Augustin, Sermons 333

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SERMON CCCXXXIII. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. VIII. LES BONNES OEUVRES DUES A LA GRACE.

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ANALYSE. - Le Seigneur, pour rassurer ses martyrs, leur promet de veiller spécialement sur eux. De fait, c'est lui qui leur donne la patience et la force. Il est vrai que saint Paul revendique la couronne éternelle comme urge récompense qui lui est due; mais le même saint Paul confesse que c'est par pure miséricorde que Dieu, l'a converti, complètement changé et que toutes ses bonnes oeuvres sont des dons de Dieu. Gardons-nous donc bien de compter sur notre libre arbitre, rappelons-nous que nous ne pouvons rien sans la grâce, et ne cessons de témoigner à Dieu notre reconnaissance.

1. La fragilité humaine portant les témoins ou les martyrs de Notre-Seigneur Jésus-Christ à craindre de périr en, le confessant et en mourant pour lui, il leur a inspiré une pleine confiance en leur adressant ces paroles: «Pas un cheveu de votre tête ne périra (1)». Quoi! tu as peur de périr quand ne périra pas un seul de tes cheveux? Si ces parties superflues de ton corps sont gardées avec tant de soin, en quelle sûreté ne doit pas être- ton âme? Il ne périt pas un seul de ces cheveux à la coupe desquels tu es insensible, et le foyer même de la sensibilité, ton âme périrait?

Le Seigneur néanmoins a prédit que ses disciples souffriraient beaucoup, mais c'était pour les disposer mieux et les porter à lui dire «Mon coeur est prêt (2)». Que signifie: «Mon coeur est prêt», sinon ma volonté est toute disposée? Les martyrs ont donc la volonté préparée au milieu de leurs tortures; mais «la volonté est préparée par le Seigneur (3)». De plus, après les avoir prévenus des tourments horribles qui les attendaient, «c'est par votre patience, continue-t-il, que vous posséderez vos âmes (4)». - «C'est par votre patience». Cette patience n'existerait effectivement pas, si elle n'était l'oeuvre de ta volonté. «Par votre patience»: comment cette patience est-elle à nous? Nous n'avons que ce qui vient de nous ou ce qui nous est donné car il n'y a pas de don si la chose donnée ne devient nôtre. Pourquoi donner, en effet, sinon pour transmettre la propriété à qui reçoit? Or, l'aveu suivant est clair: «Mon âme ne se soumettra-t-elle point à Dieu? C'est de lui

1. Lc 21,18 - 2. Ps 57,8 - 3. Pr 8,35 Sept. - 4. Lc 21,18-19

que vient ma patience (1)». Le Seigneur nous dit: «Par votre patience»; disons-lui à notre tour: «C'est de lui que me vient la patience». Elle est tienne, parce qu'il te l'a donnée garde-toi de l'ingratitude. Dans l'oraison dominicale aussi, n'appelons-nous pas nôtre ce qui vient de Dieu? Chaque jour nous disons: «Donnez-nous notre pain de chaque jour». Tu dis: «Donnez-nous», et tu dis. - «Nôtre (2)». Oui, je dis: «Donnez-nous»; oui, je dis encore: «Nôtre». Ce pain devient nôtre parce que Dieu nous le donne. S'il devient nôtre parce que Dieu nous le donne, il n'est plus à nous dès que l'orgueil s'empare de nous. Tu dis: «Donnez-nous»; et tu dis: «Nôtre»; pourquoi t'attribuer ce que tu ne t'es point donné? «Qu'as-tu, en effets que tu n'aies reçu (3)» Tu dis: «Nôtre»; et tu dis: «Donnez-nous». Reconnais ici ton bienfaiteur, confesse que tu as reçu de lui, afin de le porter à te donner volontiers. Que serais-tu si tu n'étais pas dans le besoin, toi qu'on voit superbe, tout mendiant que tu es? Ne mendies-tu pas, en effet, quand tu demandes ton pain?

Le Christ considéré dans son égalité avec le Père est notre pain éternel; notre pain de chaque jour est encore le Christ, mais le Christ dans sa chair; pain éternel, il est en dehors du temps; pain quotidien, il est dans le temps, et toutefois il n'en est pas moins «le pain descendu du ciel (4)». Les martyrs sont forts, les martyrs sont inébranlables; mais «c'est ce pain qui fortifie le coeur de l'homme (5)».

2. Maintenant donc entendons parler l'apôtre

1. Ps 61,6 - 2. Mt 6,11 - 3. 1Co 4,7 - 4. Jn 6,41 - 5. Ps 103,15

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saint Paul du moment où il touchait au martyre; entendons-le compter sur la couronne qui lui était préparée. «J'ai combattu, disait-il, le bon combat; j'ai achevé ma course, j'ai gardé ma foi; il ne me reste qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée, et que te Seigneur, juste Juge, me rendra en ce jour-là, et non-seulement à moi, mais encore à tous ceux qui aiment son avènement glorieux (1)». - «Le Seigneur, en juste Juge, me rendra cette couronne, dit-il.» Puisqu'il la rendra, c'est une preuve qu'il la doit. «Il la rendra comme juste Juge». Peut-il refuser la récompense en voyant mes oeuvres? Et quelles oeuvres voit-il? «J'ai combattu le bon combat», en voilà une; «j'ai achevé ma course», en voilà une autre; «j'ai gardé ma foi», c'en est une autre encore. «Il me reste maintenant la couronne de justice»; voilà ma récompense.

Observe toutefois qu'en recevant cette récompense tu n'agis pas., et que tu n'agis pas seul en faisant ce qui la mérite. La couronne te vient de Dieu, et si le mérite vient de toi, ce n'est encore qu'avec l'aide de Dieu. En effet, lorsque l'apôtre saint Paul, lequel était Saut d'abord, persécutait les chrétiens avec tant de cruauté et de fureur, il ne méritait rien de bon, il méritait au contraire beaucoup de mal, puisqu'il méritait d'être condamné et non pas d'être élu. Tout à coup cependant, au moment même où il faisait et méritait qu'on lui fît tant de mal, une voix céleste le renverse le persécuteur abattu se relève prédicateur. Ecoute comment il fait l'aveu de ses démérites «J'étais d'abord un blasphémateur, un persécuteur, un outrageux; mais j'ai obtenu miséricorde (2)». Dit-il ici: «Que me rendra le juste Juge?» Non, mais «j'ai obtenu miséricorde»; je méritais qu'on me fît du mal, on m'a fait du bien. «Il ne nous a pas traités comme le méritait nos crimes. - J'ai obtenu «miséricorde». On ne m'a pas rendu ce qu'on me devait; si on me l'avait rendu, le supplice eût été mon partage. Non, on ne m'a pas rendu ce qu'on me devait; «j'ai obtenu miséricorde. - Il ne nous a pas traités comme le méritaient nos crimes».

3. «Autant le levant est loin du couchant, autant il a éloigné de nous nos iniquités ()». - «Autant le levant est éloigné du couchant».

1. 2Tm 4,7-8 - 2. 1Tm 1,13 - 3. Ps 102,10-12

Détourne-toi du couchant, et tourne-toi vers l'orient. Voilà dans un seul homme et Saut et Paul; Saut au couchant, et Paul au levant; au couchant le persécuteur, au levant le prédicateur. Au couchant disparaissent les péchés, de l'orient s'élève la justice; le vieil homme est au couchant, à l'orient l'homme nouveau; Saut au couchant, Paul au levant. Comment s'est opérée cette- transformation dans ce Saut, dans cet homme cruel, dans ce persécuteur, dans cet ennemi du troupeau; car il était un loup ravissant, et de la tribu de Benjamin, comme lui-même l'atteste (1)? Il était dit dans une prophétie: «Benjamin, le loup ravisseur, se jettera le matin sur sa, proie, et le soir il distribuera les aliments (2)»: Aussi commença-t-il par dévorer, il nourrit ensuite. Il ravissait, oui, il ravissait; lisez, lisez plutôt le livre des Actes des Apôtres (3). Il avait reçu des pontifes l'autorisation écrite d'arrêter et de conduire au supplice tous les disciples du Christ qu'il pourrait rencontrer. Il allait donc, furieux, respirant le meurtre et le sang. Le voilà qui ravit. Mais il est encore matin, il n'y a pour lui que vanité sous le soleil. Voici venir le soir, Paul devient aveugle. Pendant que ses yeux se ferment aux vanités du siècle, d'autres yeux s'ouvrent dans son âme; ce vase de perdition devient un vase d'élection, et on le voit «distribuer les aliments» sacrés; on lit partout les distributions qu'il en a faites. Vois avec quelle sagesse il préside à ce partage! Il sait ce qui convient à chacun. Il distribue, non pas au hasard, il ne jette pas confusément. Il distribue, il partage, il distingue sans répandre tout pêle-mêle. C'est au milieu des parfaits qu'il prêche la sagesse (4); quant aux faibles qui ne peuvent prendre encore de nourriture solide, il leur dit avec discernement: «Je vous ai donné du lait à boire (5)».

4. Voilà ce qu'il fait, lui qui naguère faisait quoi? je ne veux pas le rappeler; ou plutôt je rappellerai ses iniquités afin d'exalter la miséricorde divine. Lui qui faisait souffrir le Christ, souffre maintenant pour le Christ; de Saut il devient Paul, de faux témoin un témoin véridique; il dispersait, mais il recueille; il attaquait, il défend. Comment dans Saut un changement pareil? Ecoutons-le.

Vous demandez, dit-il, comment s'est opéré ce changement? Il ne vient pas de moi, pour

1. Rm 11,1 - 2. Gn 49,27 - 3. Ac 9 - 4. 1Co 2,6 - 5. 1Co 3,2

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suit-il; «j'ai obtenu miséricorde», ce changement ne vient pas de moi; «j'ai obtenu miséricorde. - Que rendrai-je au Seigneur «pour tout ce qu'il m'a rendu?» Il m'a rendu, en effet, non pas le mal pour le mal; non, il ne m'a pas rendu le mal pour le mal, mais le bien pour le mal. «Que lui rendrai-je» donc? «Je recevrai le calice du Sauveur (1)». - Ne voulais-tu pas rendre? Et tu reçois? tu reçois encore? - C'est qu'aux approches de mon martyre je veux rendre le bien pour le bien, non pas le bien pour le mal. - Ainsi donc le Seigneur devait d'abord à Paul le mal pour le mal; au lieu de lui rendre le mal pour le mal, il lui rendit le bien pour le mal; or, en lui rendant le bien pour le mal, il lui donna le moyen de rendre le bien pour le bien.

5. Dans Paul, en effet, ou plutôt dans Saul, il ne trouva aucun bien d'abord; et ne trouvant en lui aucun bien, il lui pardonna le mal pour lui faire du bien. N'était-ce pas le prévenir que de lui faire du bien pour commencer? Mais en lui faisant du bien pour le mettre en état de rendre le bien à son tour, il arrive à le récompenser de ses bonnes oeuvres. Quand Paul a bien combattu, qu'il a fourni sa course et gardé sa foi, Dieu le récompense. De quelles bonnes oeuvres le récompense-t-il? Des bonnes oeuvres qui sont un don de sa main divine. N'est-ce pas à lui effectivement que tu dois attribuer d'avoir combattu le bon combat? Si ce n'est pas à lui, pourquoi dis-tu quelque part: «J'ai travaillé plus qu'eux tous; pourtant ce n'est pas moi, c'est la grâce de Dieu avec moi (2)?» N'est-ce pas à lui encore que tu dois attribuer d'avoir achevé ta course? Si ce n'est pas à lui, pourquoi dis-tu ailleurs: «Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (3)?» - «J'ai conservé la foi». Tu l'as conservée; je le reconnais, j'y applaudis, j'avoue que tu l'as conservée. Mais «si le Seigneur ne garde la cité, c'est en vain qu'on veille à sa garde (4)». C'est donc avec son aide, avec sa grâce, que tu as combattu le bon combat, achevé ta course et gardé ta foi. Pardonne, saint Apôtre; je ne vois que le mal pour t'appartenir en propre. Pardonne, saint Apôtre; nous ne faisons que répéter ce que tu nous as enseigné; je vois en toi cet aveu, non pas de l'ingratitude. Non, nous ne voyons comme

1. Ps 115,12-13 -2. 1Co 15,10 - 3. Rm 9,16 - 4. Ps 126,1

venant de toi que le mal. Ne s'ensuit-il pas qu'en couronnant les mérites, Dieu ne fait que couronner ses dons

6. La vraie foi et la piété véritable demandent donc que nul ne s'enorgueillisse de son libre arbitre à la vue de ses bonnes oeuvres; car les bonnes oeuvres sont un don de Dieu, on doit les faire tout en les rapportant à leur Auteur, sans se montrer ingrat envers lui, sans s'enorgueillir en face du médecin, en se regardant, soit comme malade encore, soit comme lui étant redevable de sa guérison. Qu'on ne permette donc à aucune espèce de raisonnements de déraciner du coeur cette vraie foi, cette piété véritable. Conservez ce que vous avez reçu: qu'avez-vous, en effet, que vous n'ayez reçu? C'est le reconnaître devant Dieu que de dire avec l'apôtre saint Paul: «Pour nous, nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde». C'est l'esprit de ce monde qui rend orgueilleux, qui rend fiers, qui fait qu'on se croit quelque chose quand on n'est rien. Aussi bien que dit l'Apôtre contre cet esprit? Que dit-il contre cet esprit superbe, fier, arrogant, vaniteux, qui n'a rien de solide? «Pour nous, nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde, mais un esprit qui vient de Dieu». Où en est la preuve? «C'est que nous savons ce que Dieu nous a donné (1)».

(2) Ainsi donc, écoutons le Seigneur nous dire: «Sans moi vous ne pouvez rien faire (3)»; et encore: «Nul ne possède que ce qu'il a reçu d'en-haut (4); nul ne vient à moi, si mon Père, qui m'a envoyé, ne l'attire (5)». - «Je suis la vigne, vous êtes les branches; de même que la branche ne saurait produire de fruit si elle ne demeure unie au cep, ainsi, vous non plus, si vous ne demeurez en moi (6)». Ecoutons aussi ce qu'atteste en ces termes l'apôtre saint Jacques: «Tout bien excellent et tout don parfait vient du ciel et descend du Père des lumières (7)»; ce qu'enseigne également l'apôtre saint Paul pour réprimer la présomption qui met son orgueil dans le libre-arbitre «Qu'as-tu, s'écrie-t-il, que tu n'aies reçu? Si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais pas reçu (8)?». Et encore: «C'est la grâce qui nous a sauvés par la foi; et cela ne vient pas de vous, car c'est un don de Dieu, et personne ne doit s'en glorifier (9)»;

1. 1Co 2,12 - 2. Ce qui suit parait ajouté par saint Césaire, plutôt que par saint Augustin. - 3. Jn 15,5 - 4. Jn 3,27 - 5. Jn 6,44 - 6. Jn 15,4-5 - 7. Jc 1,17 - 8. 1Co 4,7 - 9. Ep 2,8-9

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de plus: «Il vous a été donné, touchant le Christ, non-seulement de croire en lui, mais aussi de souffrir pour lui»; de plus encore «Dieu, qui a commencé en vous la bonne oeuvre, la perfectionnera (1)». Pénétrons-nous avec soin et fidélité de ces pensées et d'autres pensées semblables, et ne croyons pas ceux qui, en exaltant orgueilleusement le libre arbitre, travaillent plutôt à le ruiner qu'à l'élever. Au contraire, considérons avec humilité ce témoignage de l'Apôtre: «C'est Dieu qui opère en vous et le vouloir et le faire (2)».

7. Rendons grâces au Seigneur, notre Sauveur: sans y être excité par aucun mérite

1. Ph 1,29 - 2. Ph 2,13

antérieur de notre part, il nous a guéris de nos blessures; réconciliés quand nous étions ses ennemis, rachetés de la captivité, élevés des ténèbres à la lumière, rappelés de la mort à la vie; de plus, tout en confessant humblement notre fragilité, implorons sa miséricorde; puisque; d'après le Psalmiste, il nous a prévenus dans sa clémence (1), qu'il daigne aussi, non-seulement conserver, mais encore augmenter les dons ou les faveurs, qu'il a eu la bonté de nous accorder, lui qui étant Dieu, vit et règne avec le Père et avec l'Esprit-Saint dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Ps 58,11




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SERMON CCCXXXIV. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. IX. CONFIANCE EN DIEU.

ANALYSE. - Sous le poids même des tortures les martyrs témoignent en Dieu une confiance inébranlable. Cette confiance s'appuie sur l'immense. bonté de Dieu qui déjà nous a donné son Fils et qui, de plus, promet de se donner à nous. Comment l'offenser encore?

1. C'est à tous les bons et fidèles chrétiens, mais surtout aux glorieux martyrs qu'il appartient de s'écrier: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?» Contre eux le monde était frémissant, les peuples méditaient de vains complots, les princes se liguaient; on inventait de nouvelles tortures et une cruauté trop ingénieuse imaginait contre eux d'incroyables supplices; on les couvrait d'opprobres, on les accablait d'accusations calomnieuses, on les enfermait dans d'insupportables cachots, on les labourait avec des ongles de fer, on les tuait à coups d'épée, on les exposait aux bêtes, on les consumait dans les flammes, et ces martyrs du Christ n'en disaient pas moins: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?» - Quoi! contre vous est tout l'univers, et vous dites: «Qui sera contre nous?» - Eh! répondent-ils, qu'est-ce pour nous que ce monde, quand nous mourons pour Celui qui l'a fait? - Qu'ils disent donc, qu'ils répètent, écoutons-les et disons avec eux: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?» On peut se mettre en fureur; nous accuser, nous calomnier, nous couvrir d'opprobres non mérités; on peut mettre non-seulement à mort mais encore en lambeaux notre corps; et après cela? «Voici que Dieu vient à mon secours, c'est le Seigneur qui se charge de mon âme (1)». Quoi! bienheureux martyr, on te déchire le corps, et tu t'écries: Que m'importe? - Oui, je le dis. - Pourquoi? dis-nous pourquoi. C'est que «le Seigneur se charge de mon âme». Or, mon âme rétablira mon corps. Comment l pas un de mes cheveux ne périt, et ma tête périrait? Ma barbe même ne périt pas. - Les chiens pourtant mettent tes membres en lambeaux. -

1. Ps 53,6

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Que m'importe? si des chiens le déchirent, le Sauveur saura lui rendre la vie. Le monde donne la mort à mon corps, «mais le Seigneur se charge de mon âme». Or, quand «le Seigneur se charge de mon âme», que puis-je perdre à la mort donnée à mon corps par le monde? Qu'ai-je réellement perdu? de quoi m'a-t-on dépouillé, puisqu'en se chargeant de mon âme, le Seigneur promet aussi de rétablir mon corps? Lors même que l'ennemi mettrait mes membres en pièces, que-me manquera-t-il, puisque Dieu même compte le nombre de mes cheveux? Car en exhortant ses martyrs à ne redouter rien des persécutions de leurs ennemis, le Christ leur disait: «Tous vos cheveux sont comptés (1)». Craindrai-je de perdre mes membres, quand on m'a garanti le nombre de mes cheveux? Disons donc, disons avec foi, disons avec confiance, disons avec une charité enflammée: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?»

2. Le tyran s'élance contre toi, et tu dis «Qui sera contre nous?» Contre toi se soulève tout le peuple, et tu t'écries: «Qui sera contre nous?» Comment me prouves-tu, martyr glorieux, comment nie prouves-tu que tu as raison de dire: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?» Il est manifeste que si Dieu est pour vous, qui sera contre vous? Prouve que Dieu est pour vous.

Est-ce que je ne le prouve pas? Ecoutez «Il n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a sacrifié pour l'amour de nous». Ces paroles, qui font suite aux précédentes, ont été entendues par vous pendant qu'on lisait l'Apôtre. Après avoir dit en, effet: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?» il suppose qu'on lui demande: Prouve que Dieu est pour vous; il apporte aussitôt une preuve imposante, il introduit sur la scène le Martyr des martyrs, le Témoin des témoins, le Fils, unique qui n'a pas été épargné mais livré par son Père pour l'amour de nous; tel est le témoignage cité par l'Apôtre en faveur de la vérité de ce qu'il vient d'affirmer. «Si Dieu est pour nous, dit-il donc, qui sera contre nous? Il n'a pas épargné son propre Fils, mais pour l'amour de nous il l'a sacrifié comment alors ne nous a-t-il pas donné toutes choses en même temps que lui (2)?» Puisqu'il nous a donné toutes choses en même

1. Lc 13,7 - 2. Rm 8,31-32

temps que lui, c'est une preuve qu'il nous l'a donné, lui aussi. M'effrayerai-je des menaces frémissantes du monde, quand je possède l'Auteur même du monde? Soyons heureux d'avoir reçu le Christ et ne redoutons dans ce siècle aucun des ennemis du Christ. Quel est-il, en effet, lui qui nous a été donné? Voyez «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu». C'est lui qui est le Christ, le Fils unique de Dieu, coéternel à son Père. «Tout a été fait par lui». Comment ne nous aurait-il pas donné tout ce qu'il a fait, puisqu'il s'est donné lui-même, lui l'Auteur de tout? Voulez-vous être sûrs qu'il est bien le Verbe? «Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous (1)». Désire et demande de parvenir à cette vie du Christ qui t'est présentée; mais en attendant, attache-toi à sa mort comme à un gage précieux. Pouvait-il, en nous promettant de vivre en personne avec nous, nous donner un plus sûr gage de sa parole que de mourir pour nous? J'ai pris part à vos maux, dit-il, et je ne vous ferai point part de mes biens? Il en a fait la promesse, il nous a donné de cette promesse un gage, une caution, et tu hésites de le croire? Il a fait cette promesse en vivant au milieu des hommes; il nous a donné cette caution en écrivant son Evangile; et en face du gage sacré ne réponds-tu pas chaque jour: Amen? Tu reçois ce gage; chaque jour on te le donne; ne désespère point, puisqu'il fait ta vie.

3. Est-ce outrager le Fils unique de Dieu que de dire qu'il nous est donné pour devenir un jour notre héritage? Oui, il le deviendra. Quoi! si on t'offrait aujourd'hui un domaine aussi agréable que fertile, un domaine dont les beautés te feraient désirer de l'habiter toujours et dont la fécondité te fournirait aisément de quoi vivre, n'accueillerais-tu pas ce présent avec amour et avec reconnaissance? Eh bien! nous demeurerons un jour dans le Christ lui-même. Ne sera-t-il pas notre héritage dès qu'il sera notre séjour et notre vie?

Mais laissons l'Ecriture nous l'enseigner, pour ne paraître pas hasarder de conjecture contre l'enseignement de la parole de Dieu. Ecoute ce que disait au Seigneur un homme qui savait bien que «si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? - Le Seigneur, dit-il, est la portion de mon héritage (2)». Il ne dit

1. Jn 1,1-3 - 2. Ps 15,5

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point: O Seigneur, que me donnerez-vous pour héritage? Tout ce que vous pourriez me donner n'est rien. Soyez, vous, mon héritage c'est vous que j'aime, vous que j'aime de tout mon être; je vous aime de tout mon coeur, de toute mon âme, de tout mon esprit. Que serait pour moi ce que vous me donneriez en dehors de vous? Voilà bien en quoi consiste le pur amour de Dieu; c'est espérer Dieu de Dieu, c'est chercher à se remplir,-à se rassasier de lui. Ah! il te suffit, et rien sans lui ne saurait te suffire. C'est ce que connaissait Philippe quand il disait: «Seigneur, montrez-nous votre Père, et cela nous suffit (1)». Oh! quand donc s'accomplira ce que nous promet l'Apôtre pour la fin de notre vie? Quand Dieu sera-t-il «tout en tous (2)?» Quand sera-t-il pour nous ce

1. Jn 14,8 - 2. 1Co 15,28

qu'ici même nous désirons en dehors de lui, ce que nous désirons jusqu'à l'offenser souvent? car il sera tout pour nous quand en tous il sera tout.

Pour manger tu offenses Dieu, tu l'offenses pour te vêtir, pour prolonger ta vie et arriver aux honneurs tu l'offenses encore. Que ne pourrais-je pas dire de plus? De grâce, n'offense pas Dieu pour de tels motifs. Tu l'offenses en vue de quelque aliment; et il sera lui-même ton aliment éternel! Tu l'offenses pour te vêtir; et lui-même te revêtira d'immortalité! Tu l'offenses pour quelque honneur; et il sera ta gloire! Tu l'offenses par amour pour cette vie temporelle; et lui-même sera ton éternelle vie! Pour rien au monde ne consens à l'offenser; ne dois-tu pas aimer uniquement Celui qui pourra te satisfaire pleinement et te tenir lieu de tout?




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SERMON CCCXXXV. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. X. LES MARTYRS DU CHRIST ET LES MARTYRS DE L'OR.

ANALYSE. - Le vrai martyr triomphe, non-seulement de toutes les séductions, mais encore de tous les supplices du siècle. Que dis-je? Ce triomphe ne lui suffit pas. L'avare aussi peut tout braver pour s'enrichir; c'est un martyr de l'or. Pour être martyr du Christ, il faut tout endurer pour le Christ.

1. Ce jour étant consacré aux saints martyrs, n'est-ce pas de leur gloire que nous devons prendre surtout plaisir à parler? Daigne nous venir en aide le Seigneur des martyrs, car il est lui-même leur couronne.

C'est le cri des martyrs que nous venons d'entendre dans ces éclatantes paroles de l'apôtre saint Paul: «Qui nous séparera de l'amour du Christ? - La persécution?» poursuivent-ils; «l'angoisse? la tribulation? la faim? «la nudité? les dangers? le glaive? car il est écrit: C'est à cause de vous que nous sommes mis à mort chaque jour, qu'on nous regarde comme des brebis d'immolation. Mais, en tout cela nous triomphons par Celui qui nous a aimés (1)». Ainsi les martyrs se disent prêts à tout souffrir, sans compter sur eux-mêmes; ils aiment Celui qui se glorifie dans ses serviteurs: «Afin que quiconque se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (2)».

Les martyrs savaient aussi ce que nous avons chanté un peu auparavant: «Justes, réjouissez-vous dans le Seigneur, tressaillez d'allégresse (3)». Si les justes se réjouissent dans le Seigneur, c'est que les injustes ne savent prendre leurs plaisirs que dans le siècle. Or, les plaisirs sont comme les premiers ennemis à attaquer: il faut triompher du plaisir

1. Rm 8,35-37 - 2. 1Co 1,31 - 3. Ps 31,11

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d'abord, de la douleur ensuite. Comment vaincre les rigueurs du siècle, si on ne peut en vaincre les caresses? Les caresses du siècle consistent à promettre des honneurs, des richesses, des voluptés; ses menaces, à réduire à la souffrance, à l'indigence, à l'humiliation. Si on ne dédaigne pas ses caresses, comment triompher de ses menaces? Aux richesses sont attachées des jouissances: qui l'ignore? Mais la justice en offre davantage. Goûte à la fois les charmes des richesses et de la justice. Supposons maintenant une tentation; supposons que tu aies à choisir entre la justice et l'opulence, que tu ne puisses posséder l'une avec l'autre, que tu doives sacrifier la justice si tu prends parti pour l'opulence, ou l'opulence si lu prends parti pour la justice; c'est ici qu'il te faut choisir et combattre, c'est ici que nous allons voir si tu n'as pas chanté en vain: «Justes, réjouissez-vous dans le Seigneur, tressaillez d'allégresse»; si tu n'as pas vainement entendu ces mots: «Qui nous séparera de l'amour du Christ?» L'Apôtre ne dit rien des caresses du monde, il ne te rappelle que ses menaces. Pourquoi? Ah! c'est qu'il prédisait les luttes des martyrs, ces luttes où ils ont vaincu la persécution, la faim, la soif, l'indigence, l'outrage, enfin la crainte de la mort et les extrêmes fureurs de l'ennemi.

2. Mais aussi vous voyez, mes frères, comment la doctrine du Christ fait tout en eux.. L'Apôtre nous enseigne de préférer au monde entier la charité du Sauveur. Mais quelles transes ne souffrent pas ceux qui cherchent à s'emparer du bien d'autrui? «Est-ce la persécution?» demande l'Apôtre. Les poursuites intentées contre eux ne les arrêtent pas. Essaie-t-on d'intimider l'avare? Tout en redoutant le supplice, l'avare dérobe, il s'enflamme au larcin. Combien souffrent «la faim», pour réaliser des bénéfices, et allèguent leur faiblesse d'estomac quand nous leur prescrivons le jeûne! Tout le jour ils trouvent du temps pour compter, ils s'endorment même sans avoir mangé. «Est-ce la nudité?» demande encore saint Paul. Que dirai-je ici? On voit chaque jour des commerçants échapper, dépouillés, du naufragé, et de nouveau s'exposer aux dangers de la mer. Pourquoi braver ainsi ces dangers de chaque jour, si ce n'est pour acquérir des richesses? «Le glaive» même n'y fait pas obstacle. Faire un faux est un crime capital; en rogne-t-on moins les héritages? Ah! si un domaine temporel exerce une telle attraction, que ne doit pas faire l'héritage même du Christ? Ainsi, l'avare dit dans son coeur, s'il, n'ose le dire de vive voix: Qui nous séparera de l'amour de l'or? La tribulation? l'angoisse? la persécution? A l'or même ils peuvent dire aussi: Pour toi nous souffrons la mort tout le long du jour.

C'est donc avec grande raison que les saints martyrs s'écrient dans un psaume: «Jugez-moi, Seigneur, et distinguez ma cause de celle d'un peuple impie (1)». Distinguez ce que je souffre de tribulations; les avares en souffrent aussi. Distinguez lues angoisses; les avares en endurent aussi. Distinguez les poursuites exercées contre moi; on en exerce aussi contre les avares. Distinguez la faim qui me tourmente; pour acquérir de l'or les avares ont faim aussi. Distinguez ma nudité; les avares aussi se laissent dépouiller pour de l'or. Distinguez ma mort; pour l'or égale. ment se font mourir les avares. Que signifie donc: «Distinguez ma cause?» Que «pour l'amour de vous nous subissons la mort chaque jour». Eux souffrent pour de l'or, et nous pour vous. La souffrance est la même, la cause est différente. Mais la cause étant différente, la victoire est sûre.

C'est donc parce que nous voyons cette différence de la cause soutenue par les martyrs, que nous aimons leurs fêtes. Aimons en eux, non ce qu'ils ont souffert, mais les motifs pour lesquels ils ont souffert. Si nous n'aimons que ce qu'ils ont enduré, combien d'hommes se présenteront à nous, qui ont enduré davantage pour des causes mauvaises! Ainsi, considérons la cause défendue. Voyez la croix du Christ. Tout près l'un de l'autre étaient le Christ et les larrons. Le supplice était le même, la cause diverse. Un des larrons devint croyant, l'autre resta blasphémateur, et le Seigneur, du haut en quelque sorte de son tribunal, les jugea l'un et l'autre, condamnant à l'enfer le blasphémateur, et menant l'autre en paradis avec lui (2). Pourquoi cette conduite? Parce qu'avec la similitude des supplices il y avait différence dans la cause. Voulez-vous donc arriver, aux palmes des martyrs? Embrassez leur cause.

1. Ps 42,1 - 2. Lc 23,39-43




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SERMON CCCXXXVI. POUR LA DÉDICACE D'UNE ÉGLISE. I. LE TEMPLE SPIRITUEL.

ANALYSE. - De même que pour se soutenir ce temple a besoin que toutes les parties en soient unies entre elles, ainsi pour être le temple de Dieu il est nécessaire que nous soyons unis par le liens de la charité envers Dieu et envers le prochain. Mais aussi, de même que, dans le psaume de la dédicace, Jésus-Christ notre Chef bénit Dieu de sa résurrection et de sa glorification, laquelle est comme la dédicace du temple sacré de son humanité sainte; ainsi parviendrons-nous un jour à être comme dédiés et glorifiés avec lui.

1. La fête qui réunit cette multitude est la dédicace d'une maison de prières. Ainsi, cette maison lest pour nous une maison de prières, et nous sommes, nous, la maison de Dieu. Si nous sommes la maison de Dieu, c'est parce qu'en nous formant dans le siècle nous devons être dédiés à la fin du siècle; et si nous avons de la peine à bâtir, nous aurons de la joie quand viendra pour nous la dédicace.

Ce qui se faisait naguère, lorsque s'élevaient ces murailles, se fait encore, maintenant que se rassemblent ceux qui croient au Christ. Croire, en effet, c'est en quelque, sorte âtre tiré des forêts et des montagnes, comme le bois et la pierre; et s'instruire, être baptisé, se former à la vie chrétienne, c'est être comme taillé, dressé, poli entre les mains des ouvriers et des artisans. On ne devient toutefois la maison du Seigneur, qu'autant qu'on est uni par le ciment de la charité. Si ces pierres et ces bois. n'étaient joints entre eux d'après des règles déterminées, s'ils ne s'étreignaient pacifiquement, si en s'embrassant, en quelque sorte, ils ne s'aimaient à leur manière, qui entrerait ici? Quand, au contraire, on voit dans un édifice, quelconque, les bois et les pierres parfaitement joints ensemble, on y entre tranquillement et sans en craindre la ruine, Aussi, afin de pouvoir entrer et demeurer en nous comme dans un temple qu'il se bâtissait, le Seigneur Jésus disait-il: «Je vous donne un commandement nouveau, c'est que vous vous aimiez les uns les autres (1). - Je vous donne un commandement nouveau». Usés de vieillesse, vous n'étiez

1. Jn 13,34

pas pour moi un sanctuaire, et nous restiez dans vos débris: afin de vous relever de vos ruines, aimez-vous les uns les autres.

Votre charité doit donc considérer que, dans tout l'univers, cette demeure mystérieuse est encore en construction, ainsi qu'il a été prédit et promis. Aussi, lorsqu'après le captivité, comme on lit dans un autre psaume, ont bâtissait la maison sainte, on s'écriait: «Chantez au Seigneur un cantique nouveau; toute la terre, chantez au Seigneur». Ces mots: «Un cantique nouveau», sont synonymes de ces autres du Seigneur: «Un commandement nouveau». Qu'y a-t-il, en effet, dans un nouveau cantique, sinon une affection nouvelle? Le chant est l'expression de l'amour; le cri du chantre sacré est la ferveur de l'amour divin.

2. Aimons, aimons gratuitement, car notre amour a Dieu pour objet; or, qui vaut mieux que Dieu? Aimons Dieu pour lui-même; pour nous, aimons-nous en lui, mais aussi pour lui. Car c'est l'aimer véritablement un ami, que d'aimer Dieu en lui, soit parce qu'il y est, soit pour qu'il y soit. Telle est la vraie charité: nous aimer pour un autre motif, c'est nous haïr plutôt que de nous aimer. «Celui qui aime l'iniquité, hait», quoi? Peut-être son voisin ou sa voisine? Qu'il frémisse: «Il hait son âme (3)». Haïr son âme, c'est chérir l'iniquité. «Vous qui aimez le Seigneur, détestez le mal (1)». Dieu est le bien; toi, tu affectionnes le mal, et dans l'amour que tu as pour toi-même, il y a l'affection du mal comment donc aimes-tu Dieu, puisque tu

1. Ps 95,1 - 2 Ps 10,6 - 3. Ps 96,10

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aimes encore ce qu'il hait? On t'a bien dit que Dieu nous a aimés (1); il est vrai, il nous a aimés, et nous ne pouvons que rougir en considérant ce que nous étions quand il nous a aimés. Aujourd'hui pourtant, nous ne rougissons point: c'est que son amour nous a changés. Le souvenir du passé nous humilie; l'espoir de l'avenir nous réjouit. Pourquoi, d'ailleurs, rougir de ce que nous avons été, sans nous livrer plutôt à la confiance, puisque nous sommes sauvés en espérance? Aussi avons-nous entendu ces paroles: «Approchez de lui et vous serez éclairés, et votre face ne rougira point (2)». Que la lumière vienne à s'éloigner, tu retombes dans l'obscurité et la confusion. «Approchez de lui, et vous serez éclairés». Ainsi il est, lui, la lumière, et séparés de lui nous sommes ténèbres. T'éloigner de la lumière, n'est-ce pas demeurer dans tes ténèbres? T'approcher de lui, au contraire, c'est briller, mais non par toi-même. «Autrefois vous étiez ténèbres», dit l'Apôtre à d'anciens infidèles devenus fidèles; «autrefois vous étiez ténèbres, vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (3)». Ainsi donc, si avec le Seigneur on est lumière, et ténèbres sans lui; oui, si avec le Seigneur on est lumière, et ténèbres sans lui, «approchez-vous de lui et vous serez éclairés».

3. Contemplez, dans le psaume de la dédicace que nous venons de chanter, un édifice qui sort de ses ruines.. «Vous avez déchiré mon cilice»; idée de ruine. Où est l'image de la construction? «Et vous m'avez revêtu de joie»: Voici maintenant un chant de dédicace: «Afin que ma gloire vous célèbre et que je ne sois plus percé». Qui parle de la sorte? Reconnaissez-le à son langage. Vous comprendrez peu, si j'interprète ce qu'il dit; je vais donc rapporter ses paroles, vous le reconnaîtrez bientôt et vous l'aimerez dans ce qu'il vous dit. Qui a pu dire jamais: «Seigneur, vous avez tiré mon âme de l'enfer?» Quelle est l'âme délivrée par Dieu, de l'enfer, sinon l'âme dont il est dit ailleurs: «Vous ne laisserez point mon âme dans l'enfer (4)?» Il est question de dédicace et on chante la délivrance; on fait résonner le cantique de la dédicace de la maison sainte, et on dit: «Je vous exalterai, Seigneur, parce que vous

1. 1Jn 4,10 - 2. Ps 33,6 - 3. Ep 5,8 - 4. Ps 15,10

m'avez relevé et que vous n'avez pas réjoui mes ennemis de ma ruine (1)».

Considérez ici les Juifs ennemis du Sauveur: ils s'imaginaient avoir mis à mort, avoir vaincu le Christ comme un ennemi ordinaire, s'en être défait comme d'un homme mortel, semblable aux autres hommes. Il ressuscita le troisième jour, et voici son chant: «Je vous exalterai, Seigneur, parce que vous m'avez relevé». Considérez également ces mots de l'Apôtre: «C'est pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné un nom au-dessus de tout nom (2)». - «Et vous n'avez pas réjoui mes ennemis de ma ruine». Sans doute ils se sont réjouis de la mort du Christ; mais à sa résurrection, à son ascension et à la prédication de sa gloire, plusieurs furent percés de douleur. Oui, quand il fut prêché et glorifié avec tant de constance par les Apôtres, plusieurs furent pénétrés de douleur et se convertirent, d'autres s'endurcirent et furent couverts de confusion; il n'y en eut point pour se réjouir. Maintenant que se remplissent les églises, pensons-nous que les Juifs se réjouissent? Pendant qu'on bâtit, qu'on dédie, qu'on remplit les églises, comment les Juifs se réjouiraient-ils? Non-seulement ils ne se réjouissent point, ils sont couverts de honte, et on voit l'accomplissement de ce chant d'allégresse: «Je vous exalterai, Seigneur, parce que vous m'avez relevé et que vous n'avez «point réjoui mes- ennemis de ma ruine». Vous ne les avez point réjouis de ma ruine; mais s'ils croient en moi, vous les réjouirez de mon triomphe.

4. Pour ne pas trop allonger, venons enfin aux paroles que nous avons chantées. Comment le Christ peut-il dire: «Vous avez déchiré mon cilice, et vous m'avez revêtu de joie?» Son cilice était sa chair, semblable à la chair de péché. Ne dédaigne point ces expressions,: «Mon cilice»: dans ce cilice, dans ce sac était contenue ta rançon. «Vous avez déchiré mon sac». Ainsi nous sommes-nous échappés. «Vous avez déchiré mon sac». C'est dans la passion que ce sac s'est déchiré. Comment toutefois peut-il dire à Dieu son Père: «Vous avez déchiré mon sac?» Veux-tu le savoir? «Vous avez déchiré mon sac»; car «il n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous tous (3)». Il a fait, en effet,

1. Ps 29,12-14 - 2. Ph 2,9 - 3. Rm 8,32

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par le ministère des Juifs et à leur insu, ce qui devait servir à racheter les esprits éclairés et à confondre les incrédules. Les Juifs savent-ils le bien produit par leurs crimes? Voyez suspendu le sac mystérieux; l'impie triomphe en quelque sorte; le bourreau ouvre ce sac d'un coup de lance, et le Rédempteur en fait jaillir notre rançon. Chantés, ô Christ Rédempteur; gémis, vendeur de Judas; ô juif acheteur, rougis. Et Judas, en vendant, et le juif, en achetant, ont fait l'un et l'autre une mauvaise affaire, ils ont perdu tous deux et se sont perdus eux-mêmes soit en vendant soit en achetant. Vous avez voulu acheter: ah! qu'il eût mieux valu pour vous être rachetés! Celui-là a vendu, celui-ci a acheté infortuné commerce, car le vendeur n'a point l'argent et l'acheteur n'a point de Christ. Je demande à l'un: Où est le prix reçu par toi? à l'autre: Où est ce que tu as acheté? Au premier encore: En vendant tu t'es fraudé toi-même. Sois heureux, chrétien, à toi tout le profit du commerce de tes ennemis; ce que l'un a vendu et ce qui a été acheté par l'autre, tu l'as gagné.

5. A notre Chef donc, à lui qui a été rois à mort pour le salut de son corps et qui pour son corps aussi a été comme dédié, à lui de dire, écoutons-le: «Vous avez déchiré mon cilice et vous m'avez revêtu d'allégresse»; en d'autres termes: Vous avez brisé mes liens mortels et vous m'avez revêtu d'immortalité et d'incorruptibilité. «Afin que ma gloire vous célèbre et que je ne sois plus percé». Qu'est-ce à dire, «que je ne sois plus percé?» Que le bourreau, pour me percer, ne me frappe plus de sa lance. «Depuis, en effet, qu'il est ressuscité d'entre les morts, le Christ ne meurt plus, la mort n'aura sur lui plus d'empire; car en mourant pour le péché il n'est mort qu'une fois, et revenu à la vie il vit pour Dieu. Nous aussi, poursuit-il, estimons que nous sommes morts au péché et que nous vivons pour Dieu dans le Christ Jésus Notre-Seigneur (1)». Avec lui donc nous chantons et nous sommes avec lui dédiés à Dieu. N'espérons-nous pas que les membres suivront leur Chef où celui-ci les a devancés? «Nous sommes effectivement sauvés en espérance; or l'espérance qui se voit n'est point de l'espérance: qui espère ce qu'il voit? Si donc

1. Rm 6,9-11

nous espérons ce que nous ne voyons pas, c'est que nous l'attendons avec patience (1)»; c'est qu'avec patience nous nous construisons en quelque sorte.

Peut-être même, si nous nous montrons bien attentifs, si nous regardons avec soin, si nous avons l'oeil pénétrant, non pas comme le possèdent les amis aveugles de la matière; oui, si nous appliquons notre oeil spirituel, pourrons-nous nous reconnaître nous-mêmes, trouver notre langage dans ces paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ce n'est pas, en effet, sans raison que l'Apôtre a dit: «Sachant bien que notre vieil homme a été détruit avec lui, pour la destruction du corps du péché et afin que nous ne soyons plus esclaves du péchés». Ici donc vois ton langage: «Afin que ma gloire vous célèbre et que je ne sois plus percé». Manquons-nous, hélas! de traits perçants, maintenant que nous sommes chargés des lourds fardeaux de ce corps mortel? Si nous n'avons pas le coeur percé, pourquoi nous frapper la poitrine? Mais quand viendra pour notre corps aussi la dédicace pour laquelle le Seigneur nous a servi de modèle, nous ne serons plus percés. D'ailleurs le coup de lance du soldat rappelle la componction que nous fait le péché. Il est écrit «C'est à la femme qu'a commencé le péché, et par elle nous mourons tous (3)». Rappelez-vous de quelle partie du corps elle a été formée, et voyez d'autre part où la lance a frappé le Seigneur. Rappelez-vous, rappelez-vous notre condition première. Est-ce donc en vain, je le répète, que «notre vieil homme a été crucifié avec lui, pour la destruction de ce corps de péché, et afin que nous ne soyons plus esclaves du péché?» Eve donc, à qui remonte le péché, Eve a été prise, pour être formée, du côté de l'homme. Le premier homme dormait et était, couché lorsque ceci arriva; le Christ mort était suspendu lorsque s'accomplit le mystère. Quels rapports entre le sommeil et la mort, entre un côté et un côté! Le Seigneur a été percé au siège même du péché. Mais si du côté d'Adam a été formée Eve pour nous donner la mort en péchant; du côté du Christ a été formée l'Eglise pour nous rendre à la vie en nous enfantant.

6. (4) C'est ainsi qu'en considérant avec plaisir

1. Rm 8,24-25 - 2. Rm 6,6 - 3. Si 25,33 - 4. Les Bénédictins remarquent que ce dernier paragraphe peut n'avoir pas été placé ici par saint Augustin.

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les murailles toutes neuves de cette sainte église, que nous dédions aujourd'hui au service de Dieu, nous remarquons que nous sommes redevables envers notre Dieu de grandes louanges et envers votre sainteté d'un discours convenable qui traite de la construction d'une maison divine. Notre discours sera convenable, pourvu qu'il renferme quelque chose d'édifiant qui tourne, avec le travail intérieur de Dieu, au profit de vos âmes.

Il faut donc réaliser spirituellement dans nos âmes ce que nous voyons dans ces murailles matérielles; et avec la grâce de Dieu accomplir dans nos coeurs ce que nous apercevons d'achevé dans ces bois et ces pierres. De plus rendons particulièrement grâces au Seigneur notre Dieu, l'Auteur de tout bien excellent et de tout don parfait; louons aussi sa bonté avec toute la vivacité de notre coeur, car pour la construction de cette maison de prières, il a parlé à l'âtre de ses fidèles, il a excité leur ardeur, il leur a prêté des ressources; quand ils ne voulaient pas encore, il leur a donné de vouloir; pour soutenir ensuite les efforts de leur bonne volonté, il leur a accordé de réaliser leur dessein; et c'est ainsi qu'au Seigneur, qui «produit dans les siens le vouloir et le faire selon son bon plaisir (1)», revient la gloire d'avoir tout entrepris et tout achevé. De plus, comme il ne permet jamais que devant lui les bonnes oeuvres soient inutiles, après avoir accordé à ses fidèles la grâce d'agir avec sa vertu, il leur octroiera une récompense proportionnée à des oeuvres si méritoires. Nouveau motif pour rendre à notre Dieu de plus amples actions de grâces: non content d'avoir fait élever cette église à la gloire de son nom, il a augmenté la vénération qui lui est due en y faisant placer les reliques de ses saints martyrs.

1. Ph 2,13





Augustin, Sermons 333