Augustin, Sermons 256

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SERMON CCLVI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. 26I. LA LOUANGE DIVINE.

ANALYSE. - Pour bien chanter l'Alleluia, il faut que tout en nous loue Dieu. Donc ce chant ne convient parfaitement qu'au ciel. Ne laissons pas toutefois de le répéter sur la terre: premièrement, parce que Dieu nous y délivre du mal en nous délivrant de nos penchants funestes; secondement, parce qu'il nous rendra un jour notre corps tout purifié et tout transformé; troisièmement enfin, parce qu'en permettant des épreuves il nous aide à en triompher.

1. C'est au Seigneur notre Dieu que je dois d'être présent de corps parmi vous et de chanter l'Alleluia avec votre charité. Alleluia signifiant Louez Dieu, louons le Seigneur, mes frères, louons-le par notre conduite et par nos paroles, par nos sentiments et par nos discours, par notre langage et par notre vie. Dieu ne veut aucun désaccord dans celui qui répète ce chant. Commençons donc par mettre d'accord en nous la langue avec la vie, la conscience avec les lèvres; oui, mettons d'accord nos moeurs avec nos paroles, dans la crainte que nos bonnes paroles ne rendent témoignage contre nos mauvaises moeurs. Oh! que l'Alleluia sera heureux dans le ciel, où les anges sont le temple de Dieu. Là, que l'accord parfait en louant Dieu! quelle allégresse assurée en le chantant! Là encore, point de loi dans les membres pour résister à la loi de l'esprit; point de lutte dans la convoitise pour menacer la charité d'une défaite. Afin donc de pouvoir chanter alors l'Alleluia avec sécurité, chantons-le maintenant avec quelque sollicitude.

Pourquoi avec sollicitude? Tu ne veux pas que j'en aie lorsque je lis: «La vie humaine n'est-elle pas sur la terre une épreuve (1)?» Tu ne veux pas que j'en aie lorsqu'on me crie «Veillez et priez pour que vous n'entriez point en tentation (2)?» Tu ne veux pas que j'en aie quand les tentations sont tellement nombreuses, que la prière même nous prescrit de dire: «Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés?» Hélas! nous demandons chaque jour, et chaque jour nous contractons des dettes. Tu

1. Jb 7,1 - 2. Mc 4,38

ne veux pas que j'en aie, lorsque j'implore chaque jour le pardon de mes péchés et du secours dans mes dangers? Car si je dis, en vue de mes péchés passés: «Pardonnez-nous nos offenses comme nous-mêmes pardonnons à ceux qui nous ont offensés», j'ajoute aussitôt, en vue des périls dont je suis menacé: «Ne nous induisez pas en tentation (1)». Comment de plus le peuple chrétien est-il au sein du bonheur, puis qu'il crie avec moi: «Délivrez-nous du mal?»

Toutefois, mes frères, au milieu même de ce mal, chantons l'Alleluia, en l'honneur de ce Dieu bon qui nous en délivre. Pourquoi regarder autour de toi en cherchant de quoi il te délivre, puisque réellement il te délivre du mal? Ne va pas si loin, ne porte pas de tous côtés le regard de ton esprit. Rentre en toi. même, regarde-toi; c'est en toi qu'est le mal, et Dieu te délivre de toi lorsqu'il te délivre du mal. Ecoute l'Apôtre et comprends de quel mal tu as besoin d'être délivré. «Je me complais, dit-il, dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur; mais je vois dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de mon esprit, et qui m'assujettit à la loi du péché, laquelle est». Où est-elle? «M'assujettit à la loi du péché, laquelle est dans mes membres». Il me semble te voir captif de je ne sais quels peuples barbares; il me semble te voir captif de je ne sais quelles nations étrangères ou de je ne sais quels autres maîtres parmi les hommes. «Laquelle est dans mes membres». Crie donc avec lui: «Malheureux homme que je suis! qui me délivrera?» De quoi? dis-le. L'un demande à être délivré du bourreau;

1. Mt 6,12-13

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un autre, de la prison; celui-ci, de l'esclavage chez les barbares; celui-là, de la fièvre et de la maladie. Dites-nous, ô Apôtre, Don pas où nous pouvons être envoyés ou conduits, mais ce que nous portons avec nous, ce que nous sommes; dites donc: «Du corps de cette mort». Du corps de cette mort? Oui, «du corps de cette mort».

2. Ce corps de mort, dit un autre, ne fait point partie de moi; il est pour moi une prison provisoire, une chaîne qui me retient pur quelque temps; je suis dans ce corps de mort, je ne le suis pas. - Raisonner ainsi est un obstacle à ta délivrance. - Je suis esprit, dit-on, et non pas chair, seulement là chair me sert d'habitation; une fois donc que j'en serai sorti, n'y serai-je pas étranger? - Voulez-vous, mes frères, que ce soit l'Apôtre ou moi qui réponde à ce raisonnement? Mais si c'était moi, peut-être que l'indignité du ministre rejaillirait sur la valeur de la réponse. Je me tais donc. Prête avec moi l'oreille au Docteur des gentils; pour en finir avec ton objection, écoute avec moi ce Vase d'élection. Ecoute, mais répète d'abord ce que tu viens de dire. Tu disais donc ceci: Je ne suis pas chair, mais esprit. Le corps est une prison où je gémis; une fois rompues ces chaînes et ce Cachot tombé en ruines, je suis libre et je m'échappe. La terre reste à la terre et l'esprit rentre au ciel; je m'en vais donc, je laisse ici ce qui n'est pas moi. N'est-ce pas là ce que tu disais? - C'est bien cela. - Je ne répondrai pas; répondez, ô Apôtre, répondez, je vous en conjure. Vous avez prêché pour qu'on vous attende; vous avez écrit pour qu'on vous lise, tout nous invite à vous croire. Répétez: «Qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur». De quoi vous délivre-t-elle? «Du corps de cette mort». Mais vous n'êtes pas le corps de cette mort? Il répond: «Ainsi par l'esprit j'obéis moi-même à la loi de Dieu, et par le corps à la loi du péché (1)». - «Moi-même?» Comment vous-même feriez-vous des choses si différentes? - Si j'obéis par l'esprit, c'est que j'aime; par la chair, c'est que je convoite; il est vrai, je suis vainqueur si je ne consens pas au mal; mais je lutte, car l'ennemi me presse vigoureusement. - Mais une fois délivré de cette chair, ô Apôtre, est-il

1. Rm 7,22-25

vrai que tu ne seras plus qu'un esprit? - En face de la mort, à laquelle nul n'échappe, l'Apôtre répond: Je ne laisse pas pour toujours mon corps, je le dépose pour quelque temps. - Vous reviendrez donc dans ce corps de mort? Mais quoi? Ecoutons plutôt ses propres paroles. Comment donc rentrerez-vous dans ce corps de mort d'où vous avez demandé à être tiré, avec un accent si religieux? - Il est vrai, reprend-il, je rentrerai dans ce corps, mais ce ne sera plus le corps de cette mort. - Ecoute donc, ignorant, écoute, toi qui fermes l'oreille à ce qu'on te lit chaque jour; écoute comment il rentrera dans ce corps, sans que ce corps soit le corps de cette mort. Sans doute ce ne sera pas un autre corps; mais «il faut que, corruptible, ce corps se revête d'incorruptibilité, et que mortel, il se revête d'immortalité». Mes frères, lorsque l'Apôtre prononçait ces mots: Ce corps corruptible, ce corps mortel, ne semblait-il pas toucher sa chair avec sa parole? Il n'aura donc pas un autre corps. - Non, dit-il, je ne dépose pas ce corps de terre pour reprendre en place un corps aérien ou un corps éthéré. C'est le même corps que je reçois, mais il ne sera plus «de cette mort». Il faut donc «que corruptible, ce corps», et non pas un autre, «se revête d'incorruptibilité, et que mortel, ce corps», et non pas un autre, «se revête d'immortalité. Alors s'accomplira cette parole de l'Ecriture: «La mort a été anéantie dans sa victoire». Chantez l'Alleluia. «Alors s'accomplira cette parole de l'Ecriture», ce cri de triomphe et non ce chant du combat: «La mort a été anéantie dans sa victoire». Chantez l'Alleluia. «O mort, où est ton aiguillon?» Chantez Alleluia. «Or l'aiguillon de la mort est le péché (1)». Tu chercheras sa place, mais sans même la trouver (2).

3. Ici encore, au milieu de tant de dangers et de tentations, nous et les autres, chantons l'Alleluia. «Car Dieu est fidèle, et il ne permettra pas, est-il dit, que vous soyez tentés au-dessus de vos forces». Ici donc, pour ce motif, répétons Alleluia. L'homme est encore coupable, mais Dieu est fidèle. Il n'est pas dit de lui qu'il ne permettra pas que vous soyez tentés, mais: «Il ne permettra pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces; il vous fera une issue dans la tentation, afin que

1. 1Co 15,53-56 - 2. Ps 36,10

330

vous puissiez persévérer (1)». Tu es entré dans cette tentation; Dieu te ménage une issue afin que tu ne succombes pas; afin que si la prédication te façonne, la tribulation te durcisse comme le vase du potier. Donc en y entrant, songe à cette issue, car Dieu est fidèle; «il a veillera sur ton entrée et sur ta sortie (2)».

Or, quand ce corps sera devenu immortel et incorruptible, quand il n'y aura plus aucune tentation, attendu que le corps aura passé par la mort; pourquoi? «A cause du péché»; - «l'esprit sera plein de vie»; pourquoi? «A cause de la justification». Laisserons-nous donc ce corps mort? Non, écoute: «Si l'Esprit de Celui qui a ressuscité le Christ d'entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité le Christ d'entre les morts vivifiera aussi vos corps mortels (3)». Notre corps maintenant est un corps animal, il sera alors tout spirituel. Car si «le premier homme a été fait pour être une âme vivante, le dernier l'a été pour être un esprit vivifiant (4)». Voilà pourquoi «il vivifiera aussi vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous».

1. 1Co 10,13 - 2. Ps 140,8 - 3. Rm 8,10-11 - 4. 1Co 15,44-45

Oh! que l'on sera heureux, que l'on sera tranquille alors en chantant l'Alleluia! Là, point d'adversaire; et quand il n'y a point d'ennemi, on ne perd aucun ami. Là nous chanterons les louanges de Dieu. Ici encore nous les chantons; mais ici c'est au milieu de nos sollicitudes; ce sera là sans inquiétude; ici nous devons mourir, là vivre toujours; id nous n'avons que l'espérance, là la réalité; ici nous sommes en voyage, et là dans notre patrie. Maintenant donc, mes frères, chantons, non pour égayer notre repos, mais pour alléger notre travail. Chante, mais comme chanterai les voyageurs; avance donc en même temps; charme tes fatigues en chantant, garde-toi d'aimer la paresse; chante et marche. Marche! qu'est-ce-à-dire? Fais des progrès, mais des progrès dans le bien, car il en est, dit l'Apôtre, qui en font dans le mal (1). Tu marcheras dont en faisant des progrès; mais que ce soit dam le bien, que ce soit dans la bonne foi, que ce soit dans les bonnes moeurs; chante et avance, Ne t'égare pas, ne retourne pas, ne reste pas en chemin.

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. 2Tm 2,13




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SERMON CCLVII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. 28. LE MENSONGE (1).

ANALYSE. - D'une part l'Ecriture dit que tout homme est menteur, et d'autre part que Dieu fera périr tous les mention C'est que par nous-mêmes nous ne saurions éviter le mensonge, mais nous le pouvons avec le secours de Dieu. On le voit dans les paroles adressées par Notre-Seigneur à saint Pierre.

1. Le terme hébreu Alleluia signifie Louez le Seigneur. Louons donc le Seigneur notre Dieu, louons-le non-seulement de bouche mais encore de coeur; car la louange du coeur est la louange de l'homme intérieur. La voix qui

1. Ps 115,11

frappe l'homme est un bruit, la voix que Dieu entend est l'affection du coeur.

2. Quelqu'un a dit dans un moment d'extase, vous l'avez lu, vous l'avez entendu: «Tout homme est menteur». Tel fut l'Apôtre qui ne croyait point qu'il n'eût touché le corps du Seigneur. Il regardait comme mensonge la vérité

331

que lui annonçaient ses condisciples; peu content d'entendre la vérité, il voulait la toucher, ce que lui accorda le Seigneur, comme on le voit dans la suite de notre Evangile, et comme on le lira plus tard (1).

A ces paroles: «Tout homme est menteur», on doit éviter de s'affermir dans le mensonge sans le vouloir quitter, de faire en soi-même cette espèce de raisonnement aussi vain que menteur, et de dire: Quand ne serai-je plus homme? Si je dois être menteur tant que je serai homme, mieux vaut rester menteur que de faire mentir cet oracle de l'Ecriture: «Tout homme est menteur». Point de milieu, si je ne suis pas menteur, l'Ecriture l'est. Mais l'Ecriture ne saurait l'être, je le serai donc.

On se croit, avec ce vain babil, en sûreté dans le mensonge comme dans un port tranquille; mais c'est pour faire naufrage. Tu voulais être en repos, tu voulais être au port, regarde l'écueil contre lequel tu vas te briser: «Vous perdrez, Seigneur, tous ceux qui profèrent le mensonge (1)». C'est de Dieu aussi que vient cet oracle: «Vous perdrez tous ceux qui profèrent le mensonge». Tout homme étant menteur, s'ensuit-il que Dieu va perdre tous les hommes? Voyons plutôt le sens de ce qui nous est dit, l'avertissement qui nous est donné: c'est que le mensonge vient de notre fond et que pour n'être plus menteurs, linons faut recourir à Dieu. Menteurs par nous-mêmes, avec Dieu nous serons véridiques.

3. En voici la preuve dans un exemple aussi

1. Jn 20,25-27 - 2. Ps 5,7

grand qu'il est court. Il est court, parce qu'il s'énonce en peu de mots; il est grand à cause des leçons de sagesse qu'il renferme. L'Apôtre Pierre suffit pour démontrer tout ce que je veux prouver. Quand il dit à Notre-Seigneur le Christ: «Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant»; que lui répondit le Sauveur? «Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas car ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux». Tu as dit la vérité, mais ce n'est point par toi-même. Par qui? «C'est mon Père qui est dans les cieux qui te l'a révélée». Ainsi es-tu heureux avec l'aide de Dieu, au lieu que par toi tu n'es que malheureux. - Cependant, après lui avoir dit: «Tu es bienheureux parce que ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux», le Seigneur Jésus commença à prédire sa passion et sa mort. Pierre aussitôt de s'écrier - «Gardez-vous en bien, Seigneur». Ah! «tout homme est menteur». Pierre vient de dire la vérité, et le voilà qui tombe dans le mensonge. Comment a-t-il dit la vérité? «Ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux». Comment a-t-il dit le mensonge? «Arrière, Satan, car tu ne goûtes point ce qui vient de Dieu, mais ce qui vient des hommes (1). Tout homme est menteur».

Si donc il nous est dit que «tout homme est menteur», c'est pour nous engager à nous éviter nous-mêmes et à recourir à Dieu, qui seul est véridique.

1. Mt 16,17




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SERMON CCLVIII. PRONONCÉ A CARTHAGE, DANS LA GRANDE BASILIQUE. LE DIMANCHE DE L'OCTAVE DE PAQUES. XXIX. LE JOUR DU SEIGNEUR, OU L'ÉGLISE (1).

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ANALYSE. - Ce n'est pas évidemment d'un jour ordinaire qu'il est dit dans l'Écriture: «Voici le jour qu'a fait le Seigneur» Jésus-Christ est représenté dans le même psaume, comme étant une tête d'angle. Pourquoi? Parce qu'en lui viennent s'unir les juifs et les Gentils devenus chrétiens, comme deux murs viennent se réunir à l'angle. Eh bien! voilà le jour qu'a fait le Seigneur; ce jour est l'Eglise, y compris le chef et les membres. Quand on vient recevoir le baptême, n'est-on pas éclairé d'une divine lumière? Et qui fait briller cette lumière, sinon Celui qui la fit briller dans lame de Thomas, d'abord incrédule?

1. Nous venons de chanter à la gloire de Dieu: «Voici le jour qu'a fait le Seigneur»; disons sur ce texte ce que Dieu même nous accordera.

C'est ici une prophétie et nous devons y voir, non pas un jour vulgaire, non pas ce jour qui frappe les yeux, qui se lève et qui se couche, mais un jour qui a pu se lever et qui ne se couchera point.

Considérons ce qui vient d'être dit dans le même psaume: «La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la tête de l'angle. C'est le Seigneur qui l'a faite, et c'est pour nous une oeuvre merveilleuse». Viennent ensuite ces paroles: «Voici le jour qu'a fait le Seigneur» Ps 117,24. Voyons dans la pierre angulaire le lever de ce jour.

Quelle est cette pierre angulaire rejetée par les docteurs des Juifs? Ne sait-on pas que ces habiles docteurs l'ont rejetée lorsqu'ils criaient: «Cet homme ne vient pas de Dieu, puisqu'il viole le sabbat (Jn 9,16).» Il ne vient pas de Dieu, dites-vous, parce qu'il viole le sabbat? «La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la première pierre de l'angle». Comment est-elle la première pierre de l'angle? Comment dire que le Christ est une pierre angulaire? Parce que tout angle unit en soi deux murailles venant de directions différentes. Or c'est du milieu du peuple Juif, c'est de la circoncision que sont venus les Apôtres du Christ; de là sont venues aussi ces multitudes qui précédaient et suivaient sa monture en chantant ces paroles du même psaume: «Béni Celui qui vient au nom du Seigneur (Mt 21,9 Ps 117,26)»; de là sont venues encore toutes ces Églises que rappelle l'apôtre saint Paul quand il dit: «J'étais inconnu de visage aux Églises de Judée qui sont unies en Jésus-Christ; seulement elles entendaient répéter que Celui qui les persécutait naguère, prêche maintenant la foi qu'il voulait détruire alors; et à mon sujet elles glorifiaient Dieu (Ga 1,22-24)». C'étaient des Juifs, mais attachés au Christ, comme les Apôtres, venant d'où ils venaient, croyant au Christ comme eux et ne formant avec lui qu'une muraille. Il en fallait une autre, c'était l'Église formée par les Gentils: ces deux murailles se sont rencontrées pour jouir de la paix et de l'union dans le Christ, lequel des deux n'en a fait qu'une (Ep 2,11-22).

Tel est le jour qu'a fait le Seigneur. Vois ici le jour tout entier, la tête et le corps; la tête, ou le Christ; le corps, ou l'Église. Tel est le jour qu'a fait le Seigneur.

2. Rappelez-vous la première formation du monde. «Les ténèbres étaient au-dessus de l'abîme, et l'Esprit de Dieu était porté au-dessus des eaux. Or, Dieu dit: Que la lumière soit, et la lumière fut. Et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres; et il donna à la lumière le nom de jour et le nom de nuit aux ténèbres (Gn 1,2-5)». Rappelez-vous aussi les ténèbres où étaient plongés ces enfants avant de venir recevoir la rémission de leurs péchés. C'étaient bien, avant cette rémission, les - 333 - membres au-dessus de l'abîme. Mais l'Esprit de Dieu était aussi porté sur les eaux; ces enfants sont descendus dans ces eaux, et comme l'Esprit de Dieu était au dessus, les ténèbres du péché se sont évanouies. Tel est le jour qu'a fait le Seigneur. C'est à ce jour que l'Apôtre dit: «Vous tétiez ténèbres autrefois, vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (Ep 5,8)». Dit-il: Vous étiez ténèbres dans le Seigneur? Non, vous étiez ténèbres en vous-mêmes; «vous êtes lumière dans le Seigneur». Or «Dieu a donné à la lumière le nom de jour», attendu que ce changement est l'oeuvre de sa grâce. Ces enfants pouvaient, hélas! être ténèbres par eux-mêmes; ils n'ont pu devenir lumière que par l'action de Dieu. Aussi sont-ils le jour qu'a fait le Seigneur, et non le jour qui s'est fait lui-même.

3. Saint Thomas, l'un des disciples, n'était-il pas un homme, un homme du vulgaire en quelque sorte? En vain ses condisciples lui disaient-ils: «Nous avons vu le Seigneur. - Si je ne le touche, si je ne mets mon doigt dans son côté, répondait-il, je ne croirai point». Quoi! ce sont les prédicateurs de l'Évangile qui te l'annoncent, et tu ne crois pas? L'univers a cru sur leur témoignage, et tu n'y ajoutes pas foi? C'est d'eux qu'il est dit: «Leur voix a retenti par toute la terre et leurs paroles jusqu'aux extrémités du globe (Ps 18,5)»; ainsi leurs paroles vont loin puisqu'elles ne s'arrêtent que là où finit le monde, et le monde entier embrasse la foi: et quand tous réunis s'adressent à un seul homme, cet homme ne croit pas? C'est qu'il n'était pas encore le jour fait par le Seigneur; il y avait encore des ténèbres sur cet abîme, des ténèbres au-dessus des profondeurs de ce coeur d'homme. Vienne donc, vienne le principe de ce jour sacré; qu'il dise avec patience, avec douceur et sans colère, car il est le médecin des âmes: Approche, approche, touche et crois. Tu disais: «Si je ne touche, si je ne mets mon doigt, je ne croirai point»; viens, touche, «mets ton doigt et ne sois plus incrédule, mais fidèle». Viens, mets ici ton doigt. Je savais combien tu es blessé, et pour toi j'ai conservé cette large cicatrice.

Mais aussi quand il y mit son doigt, sa foi fut complète. En quoi consiste la plénitude de la foi? A croire que le Christ n'est pas seulement homme et n'est pas Dieu seulement, mais Dieu et homme tout à la fois. La plénitude de la foi, c'est que «le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous (Jn 1,14)». Lors donc que le Sauveur lui eut offert de toucher ses cicatrices et ses membre sacrés, et que ce disciple les eut touchés réellement, il s'écria: «Mon Seigneur et mon Dieu (Jn 20,25-28)!» Il touchait un homme, et dans cet homme il reconnaissait Dieu; il touchait une chair humaine, mais il y voyait le Verbe, car «le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous». Ce Verbe a permis que sa chair fût suspendue au gibet, qu'elle y fût fixée avec des clous, qu'elle fût percée par une lance, et qu'elle fût déposée dans un sépulcre; mais aussi il l'a ressuscitée et présentée à ses disciples pour qu'ils la vissent de leurs yeux et pour qu'ils la touchassent de leurs mains. Ils la touchent donc et ils s'écrient: «Mon Seigneur et mon Dieu!» Ah! ils sont le jour qu'a fait le Seigneur.


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SERMON CCLIX. POUR LE DIMANCHE DE L'OCTAVE DE PAQUES. XXX. LES OEUVRES DE MISÉRICORDE.

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ANALYSE. - Deux idées principales sur les oeuvres de miséricorde: pourquoi les faire? comment les faire? - I. Il faut exercer la miséricorde d'abord en vue de Dieu et pour mériter le bonheur qu'il promet à ses fidèles serviteurs, soit sur la terre soit au ciel; ensuite pour effacer nos fautes de chaque jour; enfin pour obéir à ce sentiment de compassion que nous éprouvons engin ceux dont nous avons partagé on dont nous pouvons partager l'infortune. - II. Comment faire miséricorde? L'Evangile recommande de pardonner en même temps que de donner. Il faut donc exercer la miséricorde avec charité d'abord. Je vous engage aussi à la faire par vous-mêmes, en vous rapprochant du pauvre, en mettant votre main dans la sienne, ce qui est très-agréable à Dieu. Donnez enfin avec joie. En vous engageant à ne pas exiger avec sévérité ce qui vous est dû, je demande que vous v forciez à m'acquitter de la promesse que je vous ai faite.


1. Ce huitième jour est pour nous un symbole profond et sacré de l'éternel bonheur. Car la vie qu'il nous rappelle ne passera point comme il passera lui-même. Aussi, mes frères, au nom de Notre Seigneur, au note de Jésus-Christ qui a effacé nos péchés, qui a voulu donner son sang pour notre rançon, qui a daigné faire de nous ses frères, quand nous ne méritions même pas d'être ses serviteurs, nous vous exhortons et nous vous conjurons, puisque vous êtes chrétiens, puisque vous portez le nom du Christ et sur votre front et dans votre coeur, de diriger tous vos désirs exclusivement sur cette vie bienheureuse que nous devons partager avec les Anges, et où règnent un repos perpétuel, une éternelle joie, une interminable félicité, sans aucun trouble, sans aucune tristesse, sans mort aucune. Or, on ne peut la connaître qu'en y étant admis, et on n'y sera admis que si l'on a la foi. En vain nous demanderiez-vous de vous montrer ce que Dieu nous a promis; nous ne le pouvons. Vous avez entendu ce qui vient d'être dit en finissant la lecture de l'Evangile selon saint Jean: «Heureux ceux qui croient sans voir (Jn 20,29)!». Vous voudriez voir, je le voudrais aussi. Eh bien! croyons également et nous verrons ensemble. Ne résistons pas à la parole de Dieu. Convient-il, mes frères, que le Christ descende maintenant du ciel et nous montre ses cicatrices sacrées? S'il les a montrées au disciple incrédule, c'était pour réprimander le doute et pour former les futurs croyants.

2. Je le répète, ce huitième jour figure la vie nouvelle qui suivra la fin des siècles, comme le septième désigne le repos dont jouiront les saints sur cette terre; car le Seigneur y règnera avec ses saints, comme le disent les Ecritures, et dans son Eglise n'entrera alors aucun méchant; elle sera purifiée et éloignée de toute souillure et de toute iniquité, et c'est ce que désignent ces cent cinquante, trois poissons dont, il m'en souvient, nous avons déjà parlé plusieurs fois (1).

C'est sur cette terre effectivement que l'Eglise apparaîtra d'abord environnée d'une gloire immense, revêtue de dignité et de justice. Point de déceptions alors, point de mensonge, point de loup caché sous une peau de brebis. «Le Seigneur viendra, est-il écrit, il éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, il manifestera les secrètes pensées des coeurs, et chacun alors recevra de Dieu sa louange (2)». Dans ce moment donc il n'y aura plus de méchants, ils seront séparés d'avec les bons; et, semblable à un monceau de froment qu'on voit sur l'aire encore, mais parfaitement nettoyé, la multitude des saints sera placée en. suite dans les célestes greniers de l'immortalité. Ne vanne-t-on pas le froment dans le lieu même où on l'a battu? et l'aire où on l'a foulé pour le séparer de la paille ne s'embellit-elle point de la beauté de ce froment que

1. Jn 21,11; Voir ci-dev. serm. CCXLVIII, etc. - 2. 1Co 4,5

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rien ne dépare? Si nous y voyons encore, quand on a vanné, la paille amoncelée d'un côté, nous y voyons d'autre part le blé entassé; mais nous savons à quoi est destinée cette paille et avec quelle allégresse le laboureur contemple ce froment. De même donc qu'on voit sur l'aire d'abord et avec une joie immense à la suite de tant de travaux, des monceaux de froment séparés de la paille où ils étaient cachés, où on ne les voyait pas même pendant que l'on battait, et qu'ensuite ils seront mis au grenier pour y être conservés et dérobés aux regards; ainsi dans ce monde mime où vous voyez avec quelle ardeur on foule cette aire, comment la paille est mêlée tu bon grain, comment il est difficile de l'en distinguer parce qu'on ne l'a pas vannée encore, on contemplera, après la séparation faite au grand jour du jugement, la multitude des saints tout éclatante de beauté, comblée de grâces et de mérites, et toute rayonnante de la miséricorde de son Libérateur (1)!

On sera alors au septième jour du monde, coron peut compter comme premier jour le temps qui s'est écoulé depuis Adam jusqu'à Noé; comme second, depuis Noé jusqu'à Abraham; adoptant ensuite les divisions établies dans l'Evangile selon saint Matthieu, le troisième jour ira d'Abraham à David; le quatrième, de David à la captivité de Babylone; le cinquième, de la captivité de Babylone à l'avènement de Jésus-Christ Notre-Seigneur (2). Il s'ensuit que le sixième jour s'écoule, que nous sommes au sixième jour depuis cet avènement du Sauveur; et de même que d'après la Genèse, c'est le sixième jour que l'homme a été formé à l'image de Dieu (3), ainsi c'est maintenant et comme au sixième jour du monde, que nous recevons dans le Baptême une vie nouvelle pour graver en nous de nouveau l'image de notre Créateur. Et quand ce sixième jour sera écoulé, quand aura été faite la grande séparation, viendra le repos et le sabbat mystérieux des saints et des justes de Dieu. A la suite de ce septième jour, quand on aura contemplé sur l'aire même cette belle récolte, à gloire et les mérites des saints, nous entrerons dans cette vie et dans cette paix dont il est dit que l'oeil n'a point vu, que l'oreille n'a point entendu, que dans le coeur de

1. Cette opinion empruntée aux Millénaires a été plus tard abandonnée par saint Augustin (Cité de Dieu, liv. 20, ch. 7; 21, ch. 30. - 2. Mt 1,17 - 3. Gn 1,26-27

l'homme n'est point monté ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment (1)».

Ne sera-ce pas alors revenir en quelque sorte au commencement? Quand aujourd'hui sont passés les sept jours de la semaine, le huitième jour redevient le premier d'une semaine nouvelle; ainsi, quand seront écoulés et terminés les sept âges de ce siècle où tout passe, nous rentrerons dans cette immortalité bienheureuse d'où l'homme s'est laissé tomber. Aussi est-ce le huitième jour que finit la fête des nouveaux-baptisés. Aussi est-ce en multipliant sept par sept que l'on obtient quarante-neuf pour arriver à cinquante en y ajoutant cette unité qui recommence tout. On sait que ce n'est pas sans des raisons mystérieuses que jusqu'à la Pentecôte on solennise ce nombre de cinquante, qui se reproduit également lorsque, pour un autre motif, à quarante on ajoute dix, le denier de la récompense. Ces deux calculs nous conduisent donc au nombre cinquante. Or, en le multipliant par trois, en l'honneur de l'auguste Trinité, on parvient à cent cinquante, et en ajoutant trois à ce dernier nombre, pour avertir qu'il a été multiplié par trois, l'image des divines personnes, on retrouve l'Eglise dans nos cent cinquante-trois poissons.

3. Mais en attendant et jusqu'à ce que nous parvenions à ce repos heureux; maintenant que nous nous fatiguons en quelque sorte durant la nuit, puisque nous ne voyons rien de ce que nous espérons; maintenant que nous marchons dans le désert pour arriver à la Jérusalem du ciel, à cette terre promise où coulent le lait et le miel; maintenant que les tentations ne cessent pas de nous assaillir, appliquons-nous à faire le bien. Ayons toujours près de nous un remède, pour guérir nos blessures de chaque jour. Ce remède n'est-il pas dans les bonnes oeuvres de miséricorde? Veux-tu, en effet, obtenir de Dieu miséricorde? Exerce la miséricorde. Si tu refuses, tout homme que tu es, d'être humain envers ton semblable, Dieu refusera à son tour de te rendre divin, c'est-à-dire de t'accorder cette incorruptible immortalité qui fait de nous des dieux.

En effet, Dieu n'a aucunement besoin de toi; c'est toi qui as besoin de Dieu. Pour être heureux il ne te demande rien; et s'il ne te donne,

1. 1Co 2,9

336

tu ne saurais l'être. Or, que te donne-t-il? Oserais-tu te plaindre, si lui qui a tout créé t'offrait ce qu'il a créé de plus parfait? Et pourtant ce n'est rien de ce qu'il fait, c'est lui même qu'il te donne pour que tu jouisses de lui, de lui le Créateur de toutes choses. Eh! peut-il y avoir dans toutes ses oeuvres rien de meilleur et de plus beau que lui? De plus, pourquoi se donnera-t-il ainsi? Est-ce pour couronner tes mérites? Mais si tu cherches ce que tu mérites, considère tes péchés; écoute cet arrêt divin porté contre l'homme coupable «Tu es terre et tu iras en terre (1)». C'est d'ailleurs la menace qui avait été faite au moment où Dieu avait imposé la défense: «Le jour où vous y toucherez, avait-il dit, vous mourrez de mort (2)». Que mérite le péché, dis-moi, sinon le châtiment? Ah! oublie donc ce que tu mérites, pour n'avoir pas le coeur glacé de frayeur; ou plutôt ne l'oublie pas, de peur de repousser la miséricorde par ton orgueil. Ce sont, mes frères, les oeuvres de miséricorde qui nous recommandent à Dieu. «Bénissez le Seigneur, parce qu'il est bon, parce que sa miséricorde est éternelle (3)». Confesse que Dieu est miséricordieux et qu'il est disposé à pardonner les fautes à qui s'en accuse. Mais aussi offre-lui un sacrifice; homme que tu es, prends pitié de l'homme, et Dieu prendra pitié de toi.

Toi et ton frère, vous êtes deux hommes, deux malheureux. Quant à notre Dieu, il n'est pas malheureux, mais miséricordieux. Or, si un malheureux n'a point compassion d'un malheureux, comment peut-il implorer la miséricorde de Celui que ne saurait atteindre l'infortune? Comprenez ma pensée, mes frères. Un homme se montre-t-il dur envers un naufrage, par exemple? Attendez qu'il ait fait naufrage. S'il a éprouvé ce malheur, la vue d'un naufragé lui rappelle ce qu'il a souffert, il ressent en quelque sorte son malheur d'autrefois; et la communauté d'infortune le touche de compassion, quand n'a pu le faire la communauté de nature. Comme on plaint vite un esclave, quand on a été esclave! Comme on est porté à plaindre le mercenaire privé de son salaire, lorsqu'on a été mercenaire soi-même! Quelle consolation pour un père pleurant amèrement son fils, quand on a eu à déplorer une perte semblable! C'est ainsi que la communauté

1. Gn 3,19 - 2. Gn 2,17 - 3. Ps 117,29

d'infortune attendrit le coeur humain le plus insensible. Or, tu as été malheureux ou tu crains de l'être, attendu que durant tout le cours de ta vie, tu dois à la fois redouter ce que tu n'as point enduré, te rappeler ce que tu as souffert, et te représenter ce que tu éprouves. Si donc avec ce souvenir de tes afflictions anciennes, avec cette crainte des maux qui peuvent te frapper, et sous le poids de les douleurs actuelles, tu ne prends point pitié d'un homme tombé dans l'infortune et quia besoin de toi, tu compteras sur la compassion de Celui qui ne saurait atteindre la moindre souffrance? Tu ne donnes rien de ce que Dieu t'a donné, et tu prétends recevoir de Dieu ce que Dieu n'a point reçu de toi?

4. Vous irez, mes frères, bientôt dans va domaines, et à partir de ce moment nous nous verrons à peine, si ce n'est pour célébrer quel que solennité; de grâce, faites des oeuvres de miséricorde, parce que les péchés se multiplient. Il n'y a point pour nous d'autre moyen d'être en repos, d'autre chemin pour nous conduire à Dieu, pour nous réintégrer dans ses bonnes grâces, pour nous réconcilier avec lui; et pourtant, quel effroyable danger nous courons en l'offensant! Nous devons paraître devant lui; ah! que nos bonnes oeuvres y défendent notre cause, qu'elles y parlent plus haut que nos péchés. La sentence sera déterminée parce qui l'emportera: sentence vengeresse, si ce sont nos crimes; sentence heureuse, si ce sont nos bonnes oeuvres.

Il y a dans l'Eglise deux sortes de miséricorde; l'une se fait sans dépense et sans fatigue, l'autre exige du travail ou de l'argent, Celle qui ne demande ni dépense ni fatigue se fait dans le coeur et consiste à pardonner à qui t'a offensé. Oui, dans ton coeur est placé le trésor nécessaire pour faire cette oeuvre de miséricorde; c'est là que tu te mets à nu sous l'oeil de Dieu. On ne te dit point: Apporte ta bourse, ouvre ton trésor, lève les scellés de ton grenier. On ne te dit pas non plus: Viens, marche, cours, hâte-toi, intercède, parle, visite, travaille. Sans quitter ta place tu rejettes de ton coeur quelque ressentiment contre ton frère; c'est un acte de miséricorde accompli sans frais et sans peine; il ne t'a fallu que de la bonté et une pensée de miséricorde. Nous paraîtrions durs si nous vous disions: Distribuez vos biens aux pauvres. Mais ne sommes nous pas doux et faciles en vous disant: Accordez (337) sans vous priver de rien, pardonnez pour qu'on vous pardonne?

Nous devons néanmoins dire encore: Donnez et on vous donnera; car le Seigneur a compris ces deux devoirs dans le même précepte ce sont deux actes de miséricorde qu'il prescrit également. «Pardonnez, et on vous pardonnera», c'est la miséricorde exercée par l'oubli des injures; «donnez et on vous donnera (1)», c'est la miséricorde pratiquée par la distribution des aumônes. Mais Dieu ne fait-il pas pour nous davantage? Que pardonnes-tu à ton frère? Une offense d'homme à homme. Qu'est-ce que Dieu te pardonne, à toi? L'offense faite par un homme à Dieu même. N'y a-t-il aucune différence entre offenser un homme et offenser Dieu? Dieu donc fait pour toi davantage; au lieu que tu pardonnes simplement l'outrage fait à un homme, il pardonne, lui, l'injure faite à la majesté divine. Il en est ainsi quand il s'agit de la miséricorde qui consiste à donner. Toi, tu donnes du pain, et lui, donne le salut; tu donnes à un homme altéré, une boisson quelconque, il te donne, lui, le breuvage de sa sagesse. Y a-t-il même une comparaison à établir entre ce que tu donnes et ce que tu reçois? Voilà comment il faut prêter à usure. Veut-on être usurier? Je ne m'y opposerai nullement, mais à la condition qu'on prêtera à Celui qui ne saurait s'appauvrir en rendant beaucoup plus, et à qui appartient encore le peu que tu lui donnes pour recevoir infiniment mieux.

5. Je veux prévenir aussi votre sainteté qu'on fait doublement miséricorde lorsqu'on remet soi-même l'aumône aux pauvres. On ne doit pas seulement se montrer bon en leur donnant, on doit aussi se montrer humble en les servant. N'est-il pas vrai, mes frères, qu'en mettant sa main dans la main de l'indigent à qui il donné, le coeur du riche semble ressentir davantage les infirmités communes à l'humanité? A la vérité l'un donne et l'autre reçoit, mais ils se montrent unis parce que l'un sert l'autre; car ce n'est pas le malheur précisément, c'est l'humilité qui nous rapproche.

Vos richesses, s'il plaît à Dieu, vous resteront, à vous et à vos enfants. Mais faut-il même parler de ces richesses terrestres que vous voyez exposées à tant d'accidents? Le trésor

1. Lc 6,37-38

est en paix dans la maison, mais il ne laisse pas en paix celui qui le possède. On craint le larron, on craint les brigands, on craint le serviteur infidèle, on craint un voisin mauvais et puissant; plus on a, plus on craint. Ah! si tu donnais à Dieu en donnant aux pauvres, tu ne perdrais rien et tu serais tranquille; car Dieu même te conserverait ton trésor dans le ciel, tout en te donnant sur la terre ce qui t'est nécessaire. Aurais-tu peur que le Christ ne vînt à perdre ce que tu lui confierais? Mais chacun ne cherche-t-il point, parmi ses serviteurs, un dépensier fidèle pour lui confier son argent? Si ce dépensier peut ne rien dérober, il ne dépend pas également de lui de ne rien perdre. Qu'y a-t-il de comparable à la fidélité du Christ? Qu'y a-t-il de plus divin que sa toute-puissance? Il ne saurait ni te rien dérober, puisque c'est lui qui t'a tout donné dans l'espoir que tu lui donnerais à ton tour; ni rien perdre, parce qu'il garde tout avec sa toute-puissance.

Ce qui console le coeur, quand vous donnez des repas de charité, c'est qu'alors on nous voit donner nous-mêmes. Oui, nous donnons alors notre bien et nous le donnons par nous-mêmes, quoique nous ne donnions que ce que nous avons reçu de Dieu. Ah! mes frères, qu'il est bon, qu'il est agréable à Dieu que vous donniez de vos propres mains! C'est lui qui reçoit, lui encore qui te rendra, bien qu'avant de te devoir il t'ait donné pour que tu pusses donner. Au devoir de donner alliez donc le devoir de servir. Pourquoi perdre l'une des deux récompenses, quand tu peux les avoir toutes deux? Ne peut-on donner à tous les pauvres? Qu'on leur donne selon ses moyens, mais avec joie: «car Dieu aime qui donne avec joie (1)». On nous propose d'acheter le royaume des cieux à quelque prix que ce soit; et celui qui n'a que deux deniers ne saurait dire qu'il ne peut en faire l'acquisition. N'est-ce pas le prix que l'a acheté la veuve de l'Evangile (2)?

6. Voilà finis nos jours de fête; ils vont être suivis des jours de traités, de réclamations et de procès: examinez, mes frères, comment vous devez vous conduire alors. Le repos des jours que nous venons de célébrer a dû vous inspirer de la douceur et non des desseins de procès. Il est, hélas! des hommes qui n'ont

1. 2Co 9,7 - 2. Lc 21,2

338

gardé ces jours de fête que pour réfléchir au mal qu'ils pourront faire ensuite. Pour vous, vivez comme ayant à rendre compte à Dieu de votre vie entière et non pas seulement de ces quinze derniers jours (1).

Je me reconnais votre débiteur à propos des questions tirées de l'Ecriture que j'ai abordées hier et que le défaut de temps m'a empêché de résoudre. Mais comme le droit civil et public permet de réclamer, même de l'argent, pendant les jours qui succèdent à ceux-ci; contraignez-moi plutôt encore, au nom du droit chrétien, à vous payer ma dette. Les solennités suffisent pour amener ici maintenant tout le monde; que l'attachement à la

1. La semaine qui précédait et la semaine qui suivait Pâques, durant lesquelles une loi de l'empereur Théodose avait ordonné la fermeture des tribunaux.

loi vous y ramène bientôt pour réclamer ce que je vous ai promis. Car c'est par moi que vous donne Celui qui nous donne à tous; et je connais ces paroles de l'Apôtre: «Rendez à tous ce qui leur est dû: le tribut à qui vous devez le tribut; l'impôt à qui l'impôt; l'honneur, à qui l'honneur; la crainte à qui la crainte; ne devez rien à personne, sinon de vous aimer réciproquement (1)». L'affection est la seule detce qu'on ait toujours à acquitter, et dont nul n'est exempt. Or, ce que je vous dois, mes frères, je vous le paierai avec la grâce du Seigneur; mais, je vous l'avoue, ce sera seulement lorsque vous vous montrerez ardents pour l'exiger.

1. Rm 13,7-8





Augustin, Sermons 256