Augustin, Sermons 3008

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HUITIÈME SERMON. SUR SAINT JEAN-BAPTISTE.

Les Pères de Saint-Maur ont signalé (Sermon CCXLII1, Apprend., tom. V) cette locution, «mes très-chers frères», qu'on lit au commencement de ce sermon, comme une locution solennelle et habituelle dans les sermons douteux. Toutefois, comme saint Augustin se trahit clairement,, j'aimerais mieux dire que, dans les lectionnaires d'où j'ai tiré ce sermon, l'exorde a été changé pour la cause que j'ai empruntée plus haut aux Pères de Saint-Maur. S'il est arrivé que, dans le sermon précédent, le commencement m'ait paru vrai, tandis que je doutais de la conclusion, ici c'est l'exorde qui est douteux, mais la conclusion certaine. Ce que nous découvrons vers la fin nous apprend le cas que nous devons faire du sermon; car nous y voyons pour la veille de cette fête des superstitions populaires que nul autre sermon du saint Docteur ne nous avait enseignées. C'est en vain que je l'ai cherché dans les bibliothèques qui ont paru jusqu'à ce jour. On peut, dans l'édition de Saint-Maur, l'inscrire sous le numéro 293, et ce sera le neuvième sur la nativité de saint Jean-Baptiste.

ANALYSE. - Grandeur de Jean. - Il est la voix, le Christ est la parole de Dieu. - Il est le crieur, le Christ est le juge. - Le Christ grandit dans son baptême, Jean diminue dans le sien. - L'un est maître, l'autre serviteur. - Pour obtenir les faveurs de Jean, ne faisons point injure à sa fête.

1. Mes très-chers frères, nous célébrons aujourd'hui la naissance d'un grand homme, et voulez-vous en connaître la grandeur? «Nul», dit l'Évangile, a parmi ceux qui sont «nés de la femme, ne s'est élevé plus grand a que Jean-Baptiste (1)». Voilà ce qu'a dit Celui qui est né de la Vierge; tel est le témoignage qu'il a rendu à son témoin; la

1. Mt 11,11

sentence portée par le juge au sujet de sols crieur; ainsi la parole a voulu honorer la voix; vous le savez, et vous l'avez entendu dans le sermon du matin (1).

2. La parole, c'est le Christ; la voix, c'est

(1). Ceci nous prouve que ce sermon fut prêché à l'office du soir. Mais quel est ce sermon du matin, auquel il fait allusion? C'est ce qu'on n'oserait dire, puisqu'il n'est aucun sermon sur la nativité de saint Jean-Baptiste, où le saint docteur n'ait tiré parti de ce témoignage et riait appelé Jean témoin et précurseur.

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Jean. A propos du Christ, il est écrit, en effet, que «la parole ou le Verbe était au commencement (1)». Mais Jean a dit, en parlant de lui-même: «Je suis la voix de celui qui crie dans le désert (2)». La parole s'adresse au coeur, la voix à l'oreille. Que la voix arrive à l'oreille quand la parole n'arrive point à l'âme, elle n'est qu'une production vaine, qui n'a aucun fruit utile. Et néanmoins, pour arriver à mon coeur, le Verbe n'a pas besoin de la voix; mais pour transmettre à ton coeur ce qui est né dans le mien; il faut le secours de la voix. Ma parole peut donc précéder ma voix, mais le Verbe ne saurait se produire au dehors sans la voix. C'est pour que la voix est créée, non pour enfanter la parole qu'elle connaît, mais pour émettre la parole qui était déjà. Après avoir ainsi parlé de la parole et de la voix, ou du Christ et de Jean, voyons quelle parole est le Christ, quelle voix est Jean. «Au commencement était le Verbe», la parole. Où était-il? «Et le Verbe était en Dieu». Combien avant nous! Et combien au-dessus de nous! «Et le Verbe s'est fait chair pour demeurer parmi nous (3)». Et d'où le saurions-nous, si nous n'avions entendu la voix? Car le Christ vêtu d'une chair mortelle marchait parmi les hommes, et les hommes venaient à Jean, et lui disaient: «Etes-vous le Christ?» et Jean répondait: «Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui efface les péchés du monde (4)». Ecoutez-le, reconnaissez-le; c'est lui que je précède, lui que j'annonce. Souvenez-vous de cette parole: «Je suis la voix de celui qui crie au désert préparez la voie au Seigneur»; non pas à moi, mais au Seigneur. Crier, pour moi, c'est l'annoncer; car la voix du crieur, c'est l'arrivée du juge. Or, quand sera venu celui que j'annonce, quand il reposera dans votre coeur, «c'est lui qui doit croître et moi diminuer (5)»; le savez-vous? Oui, répondirent-ils (6). Quand le verbe, en effet, empruntant le secours de la voix, prend le chemin du coeur et arrive dans cette région la plus intime, ce verbe grandit dans le coeur, et la voix s'éteint dans l'oreille. Le son qui frappe l'oreille n'y demeure point, puisqu'il ne saurait se soutenir infiniment et qu'il descend dans l'âme. Pourquoi en est-il ainsi? Parce

1. Jn 1,1 - 2. Jn 1,23 - 3. Jn 1,14 - 4. Jn 1,29 - 5. Jn 3,30 6. Ces paroles pourraient bien avoir été ajoutées par quelque scribe.

qu' «il faut qu'il croisse et que je diminue». Jean baptise, et le Christ baptise aussi. Il fut dit à Jean: «Celui sur qui tu verras l'Esprit-Saint descendre comme une colombe et se reposer, c'est celui-là qui baptise dans le Saint-Esprit (1) et dans le feu (2)». Voilà ce que vous. savez, mes frères, et ce qui arriva quand Jésus fut baptisé. Voilà que dans l'univers entier c'est lui qui baptise. Partout a grandi ce baptême du Christ, tandis que le baptême de Jean, bien qu'il eût une signification dans le souvenir du passé, n'a néanmoins aucune signification pour le présent. Ce baptême de Jean a cessé, tandis que le baptême du Christ a grandi; de là cette parole: «Il doit grandir et moi diminuer». Or, cette parole s'accomplit encore à la naissance et à la mort de chacun d'eux. Bien que Jean ait dit de Jean, c'est-à-dire que Jean l'Evangéliste ait dit de Jean-Baptiste; bien qu'il ait dit: «Un homme fut envoyé de Dieu, dont le nom était Jean; il vient pour être témoin, pour rendre témoignage à la lumière (3)»; néanmoins Jean est né, mes frères, à pareil jour, quand la nuit grandissait et que le four commençait à diminuer. Mais le Christ est né, comme vous le savez, au solstice d'hiver, quand, en deuil de la lumière, la nuit commence à décliner. «Nous fûmes autrefois ténèbres, et maintenant nous sommes lumière dans le Seigneur (4)». Pourquoi naître ainsi? «Parce que l'un doit grandir, et l'autre «diminuer n. Ce qui s'accomplit encore à leur mort: Jean eut la tête tranchée par le glaive, et le Christ fut élevé en croix; l'un fut élevé de terre, l'autre jeté à terre; à l'un, pour le diminuer, on abattit la tête; l'autre pour le grandir, on l'éleva sur le gibet de la croix. C'est là le Maître et le serviteur. Le Maître mourut sur le gibet de la croix, le serviteur eut la tête tranchée; de là cette parole: L'un doit grandir, l'autre diminuer. Ce n'est pas sans raison, je crois, que tel âge fut choisi dans les mères. La mère de Jean fut une femme avancée en âge, tandis que celle du Christ fut une jeune vierge. Il était porté dans le sein d'une vierge, et les anges l'adoraient dans le ciel. L'un est mis au monde par une femme qui désespérait de sa stérilité, l'autre par une vierge intacte; enfin, l'un, par une vierge qui grandit encore, et l'autre par une femme sur son déclin.

1. Jn 1,32 - 2. Mt 3,15 - 3. Jn 1,8 - 4. Ep 3,8

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Or, quel est, mes frères, le sens de tout cela? Quelle est donc la dignité de cet homme dont la naissance est annoncée à ses parents par un ange; comme celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ? Comment l'a-t-il mérité? «C'est que nul parmi ceux qui sont nés de la femme n'est plus grand que Jean-Baptiste (1)». Comme vous le savez, en effet, l'ange Gabriel fut aussi envoyé à la Vierge Marie; un fils est promis de part et d'autre, et de part et d'autre l'ange reçoit une réponse. Zacharie répondit à l'ange qui lui promettait un fils: «Comment le saurai-je? Car moi je suis avancé en âge, et ma femme est stérile et avancée en âge (2)». Marie répondit: «Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point l'homme (3)?» Tous deux désespèrent des lois de la nature; car ils ne savaient pas, je crois, que, devant les dons de la grâce de Dieu, les lois de la nature s'effacent. Tous deux, dès lors, expriment un doute dans leur réponse, et néanmoins, à l'un échoit un châtiment, à l'autre une bénédiction. Il fut dit à Zacharie: «Voilà que tu seras muet». A Marie: «Vous êtes bénie entre toutes les femmes (4)»; Zacharie perd la voix, Marie conçoit le Verbe. Qu'arriva-t-il ensuite? Le Verbe se fit chair dans le sein de la Vierge, et la voix naquit d'un muet. A sa naissance, Jean rendit la voix à son père, et le père parla pour donner un nom à son fils. Tous sont dans l'admiration, tous dans la stupeur, et ils se faisaient l'un à l'autre de mutuelles questions. Ils se disent: «Que pensez-vous que sera cet enfant (4)?» Et pour parler avec l'Evangile, «la main du Seigneur était avec lui». Que pensez-vous que sera celui qui commence ainsi; tout enfant qu'il est, déjà si grand néanmoins; et s'il doit être grand, celui qui commence de la sorte, que sera celui qui a toujours été? Lui, que Jean, retenu encore dans les entrailles de sa mère, reconnut couché dans le sein d'une Vierge comme dans son lit nuptial; lui que Jean salua de ses tressaillements, parce qu'il ne

1. Mt 11,2 - 2. Lc 1,18 - 3. Lc 1,34 - 4. Lc 1,42 - 5. Lc 1,66

pouvait le faire encore de la voix. Que fera-t-il donc celui-là? Voulez-vous savoir ce qu'il fera? Je vous le dirai en deux mots, écoutez le Prophète: «Il sera nommé», dit-il, «Seigneur de la terre entière (1)». Aujourd'hui donc que nous célébrons avec pompe la fête du bienheureux Jean, précurseur du Seigneur, implorons le secours des prières de ce grand homme. Il est, en effet, l'ami de l'Époux, et peut dès lors nous obtenir là faveur d'appartenir à l'Époux et de trouver grâce devant lui.

3. Mais si nous voulons obtenir ses faveurs, ne faisons point injure à sa fête. Trêve à toutes ces observances sacrilèges, trêve aux plaisirs, trêve aux amusements frivoles; arrière tout ce qui se fait d'ordinaire, non plus en l'honneur des démons, et cependant selon le culte des démons. Hier, vers le soir, des flammes crépitaient dans les airs, selon le culte antique des démons, toute la ville en était éclairée et s'amollissait, tandis que l'air était obscurci de fumée. Si ce culte religieux est peu pour vous, du moins devriez-vous être sensibles à la commune injure. Nous savons, mes frères, que c'est là l'oeuvre des petits, mais les grands auraient dû l'interdire. Quelqu'un a dit: Ne pas arrêter le péché quand on le peut, c'est le commander. Mes frères, au nom du Seigneur notre Dieu, Jésus-Christ, comme l'Église va croissant chaque année, ces pratiques et tout ce qui peut être une diminution tend chaque jour à s'effacer, et toutefois l'effacement n'est pas si complet que nous puissions en toute sécurité garder le silence. Vétusté et nouveauté ne sont rien, tant que nous ne sommes pas au terme prescrit, tant que les vieilles superstitions n'ont point disparu et que la religion nouvelle n'est point à sa perfection; par Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est l'honneur, la gloire, la puissance, avec Dieu le Père tout-puissant, et avec le Saint-Esprit, maintenant, et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Isaï. LIV, 6.




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NEUVIÈME SERMON. SUR CE PASSAGE DE L'ÉVANGILE DE SAINT LUC, (XVI1,4): «PARDONNE, ET IL TE SERA PARDONNÉ»

C'est du catalogue manuscrit, num. 170, qui a pour titre: Œuvres de saint Augustin, tom. 9, que j'ai tiré ce traité; car c'est le nom qu'il porte dans ce catalogue, et qui s'y trouve placé parmi les autres sermons édités qui y sont contenus. Ce passage de saint Luc avait reçu une autre interprétation du même saint Docteur, à la table de saint Cyprien, en présence de Boniface, comme l'atteste le sermon 114 de l'édition de Saint-Maur, après lequel on devrait le placer. Or, après avoir comparé ces deux sermons, l'on n'y retrouve qu'une seule et même main. Je ne l'ai pas trouvé dans les bibliothèques éditées. Il fut composé, je pense, vers l'an 429, quand saint Prosper avait déjà écrit à saint Augustin au sujet de l'hérésie des Semi-Pélagiens, qui se glissait alors dans les Gaules, et par laquelle des prêtres de Marseille niaient la nécessité de la grâce pour le commencement de la foi. A l'occasion des louanges qu'il rend à Dieu, le saint Docteur se demande si les prémices de la foi viennent de Dieu? Question à laquelle il répond affirmativement d'après le témoignage de l'Apôtre aux Philippiens. Du reste, le discours est distingué et contient des doctrines très-importantes au sujet de la foi et des moeurs.

ANALYSE. - Nous devons pardonner sept fois le jour, c'est-à-dire toujours. - Nous sommes débiteurs de Dieu; parabole du serviteur qui devait, et à qui le maître remet sa dette, pais qui exige de son compagnon. - Secourir le pauvre avec l'argent, et le coupable par le pardon. - Nécessité de donner son argent pour le conserver dans le ciel. - Mais le pardon n'appauvrit point, et il est une manière de faire miséricorde. - Chaque jour nous répétons à Dieu: Pardonnez-nous. - S'il faut corriger, faisons-le par charité.

Nous avons entendu dans l'Evangile le précepte salutaire de pardonner à celui de nos frères qui nous a offensés. Et de peur qu'on ne croie qu'une fois suffit et qu'il n'est pas nécessaire de lui pardonner chaque fois qu'il a péché, s'il en demande pardon, voici ce qu'il dit: «S'il pèche contre toi sept fois le jour, et que sept fois il se tourne vers toi en disant: Je m'en repens, pardonne-lui (1)». Or, si tu comprends bien sept fois, c'est donc toujours; car souvent le nombre sept est pris pour l'universalité. De là cette autre parole «Le juste tombera sept fois, et se relèvera (2)» c'est-à-dire chaque fois qu'il sera profondément abaissé par la tribulation, il n'est point abandonné pour cela, mais il est délivré de toutes ses angoisses. De là encore: «Sept fois le jour, je vous bénirai (3)». Car sept fois le jour signifie toujours. Aussi «sept fois le jour» est-il remplacé ailleurs par «toujours sa louange sera dans ma bouche (4)». Car ce n'est pas notre langue seulement qui chante les louanges du Seigneur, et nous taire n'est pas cesser de le bénir. Mais il y a une

1. Lc 17,4 - 2. Pr 24,16 - 3. Ps 118,164 - 4. Ps 33,2

louange pour lui dans toutes nos bonnes pensées, dans toute bonne action, dans nos bonnes moeurs; c'est là bénir celui de qui nous tenons ces biens. Nous voyons, en effet, les Apôtres demander que la foi s'accroisse en eux'. Se sont-ils donné à eux-mêmes les prémices de cette foi dont ils demandaient au Seigneur l'accroissement? Loin de là. lis demandaient à celui qui avait commencé, d'achever son oeuvre, ainsi que l'a dit l'Apôtre: «Celui qui a commencé en vous l'oeuvre du bien, lui donnera sa dernière perfection (2)». Et ce que nous chantions tout à l'heure (3), que démontre-t-il autre chose, mes frères bien-aimés: «Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité (4)?» Il ne dit pas seulement: Amenez-moi dans votre voie, car le Seigneur le fait aussi; mais bien de ne point l'abandonner, quand il y est arrivé. C'est donc peu que le Seigneur nous ait

1. Lc 17,5 - 2. Ph 1,6

2. Il n'est fait allusion ici qu'à deus des trois leçons de la liturgie; à la seconde du psaume LXXXV, 5,11; à la troisième du c. XVII de saint Luc dont il nous entretient. Il omet la troisième, à moins que nous n'y voyions une allusion dans cette parole: «Nous voyons les Apôtres demander l'accroissement de la foi», qui semblerait rappeler cette épître aux Philippiens, qu'il cite et dont on aurait lu ce passage.

1. Ps 85,11

516

amenés dans le chemin, si nous ne le faisons; mais il nous veut ramener dans la voie, nous conduire à la patrie. Dès lorsque nous tenons de Dieu tous nos biens, c'est louer Dieu sans fin que penser dans nos bonnes oeuvres à celui qui nous a donné tout bien; mais, puisque bien vivre, c'est louer Dieu sans fin: «bénissons Dieu en tout temps, et qu'ainsi sa louange soit toujours dans notre bouche (1)». Il dit donc: «Sept fois le jour, je vous bénirai», indiquant par le nombre sept, que ce sera toujours. Donc alors, quand ton frère se rendrait coupable sept fois le jour contre toi, s'il te vient dire: Je m'en repens, pardonne-lui. Ne te fatigue point de pardonner toujours au repentir. Si tu n'étais toi-même débiteur, tu pourrais impunément fatiguer par tes exactions; mais si tu as un débiteur, tu es débiteur toi-même de celui qui n'a aucune dette, et dès lors, c'est à toi de voir comment tu dois agir à l'égard de ton débiteur; car Dieu en agira de même envers toi. Écoute et tremble «Que mon coeur tressaille, et que je craigne votre nom (2)», dit le Prophète. Si tu tressailles quand on te pardonne, crains, afin de pardonner. Or, le Seigneur daigne lui-même te donner la mesure de la crainte que tu dois avoir, quand il te propose, dans l'Évangile, ce serviteur avec qui son maître voulut entrer en compte, qu'il trouva débiteur de cent mille talents; «qu'il ordonna de vendre, lui et tout ce qu'il avait, pour acquitter sa dette (3)». Ce serviteur tombant aux pieds de son maître, et l'implorant pour obtenir un délai, mérita que sa dette lui fût remise. Or, en sortant de devant la face de son maître, qui lui avait remis entièrement sa dette, il rencontra un de ses compagnons qui était aussi son débiteur, qui lui devait cent deniers, et qu'il prit à la gorge pour le contraindre à payer. Quand on lui avait remis sa dette, son coeur avait tressailli, mais non point de manière à craindre le nom du Seigneur son Dieu. Le serviteur qui lui devait disait à ce compagnon ce que celui-ci avait dit à son maître: «Ayez patience avec moi, et je vous rendrai tout». Non, répondait l'autre, tu payeras aujourd'hui. On raconta au père de famille ce qui venait de se passer; et, vous le savez, non-seulement il le menaça de ne plus rien lui remettre à l'avenir, s'il le trouvait redevable encore, mais il fit retomber sur sa tête ce qu'il avait remis,

1. Ps 33,2 - 2. Ps 85,11 - 3. Mt 18,32

et le condamna à payer ce qu'il lui avait quitté (1). Comment donc nous faut-il craindre, mes frères, si nous avons la foi, si nous croyons à l'Évangile, si nous ne pensons point que Dieu puisse mentir? Craignons, observons, soyons sur nos gardes, pardonnons. Que pourrais-tu perdre en pardonnant? Tu n'as point à donner de l'argent, mais un pardon, et néanmoins, à donner de l'argent, vous ne devez pas être des arbres stériles. Donner de l'argent, c'est secourir un pauvre; pardonner, c'est secourir un pécheur. Le Seigneur voit chacun de ces actes, il a une récompense pour chacun, une exhortation pour chacun: «Remettez, et l'on vous remettra; donnez, et l'on vous donnera (2)». Mais toi qui ne sais: ni pardonner, ni donner, tu conserves et colère et argent. Vois où ta colère ne saurait plus se racheter par l'argent: «Car les trésors ne serviront de rien aux méchants». La sentence n'est point de moi, elle est de Dieu; ceux qui l'ont lue, le savent bien; je l'ai lue pour vous la redire, j'y ai cru pour vous en parler: «Les trésors ne serviront de rien aux méchants (3)». Il semble qu'ils pourront servir; mais ils ne serviront point. Et dans le présent? Peut-être, si toute. fois ils peuvent servir; mais en ce jour ils ne serviront de rien. Qu'on les garde, ils ne serviront point; qu'on les méprise, et ils serviront. Bien user de la justice, c'est l'aimer; et si tu ne l'aimes, tu ne saurais avoir la force, la tempérance, la chasteté, la charité. Quant aux autres qualités de l'âme, c'est les aimer, qu'en bien user; mais faire bon usage de l'argent, c'est ne pas l'aimer. Enfin, si l'on aime l'argent, qu'on le garde pour le ciel. Si l'on peut craindre de le perdre, qu'on le place dans un endroit plus sûr. Car on ne saurait dire que, s'il s'agit de conserver de l'argent, c'est ton serviteur qui est fidèle et ton Seigneur qui te trompe. Ne l'entends-tu point dire: «Amassez-vous des trésors dans le ciel?» Ce n'est point là te commander de le perdre, mais de l'envoyer devant toi: «Amassez-vous des trésors dans le ciel, où le voleur ne saurait approcher, où la rouille ne ronge point; car où est votre trésor, là

1. Ceci n'est point dans l'Évangile, et toutefois c'est une conséquence légitime qu'en tire saint Augustin. C'est ainsi qu'au sermon V de l'édition il a tiré la même conclusion: «Qu'ils prennent garde, en e refusant de pardonner l'offense qu'on pourrait leur avoir faite, que non-seulement on ne leur pardonne plus â l'avenir, mais que les fautes pardonnées ne retombent sur eux».

2. Lc 6,37 - 3. Pr 10,2

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aussi est votre coeur (1)». Amasser des trésors en terre c'est aussi mettre ton coeur sur la terre. Or, qu'arrivera-t-il à ton coeur ainsi placé sur la terre? Il croupit, se corrompt, tombe en poussière. Elève bien haut ce que tu aimes, c'est là qu'il faut l'aimer, et garde-toi de croire que tu recevras le dépôt que tu fais. Tu mets en dépôt des choses mortelles, tu en recevras d'immortelles; tu mets en dépôt ce qui est du temps, tu recevras des biens éternels, tu mets en dépôt des biens terrestres, tu en recevras de célestes; enfin tu donnes en aumônes ce que t'a donné ton Seigneur, et tu recevras une récompense de ce même Seigneur. Mais, diras-tu, comment déposer tout cela dans le ciel, avec quelles machines pourrai-je y monter avec mon or, mon argent? A quoi bon chercher des machines? Transporte-les. Tes porteurs seront les pauvres, car le mépris du monde en a fait des porteurs. C'est enfin lancer une lettre de change, donner ici et recevoir là-bas. Et maintenant il n'est plus question de quelque mendiant en guenilles, mais de cette parole: «Ce que tu auras fait pour le moindre des miens, c'est pour moi que tu l'auras fait (2)». C'est dans la personne du pauvre que reçoit celui qui a fait le pauvre; et du riche que reçoit celui qui a fait le riche: il reçoit de ce qu'il a donné; tu donnes au Christ son propre bien et non le tien. A quoi bon te vanter d'avoir trouvé beaucoup ici-bas? Rappelle-toi comment tu es venu. Tu as tout trouvé ici-bas, et user mal de tout ce que tu as trouvé, c'est t'enfler d'orgueil. N'es-tu pas sorti nu des entrailles de ta mère? Donne, dès lors, donne, afin de ne point perdre ce que tu as. Si tu donnes, tu trouveras là-haut, si tu ne donnes pas, tu laisseras tout ici; donne ou ne donne pas, tu t'en iras toujours. Quelquefois cependant, pour ne point donner de son abondance aux pauvres, l'avarice trouve une excuse, mais futile, mais méprisable, et que l'oreille des fidèles ne saurait accueillir. Elle se dit en effet: donner, c'est ne plus avoir; donner beaucoup, c'est s'appauvrir; et ensuite il me faudra implorer le secours; recevoir l'aumône: il me faut en abondance, non-seulement le vivre et le vêtement, et pour moi, pour ma maison, ma famille; mais aussi pour les heureux hasards, afin de fermer la bouche à tout calomniateur, afin de me racheter; il

1. Mt 6,20-21 - 2. Mt 25,40

y a tant de hasards dans les choses humaines, que je dois me réserver de quoi me libérer. Voilà ce que l'on dit pour conserver son argent. Que diras-tu pour refuser le pardon à celui qui t'a offensé? Si tu ne veux pas donner ton argent au pauvre, pardonne au moins au repentant. Que perdras-tu, si tu le fais? Je sais ce que tu perdras, ce que tu vas sacrifier, mais sacrifier pour ton avantage. Tu vas sacrifier ta colère, sacrifier ton indignation, bannir de ton coeur la haine contre ton frère. Que tout cela y demeure, où seras-tu? Voilà que cette colère, que cette indignation, que cette haine sont à demeure, qu'en sera-t-il de toi? Quel mal ne te causent-elles point? Ecoute l'Ecriture: «Celui qui hait son frère est homicide (1)». Dès lors, dût-il m'offenser sept fois le jour, je lui pardonnerai? Pardonne, c'est ce que dit le Christ, ce que dit la vérité à qui tu viens de chanter: «Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité». Sois sans crainte, elle ne te trompera point. Mais alors, diras-tu, il n'y aura plus de châtiment; tout péché devra toujours demeurer impuni; et il sera toujours doux de pécher, quand le pécheur songera que vous pardonnez toujours. Point du tout. Mais qu'en même temps, et le châtiment veille, et la bienveillance ne s'endorme point. Crois-tu, en effet, rendre le mal pour le mal, quand tu châties un pécheur? Non, mais c'est rendre le bien pour le mal, et ne point châtier ce serait faire le mal. Quelquefois la mansuétude vient adoucir le châtiment qui n'en est pas moins donné. Mais n'y a-t-il donc nulle différence entre étouffer le châtiment par la négligence, et le tempérer par la douceur? Qu'il y ait donc un châtiment, frappe et pardonne. Voyez le Seigneur lui-même, écoutez le Seigneur, pensez bien à qui nous autres, mendiants, répétons chaque jour «Remettez-nous nos dettes (2)». Et tu te fatiguerais d'entendre ton frère te répéter: Pardonnez-moi, je me repens? Combien de fois le dis-tu à Dieu? Fais-tu une prière qui ne renferme cette supplication? Veux-tu que le Seigneur te dise: Hier je t'ai pardonné, avant hier, pardonné, tant de fois je t'ai pardonné, combien faut-il pardonner encore? Veux-tu qu'il te dise: Tu viens toujours avec ces paroles; tu me dis toujours: «Remettez-nous nos dettes», tu frappes toujours ta poitrine,

1. Jn 5,15 - 2. Mt 6,12

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et tu ne te redresses non plus que le fer durci? Mais, parce qu'il faut un châtiment, le Seigneur notre Dieu est-il sans pardon, puisque nous lui disons avec foi: Remettez-nous nos dettes? Et quoiqu'il nous les remette, qu'est-il dit de lui? qu'est-il écrit de lui? «Le Seigneur châtie celui qu'il aime» n'est-ce peut-être qu'en paroles? «Il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit parmi ses enfants (1)?» Le fils pécheur n'aura-t-il pas besoin d'être flagellé, quand lui, le Fils unique de Dieu, et sans péché, a daigné subir la flagellation? Inflige donc le châtiment, et néanmoins bannis la colère de ton coeur. C'est ainsi qu'en agit en effet le Seigneur, à l'égard de ce débiteur sur qui il fit retomber toute sa dette, parce qu'il s'était conduit sans pitié envers son compagnon: «Ainsi», dit-il, «se conduira à votre égard votre Père céleste, si chacun de vous ne pardonne à son frère du fond du coeur (2)». Pardonne où Dieu te voit, et pour cela ne néglige point la charité; exerce une sévérité salutaire; aime et redresse, aime et frappe. Quelquefois ta douceur est cruauté. Comment douceur est-elle cruauté? parce que tu ne reproches point le péché, et que le péché tuera celui que tu épargnes dans ta charité cruelle. Que ta parole soit tantôt sévère, et tantôt dure. Ce qu'elle blessera, vois ce qu'il doit produire à son tour. Le péché dévaste le coeur, porte ses ravages au-dedans de nous-mêmes, il étouffe l'âme, il la perd; frappe alors par pitié. Afin de mieux comprendre, mes frères, tout ce que je veux dire, représentez-vous deux hommes; un jeune étourdi vient s'asseoir sur le gazon où ils savent qu'un serpent est caché; s'y asseoir, c'est être mordu, c'est mourir. Ces deux

1. He 12,6 - 2. Mt 18,35

hommes le savent. L'un dit: Ne t'assieds point là, et on le méprise. L'étourdi va s'asseoir, il va périr. L'autre dit. Il ne veut point nous écouter, il faut le corriger, le retenir, l'enlever de force, le souffleter, en un mot faire tout ce qui sera possible pour l'empêcher de périr. Tandis que l'autre: Laissez-le faire, ne le frappez point, ne lui faites rien, ne le blessez point. Qui des deux agit avec miséricorde, ou l'homme qui laisse faire et mourir, ou l'homme qui sévit pour arracher à la mort? Comprenez dès lors ce que vous devez faire à l'égard de ceux qui vous sont soumis, maintenez les bonnes moeurs par la discipline; et toutefois, soyez bienveillants, pardonnez du fond du coeur; qu'il n'y ait nulle colère dans votre intérieur, parce que cette colère n'est d'abord qu'un fétu très mince et en quelque sorte méprisable. Une colère nouvelle trouble l'oeil, comme le ferait une paille: «Mon oeil a été troublé par la colère (1)». Cette paille s'alimente parles soupçons, se fortifie avec le temps, et bientôt elle deviendra une poutre. Une colère invétérée sera une haine; et après la haine viendra l'homicide: «Quiconque hait son père est homicide», est-il dit. Or, quelquefois des hommes qui nourrissent de la haine dans leur coeur réprimandent ceux qui se mettent en colère; comment t tu nourris de la haine, et tu reprends celui qui se fâche? «Tu vois une paille dans l'oeil de ton frère, et tu ne vois pas une poutre qui est dans le tien (2)?» Finissons ce discours, mes frères, en invoquant le Seigneur, afin qu'il daigne nous accorder ce qu'il nous ordonne de faire: «Pardonnez, et il vous sera pardonné; donnez, et il vous sera donné (3)».

1. Ps 6,8 - 2. Mt 7,3 - 3. Lc 6,37-38




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DIXIÈME SERMON. SUR LA DÉDICACE D'UNE ÉGLISE.

Ce sermon, qui porte le nom de saint Augustin, et qui est digne d'un si grand docteur, est collationné d'après des catalogues manuscrits, num. 98, 115, 123 et 343, dont deux portent les titres de collections des sermons de saint Augustin, et deux autres sont des lectionnaires contenant des sermons de différents auteurs. Mais, dans le catalogue num. 2, de la bibliothèque de Pomposa, du monastère de Saint-Benoît, de la Chartreuse de Ferrare, dont on conserve l'index complet dans les archives du Mont-Cassin, on le conserve parmi les Missels, fol. 77, sous le nom de saint Augustin, et divisé en trois leçons, 6,7, VIII. Ce catalogue est sur parchemin, en caractères latins du 11e siècle, composé de 79 pages, et sur la marge du premier feuillet on lit cette inscription plus récente: Ce livre est des moines de la Congrégation de Sainte-Justine de Padoue, à l'usage du couvent de Sainte-Marie de Pomposa, et signé num. 5. Je ne l'ai point trouvé dans les autres bibliothèques; on peut l'insérer, dans l'édition de Saint-Maur, après le sermon CCCXXXVII1, et il sera le quatrième pour la dédicace d'une Eglise. Ceux qui sont familiers dans la lecture de saint Augustin, en retrouvant ici les pensées et les figures habituelles au saint Docteur, ainsi que ses transitions, ses subtilités, les évolutions dont il avait coutume d'égayer ses lecteurs, ne balanceront point à l'attribuer à saint Augustin.

ANALYSE. - Nous devons élever une maison à Dieu. - Le riche, l'homme en dignité, 1e maître, bâtissent par actions de grâces. - Le pauvre s'en excuse, ainsi que l'homme de basse condition et l'esclave. - Il doivent le faire néanmoins, et bâtir en eux-mêmes un temple au Seigneur, le pauvre, en acquérant des richesses spirituelles, l'homme de basse condition, en devenant humble de coeur, le serviteur en servant son maître pour plaire à Dieu. - Le riche, l'homme en honneur, le maître, bâtiront aussi ce temple spirituel, quand leurs richesses seront sans violence, leur dignité sans orgueil, leur domination sans injustice. - Soyons tous des pierres vivantes unies par le ciment de la charité.

1. Appliquons-nous, mes frères, c'est l'avertissement que je vous donne, à devenir la maison de Dieu, à faire habiter en nous le Seigneur; car si le Seigneur daigne habiter en nous, il sera toujours notre soutien. Félicitons-nous de ces bonnes oeuvres que le Christ opère dans ses fidèles, et que chacun de nous fasse des progrès dans les bonnes oeuvres, à proportion des secours divins qu'il reçoit. Ce qui est nécessaire, mes frères, c'est que chacun de nous élève à Dieu une maison; que le riche bâtisse comme le pauvre, l'homme de haute condition et l'homme peu élevé, et le maître et le serviteur. Mais comment tenir ce langage au riche et au pauvre, à l'homme de haute condition et à l'homme peu élevé, au riche et au pauvre? Car ils n'ont ni les mêmes facultés, ni la même dignité, ni la même puissance. Un riche peut répondre en toute confiance et nous dire J'élève un temple à Dieu, parce que j'ai de vastes ressources. L'homme élevé peut répondre: J'élève un temple à Dieu, parce que je suis parvenu à une haute dignité. Le maître aussi répondra: J'élève un temple au Seigneur, parce que j'ai un grand pouvoir sur ceux qui me sont soumis. Quelle joie pour nous dans ces hommes qui nous réjouissent de leurs paroles et de leurs bonnes oeuvres! Mais, pour nous faire de semblables réponses, le riche est en sécurité au sujet de ses grands biens, l'homme élevé en dignité jette les yeux sur ses grands honneurs, et la maître, sur le nombre de ses sujets. Après la réponse du riche, écoutons la réponse du pauvre; après celle de l'homme en dignité, écoutons celle de l'homme peu élevé; après celle du maître, écoutons celle du serviteur. Les uns ont de quoi promettre, les autres ont peut-être de quoi s'excuser. Sans aucun doute, le pauvre va nous dire: Comment puis-je élever un temple à Dieu, moi qui suis lié par mon indigence? L'homme peu élevé nous dira: Comment élever un temple à Dieu, moi qui suis captif dans mon humble condition? Enfin le serviteur nous dira: Comment élever un temple à Dieu, moi qui suis sous le joug de la servitude; quand mon maître me donne à peine le pain de chaque jour, où trouver des ressources qui puissent me suffire pour élever un temple au Seigneur? Toutes ces réponses paraissent raisonnables.

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Mais s'ils veulent bien écouter notre réponse, ils ne pourront s'excuser d'élever à Dieu une maison. Et tout d'abord, nous indiquerons au pauvre les ressources qui lui viennent de Dieu, afin de s'édifier lui-même, quand nous lui prêchons de bâtir une maison à Dieu. Ecoute, ô toi, qui te plains de la pauvreté et qui fais valoir ton impuissance à bâtir une maison au Seigneur. Pourquoi ne considérer que ta pauvreté et mépriser les richesses intérieures? C'est là qu'il te faut élever un temple à Dieu, c'est là que tu dois posséder des richesses spirituelles. Dès lors, si tu es pauvre quant aux biens de la terre, sois riche en charité; si tu n'as point de villa, tu as la sagesse; s'il n'y a pas d'or dans ta bourse, que Dieu soit dans ton coeur. Que ton âme brille par la pauvreté, ce qui est mieux pour toi que l'éclat de vêtements précieux; si tu n'as point, pour alimenter ton corps, une délicieuse nourriture, de saintes moeurs donneront à ton âme l'embonpoint; quel est, en effet, pour le corps, le résultat d'une nourriture recherchée, sinon d'alimenter la luxure? tandis que les bonnes moeurs nourrissent dans notre coeur la sainte charité. N'attache donc pas un grand prix à ces richesses quine demeurent point; car, avec des richesses spirituelles, tu ne seras point pauvre; et même, si tu es homme à t'acquérir des biens spirituels au prix de biens temporels, tu seras véritablement riche, parce que tu seras un pauvre digne d'éloges; et ainsi tu bâtiras une véritable demeure au Seigneur, parce que tu seras toi-même la demeure de Dieu. Pour bâtir à Dieu un temple, il n'est pas besoin d'une masse de numéraire; car ce qui plaît à Dieu, c'est moins le nombre des pièces d'or que la pureté de l'âme. C'est donc la charité, plus que la richesse, qui élève une véritable demeure à Dieu. Nous avons fait au pauvre la réponse que Dieu nous a suggérée, il est temps maintenant de répondre à l'homme d'humble condition, qui nous donne pour excuse son peu d'élévation dans le monde.

2. Ecoute, ô mon frère bien-aimé, et sois humble de coeur, afin de juger, par là, que tu peux élever un temple à Dieu. Que ton humilité soit un acte de volonté plutôt que de nécessité. Sois humble de coeur, et commence à élever en toi-même un temple à Dieu. C'est lui qui dit: «Sur qui repose mon esprit, sinon sur l'homme humble et calme, et qui redoute mes paroles (1)?» Dès lors, comprends-le bien, plus tu t'abaisses par ta propre volonté, et plus tu es grand; et plus tu auras conservé cette humilité, plus sainte sera la demeure que tu élèves à Dieu.

3. Répondons maintenant à ceux qui sont serviteurs et qui nous opposent leur condition dans la pensée qu'ils ne sauraient bâtir un temple au Seigneur. Ecoute alors, ô toi qui es esclave en cette vie, toi qui es retenu sous le joug d'un maître, pour élever un temple à Dieu, sois serviteur, et sois libre. Sois serviteur, en obéissant avec fidélité, et sois libre, en servant avec fidélité; sois esclave de ton Dieu et non esclave du péché. Au service d'un homme, élève ta pensée à Dieu, observe les préceptes de Dieu, obéis à la volonté de Dieu, attends de Dieu la récompense de tes bons services; garde la foi, évite la fraude, et sache que tu rendras compte à Dieu de toutes tes oeuvres; ne sois ni dédaigneux par paresse, ni négligent par lâcheté; et de la sorte, en servant avec fidélité, tu recevras de Dieu la liberté sans fin. Qu'il y ait donc en toi cette liberté qui renferme en elle-même les véritables et grandes richesses, non point celles qui produisent l'enflure chez un homme mortel, mais celles qui préparent à Dieu une demeure délicieuse. «Car en Dieu, où il n'y a ni libre, ni esclave (2)», celui-là bâtit au Seigneur une véritable maison, qui règle bien sa vie dans la crainte de Dieu. Autant que je puis le présumer, nous avons, mes frères, avec le secours de Dieu, répondu aux pauvres, aux hommes peu élevés, aux esclaves, leur faisant connaître comment ils doivent bâtir à Dieu un temple, non point à l'extérieur, mais en eux-mêmes. Toutefois nous sommes, en Jésus-Christ, serviteurs des riches et des pauvres, des grands et des petits, des maîtres et des esclaves; tel est, en effet, le précepte de celui qui a daigné en agir ainsi le premier, «lui qui, étant riche, s'est fait pauvre pour nous, afin de nous enrichir de sa dignité (3)»; lui qui, étant le véritable Très-Haut, «s'est humilié pour nous, se rendant ainsi obéissant jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix (4)»; lui qui, véritable maître de toutes choses, s'est fait esclave, quand il a pris la forme de l'esclave, non-seulement pour nous, mais de nous.

1. Is 66,2 - 2. Ga 3,23 - 3. 2Co 8,9 - 4. Ph 2,8

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Donc, parce que nous sommes en Jésus-Christ serviteurs de tous, nous devons, aussi bien en vers les riches, et les grands, et les maîtres, qu'envers les pauvres, les petits, les esclaves, nous acquitter du devoir de les prêcher. Car ils sont plus exposés, les riches, à s'enfler de leurs richesses, les grands, à céder à la vanité, les maîtres, à se prévaloir de leur puissance. Il faut, dès lors, leur enseigner avec plus de soin à s'appliquer sans relâche aux bonnes oeuvres, à bâtir en eux-mêmes cette maison de Dieu, que la vétusté rie saurait ruiner, que nul ne saurait saisir, avec ce même zèle qu'ils déploient à construire des églises. C'est donc à vous que nous adressons la parole, vous que clous exhortons dans la charité de notre divin fondateur, ô vous qui regorgez de richesses, qui êtes élevés en dignités, qui exercez une grande domination. Ayez soin de bâtir en vous-mêmes une maison au Seigneur, non plus avec des pierres et des bois, mais avec de saintes oeuvres. Or, telles seront vos oeuvres, telle sera votre bâtisse. Soyez donc par-dessus tout, fermes sur la base, et demeurez en Jésus-Christ. Ensuite, qu'il y ait dans votre coeur une sainte défiance à l'égard de vos richesses et de l'abondance qu'elles vous procurent. C'est, en effet, bâtir une véritable maison à Dieu, que ne souffrir en votre âme aucun dommage. Fuyez l'orgueil, si vous ne voulez subir la ruine; «ne mettez point votre confiance dans ces richesses qui sont incertaines (1)», et vous aurez à votre édifice une base qui durera toujours. Soyez riches en ces bonnes oeuvres qui doivent contribuer à votre édification, et non à votre destruction. Soyez prompts à faire miséricorde, et ne vous prêtez point à la rapine. Que votre fortune soit exempte de violence; que votre dignité soit sans orgueil, que votre domination soit sans injustice. Vous tous qui êtes fidèles, élevez une maison au Seigneur par une vie sainte. Écoutons, mes frères, ce que nous enseigne le bienheureux Pierre, et comment il nous recommande le soin de cet édifice. Voici ses paroles: «Et vous-mêmes, soyez établis sur lui comme des pierres vivantes, pour former un édifice spirituel (2)». Ainsi, mes frères, dans cette Eglise qui est sous nos yeux, nous voyons avec plaisir la lumière, la nouveauté, la solidité. Et nous,

1. 1Tm 6,17 - 2. 1P 2,5

dès lors, qui sommes la maison de Dieu, jetons de l'éclat par nos bonnes oeuvres. «Dépouillons-nous du vieil homme (1)», et revêtons généreusement l'homme nouveau; soyons inébranlables dans une charité sainte et infatigable. Nous voyons des colonnes qui servent d'appui aux murailles, et dans tout l'édifice nous les voyons qui se tiennent étroitement, Quelles sont, dans la maison de Dieu, ces colonnes qui doivent soutenir la masse des pierres, sinon les hommes spirituels qui dirigent la foule des fidèles? Quelles sont ces pierres étroitement unies, sinon tous les fidèles qui s'unissent par les liens de la charité, qui n'ont en Dieu qu'un coeur et qu'un âme, et qui bâtissent à Dieu, dans leur coeur, un tabernacle éternel? Que les pierres vivantes s'unissent donc aux pierres vivantes, dans la construction de la maison de Dieu, qu'elles adhèrent l'une à l'autre, qu'elles soient liées d'une manière indissoluble, non par le mélange de la chaux, mais par les délices de la charité. O toi, dès lors, qui entres dans la maison de Dieu, sois toi-même cette maison; garde la foi, tiens ferme dans cette charité qui unit l'Église, «évité le mal et fais le bien (2)», fuis l'avarice, aime la miséricorde, évite la fornication, aime la chasteté; et, si tu ne saurais, dès maintenant, être une colonne dans la maison de Dieu, portant le poids de pierres nombreuses, du moins, sois une pierre unie aux autres pierres, afin de demeurer dans l'édifice. Il est bien, sans doute, de construire au Seigneur une maison visible, dans ta propriété, sur ton bien, ton domaine; mais il est beaucoup mieux de lui élever dans ton coeur un palais invisible. En dehors de toi, il y a pour les hommes une maison de prière, que la maison de ta prière soit en toi. Habite-la fréquemment, et porte-la toujours; c'est là que le Seigneur t'exaucera, d'autant plus volontiers que lui-même fait ses délices d'y habiter. Construis donc toujours en ton coeur une maison à Dieu, purifie-la, prépare-la pour Dieu, de manière que tu puisses continuellement y jouir de sa présence et qu'il y écoute favorablement ta prière. Qu'à lui soient toujours l'honneur, l'empire et le souverain pouvoir, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Ep 4,22 - 2. Ps 36,28


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Augustin, Sermons 3008