Augustin, Sermons 297

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SERMON CCXCVII. FÊTE DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL. 3. LES TRIOMPHES DE LA GRACE.

ANALYSE. - I. La nature a horreur de la mort, cette horreur fait que Pierre renie d'abord son Maître jusqu'à trois fois. Mais, quoiqu'il la conserve encore dans sa vieillesse, la grâce lui, donne la force de la surmonter et de mourir plutôt que d'offenser Dieu. II. Cette puissance de la grâce se révèle aussi dans l'apôtre saint Paul: lui-même avoue que c'est la grâce qui l'a fait tout ce qu'il est; ses mérites mêmes sont des dons de Dieu. 3. Enfin, autant il est nécessaire de vivre saintement pour arriver au ciel, autant il est nécessaire d'avoir la grâce pour vivre saintement et pour se délivrer, pour triompher des penchants pervers qui sont en nous: c'est ce qu'on voit encore dans l'histoire de saint Paul. Mais aussi une fois délivrés du mal qui est en nous, rien ne saurait nous nuire.

1. C'est le sang des Apôtres qui nous a fait de ce jour, un jour de fête; et c'est ainsi que ces serviteurs fidèles ont reconnu ce qu'ils devaient au sang de leur Maître.

A saint Pierre, comme nous venons de l'entendre, il est commandé de suivre Jésus; mais lui projetait de marcher en avant, ainsi qu'on le voit par ces mots qu'il lui adresse: «Pour vous, je donnerai ma vie (1)». C'était de la présomption; il ignorait, hélas! le fond de crainte qui était en lui. Il voulait devancer Celui que seulement il devait suivre. Son désir était bon, mais il n'était pas réglé. Bientôt une crainte amère lui fit sentir l'amertume de la mort, puis l'amertume de ses larmes effaça le péché inspiré par l'amertume de la crainte. C'est à cette crainte que s'adressa la question de la servante; ce fut l'amour qu'interrogea le Seigneur. Or, comment répondit la crainte, sinon par une frayeur tout humaine? Et comment répondit l'amour, sinon par une confession véritablement divine? L'amour de Dieu est effectivement un don de Dieu; et quand le Seigneur questionnait Pierre sur cet amour, il ne lui demandait que ce que lui-même lui avait donné.

2. Mais qu'annonça le Seigneur à Pierre? C'est l'origine de cette fête. «Quand tu étais jeune, lui dit-il, tu te ceignais et tu allais où tu voulais; mais une fois avancé en âge, un

1. Jn 13,37

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autre te ceindra et te portera où tu ne veux point (1)». Qu'est devenue cette protestation: «Je resterai avec vous jusqu'à la mort (2)?» et cette autre: «Pour vous je donnerai ma vie?» Tu vas trembler, tu vas renier, mais aussi tu vas pleurer, ét Celui pour qui tu as craint de voir mourir, ressuscitera et t'affermira. Est-il étonnant que Pierre ait tremblé avant la résurrection du Christ? Mais voici le Christ ressuscité, voici la réalité vivante de son âme et de son corps, voici le modèle sensible de ce qui nous est promis; après avoir été crucifié, après être mort et après avoir été enseveli, on voit le Seigneur plein de vie. Que dis-je? On voit? On le touche, on le palpe, on constate que c'est lui. Il passe quarante jours avec ses disciples, allant et venant, mangeant et buvant; non par besoin, mais parce qu'il en a le pouvoir; non par nécessité, mais par charité: il mange et il boit, non parce qu'il a faim et soif, mais pour instruire et convaincre. Maintenant qu'il a prouvé la vérité de sa résurrection et de sa parole, il monte au ciel, il en envoie l'Esprit-Saint qui remplit les disciples pénétrés de foi et appliqués à la prière, il les envoie prêcher ensuite. Néanmoins c'est après toutes ces merveilles qu'un autre ceint Pierre et le porte où il ne veut pas. Comment? ce que tu voulais quand le Seigneur prédisait ta chute, ne devrais-tu pas le vouloir au moins quand tu es obligé de le suivre?

3. C'est un autre qui te ceint et qui te porte où tu ne veux pas. Ici même le Seigneur nous console, car il personnifie en lui-même notre faiblesse, quand il dit: «Mon âme est triste à la mort (3)». Aussi bien, ce qui fait la grandeur des martyrs, c'est qu'ils ont foulé aux pieds les douceurs de ce monde; ce qui fait la grandeur des martyrs, c'est qu'ils ont bravé les duretés, les âpretés et les amertumes de la mort. S'il était si facile d'endurer la mort, qu'est-ce que les martyrs auraient fait d'important en reconnaissance de la mort du Seigneur? D'où vient leur grandeur? D'où vient leur élévation? D'où vient la couronne bien plus brillante qui les distingue des autres hommes? D'où vient que leurs noms, comme le savent les fidèles, ne sont pas rappelés avec les noms des autres défunts, mais séparément? D'où vient qu'au lieu de prier pour eux, l'Eglise se recommande à leurs prières?

1. Jn 21,18 - 2. Lc 22,33 - 3. Mt 26,38

D'où vient cela, sinon de ce que la mort qu'ils ont mieux aimé endurer, pour confesser le Seigneur, que de le renier, est pleine d'amertumes? Oui, la nature a horreur de la mort. Contemple toutes les espèces d'êtres vivants; tu n'en trouveras aucune qui ne veuille vivre et qui ne redoute de mourir. C'est ce que ressent le genre humain. Aussi la mort est acerbe; mais de ce que la mort soit acerbe, je le répète, s'ensuit-il qu'il faille renier la vie? Arrivé même à la vieillesse, Pierre aurait voulu ne pas mourir. Oui, il aurait voulu ne pas mourir; mais il voulait davantage encore suivre le Christ. Il aimait mieux suivre le Christ que de se préserver de la mort. S'il y avait une voie assez large pour lui permettre de suivre le Christ sans subir la mort, qui doute qu'il n'y fût entré, qu'il ne l'eût préférée? Mais il ne pouvait suivre le Christ ni arriver où il désirait qu'en passant par la voie oit il aurait voulu ne passer pas. Il arriva toutefois qu'en marchant par cet âpre chemin de la mort, les béliers furent suivis des brebis. Ces béliers sont les saints Apôtres. L'âpre voie de la mort est hérissée d'épines; mais au passage de la Pierre et de Pierre ces épines ont été comme broyées sous la pierre.

4. Nous ne blâmons, nous n'accusons personne d'aimer cette vie. Qu'on ait soin toutefois de ne pécher pas en l'aimant. Qu'on aime la vie, soit; mais qu'on fasse choix d'une vie. Je m'adresse à ceux qui aiment la vie, je leur demande: «Quel est l'homme qui veut vivre?» Tout en gardant le silence vous me répondez tous: Eh! quel est l'homme qui ne veut pas vivre? J'ajoute avec le Psalmiste: «Quel est l'homme qui veut vivre et qui aime à voir des jours heureux?» Ici encore on me répond: Quel est plutôt l'homme qui ne veut pas vivre et qui n'aime pas à voir des jours heureux? - Eh bien! si tu veux parvenir à vivre et à avoir des jours de bonheur, comme c'est une récompense, apprends ce que tu dois faire pour la mériter. «Préserve «ta langue de tout ce qui est mal». Ces mots sont dans le psaume la réponse à ceux-ci: «Quel est l'homme qui veut vivre et qui aime à voir des jours heureux?» Voici en effet ce qui vient après ces derniers: «Préserve ta langue de ce qui est mal, et tes lèvres de toute parole artificieuse; évite le mal et fais le bien (1)».

1. Ps 33,13-15

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Réponds maintenant: Je le veux. Je te demandais: Veux-tu vivre? Tu répondais: Je le veux. - Veux-tu voir des jours heureux? - Je le veux, répondais-tu encore. J'ajoute: «Préserve ta langue de ce qui est mal». Dis aussi: Je le veux. - «Evite le mal et fais le bien». Dis: Je le veux. Eh bien! si tu le veux; cherche à le mériter, et tu cours vers la récompense.

5. Considère l'apôtre saint Paul: De lui encore c'est aujourd'hui la fête; car ces deux Apôtres ont mené une vie pareille, ils ont répandu leur sang en commun, ils ont conquis tous deux la couronne céleste et tous fait de ce jour un jour sacré. Considère donc l'apôtre saint Paul, rappelle-toi les paroles que nous avons entendues tout à l'heure, lorsqu'on lisait son Epître: «On m'immole déjà, dit-il, et le moment de ma dissolution approche. J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi. Reste, poursuit-il, la couronne de justice qui m'est réservée, et que le Seigneur, en juste Juge, me rendra en ce jour (1)». Lui qui m'a donné ce qu'il ne me devait pas, ne me refusera pas assurément ce qu'il me doit. Il est juste Juge, il rendra la couronne, il la rendra, car il a un sujet à qui la rendre. «J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi». C'est à ces mérites qu'il accordera la couronne; et, je le répète, après m'avoir donné ce qu'il ne me devait pas, il ne me refusera point ce qu'il me doit. Que m'a-t-il donné sans me le devoir? «J'étais d'abord blasphémateur, persécuteur et outrageux». Mais qu'a-t-il donné sans le devoir? Apprenons-le de la bouche même de l'Apôtre, voyons comment il trouve dans sa vie même de quoi louer et bénir l'Auteur de la grâce. «J'étais d'abord, dit-il donc, blasphémateur, persécuteur et outrageux». Avais-tu droit à être Apôtre? Eh! quel droit avait un blasphémateur, un persécuteur, un outrageux? Quel droit, sinon à l'éternelle damnation? Mais, au lieu de cette éternelle damnation, qu'a-t-il reçu? «J'ai obtenu miséricorde, parce que j'agissais par ignorance, dans l'incrédulité (2)». Telle est la miséricorde que Dieu a accordée sans le devoir.

Ecoute de la même bouche un autre aveu fait ailleurs: «Je ne mérite pas, dit-il, le titre

1. 2Tm 4,6-8 - 2. 1Tm 1,13

d'Apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu». Je vois bien, ô Apôtre, que tu n'étais pas digne de ce titre. Comment en es-tu devenu digne? Comment es-tu ce que tu ne mérites pas? Le voici: «C'est par la grâce de Dieu que j'ai obtenu d'être ce que je suis». Mon juste châtiment était d'être ce que j'étais; c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis. «C'est donc par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce n'a pas été stérile en moi, car j'ai travaillé plus qu'eux tous». - Tu as donc payé la grâce de Dieu? Tu as reçu et tu as payé? Fais attention à ce que tu viens de dire. - Je mesure mes paroles: «Non pas moi, toutefois, mais la grâce de Dieu avec moi (1)». - Quand cet Apôtre est si laborieux, quand il a combattu le bon combat, achevé sa course, gardé la foi, Dieu dans sa justice lui refuserait la couronne qui lui est due, après lui avoir accordé la grâce qu'il ne lui devait pas?

6. A qui maintenant accordera-t-il cette couronne qui t'est due, ô Paul, toi qui es à la fois si petit et si grand? A quoi l'accordera-t-il? Sans doute à tes mérites. Tu as combattu le bon combat, tu as achevé ta course et gardé la foi: c'est à cause de ces mérites qu'il te doit et qu'il t'accordera la couronne. Mais aussi ces mérites qui te donnent droit à la couronné, sont des dons de Dieu. Sans doute, tu as combattu le bon combat, tu as achevé ta course; tu as vu dans tes membres une autre loi qui résistait à la loi de ton esprit et qui te mettait dans l'esclavage de cette loi du péché, qui est dans tes membres: comment es-tu devenu vainqueur, sinon par ce moyen que tu indiques ensuite? «Misérable homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur (2)». Voilà comment tu as combattu, comment tu as travaillé, comment tu n'as pas succombé, comment tu as vaincu. Voulez-vous le voir combattre? «Qui nous séparera de l'amour du Christ? L'affliction? l'angoisse? la faim? la persécution? la nudité? le glaive? Car il est écrit: Pour vous on nous met à mort chaque jour; nous sommes considérés comme des brebis à immoler». Voilà la faiblesse, le travail, la misère, les dangers, les tentations. D'où vient la victoire aux combattants? Prête l'oreille à

1. 1Co 15,9-10 - 2. Rm 7,23-25

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ce qui suit: «Mais en tout cela nous triomphons par Celui qui nous a aimés (1)». Tu as achevé ta course: sous la conduite, sous la direction, avec le secours de qui? Que dis-tu ici: «J'ai achevé ma course»; quand «cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (2)?» Tu as gardé la foi, c'est vrai. Mais d'abord quelle foi? Celle que tu t'es donnée toi-même? Donc tu aurais eu tort de dire: «Selon la mesure de foi que Dieu a départie à chacun (3)?» N'est-ce pas toi encore qui en t'adressant à quelques-uns de tes compagnons d'armes, de ceux qui luttent- et qui courent avec toi dans l'arène de cette vie, leur dis: «Il vous a été donné?» Que leur a-t-il été donné? «Il vous a été donné pour le Christ, non-seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui (4)». Ainsi deux choses leur ont été données, de croire au Christ et de souffrir pour lui.

7. Quelqu'un me dira peut-être ici: Il est vrai, j'ai reçu la foi, mais c'est moi qui l'ai gardée. Ce serait écouter sans intelligence que de dire: J'ai reçu la foi, mais c'est moi qui l'ai gardée. Notre Apôtre ne dit pas, lui: C'est moi qui l'ai gardée, car il a en vue ces mots: «Si Dieu ne garde la cité, inutilement veillent ses gardiens (5)». Travaille donc, garde; mais tu as besoin qu'on te garde aussi, tu ne suffis pas à te garder toi-même. Qu'on te laisse, tu sommeilleras, tu t'endormiras; «au lieu que ne dort ni ne s'assoupit le gardien d'Israël (6)».

8. Ainsi donc nous aimons la vie, et nous ne doutons pas que nous l'aimions; il nous est absolument impossible de nier que nous aimons la vie. Eh bien! si nous aimons la vie, faisons choix d'une vie. Que voulons-nous choisir? Une vie, une vie bonne ici et plus tard éternelle. Bonne ici pour commencer, sans qu'elle soit encore heureuse. Oui, rendons-la bonne maintenant; c'est ainsi que plus tard elle sera heureuse. La vie bonne, c'est le devoir; la vie heureuse, c'est la récompense. Rends ta vie bonne, et tu recevras l'heureuse rie. Est-il rien de plus juste, de plus régulier? Où es-tu, ami de la vie? Choisis-la bonne,. Si tu chérissais une épouse, ne la voudrais-tu pas bonne? Tu aimes la vie, et tu la choisis mauvaise? Mais dis-moi, que veux-tu de mauvais?

1. Rm 8,35-37 - 2. Rm 9,16 - 3. Rm 12,3 - 4. Ph 1,29 - 5. Ps 126,1 - 6. Ps 140,4

Tout ce que tu veux, tout ce que tu aimes, tu le veux bon. Tu ne veux sûrement ni un mauvais cheval, ni un serviteur mauvais, ni un mauvais habit, ni une mauvaise campagne, ni une maison mauvaise, ni une mauvaise épouse, ni des enfants mauvais. Tu ne veux rien que de bon: sois donc bon toi-même. Qu'as-tu contre toi pour vouloir rester mauvais, quand tu veux n'avoir rien que de bon? Tu attaches un grand prix à ta compagne, à ton épouse, à ton vêtement, et, pour descendre aussi bas que possible, à ta chaussure; et à tes yeux, ton âme est sans valeur? Sans doute cette vie est remplie de fatigues, de chagrins, de tentations, de misères, de douleurs, de craintes, elle en est remplie; oui, elle en est remplie, la chose n'est que trop manifeste. Si néanmoins, telle qu'elle est, avec tous les maux dont elle est chargée, on nous la rendait éternelle, quelles ne seraient pas nos actions de grâces parce qu'il nous serait donné d'être toujours malheureux? Eh bien! telle n'est pas la vie que nous promet, non pas un homme, mais Dieu même. C'est la Vérité même qui nous promet non-seulement une vie éternelle, mais encore une vie heureuse; une vie où il n'y aura ni fatigues, ni afflictions, ni crainte, ni douleur, mais pleine, entière et parfaite sécurité; une vie soumise à Dieu, unie à Dieu, puisée en Dieu, une vie qui sera Dieu même. Telle est l'éternelle vie qui nous est promise; et à cette vie on préfère la vie du temps, une vie de misères et d'afflictions? La préfère-t-on, je le demande, ou ne la préfère-t-on pas? Ne la préfères-tu pas, lorsque pour échapper à la mort tu veux te rendre homicide? Lorsque, dans la crainte d'être tué par ton esclave, tu lui donnes la mort? lorsque, dans la crainte d'être mis à mort par ton épouse, que tu as tort peut-être de soupçonner, tu l'abandonnes en te livrant au désir de contracter avec une autre une union adultère? C'est, ainsi qu'en aimant la vie tu perds la vie, préférant la vie temporelle à la vie éternelle, la vie malheureuse à la vie bienheureuse. Qu'obtiens-tu en agissant ainsi? N'est-il pas possible qu'en t'attachant à conserver cette vie misérable, tu expires malgré toi? Tu ignores sûrement à quel moment tu la quitteras. De quel air alors te présenter devant le Christ? De quel air te défendre contre ta condamnation? Je ne dis pas: De quel air demander la récompense? Attends-toi à être condamné à (482) l'éternelle mort pour avoir fait choix de la vie temporelle, et pour avoir par ce choix dédaigné l'éternelle.

9. Mais tu n'écoutes pas mon conseil. Tu cherches à vivre et à voir des jours heureux. C'est bien; mais ne cherche pas cela ici; c'est une pierre précieuse qui se forme dans, un pays particulier, et non ici. Tant que tu te fatigues à fouiller, tu ne trouveras pas ici ce qui n'y est point. Néanmoins fais ce qu'on t'y commande et tu obtiendras ce que tu désires. Si longue en effet que soit la vie présente, y auras-tu des jours heureux? Aussi voyez comme s'exprime l'écrivain sacré: A la vie il joint les jours heureux, attendu qu'on peut vivre et être malheureux à cause des jours misérables qu'on traverse. Ici sont bien nombreux les jours infortunés. Or, ce qui les rend infortunés, ce n'est pas ce soleil qui se précipite de l'Orient à l'Occident pour recommencer demain; c'est nous, mes frères, qui rendons malheureux nos jours. Ah! si nous vivions bien chaque jour, ici même nous aurions des jours heureux. Qui fait le mal de l'homme, sinon l'homme? Calculez combien de maux viennent à l'homme du dehors; il y en a fort peu qui ne paraissent pas avoir l'homme pour auteur. L'homme est accablé de maux par l'homme: les larcins viennent de l'homme; l'adultère de ton épouse, si douloureux pour toi, vient de l'homme; c'est un homme qui t'a séduit ton esclave, qui l'a caché, qui t'a proscrit, qui t'a attaqué, qui t'a réduit en captivité.

«Délivrez-moi, Seigneur, de l'homme méchant (1)». En entendant ces mots, tu ne penses qu'à ton ennemi, à ce voisin mauvais et puissant, à ce collègue, à ce concitoyen qui te fait souffrir. Peut-être aussi penses-tu, au voleur quand tu entends: «Délivrez-moi, Seigneur, de l'homme méchant»; et quand tu pries, c'est pour demander à Dieu qu'en te délivrant de l'homme méchant, il te sauve des poursuites de tel ou tel ennemi. Ah! ne sois pas méchant pour toi-même. Ecoute: Demande à Dieu de te délivrer de toi. Quand, en effet, par sa grâce et par sa miséricorde, Dieu te rend bon, de méchant que tu étais, comment te rend-il bon, sinon en te délivrant de ta propre méchanceté? Voilà, mes frères, ce qui est absolument vrai, certain, indubitable. Or, si

1. Ps 139,2

Dieu te délivre ainsi de toi-même, de la propre méchanceté; tout autre, si méchant qu'il soit, ne pourra te nuire en rien.

10. Je trouve un exemple, à l'appui de ce que je viens de dire, dans ce même apôtre saint Paul, dont nous célébrons aujourd'hui le martyre. Il était d'abord un persécuteur, un blasphémateur, un homme outrageux, un méchant enfin; mais il l'était pour son malheur. Le voilà qui respire le meurtre, il est altéré dit sang des chrétiens jusqu'à être prêt à répandre le sien; il a obtenu des princes des prêtres l'autorisation d'enchaîner et d'emmener tous les chrétiens qu'il pourra rencontrer à Damas. Or, pendant qu'étranger à la piété il parcourt ainsi les voies de la cruauté, il entend la voix même de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui lui crie du haut du ciel: «Saul, Saul, pourquoi me persécuter? Il est dangereux pour toi de regimber contre l'aiguillon (1)». Frappé de cet éclat de voix, il tombe; il tombe persécuteur et se relève prédicateur; aveugle de corps, son coeur est éclairé; il recouvre ensuite la vue du corps pour aller prêcher avec les lumières du coeur. Que pensez-vous de cela, mes frères? Quand Saul est délivré de l'homme méchant, de qui est-il délivré, sinon de lui-même? Et une fois délivré de cet homme méchant qui est lui-même, que peut contre lui tout autre homme méchant? L'apôtre saint Pierre dit expressément: «Et qui vous nuira, si vous êtes dévoués au bien (2)?» Que ce méchant te persécute, qu'il te lapide, qu'il te déchire à coups de verges, qu'il finisse par mettre la main sur toi, te charger de chaînes, t'entraîner, te mettre à mort; plus il te fait de mal, plus Dieu te prépare de bonheur; tout ce que tu souffres est moins un supplice qu'une occasion de mériter la couronne. Voilà où on en est quand on est délivré de l'homme méchant, ou de soi-même. «Et qui vous nuira, si vous êtes dévoués au bien?»

11. Les méchants nuisent pourtant: que de maux ils vous ont fait endurer, ô Paul! Paul répond: J'aurais plus besoin d'être délivré de ma propre méchanceté; quel mal en effet me font ces méchants? «Les souffrances de cette vie ne sont pas proportionnées à la gloire future qui éclatera en nous (3). - Car nos tribulations si légères produisent en nous le

1. Ac 9,4-5 - 2. 1P 3,13 - 3. Rm 8,18

483

poids éternel d'une gloire incroyable; parce que nous ne considérons point les choses qui se voient, car ce qui se voit est temporel, au lieu que ce qui ne se voit pas est éternel (1)». Tu es donc réellement délivré de l'homme méchant ou de toi-même, puisque les méchants te profitent plus qu'ils ne te nuisent.

Ainsi donc, mes frères, quand nous célébrons la fête de ces saints qui ont combattu contre le péché jusqu'au sang, et qui ont triomphé avec la grâce et le secours de leur Seigneur, au culte joignons l'amour, et à l'amour l'imitation, afin qu'en marchant sur leurs traces nous méritions de partager leur récompense.

1. 2Co 4,17-18




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SERMON CCXCVIII. FÊTE DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL. IV. TRIOMPHE DE LA GRACE.

ANALYSE. - Des changements merveilleux se sont produits dans saint Pierre et dans saint Paul; l'un et l'autre sont devenus, entre les mains du Seigneur, des flèches puissantes pour pénétrer les âmes de son amour; on voit même saint Paul tressaillir de joie aux approches de la mort et à la vue de la couronne de justice. Mais à qui est-il redevable de sa sainteté et de ses mérites, sinon à la grâce de Dieu?

1. Nous devions être en plus grand nombre pour célébrer la fête de ces deux grands Apôtres, saint Pierre et saint Paul. Si nous sommes si nombreux pour célébrer la naissance au ciel des petits agneaux, ne devons-nous pas l'être beaucoup plus pour célébrer celle des béliers du troupeau? Il est dit en effet, des fidèles que les Apôtres ont conquis par leur prédication: «Apportez au Seigneur les petits des béliers (1)»; et pour traverser les sentiers étroits de la souffrance, les voies hérissées d'épines, les tourments de la persécution, les fidèles qui ont suivi les Apôtres les ont pris pour guides.

Saint Pierre est le premier des Apôtres, et saint Paul le dernier; tous deux ont servi dignement Celui qui a dit: «Je suis le premier et je suis le dernier (2)»; et tous deux, le premier et le dernier, se sont rencontrés pour souffrir le martyre le même jour. Pierre avait ordonné saint Etienne (3); car il était du nombre des Apôtres qui ordonnèrent diacre ce premier martyr. Ainsi Pierre fut l'ordonnateur d'Etienne, et Paul fut son persécuteur. Cependant

1. Ps 28,1 - 2. Ap 1,17 - 3. Ac 6,6

ne cherchons point à savoir ce que Paul fut d'abord placés au dernier rang, examinons ce qu'il fut en dernier lieu. Si nous scrutons ce qu'il fut d'abord, nous n'aurons pas à nous féliciter non plus de ce que Pierre fut aussi. Paul, avons-nous dit, persécuta Etienne; regardons Pierre, ne renia-t-il pas son Maître? Pierre lava dans ses larmes le péché d'avoir renié le Seigneur; Paul expia, en devenant aveugle, la faute d'avoir persécuté Etienne. Pierre pleura avant d'avoir été châtié; Paul fut châtié aussi. Ils sont l'un et l'autre devenus bons, saints, généreux au suprême degré. Chaque jour encore on lit leurs écrits aux peuples. Et à quels peuples? à quels peuples immenses? Remarquez ce verset d'un psaume: «Leur voix s'est répandue par toute la terre, et leurs paroles jusqu'aux extrémités de l'univers (1)». Nous applaudissons à leur langage, car il est arrivé jusqu'à nous et il nous a tirés des ombres de l'infidélité pour nous élever à la sereine lumière de la foi.

2. En m'exprimant ainsi, mes frères, je suis heureux d'une si grande fête; je suis pourtant

1. Ps 18,5

484

aussi un peu triste de ne pas voir autant de monde ici qu'il devrait y en avoir le jour du martyre de ces Apôtres. Si nous ne connaissions pas ce jour, nous ne sérions point répréhensibles; mais puisque personne ne l'ignore,. comment s'expliquer tant d'indifférence? N'aimez-vous ni Pierre ni Paul? Eu vous parlant ainsi je m'adresse à ceux qui ne sont point parmi nous; car pour vous, je vous rends grâces de ce que vous au moins vous êtes venus. Mais enfin, quelle âme chrétienne pourrait n'aimer pas Pierre et Paul? Si une âme est froide encore, qu'elle lise et qu'elle les aime; si elle ne les aime pas encore, qu'elle: se, laisse pénétrer le coeur par les flèches de leurs paroles; car c'est d'eux qu'il est dit: «Vos flèches sont aiguës, très-puissantes»; et c'est à ces flèches qu'on doit ce qui suit: «A vos pieds tomberont les peuples (1)». Heureuses sont les blessures faites par ces flèches: heureuses les blessures d'amour. On entend, dans le Cantique des cantiques, l'Epouse du Christ chanter: «Je suis blessée de charité (2)». Quand se fermera cette blessure? Quand tous nos désirs seront heureusement comblés. Il y a blessure tant que nous souhaitons sans posséder encore; l'amour ici n'est pas sans douleur. Mais une fois parvenus au terme, la douleur est passée sans que l'amour s'épuise jamais.

3. Dans l'Épître écrite par saint Paul au bienheureux Timothée, son disciple, vous avez remarqué ces, mots Car déjà on «m'immole». Il voyait son martyre, imminent, il le voyait, mais sans le craindre. Pourquoi ne le craignait-il pas? C'est que déjà il avait dit: «Je désire d'être dissous et d'être avec le Christ (3). - Car déjà on m'immole». Nul n'éprouve tant d'allégresse en annonçant qu'il va se mettre à table, prendre part à un splendide festin, que Paul en éprouve en parlant de son futur martyre. «Car déjà, on m'immole». Qu'est-ce à dire? Je vais être sacrifié, sacrifié à qui? à Dieu; car «la mort de ses saints est précieuse aux yeux du Seigneur (4). - On m'immole»: Je suis tranquille, j'ai au ciel un prêtre pour me présenter à Dieu; et ce prêtre est Celui qui a commencé par se faire victime pour moi. «Déjà l'on m'immole, et le temps de ma dissolution est proche». Il parle ici de sa séparation du corps.

Car il y a de doux liens qui attachent l'homme

1. Ps 44,6 - 2. Ct 5,8 - 3. Ph 1,23 - 4. Ps 115,15

au corps, et dont on ne veut pas être dégagé. Mais en disant: «Je désire d'être dissous et d'être avec le Christ», l'Apôtre se félicitait de voir bientôt ces liens se rompre. En se dépouillant de ses membres charnels, il allait prendre les vêtements et les ornements des vertus éternelles: Il quittait son corps sans inquiétude, parce qu'il allait recevoir la couronne. Heureux changement! ô saint voyage! ô demeure fortunée! La foi nous l'enseigne, l'oe il ne voit pas encore cela; car «l'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, le coeur de l'homme n'a point pressenti ce que Dieu réserve à ceux qui l'aiment (1)». Où pensons-nous que sont maintenant ces saints? Là où on est bien. Que cherches-tu davantage? Tu ne connais pas leur séjour, mais réfléchis à leur mérite. En quelque lieu qu'ils soient, ils sont avec Dieu. «Les âmes des justes sont dans la main de Dieu, et aucun tourment ne les atteindra (2)». Afin toutefois de parvenir au séjour où sont inconnus les tourments, elles ont dû traverser les tourments; elles ont dû par d'étroits sentiers arriver au lieu immense. Qu'on ne redoute donc point les labeurs de la vie, quand on aspire à une patrie semblable. «Le temps de ma dissolution est proche. J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course; j'ai conservé la foi: il me reste encore la couronne de justice». Ah! tu as raison de te hâter, de te réjouir de ton immolation prochaine, puisque t'attend la couronne de justice. Sans doute tu es menacé encore des amertumes du martyre, mais ta pensée s'élève au dessus et s'attache à ce qui les suit; elle ne considère pas le chemin, mais le terme; et parce qu'il songe avec un amour ardent au terme du voyage, il se sent une force immense pour traverser ce qui l'y conduit.

4. Après avoir dit: «Il me reste la couronne de justice»; l'Apôtre ajoute: «Que le Seigneur, en juste Juge, me rendra ce jour-là (3)». Il se montrera juste, il ne l'a pas fait encore. 0 Paul, ô toi que d'abord l'on nommait Saul, quand tu persécutais les saints du Christ, quand tu gardais les vêtements de ceux qui lapidaient Etienne, si le Seigneur avait exercé envers toi la justice de ses jugements, où serais-tu? Quel abîme assez profond aurait-on trouvé dans la géhenne pour t'y jeter avec tes crimes? Dieu alors ne s'est pas montré juste

1. 1Co 2,9 - 2. Sg 3,1 - 3. 2Tm 4,6-8

485

pour se le montrer aujourd'hui. C'est dans tes Epîtres, en effet, c'est par toi que nous connaissons ce que tu penses de tes antécédents. C'est toi qui as dit: «Je suis le dernier des Apôtres, indigne du titre d'Apôtre». Pourquoi? «Parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu». Si tu as persécuté l'Eglise de Dieu, comment donc es-tu Apôtre? «C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis». Ainsi c'était d'abord la grâce, c'est aujourd'hui le mérite. On lui donnait d'abord la grâce, aujourd'hui on lui rend ce qui lui est dû. «C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis». Moi, je ne suis rien; ce que je suis, je le dois à la grâce. Ce que je suis, maintenant comme Apôtre; car ce que j'étais, je l'étais par moi-même. «C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis; et sa grâce en moi n'a pas été stérile; car j'ai travaillé plus qu'eux tous.». Que dis-tu là, apôtre Paul? Ne semble-t-il pas que tu t'élèves, qu'il y a un léger point d'orgueil dans ces mots: «J'ai travaillé plus qu'eux tous?» Ouvre bien les yeux. - Je les ouvre, répond-il; «mais ce n'est pas moi, c'est la grâce de Dieu avec moi (1)». - Il ne s'oubliait pas, mais cet ami de la dernière place nous ménageait pour, la fin une agréable surprise. «Ce n'est pas moi, c'est la grâce de Dieu avec moi».

5. D'abord donc on ne lui a pas fait justice. Et maintenant? «J'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi; il ne me reste plus que la couronne

1. 1Co 15,9-10

de justice, que le Seigneur, en juste Juge, me rendra ce jour-là». Tu as combattu le bon combat; mais qui t'a donné de vaincre? Je te lis à toi-même; voici ce que tu dis: «Je rends grâces à Dieu, qui nous a accordé la victoire par Jésus-Christ Notre-Seigneur (1)». Eh! à quoi servirait d'avoir combattu, si on n'avait les avantages de la victoire? C'est donc toi qui as combattu, mais c'est le Christ qui t'a octroyé la victoire. Lis encore: «J'ai achevé ma course». Cela encore, qui l'a fait en toi? N'as-tu pas dit: «Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (2)?» Parle encore: «J'ai gardé la foi». A qui encore en es-tu redevable? Prête l'oreille à tes propres paroles: «J'ai obtenu miséricorde pour rester fidèle «». C'est donc aussi par la miséricorde divine et non par tes propres forces que tu as gardé la foi; et c'est ainsi que t'attend cette couronne de justice que le Seigneur, en juste Juge, te rendra ce jour-là. Il est juste Juge, parce que tu l'as méritée; mais prends garde à l'orgueil, car tes mérites mêmes sont ses dons.

Ce que je viens de dire à l'Apôtre, je l'ai appris de lui-même; vous aussi vous l'avez appris avec moi dans cette Ecole. Nous sommes assis, pour prêcher, sur un siège supérieur; mais, disciples dans la même Ecole, nous avons au ciel. un même Maître.

1. 1Co 57 - 2. Rm 9,16 - 2. 1Co 7,25




299

SERMON CCXCIX. FÊTE DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL. II. TRIOMPHE DE LA GRACE.

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ANALYSE. - C'est la grâce de Dieu qui permet à saint Paul d'envisager avec joie sa mort prochaine; c'est à la grâce de Dieu qu'il est redevable aussi de la couronne qui l'attend: que serait-il devenu si Dieu l'eût traité d'abord comme il le méritait? Ce qui prouve aussi que le martyre de Pierre fut l'effet de la grâce ou de l'amour répandu en lui par l'Esprit-Saint, c'est que laissé à lui-même il avait d'abord renié son Maître. - Voulez-vous voir avec plus d'éclat encore la puissance de la grâce dans la mort de ces deux Apôtres? Considérez et rappelez-vous, d'après l'Écriture, que comme tous les autres hommes ils avaient pour la mort une horreur naturelle dont ils ont triomphé généreusement. Car la mort de l'homme n'est pas l'oeuvre de la nature, mais le châtiment du péché. En vain, pour le contester, les Pélagiens objectent qu'Hénoch et Elie ne sont point morts. On pourrait leur répondre qu'ils mourront. Mais en admettant qu'ils doivent être toujours exempts du trépas, on peut dire que cette exemption vient de ce qu'il n'y a plus en eux rien de ce qui produit la mort, aucun vestige du péché. Les Pélagiens, qui attribuent la mort à la nature, pourraient-ils dire semblablement qu'il n'y a plus rien en eux de la nature humaine? Défiez-vous des Pélagiens.

1. Quand il s'agit de prêcher des prédicateurs, et des prédicateurs tels que ceux dont nous avons entendu chanter et dont nous-mêmes avons chanté que «leur voix s'est répandue par toute la terre, et leurs paroles jusqu'aux extrémités de l'univers (Ps 18,5)»; nous sommes évidemment au-dessous de notre tâche. Nous devons faire preuve de bonne volonté; mais nous ne sommes point au niveau de votre attente. Aujourd'hui, en effet, vous comptez que nous allons prêcher les Apôtres Pierre et Paul, dont nous célébrons la fête. Je vois ce que vous désirez; mais en le voyant je m'affaisse; car je sais à la fois et ce que vous attendez, et de qui vous l'attendez. Néanmoins, comme le Dieu de ces Apôtres consent à être loué par nous tous, que ses serviteurs ne dédaignent pas non plus d'être loués par les vôtres.

2. Vous tous qui connaissez les saintes Écritures, vous savez que parmi les disciples que se choisit le Seigneur lorsqu'il se montrait corporellement dans ce monde, Pierre fut élu le premier des Apôtres; tandis que saint Paul ne fut choisi ni parmi eux, ni en même temps qu'eux, mais bien plus tard, sans toutefois cesser d'être leur égal. Ainsi Pierre est le premier des Apôtres, et Paul le dernier; mais Dieu, dont ils sont l'un et l'autre les serviteurs, les hérauts, les prédicateurs, est à la fois le premier et le dernier. Parmi les apôtres, Pierre est le premier, Paul est le dernier. Si Dieu est en- même temps le premier et le dernier, c'est qu'il n'y a rien ni avant, ni après lui. Ce Dieu donc qui est par son éternité le premier et le dernier, a voulu unir dans le martyre le premier et le dernier des Apôtres. Leur martyre se célèbre dans une même solennité, et leur vie s'harmonise dans une même charité. «Leur voix s'est répandue par toute la terre, et leurs paroles ont retenti jusqu'aux extrémités de l'univers». Où ont-ils été élus? où ont-ils prêché? où sont-ils morts? Nous le savons tous. Mais comment sommes-nous parvenus à les connaître eux-mêmes, sinon parce que «leur voix s'est répandue par toute la terre?»

3. Nous avons entendu saint Paul, pendant qu'on lisait son Epître, parler ainsi de sa mort déjà toute prochaine, tout imminente: «Car déjà on m'immole, et le temps de ma dissolution est proche. J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé ma foi; il ne me reste plus que la couronne de justice, que le Seigneur, en juste Juge, me rendra ce jour-là; et non-seulement à moi, poursuit-il, mais encore à tous ceux qui tiennent à ce qu'il se manifeste (2Tm 4,6-8)». Parlons un peu de cela; nous serons aidés par les paroles mêmes qui se sont répandues jusqu'aux extrémités de l'univers.
487 - Considérez d'abord la sainte dévotion de l'Apôtre. Il dit qu'on l'immole, et non qu'il meurt. Ce n'est pas qu'on ne meure point quand on est immolé, c'est que la mort n'est pas toujours une immolation. Etre immolé, c'est donc mourir pour Dieu; et ce mot rappelle le sacrifice, car sacrifier, c'est mettre à mort en l'honneur de Dieu. Ah! l'Apôtre savait en l'honneur de qui il devait verser son sang en souffrant le martyre: racheté par le sang répandu de son Seigneur, ne lui devait-il pas son propre sang? Lorsque seul il a versé son sang pour tous, le Sauveur, en effet, ne nous a-t-il pas engagés tous? En recevant de lui cette croyance, ne lui sommes-nous point redevables, de ce qu'il nous donne? N'est-ce pas à sa bonté encore que nous sommes redevables et de lui devoir et de lui rendre? Avec tant d'indigence, de pauvreté et de faiblesse, qui de nous pourrait s'acquitter envers un tel Créancier? Mais il est écrit: «Le Seigneur adonnera sa parole aux hérauts de sa gloire, afin qu'ils l'annoncent avec une grande force (Ps 67,12)»: sa parole, pour les faire connaître; sa force, pour leur aider à souffrir. C'est donc lui qui s'est préparé des victimes, lui qui s'est consacré des sacrifices, lui qui a rempli de son Esprit les martyrs, lui encore qui a pénétré de sa force les confesseurs. Aussi leur disait-il: «Ce n'est pas vous qui parlez (Mt 10,20)».

C'est donc avec raison qu'à la veille de souffrir le martyre et de répandre son sang pour la foi du Christ, on peut dire: «Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu'il m'a faits?» Quelle idée se présente alors? «Je recevrai le calice du salut et j'invoquerai le ô nom du Seigneur (Ps 115,12-13)». Comment! tu songeais à rendre, tu cherchais ce que tu pourrais rendre, et quand tu veux rendre, tu t'écries: «Je recevrai le calice du salut et j'invoquerai le nom du Seigneur?» Sûrement, ne voulais-tu pas rendre? Et voilà que tu reçois! Ah! c'est qu'après avoir reçu ce qui t'oblige, tu reçois maintenant de quoi t'acquitter; toujours redevable, soit. quand tu reçois, soit quand tu rends. «Que rendrai-je?» dis-tu. «Je recevrai le calice du salut». Tu le reçois donc aussi ce calice du martyre, ce calice dont le Seigneur a dit: «Pouvez-vous boire le calice a que je vais boire (Mt 2,22)?» Mais tu tiens déjà ce calice à la main; voici arrivé le moment de ta mort: que vas-tu faire pour ne pas trembler, pour ne chanceler pas, pour n'être pas dans l'impossibilité de boire le breuvage que déjà tu portes à tes lèvres? - Que vais-je faire? Je recevrai encore cette grâce, ce sera une nouvelle obligation contractée, car «j'invoquerai le nom du Seigneur».

«Déjà on m'immole», dit saint Paul. Il en avait été assuré par révélation, attendu que sa fragilité humaine n'aurait pas osé se le promettre. Sa confiance ne vient donc pas de lui-même, mais de Celui qui lui a tout donné et qu'il avait en vue quand il disait un peu plus haut: «Eh! qu'as-tu que tu ne l'aies reçu (1Co 4,7)? - Déjà donc on m'immole, et le moment de ma dissolution approche. J'ai combattu le bon combat». Interroge sa conscience, elle n'est point gênée, car c'est dans le Seigneur qu'elle se glorifie. «J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi». Dès que tu as gardé la foi, c'est avec raison que tu as achevé ta course. «Il ne me reste plus que la couronne de justice que le Seigneur, en juste Juge, me rendra ce jour-là».

4. Il craint toutefois de paraître faire exception en sa faveur, en se glorifiant outre mesure, et de présenter le Seigneur comme ne faisant qu'à lui cette grâce. Aussi ajoute-t-il: «Non-seulement à moi, mais à tous ceux qui aiment qu'il se manifeste». Il ne pouvait indiquer ni plus clairement ni plus brièvement ce que doivent faire les humains pour mériter cette couronne de justice. Nous ne saurions nous attendre tous à répandre notre sang; les martyrs sont rares, et nombreux sont les fidèles. Tu ne saurais être immolé comme Paul? Tu peux garder la foi, et en gardant la foi, tu aimes que Dieu se manifeste. Mais tu n'aimes pas qu'il se manifeste, si tu crains son avènement. Le Christ Notre-Seigneur est aujourd'hui caché; quand viendra son heure, il se manifestera pour juger avec justice, lui qui a été jugé et condamné injustement. Il doit venir; comment viendra-t-il? avec l'appareil d'un juge: car il ne viendra plus pour être jugé, mais, nous le savons, nous le croyons, pour juger les vivants et les morts.

Je m'adresse donc à quelqu'un d'entre vous qui pour m'entendre tenez les yeux fixés sur moi; je m'adresse à lui: Qu'il réponde, non - 488 - pas à moi, mais à lui-même. Veux-tu; lui dis-je, que vienne ce Juge? - Je le veux. - Fais attention à tes paroles; si lu dis vrai, situ veux réellement qu'il vienne, examine en quel état il le trouvera. Il doit venir en juge; après s'être humilié pour toi, il va déployer sa puissance. Il ne viendra plus pour se revêtir d'un corps, pour sortir du sein maternel, pour se nourrir de lait, être enveloppé de langes et déposé dans une crèche; enfin ni pour devenir le jouet des hommes, une fois parvenu à la jeunesse, être saisi, flagellé, pendu, et garder le silence en face de ses juges. Si tu désires son avènement, n'est-ce point parce que tu espères le voir venir encore avec la même humilité? Il s'est tu quand il a dû être jugé; il ne se taira point quand il jugera. Il s'est caché d'abord jusqu'à n'être pas reconnu; «car s'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de la gloire (1Co 2,8)». Mais s'il s'est caché dans sa puissance, s'il s'est tu en face de la puissance d'autrui, l'avènement que nous attendons viendra faire contraste avec cette obscurité et ce silence. Car «Dieu viendra avec éclat». D'abord il est venu caché; il viendra ensuite à découvert. Voilà bien qui fait contraste avec son obscurité première. Voici maintenant qui fait opposition avec son silence. «Notre Dieu viendra et il ne se taira point». Il s'est tu quand il était caché, puisqu' «il a été conduit comme une brebis à l'immolation». Il s'est tu quand il était caché, puisque, «semblable à l'agneau muet devant celui qui le tond, il n'a pas ouvert la bouche». Il s'est tu quand il était caché, puisque «son jugement a été emporté au milieu de ses humiliations (Is 53,7-8)». Il s'est tu quand il était caché, puisqu'il n'a passé que pour un homme; «mais Dieu viendra avec éclat; c'est notre Dieu, et il ne gardera pas le silence». Que penses-tu maintenant, toi qui disais: Je demande qu'il vienne, je veux, je veux qu'il vienne? Ne crains-tu pas encore? «Le feu marchera devant lui (Ps 49,3)». Si tu ne crains pas le Juge, le feu ne t'effraiera-t-il point

5. Mais si tu gardes la foi, si tu aimes réellement que le Seigneur se manifeste, tu dois attendre en paix la couronne de justice, puisque pour ceux qui sont ainsi disposés elle n'est pas un don, mais une dette. Aussi l'apôtre saint Paul lui-même la réclame-t-il comme lui étant due. «En juste Juge, dit-il, le Seigneur me la rendra ce jour-là». Il me la rendra, parce qu'il est juste et que sa promesse a fait de, lui mon débiteur. Il a commandé, j'ai écouté; il a prêché, j'ai cru, «J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi». Ce sont là des dons que Dieu m'a faits, et à ces dons il doit ajouter la couronne qu'il m'a promise. Si, en effet, tu te laisses immoler, si tu combats le bon combat, situ gardes la foi, c'est à lui que tu en es redevable. «Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu?» Mais, je le répète, il doit à ces dons ajouter d'autres dons. Avant de faire ces premiers dons, quelle couronne devait-il?

6. Vois l'Apôtre lui-même. «Une vérité pleine d'humanité et digne de toute confiance, c'est que le Christ Jésus est venu dans ce monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier (1). - Le Christ Jésus», dit-il; en d'autres termes, le Christ Sauveur, car Jésus signifie Sauveur, Salvalor. Que les grammairiens n'examinent pas jusqu'à quel point le mot Salvalor est latin; que les chrétiens considèrent plutôt combien il est exact. Salvus est une expression latine; salvare et Salvator n'étaient pas latins avant l'avènement du Sauveur; mais en établissant son règne parmi les Latins, il y a rendu latins ces mots. Ainsi donc «le Christ Jésus», le Christ Sauveur, «est venu dans ce monde». Demandons-nous pourquoi? «Pour sauver les pécheurs», ajoute l'Apôtre. Voilà pour quel motif est venu le Sauveur. Aussi telle est l'interprétation et comme l'explication que nous lisons dans l'Évangile: «On lui donnera le nom de Jésus; car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés (Mt 1,21)». Ainsi donc, une vérité digne de toute confiance, digne de foi, «c'est que le Christ Jésus est venu dans ce monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier». Non en ce sens qu'il ait péché le premier, mais en ce sens qu'il a péché plus que les autres pécheurs. C'est ainsi qu'en parlant des professions libérales, nous disons d'un médecin qu'il est le premier, quand, si inférieur qu'il soit par l'âge, il l'emporte dans son art; c'est dans ce sens encore que nous disons: premier charpentier, premier architecte. Voilà donc - 489 - comment l'Apôtre se dit le premier des pécheurs; nul, en effet, n'a persécuté l'Église avec plus de violence.

1. Depuis ces mots: «J'ai combattu le bon combat, etc.» jusqu'à ces derniers: «Dont je suisse premier», moitié des lignes du texte de saint Augustin a été enlevé dans les manuscrits. Bossuet a supposé les mots qui manquent, et nous donnons la traduction du texte rétabli par lui.


Si maintenant tu examines ce qui était dû à ces pécheurs qu'est venu sauver Jésus, tu reconnaîtras qu'ils ne méritaient que le supplice. Ainsi donc, que méritaient-ils? Le supplice. Et qu'ont-ils reçu? Le salut. Pour eux le salut a remplacé le supplice. On leur devait le supplice, on leur a accordé le salut; on leur devait le châtiment, on leur a donné la couronne. A ce Paul, qui d'abord était Saul; à ce premier des pécheurs qui surpassait les autres en cruauté, on ne devait que des supplices et d'affreux supplices; et pourtant on lui crie du ciel: «Saul, Saul, pourquoi me persécuter?» Il est forcé d'épargner, afin de pouvoir être épargné lui-même. C'est le loup qui se transforme en brebis. Ce n'est pas dire assez; il faut ajouter: Qui se transforme en pasteur. La voix du ciel lui donne la mort et lui rend la vie; elle le frappe et le guérit; elle abat le persécuteur et relève le prédicateur. Qu'y a-t-il dans cette grâce autre chose que la grâce? Quel mérite l'a précédée?

«Jésus est venu dans ce monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier. Mais si j'ai obtenu miséricorde». L'Apôtre aurait-il pu dire alors: «Le Seigneur, en juste Juge, me rendra la couronne ce jour-là?» Si le juste Juge rend ce jour-là au premier des pécheurs ce qui lui est dû, que lui rendra-t-il sinon les supplices affreux et l'éternel châtiment dus au premier pécheur? On les lui devait d'abord; on ne les lui a pas infligés. «Si j'ai obtenu miséricorde», si je n'ai pas reçu ce que je méritais; si, tout premier pécheur que j'étais, j'ai obtenu miséricorde, c'était afin que le Christ Jésus montrât en moi toute osa patience et que je servisse d'exemple à ceux qui croiront en lui pour la vie éternelle (1Tm 1,15-16)». Que veut dire, afin que je servisse d'exemple? Afin que si coupable, si plongé qu'on. soit dans le crime, on ne désespère pas d'obtenir le pardon accordé à Saul. Jésus est un habile, un grand Médecin; il arrive dans une contrée où il n'y a que des malades, et pour accréditer sa science il choisit, afin de le guérir, le malade le plus désespéré. Or c'est ce malade qui dit aujourd'hui: «Déjà on m'immole et le moment de ma dissolution approche. J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi». Comment? C'était toi qui courais en aveugle, qui traînais les Chrétiens à la mort, qui, pour lapider en quelque sorte Étienne par la main de tous ses bourreaux, veillais à la garde clés vêtements de tous? C'est bien toi? - C'était bien moi; alors; mais aujourd'hui ce n'est plus moi. Comment était-ce toi et n'est-ce plus toi? - Parce que j'ai obtenu miséricorde. - Ainsi, Paul, tu as reçu ce qui ne t'était pas dît. Mais aujourd'hui, dis-nous, dis-nous tranquillement ce qui t'est dû. «Il ne me reste plus que la couronne de justice; et le Seigneur, en juste Juge, me la rendra ce jour-là». Avec quelle confiance il réclame cette dette, lui à qui il a été fait grâce du dernier supplice! Dis maintenant à ton Seigneur, dis-lui tranquillement, dis-lui avec certitude, avec la confiance la plus entière: J'étais autrefois livré à ma méchanceté; j'ai fait usage, sans y avoir droit, de votre miséricorde: ah! couronnez vos dons, vous y êtes obligé.

Assez sur saint Paul; occupons-nous de saint Pierre; et sans prétendre parler de lui dignement, rendons-lui les devoirs que nous lui rendons chaque année. Nous viendrons ainsi du dernier au premier des Apôtres, puisque nous aussi, dans notre conduite, nous cherchons à nous élever de ce qu'il y a de plus bas à ce qu'il y a de plus haut.

7. Nous avons remarqué, dans l'Évangile qu'on vient de lire, que le Seigneur Jésus en personne prédit ainsi à saint Pierre, le premier des Apôtres, le martyre qu'il devait endurer: «Quand tu étais jeune, tu te ceignais, et tu allais où tu voulais. Une fois avancé en âge, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te portera où tu ne voudras pas». L'Évangéliste explique ensuite le sens de ces paroles. «Or en parlant ainsi, dit-il, le Seigneur désignait par quel genre de mort Pierre devait glorifier Dieu (Jn 21,18-19)». Le Seigneur Jésus lui prédit donc son martyre et son crucifiement, mais quand, loin de le renier encore, il était épris d'amour pour lui. Habile Médecin, le Sauveur distingua clairement le changement survenu dans son malade. Celui-ci l'avait renié quand il souffrait encore; une fois guéri, il l'aimait.

Il avait commencé par montrer à Pierre ce - 490 - qu'était Pierre, lorsqu'animé d'une téméraire confiance cet Apôtre avait promis de mourir pour le Christ, au lieu que c'était le Christ qui était venu mourir pour lui. «Pour moi tu donneras ta vie, lui dit-il? En vérité je te le déclare, avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois (Jn 13,38)». Je te guérirai ensuite; mais il faut que d'abord tu te reconnaisses malade. C'est ainsi qu'en lui annonçant ce triste reniement, le Seigneur montra à Pierre ce qu'était Pierre. Mais aussi, en lui parlant de son amour, le Seigneur montra à Pierre ce qu'était le Christ. «M'aimes-tu, lui demanda-t-il? - Je vous aime. - Pais mes brebis (Jn 21,15-17)». Ceci fut dit une, deux et trois fois. Cette triple protestation d'amour était la condamnation du triple reniement inspiré par la crainte. Or, comme Pierre aimait le Sauveur, le Sauveur lui parlait de son futur martyre. N'est-ce pas aimer en effet que d'affronter les supplices par amour pour le Christ?

8. Cependant, mes frères, qui ne serait étonné de ces autres paroles: «Un autre te ceindra et te portera où tu ne voudras point?» Ce fut donc malgré lui que Pierre reçut cette faveur immense du martyre? Voici Paul: «Déjà l'on m'immole, et le moment de ma dissolution approche». Ne semble-t-il pas, en parlant ainsi, courir avec allégresse au martyre? A Pierre il est dit au contraire: «Un autre te ceindra et te portera où tu ne voudras point». Paul veut donc, et Pierre ne veut pas? Il y a plus, si nous comprenons ce qu'il en est, c'est que Pierre veut comme Paul, et que Paul n'a pas plus de volonté que Pierre. Pour expliquer cette pensée dans la mesure de mes forces, j'ai besoin ici d'une attention particulière de votre part.

On peut souffrir la mort, on ne saurait l'aimer. Si on peut l'aimer, qu'ont fait d'étonnant ceux qui l'ont endurée pour la foi? Les appellerions-nous de grands hommes, des hommes de, courage, si nous les voyions seulement se livrer aux délices des banquets? Exalterions-nous leur force de caractère ou leur patience, si nous les voyions se plonger dans les voluptés? Pourquoi? Est-ce qu'en vérité, pour ne rien faire de douloureux ni de pénible, pour s'abandonner à la joie, aux plaisirs et aux délices, ils mériteraient le titre de grands hommes, d'hommes courageux et patients? Ah! ce n'est point pour de semblables motifs que nous louons les martyrs. Ils sont, eux, de grands hommes, des hommes courageux et patients. Veux-tu savoir que leur tâche n'est pas d'aimer la mort, mais de la souffrir? C'est qu'en latin nous désignons leur martyre par le mot qui exprime essentiellement la souffrance, passio. Ainsi donc, non seulement les hommes, mais tous les animaux absolument ont horreur et peur de la mort; et ce qui fait la grandeur des martyrs, c'est qu'en vue du royaume des cieux ils ont bravé généreusement ce qu'il y a de plus horrible à la nature, c'est qu'en vue des divines promesses ils ont enduré d'incroyables afflictions. Voyez le Seigneur: «Nul n'a un amour plus grand que celui qui donne sa vie pour ses amis (Jn 15,13)». S'il n'en coûte rien de donner sa vie, que fait la charité de si merveilleux? Son mérite est-il d'aimer pour moi les délices? Non, mais d'endurer pour moi la mort. «A cause des paroles sorties de vos lèvres», c'est le chant des martyrs; «à cause des paroles sorties de vos lèvres», c'est-à-dire à cause de vos avertissements et de vos promesses, «j'ai marché par de dures voies (Ps 16,4)».

Ainsi donc la nature même et l'entraînement de l'habitude font éviter la mort; et c'est en s'attachant à ce qu'on voit au-delà de la mort que pour obtenir ce qu'on veut on entreprend ce qu'on ne veut pas. Voilà ce qui explique ces mots: «Te portera où tu ne voudras pas». C'est ici le cri de la nature et non celui de la dévotion. Le Seigneur a personnifié en lui-même cette fragile nature humaine, lorsqu'aux approches de sa passion il disait à son Père: «Mon Père, s'il est possible, «que ce calice s'éloigne de moi (Mt 26,39)». Et ces mots: «Déjà on m'immole», sont plutôt le cri de la patience qu'un chant de délices. Aussi la mort est un châtiment qui nous a été comme inoculé; nous qui formons les rameaux épars du genre humain, nous la tirons de la racine même de l'arbre. Adam le premier se l'est attirée en péchant. «C'est par la femme, dit l'Ecriture, qu'a commencé le péché, et par elle nous mourons tous (Si 25,33). - Par un homme, y est-il dit encore, le péché est entré dans le monde, et par le péché, la mort; et c'est ainsi qu'elle a passé à tous les hommes par celui en qui tous ont péché (Rm 5,12)»,

De là il suit encore qu'il y a dans notre nature et le vice et le châtiment. Dieu avait créé notre nature sans aucun vice, et si elle n'avait pas failli; assurément elle n'aurait pas été châtiée. Mais, issus de cette nature souillée, nous avons puisé en elle et le vice et le châtiment pour nous souiller ensuite de tant d'autres manières. Je le répète, il y a dans notre nature et le vice et le châtiment; Jésus au contraire a pris dans sa nature humaine le châtiment sans le vice, afin de nous délivrer de l'un et de l'autre. «Un autre te ceindra, dit-il, et te portera où tu ne voudras pas». Voilà le châtiment; mais c'est un moyen de parvenir à la couronne.

Paul donc méprisait ce châtiment, il le méprisait en fixant ses regards sur la couronne et test alors qu'il disait: «Déjà on m'immole» et on m'est redevable de la couronne de justice. Il faut passer par un dur chemin, mais où n'arrive-t-on pas? Pierre aussi savait où il allait, et il se soumit au martyre avec un généreux dévouement; mais ce martyre, il l'endura, il ne l'aimait pas en lui-même. Il endurait le martyre, il aimait ce qui devait résulter du martyre; son vif attrait pour le terme du voyage lui fit endurer les aspérités de la route.

9. Nous avons dit que l'un comme l'autre ces deux Apôtres avaient voulu et n'avaient pas voulu; s'il eût été possible, ils n'auraient pas voulu endurer la peine, mais tous deux étaient également épris d'amour pour la couronne. Montrons actuellement que Paul lui-même n'aurait pas voulu le châtiment.

Le Seigneur a attesté en personne que la volonté de Pierre y était opposée. N'est-ce pas toi d'ailleurs qu'il représentait quand il disait: «Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi?» Le Seigneur donc a fait connaître les sentiments de Pierre. Quant à Paul, lui-même a manifesté les siens. Il dit en effet quelque part, en parlant de ce corps mortel: «Nous gémissons sous ce fardeau». C'est la même pensée que, dans cet autre passage de l'Ecriture: «Le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et abat l'esprit si actif à penser (Sg 9,15)». Il dit donc: «Nous gémissons sous ce fardeau», sous le faix de ce corps corruptible. «Nous gémissons sous ce fardeau». Si tu gémis, prends plaisir à déposer cette charge. Oui, il avoue qu'il gémit sous cette charge, qu'il est accablé sous le faix de ce corps corruptible: examine pourtant s'il veut se débarrasser de ce poids qui l'accable,: qui le fait gémir. Ce n'est pas ce qu'il dit ensuite. Que dit-il donc? «Parce que nous ne voulons pas être dépouillés». Quel cri naturel! Quel aveu du châtiment! Le corps est lourd, il est accablant, il est corruptible, c'est un poids sous lequel on gémit; et pourtant on ne le laisse, on ne le dépose pas volontiers. «Nous ne voulons pas être dépouillés». Veux-tu donc toujours gémir ainsi? Si tu gémis sous ce fardeau, pourquoi neveux-tu pas en être débarrassé? - Non, je ne le veux pas. - Vois ce qui suit: «Nous ne voulons pas être dépouillés, mais recouverts». Je gémis sous cette tunique de terre, je soupire après la tunique du ciel; je veux l'une sans me dépouiller de l'autre. «Nous ne voulons pas être dépouillés mais recouverts». O Paul, je voudrais vous comprendre, que dites-vous? Voudriez-vous outrager ce céleste et ample vêtement, jusqu'à le mettre par-dessus ces lambeaux de mortalité et de corruption, ceux-ci servant de vêtements de dessous, et celui-là de vêtement de dessus; ceux-ci, de vêtement intérieur, et celui-là de vêtement extérieur? - Nullement, reprend-il, ce n'est point là ce que je dis. Je ne veux pas être dépouillé, mais recouvert; recouvert, sans que néanmoins la corruption soit voilée sous l'incorruptibilité, mais «pour que ce qui est mortel soit absorbé par la vie (2Co 5,4)».

Cette acclamation prouve que tu connais l'Ecriture. Néanmoins celui qui ne les connaît pas pourrait croire que ces derniers mots sont de moi; qu'il se détrompe, ce sont les paroles mêmes de saint Paul, et voici toute la suite de cette phrase de l'Apôtre: «Nous gémissons sous ce fardeau, parce que nous ne voulons pas être dépouillés, mais recouverts, afin que ce qui est mortel soit absorbé par la vie». Ceci est parfaitement conforme à ce que vous dites ailleurs de la résurrection du corps; voici vos expressions: «Il faut que, corruptible, ce corps revête l'incorruptibilité; et que, mortel, il revête l'immortalité. Or, lorsque, corruptible, il se sera revêtu d'incorruptibilité, alors s'accomplira cette parole de l'Ecriture: La mort a été ensevelie - 492 - dans sa victoire». Ces mots: «Afin que ce qui est mortel soit absorbé par la vie», ont le même sens que ceux-ci: «La mort a été ensevelie dans sa victoire». Il n'est plus question d'elle, ni en haut, ni en bas, ni au dedans, ni au dehors. «La mort a été ensevelie dans sa victoire. O mort, où est ton ardeur?» C'est ce qui sera dit à la mort au moment où les corps ressusciteront et seront transformés au point que la mort sera absorbée dans sa victoire. «Quand ce corps corruptible se sera revêtu d'incorruptibilité», il sera dit à la mort: «O mort, où est ton ardeur?» Cette ardeur même t'emporte où tu ne veux pas. «O mort, où est ton ardeur? O mort, où est ton aiguillon? L'aiguillon de la mort est le péché (1Co 15,53-56)».

10. Comment! la mort ne vient pas du péché? Eh! de quelle autre mort parlait l'Apôtre à propos de la résurrection des corps? Ce corps corruptible se revêtira d'incorruptibilité, la mort sera ensevelie dans sa victoire. Voilà bien la résurrection du corps. Il sera dit alors: «O mort, où est ton ardeur?» A qui sera-t-il parlé de la sorte, sinon à la mort corporelle, puisqu'il est question, en cet endroit de la résurrection du corps? «O mort, où est ton ardeur? O mort, où est ton aiguillon? L'aiguillon de la mort est le péché». L'aiguillon de la mort, ou le péché, s'entend ici, non de l'aiguillon que la mort aurait produit, mais de l'aiguillon qui a causé la mort: c'est ainsi que le poison se nomme un breuvage de mort, parce qu'il cause la mort et non. parce qu'il est produit par elle.

Ainsi donc c'est en ressuscitant que le Seigneur en finit avec ce châtiment de la mort; et s'il le laisse peser encore sur les saints et sur les fidèles, c'est pour les exercer à la lutte. La mort ainsi t'est laissée comme un adversaire, un adversaire dont Dieu pouvait te délivrer en te justifiant; mais il te laisse aux prises avec elle, afin de te donner le mérite de la dédaigner pour ta foi. Ne peut-il pas sur chacun ce qu'il veut? Enoch à été enlevé. Elie l'a été; tous deux vivent encore. Est-ce:leur sainteté qui a mérité cette faveur? N'est-ce pas plutôt une grâce, un bienfait spécial qui leur a été accordé? Le Créateur a voulu nous montrer par là ce qu'il peut pour nous tous.

11. Pour soutenir que la mort, je veux dire la mort du corps, n'est pas l'oeuvre du péché, mais qu'elle est naturelle et qu'Adam serait mort quand même il n'aurait pas péché, comment donc nous objecter Enoch et Elie? N'est-ce pas être bien inconsidéré? N'est-ce pas, si on y faisait attention, parler contre soi-même? Que dit-on, en effet? - Si la mort vient du péché, pourquoi ni Enoch ni Elie ne sont-ils pas morts? En tenant ce langage, tu ne remarques donc point que ne pas attribuer la mort au péché, c'est l'attribuer à la nature? Tu la fais venir de la nature; je la fais venir du péché. Sans doute elle vient de la nature, mais de la nature viciée et condamnée à ce supplice. Oui donc, selon toi, la mort corporelle vient de la nature, et du péché, selon moi. Si elle vient du péché, me demandes-tu, pourquoi ni Enoch ni Elie ne sont-ils pas morts? Je te réponds à mon tour: Pourquoi ni Enoch ni Elie ne sont-ils pas morts, si elle vient de la nature? Enoch et Elie sont vivants; ils ont été emportés, mais ils sont vivants, en quelque lieu qu'ils habitent. Si néanmoins on n'interprète pas mal un certain passage de l'Ecriture, ils doivent mourir. L'Apocalypse, en effet, parle de deux prophètes merveilleux qui doivent mourir, ressusciter ensuite publiquement et monter vers le Seigneur (Ap 11,3-12). Or, on voit ici Enoch et Elie, quoique leurs noms ne s'y trouvent pas.

Peut-être, diras-tu, pour soutenir ton sentiment, que tu n'admets pas ce livre de l'Ecriture, ou que, tout en l'admettant, tu ne t'inquiètes pas de ce passage, attendu que le nom des deux prophètes n'y est pas exprimé. Eh bien! admettons avec toi qu'ils vivent et ne doivent jamais mourir. Adresse-moi encore cette question: Si la mort vient du péché, pourquoi ne sont-ils pas morts? Je te réponds: Et pourquoi ne sont-ils pas morts, si la mort vient de la nature? J'ajoute, pour expliquer leur vie, qu'ils n'ont plus de faute: à toi d'ajouter, si tu le peux, qu'ils n'ont plus de nature.

12. Il est vrai, notre sujet nous a entraînés un peu et occasionnellement hors de lui; ce que nous avons dit, néanmoins, contribue également à raffermir notre foi contre ces discoureurs qui se multiplient malheureusement. Ah! qu'ils ne triomphent pas de notre patience; et qu'ils n'ébranlent pas non plus notre foi. Soyons prudents et circonspects en face de ces - 493 - nouveautés de discussions, discussions purement humaines où il n'y a rien de divin. Nous célébrons aujourd'hui tune fête d'Apôtres; écoutons ces recommandations de l'un d'eux: «Evite les profanes nouveautés de paroles, car elles servent beaucoup à l'impiété (1Tm 6,20 2Tm 2,16). - Je veux que vous soyez sages dans le bien et simples dans le mal (Rm 16,19)». Adam est bien mort, mais le serpent n'est pas mort encore. Il siffle et ne cesse de murmurer. Il est réservé au dernier supplice; mais il se cherche des compagnons de tourments. Prêtons l'oreille à l'ami de l'Epoux, au zélé défenseur des intérêts de l'Époux, et non des siens: «Je vous aime pour Dieu d'un amour de jalousie; car je vous ai fiancés à un Epoux unique, au Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure. Mais je crains que comme le serpent séduisit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la chasteté que communique l'union au Christ (2Co 11,2-3)».

Tous nous avons entendu les paroles de l'Apôtre; observons-les tous, tous gardons-nous du souffle empoisonné du serpent. Comment dire que nous ne les avons pas entendues, que nous ne les connaissons pas, quand nous venons de chanter encore: «Leur voix a retenti par toute la terre, et leurs paroles jusqu'aux extrémités de l'univers (Ps 18,5)?» En courant jusqu'aux extrémités du monde, ces paroles sont arrivées jusqu'à nous; nous les avons accueillies, nous les avons écrites, nous en avons établi des lecteurs. Le lecteur ne se tait pas, le commentateur s'occupe: pourquoi le perfide tentateur ne s'arrête-t-il pas?




Augustin, Sermons 297