Augustin, Trinité 1511

CHAPITRE VII. IL N'EST PAS FACILE D'ENTREVOIR LA TRINITÉ DIVINE D'APRÈS LES TRINITÉS DONT NOUS AVONS PARLÉ.

1511 11. Mais ces trois choses sont dans l'homme et ne sont pas l'homme lui-même; car l'homme, suivant la définition des anciens, est un animal doué de raison et sujet à la mort. Elles sont donc la meilleure partie de l'homme, mais ne sont pas l'homme. Et une seule personne, c'est-à-dire chaque homme pris en particulier, les possède toutes les trois dans son âme. Que si nous définissons l'homme: une substance raisonnable composée d'une âme et d'un corps, il est évident que l'homme a une âme qui n'est pas corps, et un corps qui n'est pas âme. Conséquemment ces trois choses sont dans l'homme, ou à l'homme, mais ne sont pas l'homme. Maintenant, abstraction faite du corps et à considérer l'âme seule, l'intelligence en est une partie, elle en est comme la tête si l'on veut, ou l'oeil, (547) ou la face; mais il ne faut pas raisonner ici comme pour les corps. Ainsi donc l'intelligence n'est pas l'âme, mais la meilleure partie de l'âme. Or, pouvons-nous dire que la Trinité est en Dieu comme quelque chose qui lui appartient, mais n'est pas Dieu? Chaque homme, qui est appelé l'image de Dieu par son âme seulement, et non par tout ce qui tient à sa nature, est une personne et est par son âme l'image de la Trinité; mais la Trinité, dont cette âme est l'image, n'est pas autre chose que Dieu dans sa totalité, ni autre chose que la Trinité dans sa totalité. Rien n'appartient à la nature de Dieu qui n'appartienne aussi à cette Trinité, et les trois personnes sont une seule essence, et non, comme l'homme, une seule personne.

1512 12. Une autre différence énorme, c'est que quand nous parlons de l'âme dans l'homme, de la connaissance qu'elle a d'elle-même et de l'amour qu'elle se porte; ou de la mémoire, de l'intelligence et de la volonté, nous ne nous souvenons de l'âme elle-même que par la mémoire, nous ne la connaissons que par l'intelligence, et nous ne l'aimons que par la volonté. Mais, dans cette souveraine Trinité, qui oserait dire que le Père ne se connaît lui-même, ne connaît le Fils elle Saint-Esprit, que par le Fils, qu'il n'aime que par le Saint-Esprit, mais qu'il se souvient seulement par lui-même, de lui-même et du Fils et du Saint-Esprit? Que le Fils pareillement, ne se souvient de lui-même ni de son Père que par le Père, qu'il n'aime que par le Saint-Esprit, et que par lui-même il ne peut que connaître le Père, se connaître lui-même et le Saint-Esprit? Que le Saint-Esprit à son tour se souvient, par le Père, et du Père et du Fils et de lui-même, qu'il connaît par le Fils et le Père elle Fils et lui-même, mais que par lui-même il ne peut que s'aimer, et aimer le Père et le Fils? Comme si le Père était sa propre mémoire et celle du Fils et du Saint-Esprit; le Fils sa propre connaissance et celle du Père et du Saint-Esprit; et le Saint-Esprit son propre amour, et l'amour du Père et du Fils! Oui qui osera penser ou affirmer de pareilles choses de cette Trinité?

Car si le Fils a seul de l'intelligence pour lui, pour le Père et pour le Saint-Esprit, on retombera dans cette absurde proposition que le Père n'est pas sage par lui-même mais par son Fils: alors la sagesse n'aura plus engendré la sagesse, mais il faudra dire que le Père est sage de la sagesse qu'il a engendrée. Car il ne peut y avoir de sagesse là où il n'y a pas d'intelligence; par conséquent si le Père ne comprend pas par lui-même, mais que le Fils comprenne pour le Père, c'est évidemment le Fils qui communique la sagesse à son Père. Et si, pour Dieu, être et être sage c'est la même chose, si son essence est la même chose que la sagesse, le Fils ne sera plus du Père, comme l'enseigne la vérité; mais le Père tiendra son essence du Fils: ce qui est le comble de l'absurdité et de l'erreur. Nous avons discuté, confondu, repoussé cette absurdité dans le septième livre (Ch., 1,3): cela est très-certain. Dieu le Père est donc sage de sa propre sagesse; et le Fils, sagesse du Père, est donc de la sagesse qui est le Père, duquel il a été engendré. Par conséquent le Père est aussi intelligent de sa propre intelligence car il ne serait pas sage, s'il n'était pas intelligent; mais le Fils est l'intelligence du Père, engendré de l'intelligence qui est le Père. Le même raisonnement peut s'appliquer à la mémoire. Comment en effet celui qui ne se souvient de rien, pas même de lui, serait-il sage? Donc, puisque le Fils est sagesse parce que le Père est sagesse, le Fils se souvient de lui-même, comme la Père se souvient de lui-même; et comme c'est par sa propre mémoire, et non par celle de son Fils, que le Père se souvient de lui-même et de son Fils, de même le Fils se souvient de lui-même et de son Père, non par la mémoire de son Père, mais par la sienne propre.

Mais où il n'y a pas d'amour, peut-on dire qu'il y a sagesse? Il faut donc conclure que le Père est son propre amour, comme il est son intelligence et sa mémoire. Donc dans cette souveraine et immuable essence qui est Dieu, ces trois choses; la mémoire, l'intelligence, l'amour, ne sont pas le Père, le Fils elle Saint-Esprit, mais le Père seul. Et comme le Fils est aussi sagesse engendrée de sagesse, que ce n'est point le Père ni le Saint-Esprit qui comprennent pour lui, mais qu'il comprend par lui-même; ainsi ce n'est point le Père qui se souvient pour lui, ni le Saint-Esprit qui aime pour lui, mais il se souvient et aime par lui-même; car il est sa propre mémoire, sa propre intelligence, son propre amour; néanmoins il tient tout cela du Père, de qui il est (548) né. Egalement, comme l'Esprit-Saint est sagesse procédant de sagesse, il n'a pas le Père pour mémoire, le Fils pour intelligence et lui-même pour amour: car il ne serait pas sage, si un autre se souvenait pour lui, si un autre comprenait pour lui, et qu'il n'eût à lui-même que son propre amour. Mais il possède lui-même ces trois choses, et il les possède en ce sens qu'elles sont lui. Toutefois il les tient d'où il procède.

1513 13. Mais qui donc, parmi les hommes, peut comprendre cette sagesse par laquelle Dieu connaît toutes choses, de telle sorte que ce que nous appelons passé n'est point passé pour lui, qu'il n'a point à attendre ce qui doit venir, mais que le passé et le futur sont pour lui la même chose que le présent; qu'il ne voit pas les choses une à une; que sa pensée ne passe pas d'une chose à une autre, mais qu'il embrasse tout à la fois d'un seul regard: quel homme, dis-je, comprend cette sagesse, qui est tout à la fois prévoyance et science, alors que nous ne comprenons pas même la nôtre? Nous pouvons, il est vrai, voir d'une manière quelconque ce qui est présent à nos sens ou à notre intelligence; mais ce qui a cessé de leur être présent, nous ne le connaissons plus que par la mémoire, si nous ne l'avons pas oublié. Nous ne jugeons pas le passé par l'avenir, mais nous conjecturons l'avenir d'après le passé, et encore d'une manière peu sure. En effet, quand nous prévoyons certaines pensées, avec plus de clarté et plus de certitude, parce qu'un avenir plus prochain les met, pour ainsi dire, sous nos yeux, nous ne le pouvons, dans la mesure où nous le pouvons, que par l'action de la mémoire, faculté qui semble appartenir au passé plutôt qu'à l'avenir. Nous en avons l'expérience dans les paroles ou dans les chants que nous reproduisons de mémoire dans leur enchaînement: car nous n'en viendrions pas à bout, si nous ne prévoyions en pensée ce qui doit suivre. Et cette prévision, pourtant, n'est pas l'effet de la prévoyance, mais bien de la mémoire: puisque, jusqu'à la fin de ce que nous avons à dire ou à chanter, tout sera prévu, aperçu à l'avance. Cependant, dans ce cas, on ne dit pas que nous parlons ou que nous chantons par prévoyance, mais par mémoire; et chez ceux qui ont, sous ce rapport, une faculté extraordinaire, c'est la mémoire qu'on vante et non la prévoyance. Tout cela se fait en notre âme ou par notre âme, nous le savons, nous en avons la servitude; mais comment cela se fait-il? Plus nous cherchons à le savoir, plus la parole nous fait défaut, et notre attention elle-même ne saurait se soutenir jusqu'à nous le faire, sinon exprimer, du moins comprendre. Pensons-nous que notre esprit si infirme puisse jamais comprendre que la Providence divine est la même chose que la mémoire et son intelligence, cette Providence qui ne pense pas en détail, mais embrasse tout l'objet de ses connaissances d'un regard unique, éternel, immuable et au dessus de toute expression? Au milieu de ces difficultés et de ces angoisses, c'est le cas de crier au Dieu vivant: «Votre science est merveilleusement élevée au-dessus de moi, et je n'y pourrai atteindre (Ps 139,6).» Je comprends, d'après moi, combien est admirable et incompréhensible cette science par laquelle vous m'avez créé, puisque je ne puis pas même me comprendre, moi que vous avez fait. Cependant mon coeur s'est enflammé dans ma méditation (Ps 39,4), afin de chercher sans cesse votre présence (Ps 104,4).



CHAPITRE VIII. EN QUEL SENS L'APOTRE DIT QUE NOUS VOYONS DIEU ICI-BAS A TRAVERS UN MIROIR.

1514 14. Je sais que la sagesse est une substance immatérielle et une lumière dans laquelle on voit ce que ne voit pas l'oeil charnel. Et cependant cet homme si grand, si spirituel dit

«Nous voyons maintenant à travers un miroir «en énigme, mais alors nous verrons face à face (
1Co 13,12).». Si nous cherchons à savoir quel est ce miroir et ce qu'il est, aussitôt une pensée nous frappe: dans un miroir on ne voit qu'une image. Et voilà à quoi ont tendu nos efforts: à nous faire voir, d'une manière quelconque à travers l'image, qui n'est autre que nous-mêmes, comme à travers un miroir, Celui par qui nous avons été faits. C'est encore là le sens de ce que dit ailleurs le même apôtre: «Pour nous, contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image de clarté en clarté, comme par l'Esprit du Seigneur (2Co 3,18)». Contemplant, dit-il, speculantes, c'est-à-dire voyant à travers un miroir, per speculum, et non d'un point d'observation, de specula. Le texte grec, duquel les lettres de l'Apôtre ont été traduites (549) en latin, ne laisse aucun doute sur ce point. Là, le miroir, speculum, qui reproduit les images des choses, se rend par un mot très-différent de specula, lieu élevé d'où notre vue porte au loin; et il est véritable que l'Apôtre tire l'expression speculantes de speculum, et non de specula. Quant à ces expressions: «Nous sommes transformés en la même image», il est clair qu'il entend parler de l'image de Dieu qu'il appelle la même, c'est-à-dire celle-là même que nous contemplons, parce que cette image est aussi la gloire de Dieu, comme il le dit en un autre endroit: «Pour l'homme, il ne doit point voiler sa tête, parce qu'il est l'image et la gloire de Dieu(1Co 11,7) »: texte que nous avons déjà discuté dans le livre douzième. «Nous sommes transformés», ajoute-t-il, nous quittons notre forme pour en prendre une autre, nous passons de la forme obscure à la forme lumineuse; parce que notre forme, même obscure, est l'image de Dieu, et par là même, sa gloire: cette forme dans laquelle nous avons été créés hommes, supérieurs aux autres animaux. Car c'est de la nature humaine qu'il est dit: «Pour l'homme, il ne doit point voiler sa tête, parce qu'il est l'image et la gloire de Dieu». Cette nature, la plus parfaite parmi les choses créées, une fois purifiée de son impureté par son Créateur, passe d'une forme hideuse à une forme éclatante de beauté. Au sein même de son impiété, sa valeur se laisse d'autant mieux voir que son vice est plus condamnable. Voilà pourquoi l'Apôtre ajoute: «de clarté en clarté»; de la gloire de la création à la gloire de la justification. Du reste, ces expressions: «de clarté en clarté», peuvent aussi s'entendre autrement: de la gloire de la foi à la gloire de la claire vue; de la gloire d'être fils de Dieu à la gloire de devenir semblables à lui, quand nous le verrons tel qu'il est (1Jn 3,2). Enfin par ces mots: «Comme par l'Esprit du Seigneur», l'Apôtre indique que c'est à la grâce de Dieu que nous devons l'avantage d'une si heureuse transformation.

CHAPITRE IX. DE L'ÉNIGME ET DES LOCUTIONS FIGURÉES.

1515 15. Tout ceci se rapporte à ce que dit l'Apôtre: que nous voyons «à travers un miroir». Quant aux mots suivants: «en énigme», ils sont inintelligibles pour la multitude illettrée qui ne connaît pas ces espèces de locutions que les grecs appellent tropes, expression qui est même passée de leur langue dans la nôtre. Car comme nous disons plus souvent schemata que figure, ainsi employons-nous plus souvent tropi que modi. Mais exprimer en latin les noms particuliers des figures ou tropes dans leur sens spécial, ce serait chose très-difficile et tout à fait inusitée. De là, il est arrivé que quelques-uns de nos interprètes ne voulant pas traduire littéralement ces paroles de l'apôtre: «Ce qui a été dit par allégorie (Ga 9,24)» ont eu recours à cette périphrase: «Ce qui donne à entendre une chose pour une autre». Or, il y a plusieurs espèces de ce trope qu'on appelle l'allégorie, et une entre autres qui a le nom d'énigme. Mais il est nécessaire que la définition du mot générique renferme toutes les espèces. Par conséquent, comme tout cheval est animal, tandis que tout animal n'est pas cheval; de même toute énigme est allégorie, mais toute allégorie n'est pas énigme. Qu'est-ce donc qu'une allégorie, sinon un trope où l'on donne à entendre une chose pour une autre, comme dans ce passage de l'épître aux Thessaloniciens: «Ne dormons donc point comme tous les autres, mais veillons et soyons sobres. Car ceux qui dorment, dorment de nuit; et ceux qui s'enivrent, s'enivrent de nuit; mais nous qui sommes du jour, soyons sobres (1Th 5,6-8)?» Toutefois ici l'allégorie n'est point énigme: car on en saisit la pensée, à moins d'un grand défaut d'intelligence. Mais l'énigme, pour le dire en peu de mots, est une allégorie obscure, comme celle-ci, par exemple: «La sangsue a trois filles ()», et autres de ce genre. Toutefois une allégorie dont parle l'Apôtre n'est pas en paroles, mais en fait: il parle des deux fils d'Abraham, l'un né de la servante, l'autre de la femme libre - ce qui n'est pas une parole, mais un fait - et veut désigner par là les deux Testaments. Jusqu'à cette explication, le texte était obscur; par conséquent, ce qui était allégorie - à s'en tenir au nom générique - pouvait aussi être appelé énigme.

1516 16. Mais comme les illettrés qui ne connaissent pas les tropes, ne sont pas les seuls à demander ce qu'entend l'Apôtre quand il dit que nous voyons en énigme, que les hommes instruits demandent aussi à savoir ce que c'est que cette énigme dans laquelle nous voyons ici-bas, (550) il faut trouver une solution unique à ce double point de la question: «Nous voyons maintenant à travers un miroir», et: «en énigme». Il ne doit en effet avoir qu'une solution, puisque l'Apôtre dit tout d'un trait: «Nous voyons maintenant à travers un miroir en énigme». Il me semble donc que, comme par miroir il entend une image, par énigme il entend une ressemblance obscure et difficile à saisir. Ainsi par miroir et par énigme on peut supposer que l'Apôtre indique des ressemblances quelconques, les plus propres à nous faire con- naître Dieu autant que possible; et aucune de ces ressemblances n'atteint mieux ce but que celle de l'homme, qui est appelé à juste titre l'image de Dieu. Qu'on ne s'étonne donc pas de la difficulté que nous éprouvons à voir d'une manière quelconque par le moyen qui nous est accordé ici-bas, c'est-à-dire à travers un miroir en énigme. Si nous pouvions voir facilement, le mot d'énigme n'aurait plus de sens. Et voilà la plus grande énigme: que nous ne voyions pas ce qu'il nous est impossible de ne pas voir. En effet qui ne voit pas sa pensée? Et pourtant qui voit sa pensée, je ne dis pas de l'oeil du corps, mais de l'oeil intérieur? Qui ne la voit pas et qui la voit? Car la pensée est une certaine vision de l'âme qui a lieu ou en présence des objets matériels qui frappent nos yeux, ou en leur absence, quand la pensée voit leurs images, ou quand on songe à des objets qui ne sont ni corps, ni images de corps, comme les vertus ou les vices ou la pensée elle-même; ou quand on reçoit des doctrines ou des sciences libérales, ou quand on s'élève jusqu'aux causes et aux raisons supérieures de toutes choses renfermées dans la nature immuable, ou enfin quand on pense à des choses mauvaises, chimériques, fausses, avec ou sans l'assentissement de la volonté.

CHAPITRE X. DE LA PAROLE DE L'ÂME, DANS LAQUELLE NOUS VOYONS LE VERBE DE DIEU COMME A TRAVERS UN MIROIR ET EN ÉNIGME.

1517 17. Maintenant, parlons des choses connues auxquelles nous pensons, et connues même quand nous n'y pensons pas, soit qu'elles appartiennent à la science contemplative, qui est proprement la sagesse, ou à la science active, qui conserve le nom de science, d'après la distinction que j'ai établie plus haut. Car l'une et l'autre appartiennent à la même âme et ne forment qu'une seule image de Dieu. Quand on s'occupe plus spécialement et exclusivement de celle qui est inférieure, on ne doit pas l'appeler image de Dieu, bien qu'on y découvre quelque ressemblance avec la Trinité souveraine, comme nous l'avons montré dans le livre treizième (Ch. 1,20). Ici, nous parlons de la science de l'homme dans son ensemble, de celle qui renferme tous les objets de connaissance, lesquels sont vrais, puis qu'autrement ils ne seraient pas connus. En effet, personne ne connaît ce qui est faux autrement que parce qu'il sait que cela c'est faux, et cette connaissance est vraie, parce qu'il est vrai que cela est faux. Nous parlons donc des choses connues auxquelles nous pensons, et connues même quand nous n'y pensons pas. A coup sur, si nous voulons les exprimer, nous ne le pouvons qu'après y avoir pensé. Car bien qu'il n'y ait pas de son de parole, celui qui pense parle certainement dans son coeur. C'est pourquoi on dit au livre de la Sagesse: «Ils ont dit, pensant follement en eux-mêmes (Sg 2,1)». Le sens de ces mots: «Ils ont dit en eux-mêmes», est expliqué par cette addition: «Pensant». Il y a quelque chose d'analogue dans l'Evangile, quand certains scribes entendant le Seigneur dire au paralytique: «Mon fils, aie confiance, tes péchés te sont remis; ils dirent en eux-mêmes: Celui-ci blasphème».Or, que signifient ces mots «Ils dirent en eux-mêmes», sinon: ils dirent dans leur pensée? Puis l'Evangéliste continue: «Mais comme Jésus avait vu leurs pensées, il dit: Pourquoi pensez-vous mal en vos coeurs (Mt 9,2-4)?» C'est saint Matthieu qui parle. Saint Luc raconte le même fait en ces termes: «Les scribes et les pharisiens commencèrent à réfléchir, disant: Quel est celui-ci qui profère des blasphèmes? Qui peut remettre les péchés, sinon Dieu seul? Mais dès que Jésus connut leurs pensées, il prit la parole et leur dit:Que pensez-vous en vos coeurs (Lc 5,21-22)?» Ces expressions: «Ils réfléchirent en disant», ont le même sens que celles du livre de la Sagesse: «Ils ont dit pensant». Là comme ici on fait voir que l'homme parle en lui-même et dans son coeur, c'est-à-dire parle en pensant. En effet, ces pharisiens parlaient en eux-mêmes et on leur dit: «Que pensez-vous?» Et à propos de ce riche dont les (551) champs produisaient des fruits abondants, le Seigneur lui-même dit: «Or, il pensait en lui-même, disant (Lc 12,17)

1518 18. Certaines pensées sont dans le langage du coeur, où du reste le Sauveur lui-même nous fait voir qu'il existe une bouche, quand il dit: «Ce n'est point ce qui entre dans la bouche, qui souille l'homme; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l'homme». Dans cette seule phrase il suppose deux bouches à l'homme, une dans le corps et l'autre dans le coeur. Car ce que les Juifs regardaient comme souillant l'homme, entre dans la bouche du corps; tandis que d'après le Seigneur, ce qui souille l'homme sort de la bouche du coeur. Car il a lui-même expliqué le sens de ses paroles. En effet, un instant après, reprenant la question avec ses disciples, il leur dit: «Et vous aussi êtes-vous encore sans intelligence? Ne comprenez-vous point que tout ce qui entre dans la bouche va au ventre et est rejeté en un lieu secret? Voilà qui, s'applique indubitablement à la bouche du corps. Puis, parlant ensuite de la bouche du coeur, il ajoute: «Mais ce qui sort de la bouche vient du coeur, et voilà ce qui souille l'homme. Car du coeur viennent les mauvaises pensées, etc. (Mt 15,10-20)» Quoi de plus clair que cette explication? Cependant bien que nous disions que les pensées sont les paroles du coeur, il ne s'ensuit pas qu'elles ne soient pas aussi quand elles sont vraies, des visions formées des visions de la connaissance. En effet, au moment ou elles se forment au dehors par l'entremise du corps, la parole et la vision sont deux choses différentes; mais quand nous pensons au dedans de nous, elles n'en font plus qu'une. C'est ainsi que l'audition et la vision sont deux sensations très-différentes dans les sens du corps; mais dans l'âme, voir et entendre sont la même chose. Voilà pourquoi, tandis que au dehors le langage ne se voit pas, mais s'entend, l'Evangile nous dit que le Seigneur vit les paroles intérieures c'est-à-dire les pensées, mais non qu'il les entendit: «Ils dirent en eux-mêmes: Celui-ci blasphème»; puis il ajoute: «Mais comme Jésus avait vu leurs pensées». Il vit donc ce qu'ils avaient dit; par sa pensée il avait vu leurs pensées qu'ils croyaient seuls voir.

1519 19. Ainsi, celui qui peut comprendre la parole, non-seulement avant qu'elle résonne, mais avant même que la pensée se figure les images de ses sons - et c'est ce qui n'appartient à aucune des langues, de ces langues qu'on appelle humaines et dont notre langue latine fait partie - celui, dis-je, qui peut comprendre cela, peut déjà voir, à travers ce miroir et en cette énigme, quelque ressemblance de ce Verbe suprême dont il est dit: «Au commencement était le Verbe, et «le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu (Jn 1,1)». Il est nécessaire en effet, quand nous disons la vérité, c'est-à-dire quand nous exprimons ce que nous savons, que la parole, tirant son origine de la science conservée dans la mémoire, soit absolument de même nature que la science même dont elle tire son origine. Car la pensée, formée de la chose que nous savons, est la parole que nous disons dans notre coeur: parole qui n'appartient ni au grec, ni au latin, ni à aucune autre langue. Mais comme il faut qu'elle parvienne à la connaissance de ceux à qui nous ‘parlons, ou emploie quelque signe pour l'exprimer. Le plus souvent c'est un son, quelquefois un mouvement de tête, l'un parlant aux oreilles, l'autre aux yeux: et ces signes corporels sont les moyens de faire connaître aux sens du corps la parole que nous portons dans notre coeur. Car, qu'est-ce que faire un signe (innuere) sinon rendre en quelque façon la parole visible? L'Ecriture nous offre encore là-dessus son témoignage. Nous lisons en effet dans l'Evangile selon saint Jean: «En vérité, en vérité, je vous le dis, un de vous me trahira. Les disciples donc se regardaient les uns les autres, incertains de qui il parlait. Or un des disciples, que Jésus aimait, reposait sur son sein. Simon Pierre lui fit donc signe et lui dit: Quel est celui dont il parle (Jn 13,21-24)?» Pierre exprime par signe, ce qu'il n'osait dire en parole. Ces signes corporels et autres de ce genre s'adressent aux oreilles ou aux yeux de ceux à qui nous parlons et qui sont présents, mais les lettres ont été inventées pour pouvoir converser avec les absents, et elles sont les signes des mots, tandis que les mots eux-mêmes qui sortent de notre bouche sont les signes des choses que nous pensons. (552)

CHAPITRE 11. IL FAUT CHERCHER UNE IMAGE QUELCONQUE DU VERBE DIVIN DANS NOTRE VERBE INTÉRIEUR ET MENTAL.

ÉNORME DIFFÉRENCE ENTRE NOTRE VERBE ET NOTRE SCIENCE, LE VERBE DIVIN ET LA SCIENCE DIVINE.

1520 20. Ainsi la parole qui résonne au dehors est le signe de la parole qui luit au dedans et qu'il est plus juste d'appeler verbe. Car ce que la bouche du corps prononce est la voix du verbe; et elle s'appelle verbe à cause de son origine même. Par là, notre verbe devient en quelque sorte la voix du corps, en s'en revêtant pour se manifester aux sens des hommes; comme le Verbe de Dieu a été fait chair, en se revêtant de la chair pour se manifester aux sens des hommes. Et comme notre verbe devient voix, sans se transformer en voix, ainsi le Verbe de Dieu a été fait chair, mais ne s'est nullement transformé en chair. Car c'est en se revêtant et non en s'absorbant, que notre verbe devient voix, et que le Verbe divin a été fait chair. Ainsi, que celui qui désire découvrir une image quelconque du Verbe divin, quoique avec une multitude de différences, ne s'attache pas à considérer le verbe humain résonnant aux oreilles, ni quand il est exprimé par la voix, ni quand il reste dans le silence de la pensée. Car on peut penser en silence aux paroles de toutes langues, repasser dans son esprit des pièces de poésie, sans rien exprimer; et non-seulement les mesures des syllabes, mais même les tons de la musique, étant matériels et appartenant à ce sens du corps qu'on appelle l'ouïe, se rendent présents, au moyen de certaines images immatérielles, à la pensée de ceux qui les repassent dans leur mémoire quand leur bouche se tait.

Mais il faut s'élever au-dessus de tout cela pour parvenir à ce verbe humain où l'on verra, par une ressemblance quelconque et comme en énigme, le Verbe divin, non pas celui qui a été adressé à tel prophète et dont on a dit: «La parole de Dieu croissait et se multipliait (
Ac 5,7)»; ou encore: «La foi donc vient par l'audition, et l'audition par la parole du Christ (Ac 5,17)»; et ailleurs: «Ayant reçu la parole de Dieu que vous avez ouïe de nous, vous l'avez reçue non comme la parole des homme, mais (ainsi qu'elle l'est véritablement) comme la parole de Dieu (1Th 2,13)». Les Ecritures sont remplies de textes de ce genre relatifs à la parole de Dieu, à celle qui se répand dans les coeurs et sur les lèvres des hommes, au moyen des sons de langes nombreuses et variées. Et on l'appelle parole de Dieu parce que l'enseignement qu'elle donne est divin, et non humain. Mais le Verbe dont nous cherchons ici une image quelconque par ressemblance, est celui dont il est dit: «Le Verbe était Dieu (Jn 1,3-4);» dont il est dit: «Toutes choses ont été faites par lui»; dont il est dit: «La source de la sagesse est le Verbe de Dieu dans les hauteurs du ciel ()». Il faut donc parvenir à ce verbe de l'homme, au verbe de l'être animé et doué de raison, au verbe de l'image de Dieu qui n'est point née de lui, mais qui a été faite à son image, au verbe qui ne s'exprime pas par un son, qui ne se présente pas à la pensée sous la forme d'un son - nécessité imposée à toutes les langues - mais antérieur à tous les signes qui le représentent, qui est engendré de la science qui subsiste dans l'âme, quand cette science est exprimée intérieurement telle qu'elle est. Car la vision de la pensée est parfaitement semblable à la vision de la science; tandis que quand on s'exprime par son ou par quelque signe du corps, on ne dit point la chose telle qu'elle est, mais telle qu'elle peut être vue ou entendue par l'entremise du corps. Quand donc ce qui est dans la connaissance est aussi dans la parole, alors c'est le véritable verbe, et aussi la vérité, telle qu'on peut l'attendre de l'homme, puisque ce qui est dans la vérité est aussi dans le verbe, que ce qui n'est pas dans la vérité n'est pas dans le verbe. Ici on reconnaît le: «Oui, oui, non, non (Mt 5,37)», de l'Evangile.

C'est ainsi que la ressemblance de l'imago créée se rapproche, autant que possible, de l'image qui est née, en vertu de laquelle Dieu le Fils est proclamé semblable à son Père substantiellement et en tout. Il faut aussi remarquer dans cette énigme, un autre trait de ressemblance avec le Verbe de Dieu: c'est que, comme on dit du Verbe divin: «Toutes choses ont été faites par lui,» ce qui témoigne que Dieu a tout fait par son Verbe unique; de même il n'y a pas d'oeuvre humaine qui n'ait d'abord été dite dans le coeur, (553) comme le démontre ce texte: «La parole est le commencement de toute oeuvre (Si 37,20)». Mais, ici aussi, c'est quand le verbe est vrai, que la bonne oeuvre commence. Or le verbe est vrai quand il est engendré par la science du bien faire et qu'on y observe le: «Oui, oui, non, non»; tellement que si c'est «oui» dans la science qui doit régler la vie, ce soit «oui»aussi dans le verbe par lequel on doit agir et «non», si c'est «non»: autrement le verbe sera le mensonge et non la vérité, et, par suite, il y aura péché, et non bonne oeuvre.

Il y a encore un autre rapprochement entre notre verbe et le Verbe de Dieu: c'est que notre verbe peut exister sans que l'action s'en suive, et qu'il ne peut y avoir d'action qui ne soit précédée du verbe; de même que le Verbe de Dieu peut être sans qu'il existe aucune créature, et qu'il ne peut y avoir aucune créature que par celui par qui toutes choses ont été faites. C'est pourquoi ce n'est pas Dieu le Père, ni le Saint-Esprit, ni la Trinité elle-même, mais le Fils seul, c'est-à-dire le Verbe de Dieu, qui a été fait chair: afin que, notre verbe se conformant à son exemple, notre vie fût régulière, c'est-à-dire afin qu'il n'y eût pas de mensonge dans la pensée ni dans les oeuvres de notre verbe. Mais cette image deviendra parfaite un jour. C'est pour atteindre cette perfection, que nous recevons d'un bon maître la foi chrétienne et les enseignements de la piété, afin que, «à face découverte», sans le voile de la Loi qui est l'ombre des choses futures, «contemplant la gloire du «Seigneur», c'est-à-dire regardant à travers un miroir, nous soyons transformés «en la même image, de clarté en clarté, comme par l'Esprit du Seigneur (2Co 3,18)», suivant l'explication que nous avons donnée de ces paroles.

1521 21. Quand donc, par cette transformation, l'image sera parfaitement renouvelée, alors nous serons semblables à Dieu, parce que nous le verrons, non plus à travers un miroir, mais tel qu'il est (Jn 3,2), ou, comme dit saint Paul, «face à face (1Co 13,12)». Mais maintenant, dans ce miroir, dans cette énigme, dans cette ressemblance quelconque, quelle immense différence! Qui pourrait l'expliquer? J'essaierai cependant, autant qu'il me sera possible, d'en toucher quelque chose qui puisse en donner une idée.

CHAPITRE XII. PHILOSOPHIE DE L'ACADÉMIE.


Tout d'abord cette science, dont notre pensée se forme d'après la vérité, quand nous exprimons ce que nous savons, quelle est-elle et dans quelle mesure peut-elle provenir à l'homme le plus habile et le plus savant que nous puissions supposer? Si nous exceptons ce qui arrive à l'âme par les sens du corps, ces choses qui sont si souvent autrement qu'elles ne paraissent, toutes ces vraisemblances dont l'encombrement est parfois tel que l'insensé se croit sain d'esprit - ce qui a donné tant de vogue à la philosophie de l'académie qui s'est mise à douter de tout, folie cent fois plus misérable encore - excepté, dis-je, ce qui vient à l'âme par les sens du corps, que nous reste-t-il en fait de connaissances, dont nous soyons aussi assurés que de notre existence?Ici, du moins, nous ne craignons pas d'être trompés par la vraisemblance, puisque nous savons avec certitude qu'on peut se tromper et vivre; et il ne s'agit pas d'un de ces objets visibles, placés hors de nous, où il arrive au regard de se tromper, comme quand la rame, vue à travers l'eau, lui semble brisée, ou quand on est sur un vaisseau et qu'on croit voir des tours remuer, ou dans mille autres circonstances de ce genre où les choses sont autrement qu'elles ne paraissent; car ici ce n'est pas l'oeil du corps qui voit. Nous savons d'une science intime que nous vivons; un académicien ne peut pas même dire: Peut-être dors-tu sans le savoir, et ne vois-tu qu'un rêve. Sans doute les rêves de l'homme endormi ressemblent fort à ce que voit l'homme éveillé: qui ne le sait? Mais l'homme qui a la certitude de vivre, ne dit pas: Je sais que je suis éveillé; il dit: Je sais que je vis; et il vit, endormi ou éveillé. Et là-dessus il ne peut pas être trompé par des songes: car pour dormir et voir en songe, il faut vivre. Un académicien ne peut non plus lui objecter: Tu es peut-être fou sans le savoir; les hallucinations des fous ressemblent fort aux idées des hommes sains d'esprit: car, pour être fou, il faut vivre. Et cet homme ne répond pas aux académiciens: Je sais que je ne suis pas fou, mais bien: Je sais que je vis. Ainsi donc on ne se trompe jamais et l'on ne ment jamais à dire: Je sais que je vis. Qu'on oppose donc à cette affirmation (554) mille exemples de déception dans les yeux; l'homme qui dit: Je sais que je vis, n'a pas às'en émouvoir, parce que pour se tromper il faut vivre. Mais si la science humaine se borne à de telles certitudes, elle est bien petite; à moins que ces certitudes ne soient si multipliées dans chaque ordre de choses, qu'elles cessent d'être en petite quantité et qu'elles tendent même à un nombre indéfini. En effet, l'homme qui dit: Je sais que je vis, n'affirme qu'une chose; mais s'il dit: Je sais que je sais que je vis, il en affirme déjà deux; et à ces deux choses s'en joint une troisième, la connaissance qu'il en a. Il pourra y en ajouter une quatrième, une cinquième et ainsi de suite indéfiniment, s'il suffit à la tâche. Mais comme il ne peut ni embrasser une quantité innombrable par des additions de détail, ni parler indéfiniment, il y a une chose qu'il comprend et exprime en toute certitude, c'est que cela est vrai et que le nombre est tellement au-dessus du calcul qu'il lui est impossible de comprendre et d'exprimer un nombre infini.

On peut en dire autant des certitudes de la volonté. Qui peut en effet, sans effronterie, dire: Tu te trompes, à l'homme qui dit: Je désire être heureux? Et s'il dit: Je sais que je le veux, et je sais que je le sais: déjà à deux choses, il en ajoute une troisième, la connaissance qu'il a de ces deux choses; puis une quatrième; qu'il sait qu'il sait ces deux choses, et ainsi de suite, indéfiniment. Egalement si quelqu'un dit: Je ne veux pas me tromper; soit qu'il se trompe, soit qu'il ne se trompe pas, ne sera-t-il pas toujours vrai qu'il ne veut pas se tromper? Et qui portera l'insolence jusqu'à lui dire: Peut-être en cela te trompes-tu, puisque, quelle que puisse être son erreur, il ne se trompe pas dans la volonté de ne pas se tromper? Et s'il dit qu'il sait cela, il peut y ajouter une quantité quelconque de choses à lui connues, et bientôt il s'apercevra que le nombre en est indéfini. En effet, celui qui dit: Je ne veux pas me tromper et je sais que je ne le veux pas, et je sais que je sais cela, indique par le fait un nombre indéfini, quoique difficile à exprimer. On pourrait encore opposer d'autres exemples aux académiciens qui affirment que l'homme ne peut rien savoir.

Mais nous devons nous borner, surtout parce que ce n'est point là le sujet de ccl ouvrage. Dans le premier moment de notre conversion, nous avons écrit trois livres contre les académiciens; celui qui pourra et voudra les lire et les bien comprendre, ne se laissera certainement point ébranler par les nombreux arguments que l'on a imaginés pour contester la possibilité de percevoir la vérité (Voir tome 3). Car comme il y a deux espèces de connaissances, celle des objets que l'âme perçoit par l'entremise des sens, et celle des choses qu'elle perçoit par elle-même, ces philosophes ont débité une foule de niaiseries contre les sens du corps; mais ils n'ont pu révoquer en doute que l'âme perçoive par elle-même et en toute certitude certaines vérités, comme celle dont je parlais tout à l'heure: Je sais que je vis. Mais à Dieu ne plaise que nous doutions de la vérité des perceptions acquises par les sens! car c'est par eux que nous connaissons l'existence du ciel et de la terre, et tout ce que nous savons des objets qu'ils renferment, dans la mesure où l'a voulu Celui qui les a créés et nous a créés nous-mêmes. Loin de nous également la pensée de nier ce que nous avons appris par le témoignage des autres! Autrement nous ignorerions qu'il y a un Océan; nous ne connaîtrions pas l'existence de certaines contrées, de certaines villes renommées; nous ne saurions rien des hommes d'autrefois, rien de leurs actions mentionnées par l'histoire; nous resterions dans l'ignorance des nouvelles qui nous viennent chaque jour de tout côté, et dont la certitude repose sur des indices concordants et dignes de foi; enfin nous ne saurions pas même où nous sommes, ni de qui nous sommes nés, puisque nous avons appris tout cela par le témoignage des autres. Or si ce serait là le comble de l'absurdité, il faut donc reconnaître que la somme de nos connaissances s'est bien augmentée, non-seulement par nos propres sens, mais par ceux des autres.


Augustin, Trinité 1511