Augustin, Trinité 202

CHAPITRE I. RÈGLES D'INTERPRÉTATION.

202 2. Tout chrétien qui veut parler de Notre-Seigneur Jésus-Christ, doit s'attacher inviolablement à la règle canonique qui est basée sur l'Ecriture et sur l'enseignement des docteurs catholiques. Or cette règle nous apprend à considérer le Fils de Dieu comme égal à son Père, selon la nature divine qu'il possède essentiellement, et inférieur au Père selon la forme d'esclave qu'il a daigné prendre. En cette forme il est inférieur au Père, et à l'Esprit-Saint. Que dis-je? il est inférieur à lui-même, non certes en tant qu'il a été dans le temps, mais en tant qu'il est; car en prenant la forme d'esclave, il n'a point dépouillé la forme de Dieu; et c'est ce que j'ai prouvé dans le livre précédent par plusieurs citations des saintes Ecritures. Cependant il faut reconnaître que nos livres sacrés renferment quelques passages dont le sens peut sembler douteux. Le (368) lecteur hésite donc à les entendre du Fils qui, comme homme, est inférieur au Père, ou du Fils qui, comme Dieu, est égal au Père. C'est qu'en effet nous disons du Fils qu'il est Dieu de Dieu, et lumière de lumière, tandis qu'en parlant du Père, nous disons simplement qu'il est Dieu, et non, Dieu de Dieu. Il est en effet évident que Dieu le Fils a un Père qui l'a engendré, et dont il est le Fils. Le Père au contraire ne doit rien au Fils, si ce n'est que par lui il est le Père. Car tout fils tient de son père tout ce qu'il est, et il ne peut cesser d'être son fils. Mais le père n'est point redevable à son fils de ce qu'il est, puisqu'il est son père.

203 3. Ainsi dans l'Ecriture certains passages marquent qu'entre le Père et le Fils il y a égalité et unité de nature. En voici quelques-uns: «Mon Père et moi sommes un». Et encore: «Jésus-Christ ayant la nature de Dieu, n'a pas cru que ce fût pour lui une usurpation de s'égaler à Dieu (Jn 10,30 Ph 2,6)». Il serait facile de multiplier des citations semblables. Mais (l'un autre côté plusieurs textes prouvent que le Fils est inférieur au Père en tant qu'il a pris la forme d'esclave, et qu'il a revêtu l'infirmité de la nature humaine. «Le Père», dit Jésus-Christ, «est plus grand que moi»; et encore: «Le Père ne juge personne, mais il a donné au Fils la puissance de juger». Aussi ajoute-t-il, comme conséquence de cette première parole, «que cette puissance de juger lui a été donnée parce qu'il est Fils de l'homme (Jn 14,28 Jn 5,22-27)» Enfin quelques autres passages se taisent sur toute idée d'égalité, ou d'infériorité, et se bornent à exprimer ce que le Fils tient du Père. Tels sont ceux-ci: «Comme le Père a la vie en soi, ainsi il a donné au Fils d'avoir en soi la vie…et le Fils ne peut rien faire par lui-même, qu'il ne le voie faire au Père (Jn 5,26 Jn 5,19).

Si l'on rapportait ce dernier texte à Jésus-Christ comme étant inférieur au Père, en tant qu'il a pris la forme d'esclave, il s'ensuivrait que le Père a marché le premier sur les eaux, qu'il a guéri avec de la salive et de la boue un aveugle-né, et qu'il a opéré tous les miracles que le Fils, comme homme, a faits parmi les hommes (Mt 14,26 Jn 9,6-7). Autrement Jésus-Christ n'eût pu les faire, puisque «le Fils ne peut rien faire par lui-même, qu'il ne le voie faire au Père». Mais qui porterait jusqu'à ce point le délire et l'extravagance? Le sens de ces paroles est donc d'abord, que la vie est immuable dans le Fils comme dans le Père, et que néanmoins le Fils est engendré du Père; ensuite qu'il y a dans le Père et le Fils unité d'opération, et que néanmoins le Fils tient du Père qui l'a engendré, la puissance d'agir; et en troisième lieu que le Fils voit le Père, mais de telle manière que de cette vue résulte le fait de sa génération. Et en effet, pour le Fils, voir le Père, c'est être du Père ou en être engendré; et le voir agir, c'est agir également, mais non de lui-même, parce qu'il ne s'est pas engendré lui-même, Aussi dit-il que «quelque chose que le Fils voie faire au Père, il le fait aussi», parce qu'il est né du Père (Jn 5,19).

Mais ici il ne faut se représenter ni le peintre qui reproduit le tableau qu'il a sous les yeux, ni la main qui fixe par l'écriture les pensées de l'esprit; c'est un ordre d'opération tout différent, car «quelque chose que le Père fasse, le Fils le fait également comme lui (Jn 5,19)

Ces derniers mots, également et comme lui, expriment qu'il y a unité d'opération dans le Père et le Fils, et ils indiquent en même temps que le Fils agit par le Père. C'est pourquoi «le Fils ne peut rien faire par lui-même, qu'il ne le voie faire au Père». Au reste, en parlant ainsi, les écrivains sacrés n'ont point voulu affirmer que le Fils, comme Dieu, est inférieur au Père, et ils se sont seulement proposé de nous marquer sa génération éternelle. C'est donc faussement que quelques-uns en concluent l'infériorité du Fils. Cette erreur provient en eux d'une connaissance peu approfondie de nos livres saints, et parce que la saine raison se refuse à interpréter ces divers passages du Fils de Dieu, comme homme, ils se troublent et s'égarent en leurs pensées. Voulons-nous éviter ce malheur? attachons-nous fortement à la règle qui explique ces textes, non de l'infériorité du Fils, mais de sa génération, et voyons-y, non l'indice d'une inégalité quelconque entre le Père et le Fils, mais le mode de la naissance de celui-ci.

CHAPITRE II. DEUX SENS ÉGALEMENT VRAIS.

204 4. li se rencontre donc dans l'Ecriture, comme je l'ai déjà observé, certains passages dont le sens semble douteux. Et, en effet, ils peuvent (369)ou signifier que le Fils, en tant qu'homme, est inférieur au Père, ou affirmer que quoique parfaitement égal au Père, il est sorti de son sein. Dans ce cas, et si la difficulté ne peut être levée, je pense qu'on peut en toute sûreté entendre ces passages de Jésus-Christ, et comme homme et comme Dieu. En voici un exemple: «Ma doctrine, dit Jésus-Christ, n'est pas de moi, mais de celui qui m'a envoyé (Jn 7,16)». Or, cette parole peut s'appliquer à Jésus-Christ comme homme, ainsi que je l'ai démontré dans le livre précédent (Voyez Livre 1,chap. 2) et aussi à Jésus-Christ comme Dieu, et en cette qualité égal au Père, quoiqu'il soit né du Père. Et, en effet, en tant que Jésus-Christ est Dieu, il ne faut pas distinguer en lui l'être et la vie, puisqu'il est lui-même la vie; et de même on ne doit point séparer en lui la doctrine de la personne, parce qu'il est lui-même la doctrine céleste. Précédemment nous avons vu que cette parole: «Le Père a donné au Fils d'avoir la vie en soi», signifiait que le Père a engendré un Fils qui est lui-même la vie; et c'est ainsi que cette autre parole: «Ma doctrine n'est pas de moi, mais de celui qui m'a envoyé», indique que le Père a engendré un Fils qui est lui-même la doctrine céleste. En formulant cette affirmation, Jésus-Christ voulait dire: Je ne me suis point moi-même donné l'être, mais je l'ai reçu de celui qui m'a envoyé.

CHAPITRE 3. L'ESPRIT-SAINT PROCÈDE DU PÈRE ET DU FILS.

205 5. Quant à l'Esprit-Saint, nous ne saurions sans doute dire «qu'il s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'esclave». Et néanmoins à son égard Jésus-Christ s'exprime ainsi: «Lorsque l'Esprit de vérité sera venu, il vous enseignera toute vérité; car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir. Il me glorifiera, parce qu'il recevra de ce qui est à moi (Jn 16,13-15). Si le Sauveur n'eût immédiatement ajouté: «Tout ce qui est à mon Père, est à moi; c'est pourquoi je vous ai dit que l'Esprit recevra de ce qui est à moi, et vous l'annoncera», peut-être eussions-nous cru que l'Esprit-Saint était né du Fils, comme celui-ci est né du Père. Et, en effet, il avait dit en parlant de lui-même: «Ma doctrine n'est pas de moi, mais de celui qui m'a envoyé», et en parlant de l'Esprit-Saint: «Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il a entendu»; et encore: «Il recevra de ce qui est à moi, et il vous l'annoncera». Toutefois, parce que le Sauveur explique ainsi cette dernière parole: «Il recevra de ce qui est à moi», en disant: «Tout ce qui est au Père est à moi, c'est pourquoi je vous ai dit que l'Esprit recevra de moi, et vous l'annoncera», nous ne pouvons pas ne point comprendre que l'Esprit-Saint recevra également du Père et du Fils. Telle est, en effet, la conséquence rigoureuse de ces paroles: «Lorsque le Consolateur sera venu, cet Esprit de vérité qui procède du Père, et que je vous enverrai de la part de mon Père, rendra témoignage de moi (Jn 15,26)». C'est donc comme procédant du Père que cet Esprit de vérité ne parle pas de lui-même, Mais ici il est utile de rappeler que le Fils n'est point inférieur au Père, parce qu'il a dit: «Le Fils ne peut rien faire par lui-même, qu'il ne le voie faire au Père (Jn 5,19)». Car il a prononcé ces paroles non comme homme, mais comme Dieu, ainsi que je l'ai prouvé, et c'est pourquoi elles signifient, non que le Fils est inférieur au Père, mais qu'il est engendré du Père. Et de même l'Esprit-Saint ne cesse point d'être égal au Père et au Fils, parce que Jésus-Christ a dit «qu'il ne parlera pas de lui-même, mais qu'il dira tout ce qu'il aura entendu». Cette parole indique seulement que l'Esprit-Saint procède du Père. Mais puisque le Fils est né du Père, et que l'Esprit-Saint procède du Père, pourquoi ne les nommons-nous pas tous deux fils, engendrés? Je me réserve de répondre plus tard à cette question, et de prouver, si le Seigneur m'en fait la grâce, que le Fils est Fils unique du Père, et que l'Esprit-Saint, quoique procédant du Père, n'en vient point par voie de filiation, ni de génération (Voyez livre 15,ch. XXV).



CHAPITRE IV. LE FILS GLORIFIÉ PAR LE PÈRE.

206 6. Et maintenant secouez votre sommeil, si vous le pouvez, ô vous qui vous flattez d'appuyer l'infériorité du Fils à l'égard du Père sur cette parole: «Père, glorifiez-moi (Jn 17,1)». Eh quoi! voilà que l'Esprit-Saint lui-même (370) glorifie le Fils! mais est-ce une raison pour affirmer qu'il lui est supérieur? Or, l'Esprit-Saint ne glorifie le Fils que parce qu'il reçoit du Fils, et il n'en reçoit ce qu'il doit annoncer que parce que le Fils lui-même a fout ce que possède Je Père. Ainsi il est évident que tout ce qui est au Père, appartient non-seulement au Fils, mais encore à l'Esprit-Saint, puisque ce dernier a le pouvoir de glorifier le même Fils que Je Père glorifie. Enfin, si mes adversaires veulent' absolument que celui qui glorifie soit plus grand que celui qui est glorifié, du moins ne pourront-ils pas ne point reconnaître une égalité parfaite entre le Père et le Fils qui se glorifient réciproquement. Il est en effet écrit que le Fils glorifie le Père. «Père, dit Jésus-Christ, je vous ai glorifié sur la terre (Jn 17,4)». Mais qu'ils évitent alors une nouvelle erreur, qui serait de croire l'Esprit-Saint supérieur au Père et au Fils, parce que, d'un côté, il glorifie le Fils que glorifie aussi le Père, et que, de l'autre, l'Ecriture ne dit nulle part qu'il soit lui-même glorifié par le Père, ou par le Fils.

CHAPITRE V. LE FILS ET LE SAINT-ESPRIT ENVOYÉS PAR LE PÈRE.

207 7. Convaincus sur ce point, mes adversaires se retournent vers un autre, et disent: Celui qui envoie, est évidemment plus grand que celui qui est envoyé. Le Père est donc plus grand que le Fils, puisque celui-ci ne cesse de se dire envoyé par le Père, et il est encore plus grand que l'Esprit-Saint, puisque le Fils dit de ce dernier que «le Père l'enverra en son nom (Jn 14,26)». Quant à l'Esprit-Saint, il est certainement inférieur au Père qui l'envoie, comme je viens de le rappeler, et inférieur aussi au Fils qui disait à ses apôtres: «Si je m'en vais, je vous l'enverrai». Voilà bien l'objection; et pour la résoudre avec plus de netteté, je demande tout d'abord d'où le Fils a-t-il été envoyé, et où est-il venu? «Je suis sorti de mon Père, dit-il lui-même, et je suis venu dans le monde (Id., 16,7,28Jn 1,10-11)». Quelques interprètes attribuent même cette parole au Fils qui, selon eux, l'aurait ou inspirée au prophète, ou prononcée par sa bouche. Quoiqu'il en soit, le Fils n'a pu être envoyé que là où il était déjà. Car où n'est pas Celui qui a dit: «Je remplis le ciel et la terre»?

Voulez-vous rapporter cette parole au Père? J'y consens; mais où le Père peut-il être sans son Verbe; et sans cette sagesse qui «atteint d'une extrémité à l'autre avec force, et dispose toutes choses avec douceur (Sg 8,1)»? Bien plus, où peut-il être sans son Esprit? Aussi l'Esprit-Saint lui-même a-t-il été envoyé là où il était. C'est ce que nous fait comprendre le psalmiste, lorsque, voulant exprimer que Dieu est présent en tous lieux, et qu'il ne pouvait se dérober à ses regards, il nommait tout d'abord l'Esprit.Saint, et s'écriait: «Seigneur, où irai-je de devant votre Esprit? Où fuir devant votre face? Si je monte vers les cieux, vous y êtes? Si je descends au fond des enfers, vous voilà (Ps 139)».

208 8. Mais puisque le Fils et l'Esprit-Saint sont envoyés là où ils étaient déjà, il ne nous reste plus qu'à expliquer le mode de cette mission du Fils et du Saint-Esprit: car, pour le Père, nous ne lisons nulle part qu'il soit envoyé. Et d'abord je transcris, relativement au Fils, ce passage de l'Apôtre: «Lorsque les temps furent accomplis, Dieu envoya son Fils, formé d'une femme et assujetti à la loi, pour racheter ceux qui étaient sous sa loi (Ga 4,4)». Cette expression, «formé d'une femme», signifie pour tout catholique, non que Marie perdit alors sa virginité, mais seulement, et selon une façon de parler qui est ordinaire aux Hébreux, qu'elle devint mère. Lors donc que l'Apôtre dit «que Dieu envoya son Fils formé d'une femme», il indique évidemment que Dieu l'envoya là où il devait se faire homme. Car, en tant qu'il est né de Dieu, le Fils était déjà dans le monde; mais en tant qu'il est né de la Vierge Marie, il fut envoyé, et il vint dans le monde. Au reste, il a été envoyé conjointement par le Père et l'Esprit-Saint. Et, en effet, on ne saurait tout d'abord (371) comprendre que la naissance humaine du Verbe ait pu avoir lieu sans le concours de l'Esprit-Saint; et puis l'Evangile nous l'affirme ouvertement. La Vierge Marie dit à l'ange: «Comment cela se fera-t-il?» et l'ange lui répondit: «L'Esprit-Saint surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre». Aussi saint Matthieu dit-il qu' «elle se trouva avoir conçu du Saint-Esprit (Lc 1,34-35 Mt 1,18)». Enfin, c'est de son futur avènement en la chair que Jésus-Christ lui-même a dit par la bouche d'Isaïe: «Le Seigneur et son Esprit m'ont envoyé (Is 48,16)».

209 9. Peut-être aussi quelqu'un de mes adversaires me pressera-t-il jusqu'à me faire dire que le Fils s'est envoyé lui-même. Et, en effet, la conception de Marie et son enfantement sont une oeuvre de la Trinité tout entière, puisque les trois personnes divines coopèrent également à la création des êtres. Comment donc, direz-vous, le Fils est-il envoyé par le Père, s'il s'envoie lui-même? Avant toute réponse, je demande à mon tour qu'on m'explique comment le Père sanctifie le Fils, puisque celui-ci se sanctifie lui-même? Or, Jésus-Christ a expressément formulé cette double vérité. «Moi, dit-il, que le Père a sanctifié et envoyé au monde, vous dites que je blasphème, parce que j'ai dit: Je suis Fils de Dieu (Jn 10,36)», et dans un autre endroit, il dit: «Je me sanctifie pour eux (Jn 17,19)». Je demande encore comment le Père a pu livrer son Fils à la mort, puisqu'il s'y est livré lui-même. C'est ce que nous enseigne l'Apôtre, quand il nous dit que «Dieu n'a pas épargné son propre Fils, et qu'il l'a livré pour nous tous»; et parlant ailleurs du Sauveur et de sa rédemption, il écrit ces mots: «Il m'a aimé, et il s'est livré pour moi (Rm 8,32)». Avec un peu de science théologique, on me répondra que dans le Père et le Fils il y a unité de volonté, non moins qu'unité d'opération. Comprenons donc que si le mystère de l'Incarnation du Verbe et celui de sa naissance du sein de la Vierge Marie, nous révèlent qu'il a été envoyé par le Père, il n'est pas moins certain que ces deux mystères sont l'oeuvre conjointe et unique du Père et du Fils, Il faut aussi leur adjoindre l'Esprit-Saint, car l'Evangile dit expressément que «Marie se trouva avoir conçu du Saint-Esprit».

Cette manière d'élucider la question nous fera comprendre plus facilement le sens de cette assertion: Dieu le Père a envoyé son Fils, il lui a commandé de venir dans le monde, et soudain le Fils a obéi, et est venu. Mais le Père a-t-il simplement manifesté un désir, ou bien a-t-il donné un ordre formel? Peu importe, puisque dans un cas, comme dans l'autre, le Père a déclaré sa volonté par sa parole. Or, la parole ou le Verbe de Dieu n'est autre que le Fils de Dieu. C'est pourquoi, dès là que le Père a envoyé le Fils par sa parole, on est en droit de conclure que cette mission n'est pas moins l'oeuvre du Fils que celle du Père. Le Père envoie le Fils, et le Fils s'envoie lui-même, parce qu'il est le Verbe, ou la Parole du Père. Eh! qui pourrait en effet proférer cet horrible blasphème, et dire que le Père a prononcé une parole rapide et passagère pour envoyer son Verbe éternel, et faire que dans le temps il apparût en notre chair? Mais la vérité est qu'en Dieu était le Verbe, qu'au commencement le Verbe était avec Dieu, et qu'il était Dieu lui-même. Ainsi cette sagesse divine qui n'est point bornée par le temps, a daigné dans le temps prendre la nature humaine. Et comme en dehors de tout calcul de temps et de durée, le Verbe était au commencement, et que le Verbe était avec Dieu, et que le Verbe était Dieu, éternellement aussi résidait dans le Verbe le décret ou la parole qui réglait que dans le temps le Verbe se ferait chair, et qu'il habiterait parmi nous (Jn 1,1 Jn 2,14). Lors donc que la plénitude des temps fut arrivée, «Dieu envoya son Fils formé d'une femme (Ga 4,4)», c'est-à-dire né dans le temps, afin que son Verbe devînt homme et qu'il parût au milieu des hommes. Mais le Verbe avait de toute éternité fixé en lui-même le moment où il se manifesterait dans le temps. Car l'ordre des temps et la succession des siècles sont éternels en la sagesse de Dieu.

Or, puisque nous reconnaissons que le décret qui réglait l'incarnation appartient également au Père et au Fils, nous pouvons dire avec raison que celui des deux qui a paru en notre chair, a été envoyé, et que l'autre qui ne s'est point manifesté, l'a envoyé. Car les oeuvres extérieures qui paraissent à nos yeux, se réalisent en Dieu dans le secret de la Divinité, et c'est pourquoi on les dit envoyées, missa. (372) Au reste, c'est la personne du Fils qui s'est faite homme, et non celle du Père. Aussi disons-nous que dans ce mystère le Père a envoyé le Fils, parce qu'étant, avec son Fils, Dieu et invisible, il a fait que ce Fils s'est rendu visible. Mais si le Fils, en se rendant visible, eût cessé d'être invisible ainsi que le Père, c'est-à-dire si la nature invisible du Verbe se fût changée et transformée en une créature visible, on comprendrait bien que le Père envoie le Fils, quoique l'on ne puisse concevoir aussi facilement que le Fils reçoive de lui-même sa mission, ainsi qu'il la reçoit du Père. Mais parce que le Fils, en prenant la forme d'esclave, a conservé la forme divine en toute son intégrité, il est évident que le Père et le Fils, par une opération secrète et invisible, ont fait que le Fils apparût parmi les hommes. En d'autres termes, le Père invisible et le Fils invisible ont envoyé le Fils, afin qu'il se manifestât au monde. Pourquoi donc Jésus-Christ dit-il: «Je ne suis point venu de moi-même?» C'est qu'il parlait en tant qu'homme; et c'est en ce même sens qu'il ajoutait encore: «Je ne juge personne (Jn 8,42 Jn 15)».

210 10. Nous disons donc que Dieu le Fils a été envoyé, parce qu'étant comme Dieu caché aux regards des hommes, il s'est rendu visible comme homme. Et de même il est aisé de comprendre que l'Esprit-Saint est également envoyé. Car nous savons que cet Esprit divin s'est manifesté quelquefois sous une forme sensible et matérielle. Ainsi, au baptême de Jésus-Christ, il descendit sur lui sous la forme d'une colombe; et au jour de la Pentecôte, il s'annonça d'abord par un vent violent, et les apôtres virent ensuite comme des langues de feu qui se partagèrent et se reposèrent sur chacun d'eux (Mt 3,16 Ac 2,2-4). C'est cette manifestation visible de l'action secrète de l'Esprit. Saint que nous appelons Mission. Sans doute, il n'apparut pas en cette nature invisible et incommunicable qui lui est commune avec le Père et le Fils, mais il voulut exciter, par ces signes sensibles, l'attention des hommes, afin que de cette manifestation temporelle, ils s'élevassent à la pensée de sa présence éternelle et invisible.

CHAPITRE VI. LE SAINT-ESPRIT NE S'EST PAS INCARNÉ COMME LE FILS.

211 11. Nous observons aussi que nulle part l'Ecriture ne dit que le Père est plus grand que l'Esprit-Saint, ni que celui-ci soit inférieur au Père. La raison en est que l'Esprit-Saint ne s'est point uni hypostatiquement aux créatures dont il empruntait la forme pour se rendre visible, comme le Verbe divin s'est uni à la nature humaine, et s'est manifesté en cette nature. Car en Jésus-Christ la divinité était unie à l'humanité d'une manière bien plus excellente que dans les saints qui participent à la sainteté de Dieu, et si comme homme il surpassait tous les hommes en sagesse, ce n'était point qu'il eût plus abondamment puisé dans la plénitude du Verbe, mais c'était qu'en lui il n'y avait qu'une seule personne, la personne du Verbe. Et, en effet, il est bien différent d'affirmer que le Verbe est dans la chair, ou que le Verbe est chair, c'est-à-dire que le Verbe est dans l'homme, ou que le Verbe est homme. Au reste, ici, le mot chair signifie homme, comme dans ce passage de l'Evangile: «Le Verbe s'est fait chair»; et encore: «Toute chair verra également le salut de Dieu (Jn 1,14 Lc 3,6)». Car, qui oserait dire que ces derniers mots désignent une créature inanimée et irraisonnable? Evidemment toute chair veut dire tout homme.

Il est donc vrai de dire que l'Esprit-Saint ne s'est point uni la créature dont il a emprunté la forme pour se manifester, de la même manière que le Fils de Dieu s'est uni la nature humaine, qu'il a prise dans le sein de la Vierge Marie. Car ce divin Esprit n'a point béatifié la colombe, ni le vent, ni le feu, et il ne s'est joint à aucun de ces éléments en unité de personne et par une union éternelle. On serait également dans l'erreur, si l'on affirmait que ces éléments n'étaient point de simples créatures, et que l'Esprit-Saint, comme s'il était muable et changeant de sa nature, s'était transformé en colombe, en souffle, ou en feu, ainsi que l'eau se convertit en glace. La vérité est que ces diverses créatures se montrèrent en temps opportun, se réjouissant de servir leur Créateur, et obéissant à l'ordre de Celui qui est par essence immuable et éternel. C'est ainsi qu'elles symbolisèrent son (373) opération divine, et qu'elles la manifestèrent aux hommes sous de mystérieux emblèmes. Sans doute, saint Matthieu nous dit que la colombe représentait l'Esprit-Saint, et au livre des Actes saint Luc marque expressément qu'à la Pentecôte ce même Esprit parut sous la figure de langues de feu. «Il parut», dit-il, «comme des langues de feu qui se partagèrent, et se reposèrent sur chacun d'eux. Et ils commencèrent à parler diverses langues, selon que l'Esprit-Saint les faisait parler (Ac 2,3)». Toutefois, il nous est défendu de dire que le Saint-Esprit était tout ensemble Dieu et colombe, Dieu et langues de feu, comme nous disons du Fils qu'il est Dieu et homme, et même qu'il est l'Agneau de Dieu, Cette dernière expression se rapporte à cette parole du saint précurseur: «Voici l'Agneau de Dieu (Jn 1,29)», et à la vision que saint Jean rapporte dans son Apocalypse, et où il vit Jésus-Christ comme un agneau immolé (Ap 5,6). Et en effet, dans cette vision, le prophète ne vit point des yeux du corps un agneau matériel et sensible, et il aperçut seulement du' regard une forme idéale. Jean-Baptiste, au contraire, et les apôtres virent réellement et de leurs yeux une colombe et des langues de feu.

J'avoue néanmoins qu'au sujet de ces langues on peut demander, en interprétant rigoureusement le texte de saint Luc, si les apôtres les virent des yeux du corps, ou du regard de l'esprit. Car l'évangéliste ne dit pas que les Apôtres virent comme des langues de feu se partager, mais qu'il parut comme des langues de feu. Or, nous ne disons pas dans le même sens: il parut, et j'ai vu. Quand il s'agit de formes corporelles qui se montrent en des visions imaginatives, nous disons également: il parut, et j'ai vu; et quand il s'agit de corps réels et sensibles qui se présentent devant nos yeux, nous ne disons point ordinairement: il parut, mais j'ai vu. Il est donc permis de demander au sujet de ce feu, de quelle manière il a été vu. Les Apôtres le virent-ils par le regard intérieur de l'âme, ou des yeux du corps? Je n'ose le décider. Mais pour ce qui est de la colombe, comme l'Evangile dit qu'elle parut sous une forme sensible et corporelle, on ne peut douter qu'elle n'ait été vue des yeux du corps.

Observons encore qu'il serait inexact de dire que le Saint-Esprit était colombe, ou feu, dans le même sens que nous nommons Jésus-Christ la pierre, selon cette parole de l'Apôtre: «Or, cette pierre était le Christ (1Co 10,4)». Car cette pierre existait précédemment, et parce que son action symbolisait le Christ, elle en reçut le nom. Il en est de même de la pierre que prit Jacob, sur laquelle il s'endormit, et qu'il oignit ensuite d'huile pour la consacrer au Seigneur. Enfin, Isaac lui-même était la figure de Jésus-Christ lorsqu'il portait le bois du sacrifice (Gn 28,6 Gn 22,6). Ici la pierre et le bois existaient antérieurement, et ils ne symbolisèrent Jésus-Christ que par une action extérieure et interprétative. La colombe, au contraire, et le feu furent instantanément créés pour exprimer l'opération du Saint-Esprit. C'est pourquoi je les comparerais volontiers au buisson ardent que vit Moïse, à la colonne de feu qui guidait les Israélites dans le désert, et aux éclats de la foudre qui ébranlait le Sinaï, lorsque Dieu y promulgua sa loi (Ex 3,2). Et en effet, il y avait là une forme sensible et passagère qui annonçait la présence du Seigneur.

CHAPITRE VII. APPARITIONS DIVINES.

212 12. C'est donc par rapport à ces formes corporelles que nous disons que le Saint-Esprit a été envoyé; car elles n'existèrent que pour symboliser son opération secrète, et pour la rendre temporellement sensible aux regards des hommes. Toutefois, nous n'affirmons point que le Saint-Esprit soit inférieur au Père, ainsi que nous le disons du Fils, en tant qu'il est homme. C'est que le Fils s'est uni la nature humaine en unité de personne; tandis que ces formes ne furent créées que pour signifier l'opération du Saint-Esprit, et qu'elles cessèrent ensuite d'exister. Mais pourquoi ne disons-nous pas que le Père a été envoyé, quoiqu'il se soit montré sous ces figures sensibles et corporelles, telles que le buisson ardent, la colonne de feu et de nuée, et les éclats du tonnerre, quoiqu'il ait alors parlé à nos pères, ainsi que l'Ecriture nous l'atteste? Et en effet, Dieu le Père se révélait aux regards des hommes par ces formes corporelles et sensibles. Si, au contraire, c'était le Fils qui se manifestait ainsi, pourquoi n'est-il dit envoyé par le Père que bien des siècles plus (374) tard, et seulement lorsqu'il a été formé d'une femme? «Quand la plénitude des temps fut arrivée, dit l'Apôtre, Dieu envoya son Fils formé d'une femme (Ga 4,4)». Or, ce même Fils n'avait pas été précédemment envoyé, quand il parlait à nos pères sous ces formes mobiles et passagères. D'ailleurs, en admettant que l'on ne puisse véritablement dire du Fils qu'il a été envoyé, si l'on ne se reporte au mystère de l'incarnation; pourquoi le disons-nous du Saint-Esprit, qui jamais ne s'est uni à aucune créature? Enfin, voulez-vous ne plus reconnaître en ces figures dont nous parlent la loi et les prophètes, ni le Père, ni le Fils, mais le Saint-Esprit? je vous demanderai encore pourquoi ce n'est que dans l'Evangile que cet Esprit est dit envoyé, quoiqu'il soit évident qu'il l'ait été longtemps auparavant, et de diverses manières?

213 13. Ces questions sont difficiles et perplexes, et avant d'en aborder la solution, je dois rechercher si sous ces formes corporelles et sensibles les trois personnes divines se manifestaient séparément, en sorte que, tantôt ce fût le Père, tantôt le Fils, ou le Saint-Esprit, ou bien si c'était la Trinité entière sans distinction de personnes, et comme n'étant qu'un seul et unique Dieu. En second lieu, quel que soit le résultat de mes recherches, je demanderai encore si Dieu créa réellement alors la créature dont il se servit pour se montrer aux ‘yeux des hommes, ou si les anges qui existaient déjà, et qui étaient envoyés pour parler au nom de Dieu, revêtaient selon les besoins de leur ministère la forme d'une créature corporelle et sensible. Peut-être aussi, comme ils ne sont point soumis à leurs corps, mais qu'ils le régissent à leur gré, ont-ils pu, en vertu de la puissance que le Seigneur leur a donnée, transformer ce corps en la forme qu'ils jugeaient la plus convenable à leur mission. Enfin, j'examinerai, et c'est là le point culminant de la question, si le Fils et l'Esprit-Saint ont été envoyés avant l'époque qui est marquée dans l'Evangile, et s'ils l'ont été, quelle différence existe entre cette mission première et celle que les évangélistes nous racontent, ou bien faut-il dire que le Fils n'a été envoyé qu'au moment où il s'incarna dans le sein de la Vierge Marie, et qu'également l'Esprit-Saint n'a été envoyé qu'au jour où il se montra visiblement sous la forme d'une colombe ou de langues de feu?

CHAPITRE VIII. TOUTE LA TRINITÉ ÉGALEMENT INVISIBLE.

214 14. Mais d'abord je laisse de côté ceux qui, ne s'inspirant que de la chair, disent que le Fils unique de Dieu, qui est son Verbe et sa Sagesse, et qui, toujours immuable en lui-même, renouvelle sans cesse toutes choses, a été non-seulement soumis au changement, mais encore qu'il s'est rendu visible à nos yeux. Leur erreur vient de ce qu'ils appliquent à l'étude de la religion un esprit plus rempli de pensées basses et terrestres que de sentiments religieux. Et, en effet, considérons notre âme: elle est une substance spirituelle, et elle n'a pu recevoir l'être que de Celui par qui toutes choses ont été faites et sans lequel rien n'a été fait. Eh bien! je dis que cette âme, quoique sujette au changement, n'est point visible. Pourquoi donc mes adversaires le croient-ils du Verbe, qui est la sagesse même de Dieu et qui a créé notre âme? D'ailleurs cette sagesse divine n'est pas seulement invisible comme l'est notre âme, mais de plus elle est immuable, ce que notre âme ne saurait jamais être. C'est cet attribut que proclame l'Ecriture quand elle dit, en parlant de la sagesse divine, «qu'immuable en soi, elle renouvelle toutes choses (Sg 7,27)». Il est vrai que pour étayer cette erreur sur le témoignage des saintes Ecritures, on cite deux passages de l'Apôtre. Mais on les prend dans un sens faux, puisqu'on n'applique qu'à Dieu le Père, et non au Fils et au Saint-Esprit, ce que l'Apôtre dit de la Trinité entière. Au reste, voici ces deux passages: «Au Roi des siècles, au Dieu qui est l'immortel, l'invisible, l'unique, honneur et gloire dans les siècles des siècles... Celui qui est souverainement heureux, le seul puissant, le Roi des rois, et le Seigneur des seigneurs; qui seul possède l'immortalité; qui habite une lumière inaccessible, et qu'aucun homme n'a vu et ne peut voir (1Tm 1,17 1Tm 6,15-16). Et maintenant, pour ce qui est du véritable sens de ces passages, je crois en avoir déjà suffisamment donné l'explication. (375)


Augustin, Trinité 202