Augustin, Sermons 5000

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QUATRIÈME SUPPLÉMENT. PREMIÈRE SECTION. SERMONS 1-18 SUR DES SUJETS TIRES DE L'ÉCRITURE. (I)


Traduction de MM. les abbés BARDOT et AUBERT.




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PREMIER SERMON. DE LA CHUTE.

ANALYSE.- 1. Enseignement du démon, diamétralement opposé aux enseignements de la foi. - 2. Adam et Eve cruellement trompés par le tentateur. - 3. Leur chute les rend plus pauvres et plus dénués que les animaux. - 4. Dieu avait apporté remède à ces maux: nos pères ont abusé de ce nouveau bienfait.

1. Le genre humain, mes bien chers frères, jouirait d'un bonheur sans mélange, s'il savait comprendre les paroles de Dieu, ou s'il voulait les observer. Dieu, en effet, dit aux hommes: «Si vous écoutez mes préceptes et si vous les observez, vous vous nourrirez des biens de la terre; si vous agissez autrement, le glaive vous dévorera (1)». Mais le démon, toujours acharné à pervertir la foi, persuade aux hommes de juger suivant les lumières naturelles; et par là, il rend semblables aux animaux ceux que Dieu avait créés semblables à lui-même; quand il leur propose de sacrifier la foi divine à la raison, il ne leur promet en retour que les jouissances les plus viles et les plus méprisables, et c'est néanmoins par ces jouissances viles et méprisables qu'il se les attache. Dieu dit aux hommes: «Ne faites point le mal, et ne vous en rendez point les esclaves»; le démon, au contraire, excite les hommes à se dire les uns aux autres: Ne vous souciez point de Dieu, puisque vous vivez. Autrement, en effet, les hommes ne mèneraient point une vie coupable, et les bons n'auraient point à souffrir des faits et gestes des méchants. Et ils acquiescent à ce langage inspiré par le démon,

1. Is 1,19-20

plutôt qu'à la parole divine, bien qu'ils aient vu les méchants châtiés et mis à mort par le glaive. Dieu a dit aux hommes que son Fils est né d'une Vierge; le démon, au contraire, par la voix de ses suppôts, déclare que, à moins de contredire à la fois la raison et la nature, on ne peut admettre la coexistence dans une même personne de la virginité et de la maternité. Dieu dit aux hommes que les hommes ressusciteront avec la même chair qu'ils auront eue autrefois; le démon, au contraire, leur enseigne que la nature peut bien engendrer des corps nouveaux, mais qu'elle ne peut rétablir dans leur harmonie première les organes que la mort a séparés et dissous. Quel moyen pour moi de vous ramener dans le sentier de la vérité, ô hommes, puisque c'est précisément de la raison que le démon s'est servi pour vous égarer dans le chemin de l'erreur?

2. Considérez et voyez combien sont spécieuses et vraisemblables les raisons auxquelles il a eu recours pour attaquer les préceptes de Dieu et pour tromper Adam et Eve. Il est écrit: «Le Seigneur appela Adam et lui dit: Vous mangerez du fruit de tous les arbres qui sont dans le paradis; mais quant au fruit de l'arbre qui est dans le milieu du (600) paradis, vous n'en mangerez point et vous n'y toucherez point, de peur que vous ne mouriez (1)». Voilà une loi; elle ne devait pas être transgressée; car Dieu, en créant nos premiers parents, les avait rendus tellement heureux qu'ils devaient à tout jamais ignorer l'existence même du mal; leur simplicité était tellement parfaite que leur nudité innocente ne devait jamais être polir eux un sujet de honte ou de confusion. «Adam et son épouse étaient nus, et ils ne rougissaient point de leur nudité (2). Mais le démon était la plus rusée de toutes les bêtes que le Seigneur Dieu avait créées. Et le serpent dit à la femme: Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu de manger du fruit de tous les arbres qui sont dans le paradis? Et la femme dit au serpent: Nous mangeons du fruit de tous les arbres qui sont dans le paradis; mais par rapport au fruit de l'arbre qui est au milieu du paradis, Dieu nous a dit: Vous n'en mangerez pas et vous n'y toucherez pas, de peur que vous ne mouriez. Et le serpent répondit à la femme: Non, certes, vous ne mourrez point; Dieu sait au contraire que, le jour où vous en mangerez, vos yeux seront ouverts et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal (3)». Voyez maintenant avec quel art le démon s'attache à ruiner aux yeux de ces hommes simples l'autorité de la parole de Dieu: grâce à cette interprétation perfide, il leur persuade que Dieu a pu envier aux hommes leur immortalité. Il s'adresse d'abord à la femme, c'est-à-dire à la faiblesse même, dans l'espérance de réussir plus facilement à porter la persuasion dans son esprit. En même temps, il se transforme en serpent. Mais telle était, dans leur innocence première, la sécurité des auteurs du genre humain que, bien loin de trembler et de frémir à la vue d'un horrible serpent, ils n'éprouvent pas même un sentiment de crainte. «Et la femme prit de ce fruit, elle en mangea et en donna à son mari. Et ils en mangèrent, et les yeux de l'un et de l'autre furent ouverts, et ils connurent qu'ils étaient nus (4)». O nudité trop longtemps innocente à ton gré, tes désirs sont enfin satisfaits, tu as appris à rougir!

3. «Et le Seigneur fit à Adam et à son épouse des tuniques de peaux, et il les en

1. Gn 2,16-17 - 2. Gn 2,25 - 3. Gn 3,1-5 - 4. Gn 6,7

revêtit; puis il dit: Voici qu'Adam est devenu comme l'un d'entre nous, connaissant le bien et le mal (1)». Le Seigneur ne leur dissimule point qu'ils sont perdus; mais il les raille de s'être laissé persuader, par le démon, qu'ils pouvaient devenir dieux. Oui, ils sont devenus dieux, mais des dieux semblables au démon, puisqu'ils sont maudits de Dieu et revêtus à la fois de peaux et du péché qu'ils ont commis. Le Seigneur donc dit, mais en les raillant: «Voici qu'Adam est devenu comme l'un d'entre nous, connaissant le bien et le mal». O nature! ô maîtresse achevée dans l'art d'assouvir la convoitise et de commettre tous les crimes, où est maintenant cet antique serpent, ton digne et trop fidèle ministre? où sont ses discours enchanteurs? où est cette immortalité promise par toi aux hommes comme une chose dont la jalousie de Dieu seule les avait privés jusqu'alors? Ah! s'il n'est pas en ton pouvoir d'accomplir ta promesse et de guérir les hommes des maux que tu leur as causés, rends-leur du moins cette immortalité première que tu leur as fait perdre. Voyez maintenant où en sont réduits ces hommes qui ont pris la nature pour guide. Voyez-les chassés du paradis, pareils à de pauvres naufragés ayant à peine quelques feuilles de plantes marines et quelques peaux pour se couvrir. O nature! donne, si tu le peux, à ces malheureux, des vêtements capables de remplacer ceux que Dieu leur avait donnés primitivement, et qui n'étaient pas autre chose que leur sainte nudité. Les brebis portent dès leur naissance une toison élégante qui leur tient lieu de vêtement et les protège contre l'intempérie des saisons; les chèvres portent une chevelure qui, tout inculte qu'elle est, leur sert à la fois de couverture et d'ornement; les chevaux, les lions, les taureaux, les autres animaux domestiques ou sauvages sont revêtus d'une robe de poils tendres et flexibles qui abrite leur peau, et dont les couleurs savamment nuancées brillent parfois d'un éclat splendide. Quoi de plus varié et de plus magnifique que le plumage dont les oiseaux sont couverts? le serpent lui-même, qui a été condamné avec vous, dépouille chaque année sa tunique d'écailles; et en même temps qu'il dépose l'ancienne, il en revêt une nouvelle. Vous seuls, ô hommes, vous êtes formés et exposés par la

1. Gn 3,21-22

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nature dans un état de nudité complète; pour vous seuls la nature est une marâtre, non point une mère. C'est la libéralité des brutes qui vous donne la nourriture et le vêtement, et qui supplée ainsi à votre indigence de toutes choses: les brebis vous donnent leur laine, les, chèvres; les boeufs et les autres animaux sans raison vous procurent les aliments dont vous avez besoin ou vous offrent avec joie leur travail et leurs sueurs. Ce n'est point une servitude qu'ils remplissent à votre égard, c'est un bienfait qu'ils vous octroient; et si vous prétendez arguer de ce fait que vous les nourrissez, que vous les gardez, que vous éloignez d'eux les bêtes fauves, que vous leur procurez soit des pâturages, soit des étables; je vous répondrai encore que vous ne pouvez vous dire leurs maîtres, puisque, sans le service de votre, or, vous ne pourriez acquérir le droit de vous servir d'eux.

4. Dieu porta ensuite remède à ces maux et vous consacra à lui d'une manière particulière; mais, à tant de bonté vous ne répondîtes que par votre ingratitude, et vous perdîtes ce second bienfait. Dieu avait fait pleuvoir du ciel pour vous une manne capable de satisfaire tous les désirs et tous les goûts; toutes les fois que vous aviez eu à souffrir de la soif, il vous avait donné une eau jaillissant spontanément des rochers et vous dispensant ainsi d'ouvrir le sein de la terre pour y chercher des sources ou pour y creuser des puits; il vous avait donné une terre où coulait le lait et le miel, et où vous n'aviez besoin de pressurer ni les rayons formés par les abeilles, ni les mamelles des animaux; il vous avait donné des raisins produits par des ceps non cultivés et tels que deux hommes pouvaient avec peine en porter un sur leurs épaules à l'aide d'une perche. Vous nous avez envié tant de bonheur, à nous, votre postérité: car nous aurions pu, nous aussi, participer à ces biens, si, par vos crimes et par vos sacrilèges, vous n'aviez mis obstacle à l'exercice de la sainte puissance de Dieu. Et maintenant, puisque nos ancêtres ont eu le malheur de s'avilir et de se dégrader; s'il vous reste une lueur de sagesse, un sentiment quelconque de pudeur, songez du moins qu'un sage repentir a succédé à leur faute, et croyez au Fils de Dieu. Puisse cette foi vous aider à obtenir la vie et le salut!




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DEUXIÈME SERMON. DU PREMIER HOMME.

ANALYSE. - 1. L'homme avait reçu de Dieu les instructions et tout ce dont il avait besoin pour résister au démon; mais il céda aux sollicitations de la femme et succomba ainsi à la tentation. - 2. Tristes effets de cette chute de nos premiers parents. - 3. Enormité du péché d'Adam et suites déplorables de ce péché. - 4. Dieu, après avoir obtenu de l'homme qu'il rougît et confessât son péché, se dispose à lui accorder son pardon: nécessité de l'humilité et de la componction extérieures. - 5. Le pécheur qui retombe après un premier pardon, se rend bien plus coupable qu'Adam, puisqu'il abuse du bienfait de la rédemption. - 6. Nous devons rendre à Dieu des actions de grâces sans fin pour tant et de si grands bienfaits. - 7. Cette reconnaissance doit se manifester surtout par des actes, par l'imitation du Christ, qui conduit au ciel ceux qui le suivent.- 8. Conclusion.

1. Personne n'ignore que l'homme avait été primitivement formé par Dieu pour être une créature éclairée des lumières de la prudence et de la sagesse; l'usage de la raison devait être un des bienfaits de la divine providence à son égard; la prudence, dis-je, devait le rendre capable d'échapper aux pièges de son ennemi; la sagesse devait lui apprendre quels mystères devaient être l'objet de ses investigations; la raison devait lui faire comprendre que la soumission aux ordres du Dieu créateur était le premier de ses devoirs. En effet, le Seigneur Dieu donna à l'homme, dès que celui-ci fut sorti de ses (602) mains, les instructions, les avertissements, les armes dont il avait besoin pour conserver son innocence; car, puisqu'il devait lutter contre le démon, il avait besoin d'être muni de certaines armes, je veux dire, de la prudence, de la sagesse, de la raison. Le Seigneur y ajouta une loi qui lui faisait connaître la volonté divine et qui lui apprenait quelles seraient les conséquences immédiates de la désobéissance à cette volonté. Car, à l'instant même où l'homme, par un oubli également fatal et incompréhensible, préféra les suggestions du démon aux ordres de Dieu, il perdit à la fois la vie qu'il possédait, et il reçut la mort qu'il n'avait pas encore appris à connaître. Adam se trouvait en présence de son épouse et du démon, en présence d'Eve et de leur ennemi commun, en présence de la femme et du serpent. Le démon employa les artifices de sa ruse perfide: Eve consentit aux suggestions diaboliques et se perdit; le démon, par sa fourberie et son astuce mensongère, tendit un piège à la femme; la femme donna tête baissée dans ce piège; le démon, désespérant de séduire Adam directement, eut recours à l'intermédiaire de la femme; et celui qui, après avoir été créé le premier par Dieu, devait trouver dans la personne d'Eve une épouse et une aide, ne trouva dans cette même personne que la mort.

2. O douleur! ce qui devait être une cause de félicité devient un sujet de larmes; il trouve sa perte là où il devait trouver un secours et un appui. Le trait qui cause à Adam la blessure la plus profonde vient non pas du côté de son ennemi, mais d'une main amie; il succombe sous son propre fer plutôt que sous le fer de son adversaire; un glaive étranger ne lui eût point fait une blessure aussi meurtrière que celle qu'il reçoit de son épouse. Le rusé serpent s'avance pour exercer sa fourberie; il s'avance pour insinuer son venin, non pas à l'homme, irais à la femme: disons mieux, il s'avance pour les entraîner l'un et l'autre à leur perte par le consentement d'un seul. Il suggère l'accomplissement d'une action qui sera fatale à tous deux; tous deux subiront les tristes conséquences de la faute commise par celle qui, la première, aura laissé infecter son esprit par ses suggestions également perfides et venimeuses. Enfin, dès qu'elle adonné son consentement, la femme remplit vis-à-vis de son mari le même rôle que le perfide serpent a rempli vis-à-vis d'elle-même. Eve s'est laissé persuader, et elle persuade; un venin mortel lui a été communiqué, et elle le communique à son tour; elle a été trompée, et elle trompe. Aussi est-elle vouée à un double châtiment, l'un personnel, l'autre commun: par le premier, elle est condamnée à enfanter dans la douleur; par le second, elle est condamnée à mourir et à voir le même sort réservé à Adam; l'un de ces châtiments lui est infligé parce qu'elle a cédé aux sollicitations du serpent, l'autre, parce qu'elle a sollicité ensuite elle-même son mari. Parce qu'elle a donné son consentement, elle entend prononcer contre elle une sentence de mort; et elle a mérité d'enfanter dans la douleur, parce qu'elle a exercé à son tour l'office de tentateur. Comment ignorer la réalité de cette sentence, puisqu'elle s'exécute dans la personne de chacun de nous! Quant à ceux qui refusent de croire à la vérité de ce récit, la conviction pénétrera malgré eux dans leur esprit le jour où ils disparaîtront de ce monde; et par rapport à ceux qui ignorent ces mêmes faits, ils apprendront à les connaître, quand cette sentence s'accomplira dans leur personne.

3. O crime! ô impiété sacrilège! on méprise un commandement de Dieu, et on prête une oreille attentive aux paroles du serpent. On dédaigne les préceptes d'une Providence infiniment miséricordieuse, et on accueille favorablement les discours trompeurs du plus astucieux de tous les animaux. On foule aux pieds des avertissements salutaires, et l'on prend conseil de son plus mortel ennemi. Aussi a-t-on dit que la mort est le triste fruit du mépris par lequel l'homme a préféré obéir aux suggestions du serpent. Adam et Eve sont dépouillés de leur gloire, ils sont privés de leur dignité. Ils deviennent ce qu'ils n'étaient point, en même temps qu'ils perdent les qualités brillantes qu'ils avaient reçues de la libéralité divine. Le serpent se réjouit d'avoir réussi dans l'accomplissement de son dessein; il se félicite d'avoir porté à l'homme un coup mortel, ainsi qu'il le désirait. Il tressaille, il triomphe en présence du succès de son entreprise abominable, en voyant que les hommes ont été complètement trompés par lui; et il ignore, le malheureux, qu'il s'est percé du trait dont il a percé les (603) autres; il ignore qu'en donnant la mort aux hommes, il se l'est donnée à lui-même. Le Seigneur, d'autre part, regrette que l'homme ait mérité une sentence de mort plutôt qu'une sentence de vie; il regrette que l'homme ait mérité de périr plutôt que d'être sauvé; que celui-ci, enfin, ait repoussé la gloire plutôt que la mort. Mais il est plus ému toutefois de la malice du serpent que du mépris dont l'homme s'est rendu coupable; il éprouve un sentiment d'horreur profonde pour la cruauté de l'ennemi et un sentiment de compassion miséricordieusement paternelle pour l'homme séduit et trompé. Il maudit à tout jamais celui qui, le premier, a savouré le plaisir de nuire, et il prend pitié de l'homme qui a été victime de la plus atroce perfidie.

4. Le Seigneur Dieu dit ensuite: «Où es-tu, Adam?» Par cette interrogation il provoque un aveu. Il désire que celui qu'il sait être devenu criminel confesse sa faute. Il cherche le moyen d'exercer sa miséricorde; il s'entretient avec le coupable de son péché. Il songe à pardonner, en même temps qu'il se plaint du motif pour lequel sa loi a été méprisée. Il adresse des reproches sévères, accablants, afin de pouvoir accorder le pardon aux coupables: ceux qu'il n'a pas voulu rendre impeccables en les créant, il veut du moins pouvoir les purifier en les amenant à confesser leur iniquité. Ils reçoivent des vêtements de peau, afin qu'après avoir avoué leur crime, ils méritent, par l'humilité de leur extérieur, d'en recevoir le pardon. Le Seigneur montre ici par quels moyens on peut être purifié de ses péchés. II montre que la confession d'abord, et ensuite la rudesse et l'austérité dans la manière de se vêtir, nous aident à obtenir notre pardon très-facilement. Car si c'est un orgueil et une opiniâtreté criminels de vouloir cacher une mauvaise action commise sous les yeux de Dieu, il n'est pas moins dangereux de chercher à dissimuler la laideur d'une âme coupable et flétrie par la richesse et l'éclat de la parure extérieure. Que personne donc, qu'aucun pécheur ne couvre ses fautes du voile d'une joie apparente qui ne serait pas autre chose qu'un désespoir réel: si votre coeur se trouve infecté par la contagion des plaisirs coupables, n'y insinuez pas encore le poison de la dissimulation. Que la tristesse de votre corps témoigne hautement du mal auquel votre âme est en proie. Une blessure faite à celle-ci doit provoquer les larmes de celui-là; car, toutes les fois que le corps éprouve une douleur, une souffrance quelconque, l'âme est aussitôt pénétrée d'un sentiment d'amertume et de compassion. Une lésion n'existe jamais dans le corps, sans provoquer dans l'âme un sentiment d'affectueuse condoléance, et les flétrissures de l'âme doivent se manifester par la douleur du corps. La tristesse doit être commune à l'un et à l'autre, afin que tous deux aient également part au pardon; car il faut nécessairement qu'ils reçoivent les mêmes faveurs et les mêmes biens, ou qu'ils soient en proie à des souffrances et à des tortures communes. L'homme, en effet, n'est pas autre chose que la réunion d'un corps et d'une âme. Autant ce corps et cette âme diffèrent et sont éloignés l'un de l'autre par leur essence, autant est étroite l'union qui s'opère entre eux pour former l'homme. Non-seulement ils ne sauraient être séparés durant le cours de la vie; mais, durant l'éternité même, ils partageront ensemble la même récompense ou le même châtiment. Le corps pur ne sera jamais séparé de l'âme à laquelle il aura été uni; et le corps flétri se trouvera fatalement associé à la destinée de l'âme coupable. Si donc, au jour du jugement, ils participeront l'un et l'autre aux biens immenses que la divine miséricorde dispensera à l'homme juste, pourquoi dès cette vie la tristesse ou la joie ne serait-elle pas aussi commune à tous deux?

5. C'est pourquoi, ô chrétien, tu ne saurais plus trouver absolument aucune excuse, toi qui, après avoir été esclave, es redevenu libre; que dis-je? toi qui, après avoir été délivré de ta captivité, guéri de tes blessures, absous et relevé de la sentence prononcée contre toi, as reçu encore, pour servir de règle à ta conduite, les avertissements les plus explicites et les plus solennels; toi, enfin, dont le zèle doit s'enflammer au souvenir des exemples terribles dont tu as entendu le récit. Adam ne connaissait point la fourberie du démon, il n'avait point pleuré sur le malheur d'une créature quelconque devenue la victime de cette fourberie; il semble donc moins coupable d'avoir succombé en luttant le premier contre un tel ennemi. Mais toi, tu as reçu de la bouche du Seigneur les instructions (604) les plus minutieuses et les plus détaillées, il t'a proposé les exemples les plus éloquents: «Voici», dit-il, «que tu es guéri; ne commets plus aucun péché, de crainte qu'il ne t'arrive quelque chose de pis (1)». Ne commets plus aucun péché, dit-il, après que tu as obtenu ton pardon; ne t'expose plus à recevoir des blessures, après que tu as été guéri; ton âme est en ce moment purifiée, ornée de la grâce, prends garde de la souiller, de la flétrir désormais. Songe, ô homme, qu'une faute est plus griève, quand elle est commise après un premier pardon; une blessure renouvelée après guérison cause des douleurs bien plus vives; une souillure paraît d'autant plus odieuse qu'elle est imprimée à une âme plus pure et plus sainte. Aussi celui-là perd tout droit à l'indulgence, qui pèche après avoir obtenu une première fois son pardon; celui-là est indigne de recouvrer jamais la santé, qui se blesse lui-même après avoir été guéri une première fois; et celui-là mérite de ne redevenir jamais pur, qui se souille lui-même après avoir reçu une première fois le bienfait de la grâce. Celui, au contraire, qui, après avoir été absous, ne retombe plus dans le péché, mérite de recevoir une récompense; celui qui, après sa guérison, se montre vigilant, possède le don de la sainteté; celui (lui aura conservé la grâce et l'amitié de Dieu en observant sa loi, recevra le royaume éternel. Tout homme, en effet, est gravement coupable, quand il transgresse une loi dont il a une connaissance pleine et entière; mais ce même homme devient bien plus coupable encore, quand il retombe dans le péché après avoir été absous une première fois. Celui-là devient plus vil et plus méprisable qu'un esclave qui, après avoir été affranchi, offense le patron de, qui il a reçu sa liberté; celui-là abuse indignement d'un bienfait, qui méprise, avec un orgueil plein d'arrogance celui de qui il l'a reçu. Cherchez votre salut dans les exemples qui vous sont proposés: il faut, ou bien que vous l'y trouviez, ou bien que vous vous attendiez à subir le même sort que les coupables dont on vous rapporte l'histoire. Et ne considérez point comme un juge sévère Celui dont vous aurez méprisé les exhortations tendres et paternelles. «Car Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son Fils

1. Jn 5,14

unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais reçoive, au contraire, la vie éternelle (1)». Oui, il est grand, il est immense, l'amour de Dieu le Père; il est digne d'être célébré par des louanges continuelles, il mérite d'être glorifié à tous les instants du jour et de la nuit; pour nous racheter de la mort éternelle, l'auteur de la vie nous a envoyé son Fils tout-puissant et éternel, son Fils qui a possédé et qui possédera éternellement la même puissance que le Père et le Saint-Esprit; il nous l'a envoyé, dis-je, en lui donnant pour mission de nous rendre dans son intégrité première la vie que nous avions perdue; de même que Dieu avait, au commencement, créé le monde par lui, il a voulu aussi le renouveler par lui, quand il a vu ce monde perverti, dégradé et gisant misérablement dans le bourbier du péché. Par son saint avènement, en effet, le Fils de Dieu a allumé dans son Eglise le flambeau de la divine lumière que les hommes ne connaissaient plus depuis longtemps, et en rendant à ceux-ci l'espérance de la vie céleste, il a arraché de leur coeur ces affections indignes qui les tenaient misérablement courbés vers la terre, et il les a élevés au-dessus d'eux-mêmes. Cette Eglise a passé des ténèbres à la lumière aussitôt que Jésus-Christ, le vrai Soleil de justice, s'est montré à la terre; les peuples qui avaient faim et soif de la vérité, ont pu se désaltérer aux sources de la divine doctrine qu'il leur a révélée, et trouver le plus doux, le plus délicieux de tous les aliments dans les saints exemples qu'il leur a donnés; doctrine et exemple à l'aide desquels nous pouvons tous éviter les flammes de l'enfer et mériter d'entrer en possession des biens invisibles qui ne finiront jamais.

6. Nous devons donc rendre grâces au Dieu tout-puissant pour tous ces bienfaits, et considérer sans cesse combien a été grande la miséricorde et l'amour que notre Créateur nous a témoignés. Nous tous, en effet, nous sommes venus de la gentilité. Nos pères, il y a quelques siècles, adoraient des idoles; après avoir abandonné le Dieu par qui ils avaient été créés, ils offraient leur encens et leurs hommages à des dieux façonnés par eux-mêmes. Nous, au contraire, par la grâce du Dieu tout-puissant, nous avons été ramenés

1. Jn 3,16

605

des ténèbres à la lumière. Ayons donc constamment présent à l'esprit le souvenir de cette région de ténèbres d'où nous sommes sortis, de ce poids immense de crimes dont nous avons été délivrés, et montrons-nous reconnaissants pour cette lumière de là foi que nous avons reçue; témoignons, dis-je, par nos oeuvres, de notre gratitude pour le bienfait de cette foi saine, de cette intelligence pure, pour toutes les grâces enfin qui nous ont été conférées au jour de notre baptême. Celui-là ne comprend point l'immensité de l'amour et de la miséricorde divine, qui oublie l'immensité de sa propre misère. De là ces paroles que le Psalmiste adressait à Dieu: «Faites-moi connaître l'immensité de vos miséricordes, ô vous qui sauvez ceux qui espèrent en vous(1)». Le meilleur moyen pour nous de comprendre combien est admirable l'immensité de la divine miséricorde, c'est de rappeler souvent à notre esprit l'immensité et la profondeur de notre misère. C'est pourquoi nous devons aimer de toute la tendresse et de toute l'énergie de nos âmes celui qui nous a retirés du sentier de l'erreur et qui nous a ramenés dans la voie de la vérité et de la vie. Voici que nous sommes venus de différentes contrées du monde, pour entendre la parole de Notre-Seigneur et pour embrasser sa foi; autrefois divisés par la diversité même des passions brutales qui nous dominaient, nous nous trouvons aujourd'hui réunis dans le sein d'une même Eglise et confondus dans une unité dont la sainteté forme les noeuds; de telle sorte que nous voyons de nos yeux l'accomplissement éclatant de cette prophétie d'Isaïe relative à l'Eglise: «Le loup habitera avec l'agneau, et le léopard dormira à côté du chevreau (2)». Par la grâce de la charité, le loup habite avec l'agneau; car ceux qui étaient autrefois des ravisseurs cruels et inhumains vivent maintenant en paix et dans une sainte fraternité, avec ceux qui étaient les plus doux et les plus timides; le léopard dort à côté du chevreau, car celui à qui ses propres péchés formaient un manteau de couleurs également hideuses et variées, consent à s'humilier avec celui qui rougit de lui-même et qui confesse avec larmes les péchés de sa vie. Le Prophète a ajouté: «Le veau, le lion et la brebis demeureront ensemble (3)»; parce que celui

1. Ps 16,7 - 2. Is 11,6 - 3. Is 11,6

qui, le coeur pénétré d'un sincère repentir, s'offre à Dieu chaque jour en sacrifice, et celui dont la cruauté était insatiable comme celle du lion, et celui qui, pareil à une brebis innocente, a toujours persévéré dans la simplicité et la droiture, tous ces différents personnages sont entrés ensemble dans le bercail de la sainte Eglise. Telle est la vertu toute-puissante de la charité: elle embrasse, elle liquéfie en quelque sorte les âmes les plus différentes et les transforme en une seule espèce d'or.

7. Mais en même temps que le feu d'un amour mutuel s'allume dans le coeur des élus, un attrait plus puissant encore les attire vers Dieu et les excite à se rendre dignes de les contempler dans le ciel et de jouir éternellement de sa présence. Un seul et même Seigneur, un seul et même Rédempteur réunit dès ici-bas le coeur de ses élus dans la communauté des mêmes sentiments et, par les désirs qu'il fait naître en eux, les porte à l'amour des choses d'en haut. De là ces autres paroles que le Prophète ajoute ensuite: «Et un petit enfant viendra à leur secours (1)». Quel est cet enfant, sinon celui dont il est écrit: «Un petit enfant nous est né, et un Fils nous a été donné (2)?» Cet enfant vient en aide à ceux qui habitent ensemble; car, de peur que nos coeurs ne demeurent attachés aux choses de la terre, il les enflamme chaque jour par des désirs intérieurs; il nous vient en aide, dis-je, en entretenant ainsi constamment dans nos coeurs la flamine de son amour, puisqu'il empêche que cet exil, où nous nous aimons ainsi les uns les autres, ne nous paraisse un séjour trop agréable, et que le repos de la vie présente ne nous séduise et ne nous charme jusqu'à nous faire oublier les joies de la patrie; il empêche notre âme de s'énerver et de s'amollir en savourant avec trop d'ardeur ces délices passagères. Aussi le voyons-nous faire succéder des châtiments à ses bienfaits et mélanger d'amertume toutes les jouissances que nous pourrions goûter ici-bas, afin d'allumer dans nos âmes le feu de l'amour et du désir des choses célestes. Ce petit enfant donc nous vient en aide, quand, par la charité qu'il répand lui-même en nous, le Dieu tout-puissant nous empêche de demeurer courbés vers les choses de ce monde;

1. Is 11,6 - 2. Is 9,6

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et qu'il nous invite, au contraire, à nous élever jusqu'à lui par la sincérité de notre repentir, par la correction de nos moeurs et par la confession de nos fautes. Conformément à cette parole du Psalmiste: «Entrez dans son sanctuaire en confessant vos fautes (1), etc.; quand nous confessons nos fautes avec larmes, nous entrons par la porte de la voie étroite; mais lorsqu'ensuite nous aurons le bonheur ineffable d'être introduits dans le séjour de la vie éternelle, nous franchirons le seuil de notre patrie en confessant la gloire et la puissance du Très-Haut; car il n'y aura plus pour nous de porte étroite le jour où nous entrerons en possession du bonheur et de la joie éternels. Alors nous célébrerons

1. Ps 99

par nos louanges Celui que nous savons s'être humilié jusqu'à se revêtir d'une chair semblable à la nôtre, jusqu'à devenir notre frère, afin de nous préparer à tous une place dans le royaume éternel.

8. Tous nos désirs donc doivent avoir pour objet suprême d'être réunis-le plus prochainement possible à Celui en qui nous trouverons tous les biens; à Celui qui, de toute éternité, habite les demeures éthérées, qui possède avec le Père la même puissance, le même éclat et la même splendeur; à qui sont dus les mêmes hommages et des adorations identiques; à qui appartient la même autorité; près de qui enfin les plus hantes puissances ne sont que néant, et dont le règne subsiste dans les siècles des siècles.




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TROISIÈME SERMON. SUR JOSEPH.

ANALYSE. - 1. Après la mort de Joseph, les Juifs sont réduits à l'état de captivité.- 2. Interprétation allégorique de l'histoire de ce patriarche.- 3. Interprétation également allégorique de la délivrance accomplie par Moise et Aaron. - 4. Il faut d'abord fuir l'Egypte, si l'on veut offrir à Dieu un sacrifice de louanges véritables.

1. Ainsi que la lecture de l'Ancien Testament nous l'a appris, mes bien-aimés, le trône d'Egypte fut, après la mort de Joseph, occupé par un nouveau roi qui n'avait point connu ce patriarche et qui entreprit d'anéantir la multitude des enfants d'Israël. Il les exerçait à préparer l'argile, à confectionner des briqués, à battre les grains, et il les contraignait à se livrer à ces travaux jusqu'à l'épuisement de leurs forces. C'est pourquoi, fatigués d'un long esclavage et accablés sous le poids de travaux hors de proportion avec les forces humaines, ils adressèrent, par la bouche de Moïse et d'Aaron, cette prière à Pharaon: «Laissez-nous sortir d'Egypte; après trois jours de marche nous serons dans le désert et nous pourrons offrir des sacrifices à notre Dieu (1)».

1. Ex 5,1-3

2. Cette histoire, mes bien-aimés, si l'on veut s'en tenir à la surface de la lettre, présente un sens très-clair et très-manifeste; elle est si belle, elle brille par elle-même d'un tel éclat, qu'il suffit de la lire simplement pour en être édifié. Mais vos esprits en seront bien plus grandement édifiés encore, si, écartant l'écorce de la lettre qui tue, nous pénétrons jusqu a la moelle, c'est-à-dire jusqu'à l'interprétation spirituelle; ou, pour revêtir ma pensée d'une autre forme, si, posant comme fondement les faits historiques rapportés dans ce passage de l'Écriture, nous élevons dessus l'édifice sublime d'une interprétation allégorique. Et d'abord, mes bien chers frères, nous sommes nous-mêmes les enfants d'Israël, nous qui, par la faute de nos premiers parents, avons été tristement expulsés du paradis de délices, de la région de lumière et de (607) félicité éternelle dans cette vallée des misères et des larmes, dans cette région ténébreuse et couverte des ombres de la mort comme dans une vraie terre d'Egypte. Tant que Joseph régna en Egypte, Pharaon ne persécuta point le peuple de Dieu. Joseph représente ici Jésus-Christ que ses frères, c'est-à-dire les Juifs, ont vendu uniquement par un sentiment de haine, et qui, après avoir été emmené en Egypte, n'y a point été reconnu par ses frères; car Jésus-Christ a était dans le monde, et le «monde avait été créé par lui, et le monde ne le reconnut point (1)». Aussi longtemps que Joseph conserva le pouvoir sur l'Egypte, le peuple n'éprouva aucun effet de la colère de Pharaon. Et, en effet, tant que le véritable Joseph règne sur nous, tant que le Christ demeure maître absolu de nos âmes, Pharaon, c'est-à-dire le démon et les puissances ennemies, ne sauraient nous percer de leurs traits ni nous causer aucun dommage. Mais après la mort de Joseph un nouveau prince s'asseoit sur le trône d'Egypte, et ce prince ne connaît point Joseph, et il contraint les enfants d'Israël à se livrer sans relâche au rude labeur de la préparation de l'argile et de la fabrication des briques. Ce nouveau roi, mes biens chers frères, n'est autre que le démon qui règne en maître absolu sur tous les hommes livrés à l'orgueil et qui ne connaît point Joseph, c'est-à-dire Jésus-Christ. «Car il a dit en son coeur: Il n'y a point de Dieu (2)»; et après la mort de Joseph, il opprime le peuple. Si le Christ vient à mourir en nous, si son souvenir vient à disparaître de notre esprit, alors le nouveau roi, je veux dire le démon, commence à exercer sur nous son pouvoir tyrannique, il nous condamne aux pénibles travaux de la préparation de l'argile et de la confection des briques; il nous voue au hideux et ignoble esclavage des voluptés charnelles; il nous contraint de livrer notre coeur «au monde et aux choses qui sont dans le monde (3)»; il enchaîne notre esprit et le tient, aussi bien que notre corps, constamment courbé vers les choses de la terre; de telle sorte que la méditation des choses célestes devient pour nous une oeuvre tout à fait impossible.

3. Mais Dieu, qui se plaît avant tout à exercer sa miséricorde et qui cherche à pardonner à

1. Jn 1,10 - 2. Ps 13,1 - 3. Jn 2,15

ses fidèles serviteurs bien plutôt qu'à les punir, compatissant à leur misère et à leur affliction, choisit et délégua Moïse et Aaron, c'est-à-dire la loi et le sacerdoce, pour délivrer son peuple et pour châtier Pharaon. C'est pourquoi; s'étant présentés devant ce prince, ils lui dirent: «Voici ce que dit le Seigneur Dieu: Laissez aller mon peuple, afin qu'il m'offre des sacrifices dans le désert. Après trois jours de marche nous serons dans la solitude, et là nous offrirons des sacrifices à notre Dieu (1)». Remarquons ici, mes frères, que les enfants d'Israël, demeurant sur la terre d'Egypte, ne pouvaient offrir à Dieu aucun sacrifice. Le mot Egypte, en effet, signifie ténèbres et désigne ici le monde; car ce monde fait de tous ses amateurs autant d'enfants de ténèbres, en les enveloppant dans les ténèbres de l'ignorance et dans la nuit du péché. Condamnés à la meule, aveuglés par leurs péchés qui recouvrent leurs yeux comme un voile impénétrable, on les voit s'agiter dans un cercle sans fin, lutter contre des flots qui les reportent constamment au rivage, travailler toujours sans trouver jamais le repos, courir avec effort sans parvenir au but; égarés dans la nuit de la plus épaisse ignorance, ils dépensent une activité surhumaine sans réussir à rencontrer même la porte de la vérité. Dans cette région donc des ténèbres et de la mort, les enfants d'Israël ne sauraient offrir aucun sacrifice; car le coassement des grenouilles retentirait dans un tel sanctuaire, des légions de mouches, s'élevant de ce sol fangeux, se précipiteraient dans les yeux des assistants: l'odeur même de l'encens serait étouffée sous les émanations pestilentielles qui remplissent ces lieux consacrés aux vices les plus divers et où chaque démon a un autel.

4. Il faut donc sortir d'Egypte de peur que, par leur coassement, les grenouilles ne troublent le repos des Israélites, de peur que «les mouches en mourant ne cessent de répandre une odeur suave» et ne souillent le sacrifice. Encouragés donc par l'exemple du bienheureux Abraham, «sortons de la terre qui nous a vus naître et qu'habitent encore nos proches; sortons de la maison de notre père (2)», et venons dans la terre que le Seigneur nous aura montrée. Avec le bienheureux Joseph abandonnant son manteau entre

1. Ex 5,1-3 - 2. Gn 12,1

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les mains d'une adultère, précipitons-nous dehors; avec le jeune homme de l'Evangile laissant là le suaire, suivons le Seigneur sans considérer même de quelle manière nous sommes vêtus, et marchons pendant trois jours pour nous rendre dans le désert et pour y sacrifier à notre Dieu. Cette voie par laquelle il nous est ordonné de nous rendre dans la solitude, c'est précisément le Christ, qui a dit: «Je suis la voie, la vérité et la vie (1)»; et ailleurs: «Personne ne vient au Père, si ce n'est par moi (2)». Il faut donc marcher dans cette voie, non point par des mouvements corporels, mais par des désirs intérieurs, afin de parvenir à la solitude de l'esprit et au repos de la conscience. Car la connaissance de la loi divine s'acquiert et se perfectionne dans le repos et le silence. Aussi longtemps que le bruit tumultueux du péché frappe nos oreilles, aussi longtemps que la tempête et l'ouragan du vice font éclater au-dessus de nos têtes la voix formidable de son tonnerre, nous n'approchons point de la solitude; mais lorsque, cet horrible tumulte ayant cessé, nous jouissons de la paix et de la tranquillité de la vertu, c'est alors seulement que nous pouvons offrir à Dieu un sacrifice de louanges. Or, on ne parvient à cette bienheureuse solitude que par trois étapes. Par la première de ces étapes, l'âme fidèle entre dans le jardin; par la seconde, elle pénètre dans le cellier rempli de vin; par la troisième, elle est introduite dans la chambre à coucher du roi. Il faut, en effet, que l'âme, autrefois esclave des plaisirs charnels dont elle aimait à s'enivrer, il faut, dis-je, que cette âme, délivrée de l'Egypte et fatiguée du chemin, trouve d'abord des consolations et des douceurs dans le jardin du Christ; il faut que ce jardin lui offre des arbres chargés de fruits spirituels et des fleurs exhalant un parfum délicieux de vertu, afin que, grâce à ce puissant réconfort, elle oublie bientôt les jouissances grossières dans lesquelles elle se complaisait et ne recherche plus que les joies et les délices de la vertu. De là cette invitation qui lui est adressée dans les cantiques: «Venez dans mon jardin, ô ma soeur, ô mon épouse (3)!» A la seconde étape, le roi l'introduit dans le cellier rempli de vin.: Ce cellier

1. Jn 14,6 - 2. Jn 14,6 - 3. Ct 5,1

n'est pas autre chose que la divine Ecriture, dans laquelle se trouve renfermé ce vin spirituel qui enivre l'esprit des fidèles et qui réjouit le coeur de l'homme intérieur. Après donc que l'âme, occupée d'abord à savourer les douceurs sensibles de la vertu, a pu satisfaire complètement cette curiosité, elle pénètre dans ce cellier rempli de vin, elle s'applique à l'étude des saintes Ecritures, et la loi de Dieu devient l'objet de ses méditations du jour et de la nuit. De là ces autres paroles du même livre des cantiques: a Le roi m'a introduit dans son cellier au vin (1)». A la troisième étape, enfin, l'âme entre dans la chambre à coucher du roi. Cette chambre, c'est le sanctuaire de la contemplation, une sorte de tabernacle mystérieux où l'âme médite plus à son aise. Car l'âme fidèle, après que le jardin des vertus l'a détachée de l'amour des choses temporelles et que le cellier rempli de vin l'a initiée à la connaissance des divines Ecritures, l'âme fidèle se retire et s'enferme dans la solitude de l'esprit comme dans une chambre secrète, et là, s'enflammant des feux du divin amour par la méditation assidue des vérités éternelles, elle contemple et adore son Père comme sur une montagne inaccessible à tout profane, et offre à Dieu un sacrifice de louange.

5. Vous donc, ô mes bien-aimés, vous qui êtes de vrais Israélites, non point par un effet de votre génération charnelle, ni par suite d'une circoncision faite dans votre chair, mais par l'effet de votre fidèle observation des commandements de Dieu, fuyez l'Egypte, à l'exemple de vos ancêtres d'autrefois, secouez le joug de Pharaon, renoncez aux ouvrages de terre et de boue qui vous ont occupés jusqu'ici. Mettez fin à ces relations, à ces conversations avec les Egyptiens, qui vous souillent et vous corrompent; et, criant avec force vers le Seigneur, venez avec Moïse et Aaron, dégagés de toute entrave et libres de tout fardeau, par une marche de trois jours, c'est-à-dire par de bonnes pensées, par de bonnes paroles, par de bonnes actions, venez au repos et à la solitude de l'esprit, et offrez un sacrifice de dévotion et de louange au Seigneur votre Dieu, qui vit et règne dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Ct 11,4





Augustin, Sermons 5000