avoir rendu service, tu lui as fait une position plus pénible. Tu diras peut-être: Il a de quoi me rembourser; il possède une maison, qu'il la vende; il possède une propriété, qu'il s'en défasse. - Mais quand il s'est adressé à toi, c'était pour ne pas vendre; ne le contrains pas à faire ce que tu lui as aidé à ne faire pas. Voilà comment on doit se conduire envers ses semblables; Dieu le veut, Dieu l'ordonne.

6. Mais tu es avare? Sois-le, te dit le Seigneur, sois-le autant que tu pourras; et dans ton avarice, poursuis-moi. Poursuis-moi, te dit le Seigneur: c'est moi qui pour l'amour de toi ai dépouillé mon Fils de ses richesses. Pour nous en effet le Christ s'est rendu pauvre quand il était riche (2Co 8,9). Tu veux de l'or? C'est lui qui l'a fait. De l'argent? Il l'a fait encore. Des troupeaux? Il les a créés. Des biens? Il a tout fait: Pourquoi ne rechercher que ce qu'il a fait? reçois-le lui-même. Rappelle-toi combien il t'a aimé. «Tout a été fait par lui, et sans lui rien n'a été fait (Jn 1,3)». Tout a été fait par lui, et il est au milieu de tout. Tout a été fait par lui, et il s'est fait au milieu de tout. Créateur de l'homme, il s'est fait homme; il s'est fait ce qu'il a fait, pour ne pas laisser périr son oeuvre. Il a tout fait, et il s'est fait comme tout le reste. Contemple sa fortune; qu'y a-t-il de plus riche que l'Auteur même de tout? Et pourtant, tout riche qu'il était, il a pris une chair mortelle dans le sein d'une Vierge. Il est né petit enfant, il a été enveloppé de langes comme un enfant, puis déposé dans une crèche; il a attendu patiemment la succession des âges; avec patience il a subi le cours du temps, lui, l'Auteur du temps. Il a pris le sein, il a poussé des vagissements comme un enfant, i1 s'est montré enfant véritable. Mais de son berceau il régnait; de sa crèche il gouvernait le monde: sa Mère le nourrissait et les Gentils l'adoraient; sa Mère le nourrissait et les anges l'annonçaient; sa Mère le nourrissait et une étoile brillante publiait sa gloire. Voilà ses richesses, voilà sa pauvreté: avec ses richesses il t'a créé, il te répare avec sa pauvreté: Ah! si un tel Pauvre a reçu l'hospitalité comme un pauvre, c'était par condescendance, ce n'était pas par besoin.

7. Ne dis-tu pas en toi-même: Heureux ceux qui ont mérité d'accueillir le Christ? Oh! si j'avais existé alors! Oh! si j'avais été l'un des deux disciples rencontrés par lui sur la voie! Eh bien! marche dans la voie, et le Christ ne manquera pas de devenir ton hôte. Croirais-tu qu'il ne t'est plus possible de le recevoir?

Mais comment? observes-tu; après s'être manifesté à ses disciples à la suite de sa résurrection, il est monté au ciel, il est assis à la droite du Père, et il n'en viendra qu'à la fin des siècles pour juger les vivants et les morts; or, il viendra alors avec gloire et non avec - 274 - la faiblesse humaine, pour donner le ciel et non pour demander l'hospitalité. - As-tu oublié qu'en donnant la couronne il dira: «Ce que vous avez fait à l'un de ces derniers d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait (Mt 25,40)?» Ainsi ce riche est pauvre jusqu'à la consommation des siècles. Oui, il est pauvre, non pas dans son chef, mais dans ses membres. Où dit-on qu'il est pauvre? Dans ces membres qui souffraient quand il criait: «Saul, Saul, pourquoi me persécuter (Ac 9,4)?» Ah! écoutons le Christ. Il est avec nous dans les siens, il est avec nous dans nous-mêmes, et ce n'est pas sans motif qu'il a dit: «Me voici avec vous jusqu'à la consommation du siècle (Mt 28,20)».

En agissant ainsi nous reconnaissons le Christ par nos bonnes oeuvres; nous le voyons, non pas des yeux du corps, mais des yeux du coeur, non pas des yeux de la chair, mais des yeux de la foi. «C'est pour m'avoir vu que tu as cru» observa-t-il à l'un de ses disciples qui s'était montré incrédule, et qui avait dit: «Je ne croirai pas que je ne l'aie touché. - Viens, touche et ne sois plus incrédule», avait dit ensuite le Seigneur. Après avoir touché, le disciple s'était écrié: «Mon Seigneur et mon Dieu!» et c'est alors que le Seigneur avait répliqué: «C'est pour m'avoir vu que tu as cru (Jn 22,25-29)»; toute ta foi consiste à croire ce que tu vois. Honneur, à ceux qui croient sans voir, car ils jouiront en voyant.



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SERMON CCXL. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. 11. DE LA RÉSURRECTION DES MORTS.

ANALYSE. - Il serait trop long et trop fatiguant, pour la plupart même des auditeurs, de montrer que les Evangélistes ne se contredisent pas en insérant, dans le récit des mêmes faits, des circonstances diverses. Il est bon toutefois de soutenir devant vous, contre les objections profanes, le dogme sacré de la résurrection des corps, enseigné formellement dans les Ecritures. Cette croyance ne renferme évidemment rien de contraire à la toute-puissance de Dieu. De plus, comme les corps des élus doivent ressusciter sans défaut et tout glorieux, la bonté Dieu ne peut-elle pas les rappeler à la vie? Troisièmement enfin, plusieurs philosophes païens n'ont-ils pas révélé quelque chose d'analogue quand ils ont enseigné que l'âme de l'homme, immortelle de sa nature, reprend un corps, soit immédiatement, soit longtemps après la mort? Cette opinion se dissipe à la lumière de nos Ecritures. Mais nous parlerons plus longuement de ces philosophes.

1. Votre charité se le rappelle: on lit solennellement, durant ces quelques jours, les passages de l'Evangile relatifs à la résurrection du Seigneur; car aucun, des quatre Evangélistes n'a pu passer sous silence ni sa passion ni sa résurrection. Jésus Notre-Seigneur ayant fait beaucoup de choses, tous, il est, vrai, n'ont pas tout écrit; l'un a dit ceci et l'autre cela; mais tous s'accordent souverainement avec la vérité. L'Evangéliste saint Jean rapporte même un grand nombre d'actes de Jésus Notre-Seigneur, dont ne parle aucun des autres Evangélistes. Jésus a fait tout ce qui devait se faire alors; et on a écrit tout ce qui doit se lire maintenant.

Pour démontrer que dans les faits rapportés par les quatre Evangélistes, sans aucune exception, comme seraient la passion et la résurrection du Sauveur, il n'y a entre eux aucune contradiction, il faudrait un travail sérieux. N'est-il pas des hommes qui s'imaginent que les auteurs sacrés sont opposés entre eux, parce, qu'eux-mêmes sont opposés aux intérêts de leur âme? Aussi plusieurs docteurs se sont appliqués, avec la grâce de Dieu, à prouver le contraire. Cependant, je le répète, (275) si j'entreprends cette tâche devant vous, si je veux traiter ce sujet devant le peuple, la multitude des auditeurs s'affaissera sous le poids de l'ennui, avant d'être ranimée par l'éclat de la vérité: Mais je connais votre foi, c'est-à-dire la foi de ceux qui sont ici et de ceux qui n'y sont pas aujourd'hui, quoique fidèles; je sais que vous avez à la vérité de l'Evangile une foi si ferme que vous n'avez aucun besoin de mes explications. Savoir défendre nos dogmes, c'est être plus instruit et non plus fidèle. On a la foi alors; on a de plus le moyen de la soutenir. Mais il en est aussi qui sans avoir la science et les autres moyens nécessaires pour là venger, n'en ont pas moins la foi. Quant à celui qui sait la défendre, il est utile à ceux qui chancèlent et non à ceux qui croient, car il ferme les plaies du doute et de l'incrédulité. C'est donc un bon médecin; mais comme tu n'as point la maladie des infidèles, que peut-il guérir en toi? Il sait appliquer un remède; mais, toi, tu ne souffres pas. «Le médecin est nécessaire, non à qui se a porte bien, mais à qui est malade (Mt 9,12)».

2. Je n'ai pas dessein toutefois de ne rien vous dire de ce qui peut s'expliquer plus facilement dans le moment actuel et s'entendre avec plus d'avantages. Le Seigneur en ressuscitant a voulu nous montrer, dans sa personne ce que nous devons espérer pour nos propres corps à la fin des siècles; mais cette résurrection des morts donne lieu à beaucoup de discussions: les uns en parlent en fidèles et les autres en infidèles. Ceux qui en parlent en fidèles cherchent à mieux savoir ce qu'on peut répondre aux infidèles; et ces derniers argumentent contre les réclamations et les intérêts de leur âme en disputant contre la puissance du Tout-Puissant. Comment se peut-il faire qu'un mort ressuscite, demandent-ils? Je réponds: C'est Dieu qui le ressuscite, et, tu demandes, comment cela se peut faire? Montre-moi, je ne dis pas un chrétien ni un juif, mais un païen, un idolâtre, un esclave des démons, qui ne reconnaisse que Dieu est tout-puissant. Il lui est possible de nier la divinité du Christ, impossible de nier la toute-puissance de Dieu. Eh bien! ce Dieu que tu crois tout-puissant, je m'adresse à un païen, ce Dieu que tu crois tout-puissant, c'est lui qui d'après moi ressuscite les morts. Si tu dis encore qu'il ne le peut, tu nies qu'il soit tout-puissant; et si tu admets qu'il soit tout-puissant, pourquoi repousser ce que j'enseigne?

3. Si nous disions que le corps ressuscitera pour avoir encore faim et soif, pour être malade, se fatiguer et être exposé à se décomposer encore, tu aurais raison de ne pas nous croire. C'est maintenant que la chair est soumise à ces besoins et à ces souffrances. Pourquoi? La cause en est au péché que nous avons contracté dans la personne de l'un d'entre nous; ce péché fait que nous naissons pour nous décomposer. Le péché est réellement l'auteur de tous nos maux. Ce n'est pas, sans raison que les hommes ont tant à souffrir. Dieu est juste, Dieu est tout-puissant, et assurément nous ne souffririons point de la sorte si nous ne le méritions. Mais ces peines où nous ont jetés nos péchés, Notre-Seigneur Jésus-Christ a voulu les partager sans avoir aucun péché, et en endurant le châtiment sans la faute, il nous a déchargés de la faute et du châtiment: de la faute, en nous pardonnant nos péchés; du châtiment, en ressuscitant d'entre les morts; car il nous a promis de ressusciter comme lui, il veut que nous vivions dans cet espoir: persévérons-y et nous parviendrons à la réalité. La chair donc ressuscitera incorruptible, elle ressuscitera sans avoir aucun défaut ni aucune infirmité, sans être assujettie à la mort, sans rien avoir pour la charger ou l'appesantir. Pour toi maintenant elle est un lourd fardeau, elle sera plus tard un ornement. Mais s'il est bon que, le corps soit incorruptible, pourquoi désespérer que Dieu doive le rendre tel?

4. Parmi les philosophes du siècle, les plus grands, les plus doctes, les meilleurs enfin, ont compris que l'âme de l'homme est immortelle; non-seulement ils l'ont compris, mais pour la soutenir ils ont eu recours à tous les arguments qu'ils ont pu imaginer, et ils ont écrit leurs plaidoyers qui sont parvenus à la postérité. Leurs livres sont là, on les lit. Si j'ai dit que ces philosophes sont meilleurs que les autres, c'est qu'il y en a de mauvais. Il en est effectivement qui prétendent que l'homme une fois mort ne conserve aucune vie; or les premiers doivent évidemment être préférés à ceux-ci. De plus, quoiqu'ils s'égarent souvent loin de la vérité, ils s'en rapprochent sur le point même qui les rend supérieurs aux autres.

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En effet, comme ils enseignaient, d'après leurs convictions, que l'âme de l'homme est immortelle, ils durent rechercher les causes de ce qui afflige l'humanité, de tant de chagrins et d'erreurs auxquels sont sujets les mortels; ils s'occupèrent de cette question avec leurs lumières purement humaines, et ils répondirent, comme ils purent, que dans une autre vie l'homme avait commis antérieurement je ne sais quelles fautes, et que ces fautes avaient mérité à l'âme d'être jetée dans le corps comme dans une prison. On leur demanda ensuite ce que deviendra l'homme après la ment. Ici ils se mirent en pièces, ils s'épuisèrent pour répondre de manière à se satisfaire eux-mêmes ou à satisfaire les autres: ils dirent que l'âme des méchants, que l'âme souillée par des moeurs corrompues, une fois sortie du corps, rentre aussitôt dans un autre corps pour y endurer les peines que nous avons sous les yeux; tandis que l'âme de ceux qui ont vécu dans la justice, monte au haut des cieux, quand elle se sépare du corps, s'y repose, soit au milieu des étoiles et des astres brillants, soit dans quelque retraite inconnue; que là elle oublie tous les maux passés, puis désire de rentrer dans un corps, et qu'elle revient alors souffrir ici de nouveau: D'après eux, par conséquent, toute la différence entre l'âme des pécheurs et l'âme des justes, c'est que l'âme des pécheurs rentré dans un autre corps aussitôt après la mort, au lieu que l'âme du juste jouit d'un long repos, qui pourtant n'est pas éternel; qu'elle tourne ensuite ses affections vers les corps, et que nonobstant la justice à laquelle-elle s'est élevée elle tombe du haut du ciel dans cet abîme de maux.

5. Voilà ce qu'ont enseigné ces grands philosophes; voilà ce qu'ont pu découvrir les, philosophes de ce siècle. Aussi l'Ecriture dit-elle en parlant d'eux: «Dieu a convaincu de folie la sagesse de ce siècle». De quoi donc a-t-il convaincu la folie même? Si la sagesse de ce monde n'est devant Dieu que folie, à quelle distance est de lui la folie véritable? Il est toutefois dans ce monde une espèce de folie qui s'élève jusqu'à Dieu; c'est d'elle que parle ainsi l'Apôtre: «Le monde n'ayant point, avec sa propre sagesse, connu Dieu par les oeuvres de la sagesse divine, il a plu au Seigneur de sauver les croyants par la folie de la prédication». Il ajoute: «Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse; pour nous, nous prêchons le Christ crucifié. Aux yeux des Juifs, c'est un scandale, une folie aux yeux des Gentils; mais aux yeux de ceux qui sont appelés, soit juifs, soit, gentils, il est la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu (1)».

Depuis que nous est venu ce Christ, Notre Seigneur, la sagesse même de Dieu, c'est le ciel qui tonne; silence donc dans les marais. Ce qui est vrai, c'est ce qu'a dit la Vérité; et il est manifeste, comme elle l'a enseigné, que le péché est la source des maux qu'endure le genre humain. Or le Christ est établi médiateur entre Dieu et les hommes; entre Dieu juste et les hommes injustes il fallait un homme juste qui prît d'en bas son humanité et d'en haut sa justice; et se trouvât ainsi placé comme au milieu. Il fallait qu'il prît, là une chose, ici une autre; car il serait su ciel s'il y prenait tout, et abattu avec nous sur la terre si tout lui en venait; il ne serait point alors, médiateur: Celui donc qui croit en ce médiateur et qui mène une vie sainte et, fidèle, celui-là, sans doute, quittera son corps et jouira, du repos; mais plus tard il reprendra ce même, corps, lequel sera pour lui, non pas un instrument de supplices mais un ornement véritable, et il vivra dans la société de Dieu durant toute l'éternité: Pourquoi aimerait-il de revenir ici, puisqu'il a son corps avec lui?

Mes bien-aimés, comme je vous ai parlé aujourd'hui de ce qu'enseignent les philosophes mêmes du monde, dont Dieu a réprouvé et, convaincu de folie la sagesse, nous pourrons demain, avec l'aide du Seigneur, revenir plus longuement sur ce sujet,

1. 1Co 1,20-24




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SERMON CCXLI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XII. RÉSURRECTION DES MORTS: OBJECTIONS.

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ANALYSE. - L'étude de la nature et surtout l'étude de l'homme a conduit jusqu'à la connaissance de Dieu les philosophes païens, et leur crime n'est pas de l'avoir ignoré, mais de ne l'avoir pas servi et d'avoir adoré les idoles. Or en examinant ce qu deviendrait l'homme après la mort, ces philosophes se sont imaginé qu'une fois séparée du corps l'âme du juste oublierait botes les souffrances de la vie, jouirait du bonheur au ciel et plus tard se réunirait au corps. Système bizarre et rempli de contradictions. 1. Ce qui prouve que l'âme alors n'oublie pas tout, c'est qu'elle désire se réunir à quelque corps: elle a donc gardé le souvenir des corps. 2. Virgile l'appelle malheureuse: elle l'est effectivement, à cause de son ignorance, si elle ne connaît pas les maux qui l'attendent de nouveau sur cette terre; à cause de ses connaissances, si elle entrevoit ce qu'elle y doit endurer. Pour combattre notre croyance à la résurrection; ces philosophes font une seconde objection: Ils disent que l'âme doit fuir à jamais la matière. Mais d'après eux-mêmes le monde matériel est animé et éternel; d'après eux encore ces astres sont le séjour et comme le corps de certains esprits, et de plus ces astres sont immortels: deux preuves péremptoires de la fausseté de leurs principes. Il nous reste pour le prochain discours d'autres objections à examiner.

1. La résurrection des morts est une croyance spéciale des chrétiens. Le Christ notre Chef a montré dans sa personne un modèle de cette résurrection: c'est un exemple vivant pour autoriser notre foi et pour déterminer les membres à espérer ce qu'ils voient réalisé â ans leur Chef.

Nous vous disions hier que ces sages de la Gentilité que l'on appelle philosophes, que surtout les premiers d'entre eux ont cherché il pénétrer les mystères de la nature et qu'à la vue de ses oeuvres ils sont parvenus à en connaître l'Auteur (1). Ils n'ont ni entendu les prophètes, ni reçu la loi de Dieu; mais sans rompre le silence Dieu leur a parlé en quelque sorte par les merveilles de l'univers, dont la beauté les excitait à en rechercher le Fondateur; et jamais ils n'ont pu se persuader que le ciel et la terre se maintinssent par eux-mêmes. C'est d'eux que parle en ces termes le bienheureux apôtre Paul: «La colère de Dieu, dit-il, éclate du haut du ciel sur toute d'impiété». - «Sur toute l'impiété?» Qu'est-ce à dire? C'est-à-dire que du haut du ciel éclate la, colère divine, non-seulement sur la tête des Juifs qui ont reçu la loi et qui en ont offensé l'Auteur, mais encore sur tous les Gentils livrés à l'impiété. Qu'on ne demande pas pourquoi ces menaces adressées aux Gentils, puisqu'ils n'ont pas reçu la Loi? Car

1. Voir serm. CCXL.

l'Apôtre ajoute: «Et sur toute l'iniquité de ces hommes qui retiennent la vérité avec injustice». Veux-tu savoir de quelle vérité il est ici question, puisque ces Gentils n'ont ni reçu la loi, ni entendu un, seul prophète? Apprends-le: «Car ce qu'on peut connaître de Dieu, poursuit l'Apôtre, leur est connu». Comptent? Le voici encore: «C'est que Dieu le leur a manifesté». Mais de quelle manière le leur a-t-il manifesté, puisqu'il ne leur a point donné sa loi? Ecoute: «En effet ses perfections invisibles, rendues compréhensibles depuis la formation du monde par ce qui a été fait, sont devenues visibles». - «Ses perfections invisibles», celles de Dieu; «depuis la formation du monde», depuis que lui-même a formé le monde; «rendues compréhensibles par ce qui a été fait, sont devenues visibles» quand évidemment on comprend la création; «aussi bien» ce sont toujours les paroles de l'Apôtre que je cite; «aussi bien que sa puissance éternelle et sa divinité» sous-entendu, sont rendues compréhensibles et visibles. «De sorte qu'ils sont inexcusables». Pourquoi inexcusables

«Parce que connaissant Dieu ils ne l'ont ni glorifié comme Dieu ni remercié». Il ne dit pas: Parce qu'ignorant Dieu, mais parce que «connaissant Dieu».

2. Comment l'ont-ils connu? Par ses oeuvres. Interroge la beauté de la terre, la beauté de la mer, la beauté de cette vaste et immense (278) atmosphère, la beauté du ciel; interroge l'harmonie qui règne parmi les étoiles, le soleil qui éclaire le jour par ses rayons, la lune qui diminue les ténèbres de; la nuit qui succède. au jour, les animaux qui se meuvent dans les eaux, ceux qui vivent sur la terre et ceux qui volent dans les airs, tant d'âmes qu'on ne voit pas et tant de corps qui frappent les regards, tant d'êtres visibles qu'il faut diriger et tant d'êtres invisibles qui les dirigent; interroge tout cela. Tout ne répond-il pas: Regarde, admire notre beauté? Leur beauté même est une réponse. Or, qui a fait ces beautés muables, sinon l'immuable Beauté?

Afin aussi de s'appuyer sur l'homme lui-même pour s'élever jusqu'à la connaissance du Créateur de l'univers entier, ils ont examiné les deux parties de son être, le corps et l'âme. C'était examiner ce qu'ils portaient, le corps qu'ils voyaient, l'âme qu'ils ne voyaient pas et sans laquelle toutefois il leur était impossible de voir le corps. L'oeil sans doute était pour eu- l'organe de la vue, mais au dedans il y avait quelque chose pour regarder par cette ouverture. Aussi cette maison tombe en ruines quand en est sorti celui qui l'habite, ces membres se dissolvent quand est parti celui qui les dirige, et c'est parce que le corps tombe ainsi en décomposition qu'il prend le nom de cadavre: cadit, cadavre. Mais quoi? Les yeux ne sont-ils pas encore intacts? Ils sont ouverts, et pourtant ils ne voient pas. Voilà des oreilles, plus personne pour entendre; voilà une langue, plus de musicien pour la mettre en mouvement. Les philosophes ont donc interrogé ces deux parties d'eux-mêmes, le corps visible et l'âme invisible; et ils ont constaté que la partie invisible l'emporte sur la partie visible, que l'âme qui se dérobe aux regards vaut mieux que le corps qui frappe le regard. Ils ont vu, ils ont sondé, ils ont apprécié ces deux substances et de plus ils ont reconnu que toutes deux sont muables considérées dans l'humanité. Que de changements n'impriment pas au corps là succession des âges, la maladie, la nourriture, le rétablissement et l'épuisement, la vie et la mort? Quant à l'âme reconnue par eux bien supérieure et admirée tout invisible qu'elle fût, il ont également surpris en elle des changements incontestables, car elle va du vouloir au non-vouloir, de la science à l'ignorance, du souvenir à l'oubli, de la crainte à l'audace, de la sagesse à la folie. Puisqu'elle aussi est muable, on ne devait pas s'arrêter à elle; aussi ces philosophes ont-ils passé outre pour rechercher ce qui est immuable.

3. C'est ainsi qu'au moyen de ses oeuvres ils sont parvenus à connaître Dieu. «Mais ils ne l'ont ni honoré ni remercié comme Dieu», dit encore l'Apôtre. «Au contraire, ils se sont évanouis dans leurs pensées et leur coeur insensé s'est obscurci; car en prétendant être sages ils sont devenus fous». En s'attribuant ce qui leur avait été donné, ils ont perdu ce qu'ils possédaient; en se disant grands hommes, ils ont perdu la raison, Et jusqu'où sont-ils descendus? «Et ils ont a échangé la gloire de Dieu incorruptible contre une apparence d'image représentant l'homme corruptible». Voilà l'idolâtrie. Toutefois, ce n'était pas assez de fabriquer des idoles représentant l'homme, ni d'abaisser l'Ouvrier divin jusqu'à le comparer à son oeuvre; non, ce n'était pas assez. Qu'a-t-on fait encore? Représentant aussi «des oiseaux et des quadrupèdes et des serpents (1)». C'est que de ces animaux muets et sans raison ces grands esprits se sont fait des dieux. Je te reprochais d'adorer la ressemblance d'un homme; que ne ferai-je pas maintenant que tu adores l'image d'un chien, l'image d'une couleuvre, l'image d'un crocodile? Voilà pour tant où sont descendus ces sages! Plus ils se sont élevés en cherchant, plus en tombant ils sont descendus bas. C'est que plus l'élévation est considérable, plus la chute est profonde.

4. Donc, comme je vous le rappelais hier, ces sages ont cherché à savoir ce qu'ils deviendraient ensuite; ensuite, c'est-à-dire après cette vie. Mais ils ont fait cette recherche en hommes, comment donc auraient-ils pu aboutir? Sans les enseignements de Dieu, sans les enseignements des prophètes, ils n'ont pu rien découvrir d'authentique et ils ont été réduits à des conjectures que je vous ai rapportées hier. Les âmes perverses quittent le corps, disent-ils, et, comme elles sont impures, elle, rentrent aussitôt dans des corps différents; tandis que pour avoir pratiqué la vertu, les âmes des sages et des justes prennent leur essor vers le ciel en quittant les organes. - A merveille! voilà pour elles un séjour convenable, puisque leur essor les conduit jusqu'au

1. Rm 1,18-23

279

ciel. Qu'y deviennent-elles? - Elles y resteront, continuent-ils, et se reposeront dans la société des dieux, ayant pour trônes les étoiles. - Ce n'est point là une habitation indigne d'elles; ah! laissez-les maintenant, ne les faites pas tomber. Cependant, poursuivent-ils, après une longue période, après avoir perdu tout souvenir de leurs anciennes souffrances, le désir de se réunir aux corps se, réveille en elles; leur plaisir est donc de redescendre, et de fait elles redescendent pour endurer tant d'afflictions, pour oublier Dieu, pour blasphémer contre lui, pour l'abandonner aux convoitises des sens, pour lutter contre les passions charnelles. Ah! quels espaces elles ont franchis pour se plonger dans cet abîme de maux! Pour quel motif? dis-le moi. - Parce qu'elles avaient tout oublié. - Si elles ont oublié tous ces maux de la terre, que n'ont-elles oublié encore les plaisirs des sens! Hélas! c'est l'unique chose dont elles n'ont pas perdu le souvenir; de 1a leur chute profonde. Pourquoi en effet reviennent-elles? Parce qu'elles aiment à demeurer de nouveau dans des corps. D'où leur vient cette inclination, sinon du souvenir d'y avoir séjourné antérieurement? Efface en elles tout souvenir, tu parviendras peut-être à leur conserver la sagesse; ne laisse en elles rien qui les rappelle ici.

5. L'un d'entre eux pourtant a eu horreur de cette doctrine. On lui montrait, ou plutôt il supposait que, dans les enfers un père montrait à son fils. Vous connaissez cela presque tous, et plaise à Dieu qu'un petit nombre seulement le connaissent parmi vous! Mais si vous êtes peu pour avoir appris à la lecture, combien n'avez-vous pas appris au théâtre qu'Enée descendit aux enfers et que son père lui montra les âmes des Romains illustres qui devaient reprendre des corps. Enée même en fut épouvanté, et s'écria: «Peut-on croire, ô mon père, qu'il y ait quelques-unes de ces grandes âmes pour remonter jamais sous le ciel et reprendre le lourd fardeau de leur corps?» Peut-on croire qu'une fois parvenues au ciel, elles le quittent? «Eh! d'où vient à ces malheureuses un désir si cruel de revoir la lumière (1)?» Le fils comprenait mieux que ne l'instruisait son père. Il blâme l'inclination qu'éprouvent ces âmes de se réunir à des

1. Virg. Enéid. liv. 6, V.719-721.

corps; il traite cette inclination de cruelle, et ces âmes de malheureuses, et il le fait sans rougir.

Et vous, philosophes, si vous êtes parvenus à purifier ces âmes, à les purifier souverainement et jusqu'à leur faire tout oublier, c'est pour les ramener, par cet oubli de nos misères, à les partager de nouveau. Ah! dites-le moi, je vous en prie, ors même que votre système serait fondé, ne vaudrait-il pas mieux l'ignorer? Oui, quand même serait vrai ce système, lequel est sûrement aussi faux que honteux, ne vaudrait-il pas mieux y être étranger? Tu me diras sans doute: A l'ignorer, tu ne seras pas un sage. Pourquoi ne l'ignorer pas? Puis-je actuellement être meilleur que je ne serai au ciel? Mais au ciel, quand je serai meilleur et plus parfait, j'oublierai, j'ignorerai complètement; quoique meilleur, tout ce que j'ai appris dans ce monde; permets donc que dès maintenant je l'ignore. Tu prétends qu'au ciel on oublie tout; laisse-moi sur terre ignorer tout.

Dis-moi encore, je te prie: Ces âmes savent-elles ou ne savent-elles pas dans le ciel qu'elles doivent passer encore par les misères de cette vie? Réponds ce que tu voudras. Si elles savent qu'elles doivent endurer encore tant de maux, comment, avec la pensée des douleurs qui les attendent, peuvent-elles être bienheureuses? Comment peuvent-elles jouir de la félicité quand elles n'ont point de sécurité? Mais je te comprends, tu vas me répondre qu'elles ne le savent pas. Donc tu crois estimable dans le ciel l'ignorance où tu ne veux pas me laisser sur la terre, puisque tu m'enseignes maintenant ce que d'après toi je ne saurai plus alors. Elles n'en savent rien, dis-tu. Si elles n'en savent rien, si elles ne pensent pas qu'elles souffriront encore, il s'ensuit que leur félicité est fondée sur l'erreur: En effet, elles croient n'avoir pas à souffrir ce qu'elles souffriront; mais croire ce qui est faux, n'est-ce pas être dans l'erreur? Il est donc bien vrai que leur félicité sera fondée sur l'erreur, que leur bonheur viendra, non de l'éternité, mais de la fausseté. Ah! que la vérité nous affranchisse, afin que nous puissions être vraiment heureux, car ce n'est pas sans motif que notre Rédempteur a dit: «Si la vérité vous délivre, vous serez libres véritablement». - C'est bien de lui encore que viennent ces paroles: «Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes (280) disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous délivrera (1)».

6. Ecoutez encore une autre conséquence, conséquence plus affreuse, conséquence déplorable, ou plutôt ridicule. Toi qui es un sage, toi qui es un philosophe, j'entends un philosophe de la terre, tel par exemple que Pythagore, Platon, Porphyre et je ne sais quel autre de ce mérite, pourquoi fais-tu de la philosophie? En vue, répond-il, de la vie bienheureuse. - Quand jouiras-tu de cette vie bienheureuse? - Lorsque j'aurai laissé ce corps sur la terre. - Maintenant donc tu mènes une vie malheureuse, mais tu espères la bienheureuse vie; au lieu que tu jouiras alors de la vie bienheureuse, mais avec l'espoir de la vie malheureuse. Ne s'ensuit-il pas que le bonheur est dans l'attente du malheur, et le malheur, du bonheur? Repoussons de telles absurdités; soit en en riant puisqu'elles ne sont que des chimères, soit en les déplorant à cause de l'importance qu'on y attache; car il faut le dire, mes frères, ce sont là les grandes extravagances des grands savants. Ah! ne vaut-il pas mieux nous attacher aux grands mystères des grands saints? On dit que pressés par l'amour des sens, les âcres purifiées, réformées, devenues sages, s'unissent de nouveau à des corps. Voilà donc où se porte l'affection d'une âme ainsi purifiée! Quelle putréfaction que cet amour!

7. Il faut donc s'éloigner absolument de tous les corps? Un de leurs grands philosophes, un philosophe qui a vécu depuis l'établissement de la foi chrétienne, dont il s'est montré le violent ennemi, tout en rougissant de leurs extravagances et en s'améliorant sous quelques rapports au contact des chrétiens, Porphyre a dit et écrit dans ces derniers temps Tout corps est à fuir. Tout corps, dit-il; comme si tous les corps étaient pour l'âme des liens douloureux. Mais si tout corps absolument est à fuir, comment admirer un corps quelconque devant Porphyre? comment, d'après l'enseignement de Dieu même, notre foi vante-t-elle la beauté des corps? Il est vrai que le corps que nous portons maintenant est pour nous un instrument d'expiation, et en s'épuisant il est pour l'âme un fardeau (2); n'y voit-on pas toutefois une beauté spéciale, l'harmonie entre les membres, des serfs parfaitement

1. Jn 8,30-32 - 2. Sg 9,15

distincts? Il se tient debout et présente à l'attention une infinité d'observations qui ravissent. Ce corps néanmoins deviendra de plus complètement incorruptible, complètement immortel; il sera d'une souplesse et d'une agilité merveilleuse.

Pourquoi me vanter un corps quelconque? reprend Porphyre; si l'âme veut être heureuse, tout corps pour elle est à fuir. - Voilà ce que répètent ces philosophes; mais c'est de l'égarement, c'est du déliré. Je me hâte de le prouver, je ne veux pas discuter longuement.

En effet, tout attribut doit avoir un sujet; l'attribut et le sujet sont deux choses inséparables. Aussi, Dieu étant au-dessus de tout, a tout pour sujet. Si donc l'âme a quelque valeur devant Dieu, ne doit-elle pas avoir aussi quelque chose pour sujet?

Mais je ne veux pas insister sur cette preuve. J'ouvre vos écrits; vous y enseignez que ce monde, que le ciel, la terre, les mers, tous ces corps immenses, tous ces éléments répandus partout; que tout cet univers composé de tous ses éléments est un animal gigantesque; qu'il a son âme, quoiqu'il n'ait pas de sens corporels, puisqu'extérieurement il est insensible; qu'il a son intelligence et que par elle il s'unit à Dieu; vous dites encore que cette âme du monde porte le nom de Jupiter ou celui d'Hécate et qu'elle est comme l'âme universelle qui dirige le monde et qui fait de lui un animal immense. Vous ajoutez que ce même monde est éternel, qu'il existera toujours et ne finira jamais. Or, si ce monde est éternel, s'il doit subsister toujours; si de plus il est un animal et que son âme doive rester toujours en lui; comment dire encore que tout corps est à fuir? pourquoi donc répétais-tu qu'il faut fuir tout corps? Je soutiens, moi, que les âmes bienheureuses auront éternellement des corps incorruptibles. Mais toi qui cries que tout corps est à fuir, tue donc le monde. Tu veux que je fuie ma chair; que ton Jupiter fuie d'abord et le ciel et la terre.

8. Ne savons-nous pas encore que dans un livre écrit par lui sur la formation du monde, Platon, le maître de tous ces philosophes, nous montre Dieu comme l'Auteur des dieux, comme ayant également formé les dieux du ciel, tous les astres, le soleil, la lune? Il dit donc que Dieu a fait les dieux célestes; que les étoiles mêmes ont des âmes intelligentes qui (281) connaissent Dieu et des corps matériels qui frappent nos regards.

Maintenant, pour arriver à vous faire comprendre ma pensée: N'est-il pas vrai que ce soleil que vous voyez serait invisible s'il n'était un corps? - C'est incontestable. - N'est-il pas vrai qu'on ne verrait ni la lune ni aucune étoile si également elles n'étaient un corps? Parfaitement vrai. Aussi l'Apôtre dit-il lui-même: «Il y a et des corps célestes, et des corps terrestres»; il ajoute: «Autre est l'éclat des célestes, et autre l'éclat des terrestres». Il dit encore, à propos de cet éclat des corps célestes: «Autre est la clarté du soleil, autre la clarté de la lune, et autre la clarté des étoiles; car une étoile diffère d'une autre, étoile en clarté. Ainsi en est-il de la résurrection des morts (1)». Ce qui vous montre que l'éclat même est promis aux corps des saints, et un éclat proportionné aux divers mérites de la charité. Que prétendent de leur côté les philosophes? Ces étoiles que vous voyez, disent-ils sont bien des corps, mais elles ont des âmes intelligentes: ce sont des divinités. Il est vrai, ils peuvent assurer que ces étoiles ont des corps. Ont-elles des âmes intelligentes? Pourquoi l'examiner? Occupons-nous à notre question.

Platon lui-même nous représente Dieu adressant la parole à ces dieux qu'il a tirés

1. 1Co 15,40-42

d'une substance corporelle et d'une substance spirituelle, et leur disant entre autres choses «Puisque vous avez commencé, vous n'êtes ni «immortels ni indissolubles». A ces mots, ne pouvaient-ils pas trembler? - Pourquoi? - Parce qu'ils aspiraient à être immortels et ne voulaient pas consentir à la mort. Afin donc de leur ôter cette crainte, il poursuit: «Vous ne tomberez pas toutefois en décomposition, les arrêts de la mort ne pourront vous atteindre, ils ne l'emporteront pas sur ma volonté, laquelle sera plus puissante pour vous conserver l'immortalité que ces arrêts qui ont empire sur vous». C'est ainsi que Dieu tranquillise les dieux qu'il a faits; il leur assure ainsi l'immortalité et s'engage à ne leur laisser pas quitter ces globes lumineux qui forment leurs corps. Et tout corps est à fuir?

Je le crois et vous le voyez, nous avons répondu aux philosophes; nous leur avons répondu autant que nous le permettaient, et nos propres forces, et le temps destiné à vous entretenir, et votre intelligence. Quelles sont maintenant les raisons les plus pénétrantes, les raisons selon eux irréfutables qu'ils élèvent contre la résurrection des corps? Ce serait trop de vous les exposer aujourd'hui. Néanmoins, comme je vous ai promis l'autre jour de traiter à fond, durant cette semaine, la question de la résurrection de la chair, préparez pour demain, avec la grâce de Dieu, vos oreilles et vos coeurs à entendre ce qui reste à dire encore.





Augustin, Sermons 239