Augustin, Trinité 908

CHAPITRE VI. CONNAITRE UNE CHOSE EN ELLE-MÊME ET LA CONNAITRE DANS L'ÉTERNELLE VÉRITÉ.

C'EST D'APRÈS LES RÈGLES DE L'ÉTERNELLE VÉRITÉ QU'IL FAUT JUGER MÊME DES CHOSES CORPORELLES.

909 9. Cependant, en se connaissant et en s'aimant, l'âme humaine ne connaît et n'aime point une chose immuable; et autre est la manière dont un homme, attentif à ce qui se passe en lui, manifeste son âme, autre la manière dont il définit l'âme humaine d'après une notion spéciale ou générale. Ainsi quand il me parle de son âme propre, qu'il me dit comprendre oit ne pas comprendre ceci ou cela, vouloir ou ne pas vouloir ceci ou cela, je le crois sur parole; mais quand il dit la vérité sur l'âme humaine ou en particulier ou en général, je reconnais la justesse de son langage et je l'approuve. Il est donc clair qu'autre chose est ce qu'il voit en soi, qu'il peut exprimer et qu'un autre croira sur sa parole sans le voir, autre chose ce qu'il voit dans la vérité elle-même et qu'un autre peut voir aussi car l'un subira les changements que le temps amène et l'autre reste immuable dans l'éternité. Car ce n'est pas en voyant des yeux du corps une multitude d'esprits, que nous nous formons par analogie une notion générale ou spéciale, de l'âme humaine; mais nous voyons l'immuable vérité, d'après laquelle nous établissons, aussi parfaitement que cela nous est possible, non qu'elle est l'âme de chaque homme, mais qu'elle doit être par des raisons éternelles.

910 10. Quant aux images des choses matérielles introduites par l'entremise des sens corporels, infusées en quelque sorte dans notre mémoire, et d'après lesquelles nous nous figurons d'une manière arbitraire les objets que nous n'avons pas vus, ou autrement qu'ils ne sont, ou, par pur hasard, tels qu'ils sont: il est démontré que quand nous les approuvons en nous-mêmes ou les désapprouvons, si notre jugement est juste, il a lieu en vertu d'autres règles également immuables et supérieures à notre âme. En effet, quand je me rappelle les murs de Carthage que j'ai vus, ou que je me figure ceux d'Alexandrie que je n'ai pas vus, et que je donne raisonnablement la préférence à certaines formes imaginaires sur d'autres: le jugement de la vérité (468) apparaît et brille d'en haut, et appuie son droit sur les règles de l'impartialité la plus parfaite; et si les images corporelles essaient de soulever comme une espèce de brouillard, il s'en dégage et ne s'y confond point.

911 11. Mais la question est de savoir si je suis moi-même enveloppé de ce brouillard et privé de la vue du ciel pur; ou si, comme il arrive au sommet des plus hautes montagnes, suspendu entre ciel et terre, je jouis de l'air libre, ne voyant au-dessus de moi que la lumière sans nuages, et au-dessous de moi que les plus épaisses ténèbres. Par exemple, d'où vient en moi cette flamme d'amour fraternel, quand j'entends dire d'un homme qu'il a souffert les plus cruels tourments pour soutenir la beauté et la solidité de la foi? Et si on me l'indique du doigt, je désire m'unir à lui, le faire connaître, former avec lui des liens d'amitié. Si cela m'est possible, je m'en approche, je lui parle, je noue un entretien, je lui exprime mon affection le mieux possible, je souhaite vivement qu'il me paie de retour et me le dise; par la foi, j e m'efforce de l'embrasser en esprit, ne pouvant si vite pénétrer dans son intérieur et y lire à fond. J'aime donc d'un amour pur et fraternel un homme fidèle et courageux. Mais si, dans le cours de notre conversation, il m'avoue ou me laisse imprudemment entrevoir qu'il croit de Dieu des choses indignes, qu'il cherche en lui quelque avantage charnel, et qu'il n'a subi des tourments que pour soutenir telle ou telle erreur, ou dans l'espoir de gagner de l'argent, ou par la stérile ambition de la louange humaine aussitôt mon amour pour lui, blessé, refoulé pour ainsi dire, et retiré à un sujet indigne, se maintient pourtant dans le type d'après lequel j'aimais un homme que je lui croyais conforme; à moins peut-être que je ne l'aime encore pour qu'il devienne tel, quand j'ai découvert qu'il ne l'est pas. Néanmoins dans cet homme rien n'est changé; cependant il peut changer pour devenir ce que je le croyais d'abord. Mais dans mon âme, l'opinion est entièrement changée; elle n'est plus ce qu'elle était; la même affection est passée du désir de jouir au désir d'être utile, en vertu d'un ordre de la souveraine et immuable justice. Et ce type d'inébranlable et ferme vérité, d'après lequel j'aurais joui de cet homme en le croyant bon, et d'après lequel je travaille à le rendre boni ce type, dis-je, répand de son immuable éternité, la même lumière sur l'oeil de mon âme, de ma pure et incorruptible raison, et sur le brouillard de mon imagination, que je ne vois plus maintenant que de haut, quand le souvenir de ce même homme me revient à l'esprit. De même, quand je me rappelle un arc élégamment et régulièrement tendu, que j'ai vu, par exemple, à Carthage, mon imagination me retrace un objet qui est arrivé à mon âme par l'entremise des yeux, et s'est fixé dans ma mémoire. Mais ce que je vois et qui me plaît, est autre que l'objet même, et je le corrigerais, s'il me déplaisait. Nous jugeons donc de tout cela d'après ce même type éternel, et nous voyons- ce type par la lumière de la raison .Quant aux objets corporels, ou nous les voyons présentement des yeux du corps, ou nous nous rappelons leurs images gravées en notre mémoire, ou nous nous les figurons par analogie tels que nous les formerions nous-mêmes, si nous le voulions et le pouvions: d'une part, créant dans notre esprit des images matérielles, ou voyant des corps par l'intermédiaire de notre corps; d'autre part, saisissant, par le simple coup d'oeil de l'intelligence, les raisons et le type ineffablement beau de ces figures, lesquels dépassent le regard de notre âme.

CHAPITRE VII. NOUS CONCEVONS ET ENGENDRONS LA PAROLE INTÉRIEUREMENT D'APRÈS DES TYPES

VUS DANS LA VÉRITÉ ÉTERNELLE. LA PAROLE EST CONÇUE PAR L'AMOUR DU CRÉATEUR OU DE LA CRÉATURE.

912 12. C'est donc dans cette vérité éternelle, par qui tout a été fait dans le temps, que nous voyons, par les yeux de l'esprit, la forme d'après laquelle nous sommes, et d'après laquelle nous agissons, ou en nous ou dans les corps, selon la vraie et droite raison; et cette connaissance vraie des choses, elle est conçue en nous comme une parole que nous engendrons en parlant intérieurement, et qui, tout en naissant, ne se sépare point de nous. Mais quand nous parlons à d'autres, à la parole qui reste en nous nous ajoutons le ministère de la voix ou de quelque signe corporel, afin de produire par quelque moyen sensible, dans l'âme de l'auditeur, quelque chose de semblable à ce qui reste dans l'âme de celui qui parle. Nous ne faisons donc rien par les membres de notre corps ni en actions ni en (469) paroles, soit pour approuver, soit pour désapprouver la conduite des hommes, rien, dis-je, que nous n'ayons d'abord produit en nous par la parole intérieure. Car personne ne fait volontairement que ce qu'il a d'abord dit dans son propre coeur.

913 13. Or, cette parole est conçue ou par l'amour de la créature ou par l'amour du Créateur, c'est-à-dire de la nature changeante ou de l'immuable vérité.

CHAPITRE VIII. DIFFÉRENCE ENTRE LA CUPIDITÉ OU LA PASSION ET LA CHARITÉ.


On agit donc par passion ou par charité; non qu'il ne faille pas aimer la créature; muais si cet amour se rapporte au Créateur, ce n'est plus passion, mais charité. Ainsi il y a passion, quand on aime la créature pour soi. En ce cas elle n'est plus utile à celui qui en use, mais gâte celui qui en jouit. Ou la créature nous est égale, ou elle nous est inférieure; dans le second cas, il faut en user pour Dieu, dans le premier, en jouir en Dieu. En effet, de même que tu dois jouir de toi-même, non en toi-même, mais dans celui qui t'a fait; ainsi en doit-il être vis-à-vis de celui que tu aimes comme toi-même. Jouissons donc de nous et de nos frères dans le Seigneur, et ne soyons pas assez téméraires pour nous abandonner nous-mêmes à nous-mêmes, et nous pencher pour ainsi dire, en bas. Or, la parole réfléchie et agréée, naît .pour faire le bien ou le mal. L'amour est donc comme un intermédiaire entre notre parole et l'âme qui l'engendre, et il s'unit à elles deux, lui troisième, par un embrassement spirituel, sans aucune confusion.

CHAPITRE IX. DANS L'AMOUR DES CHOSES SPIRITUELLES, LA PAROLE NAÎT EN MÊME TEMPS QU'ELLE EST CONÇUE. IL N'EN EST PAS DE MÊME DES CHOSES CHARNELLES.

914 14. Or la conception et la naissance de la parole sont la même chose, quand la volonté trouve son repos dans la connaissance, comme il arrive dans l'amour des choses spirituelles. Ainsi, par exemple, celui qui connaît et aime parfaitement la justice est déjà juste, même quand il n'y a pas nécessité d'agir selon la justice, par un acte extérieur du corps. Mais dans l'amour des choses charnelles et temporelles, il en est comme dans les enfantements des animaux: autre est la conception de la parole, autre son enfantement. En effet, ce qui se conçoit par le désir, naît par la réalisation. Ainsi il ne suffit pas à l'avarice de connaître et d'aimer l'or, il faut qu'elle le possède; ce n'est pas assez de connaître et d'aimer la nourriture et l'union charnelle, si l'acte ne s'ensuit; ni de connaître et d'aimer les honneurs et les charges, à moins qu'on ne les obtienne. Et quand tout cela est obtenu, cela ne suffit pas encore. «Celui qui boira de cette eau», dit Jésus-Christ, «aura encore soif (Jn 4,13)». Aussi le psalmiste disait: «Il a conçu la douleur et enfanté l'iniquité (Ps 8,15)». Il appelle concevoir la douleur ou le travail, quand on conçoit des choses qu'il ne suffit pas de connaître et de vouloir, vu que l'âme brûle d'ardeur et souffre d'indigence, jusqu'à ce qu'elle soit parvenue à son but et qu'elle ait comme enfanté l'objet de ses désirs. Ce qui rend si justes ces mots de la langue latine: «parta, reperta, comperta (Acquis (et aussi enfanté), trouvé, découvert)» qui semblent tous dériver du mot «partus (Enfantement (et aussi acquis)» .Car «la concupiscence, lorsqu'elle a conçu, enfante le péché ()». Aussi le Seigneur s'écrie-t-il «Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine et qui êtes chargés (Mt 11,28)», et ailleurs: «Malheur aux femmes enceintes et à celles qui nourriront en ces jours-là (Mt 24,19). Il dit encore,,en rapportant à l'enfantement de la parole toutes les actions bonnes ou mauvaises: «C'est par ta bouche que tu seras justifié et par ta bouche que tu seras condamné (Mt 12,3)» entendons ici par bouche, non pas celle qui est visible, mais la bouche intérieure de la pensée et du coeur.

CHAPITRE X. LA CONNAISSANCE ACCOMPAGNÉE D'AMOUR EST-ELLE SEULE LA PAROLE DE L'AME?

915 15. On demande, et avec raison, si toute connaissance est parole, ou seulement la connaissance accompagnée d'amour. Car nous connaissons aussi ce que nous haïssons; mais on ne peut dire des choses qui nous déplaisent, qu'elles soient conçues ou enfantées par l'âme. En effet, tout ce qui nous touche d'une manière quelconque, n'est pas conçu pour autant; il est des choses qui sont simplement connues (470) et ne s'appellent point des paroles; telles sont celles 4ont il s'agit maintenant. Car qu'on appelle paroles les sons formés de syllabes dans l'espace et dans le temps, soit qu'ils sortent de la bouche, soit qu'ils restent dans l'esprit; qu'on donne encore ce nom à tout ce qui est connu et imprimé dans l'âme, tant qu'on peut l'extraire de la mémoire, bien qu'on le désapprouve; enfin:qu'on applique ce mot à un objet conçu et approuvé par l'âme: ce sont là trois sens différents. C'est dans ce dernier qu'il faut entendre ce passage de l'Apôtre: «Personne ne peut dire, Seigneur Jésus, que par l'Esprit-Saint (1Co 12,3)»; tandis qu'il faut entendre dans un autre sens le langage de ceux dont parle le Seigneur:. «Ce ne sont pas tous ceux qui me disent: Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux (Mt 7,21)». Cependant quand les objets qui nous déplaisent nous inspirent une juste aversion et que cette aversion est justement approuvée, nous approuvons alors la désapprobation; elle nous plaît, c'est une parole d'ailleurs, ce n'est point la connaissance du vice, mais le vice même, qui nous déplaît. Par exemple; j'ai du plaisir à connaître et à définir l'intempérance; voilà sa parole: c'est ainsi qu'il y a dans un art des défauts connus, et dont la connaissance est justement approuvée, quand le connaisseur distingue l'espèce et l'absence de qualité, comme on distingue le oui du non, l'être du néant; et pourtant manquer d'une qualité et tomber dans un défaut, est chose blâmable. Définir l'intempérance et en prononcer le nom, est i'affaire de la morale; mais être intempérant, voilà ce que la morale réprouve. De même savoir ce que c'est qu'un solécisme et le définir, c'est l'affaire de la grammaire; mais commettre un solécisme, c'est ce que la grammaire réprouve comme une faute. Ainsi donc, pour nous en tenir à notre sujet et au but que nous nous proposons, la parole est la connaissance accompagnée d'amour. Quand l'âme se connaît et s'aime, sa parole s'unit à elle par l'amour. Et comme elle aime sa connaissance et connaît son amour, la parole est dans l'amour et l'amour dans la parole, et tous les deux sont en elle qui aime et qui parle.

CHAPITRE 11. L'IMAGE OU LA PAROLE ENGENDRÉE DE L'AME QUI SE CONNAÎT EST ÉGALE A L'ÂME ELLE-MÊME.

916 16. Mais toute connaissance spéciale est semblable à la chose, objet de cette connaissance. Car il y a une autre connaissance au point de vue de la privation, que nous exprimions quand nous désapprouvons. Et cette désapprobation de la privation est un éloge de l'espèce, et c'est pour cela que nous l'approuvons. L'âme a donc une certaine ressemblance avec l'espèce qu'elle connaît, soit qu'elle approuve cette espèce, soit qu'elle en désapprouve la privation. Voilà pourquoi nous sommes semblables à Dieu dans la mesure où nous le connaissons; mais cette ressemblance ne va point jusqu'à l'égalité, parce que nous ne le connaissons point dans toute l'étendue de son être. Et de même que quand nous nommons les corps par le sens corporel, il s'en forme dans notre âme une certaine ressemblance, qui est un jeu de la mémoire; - car les corps eux-mêmes ne sont nullement dans l'âme, lorsque nous y pensons, mais seulement leurs ressemblances; tellement que l'erreur consiste à prendre leurs images pour eux, le propre de l'erreur étant d'approuver une chose pour une autre; et néanmoins la représentation d'un corps dans l'âme l'emporte sur le corps lui-même, puisqu'elle est dans une substance supérieure, c'est-à-dire dans une substance vivante, qui est l'âme; - ainsi, dis-je, quand nous connaissons Dieu, tout en devenant meilleurs que nous n'étions avant de le connaître, surtout quand cette connaissance agréée et dignement goûtée, devient parole et nous donne quelque ressemblance avec lui: cependant elle est inférieure à Dieu, parce qu'elle est dans une nature inférieure, vu que l'âme est créature et que Dieu est créateur. D'où il faut conclure que quand l'âme se connaît et s'approuve elle-même, sa connaissance devient sa parole, mais parole absolument pareille, égale et identique, puisqu'elle n'est pas la connaissance d'une nature inférieure, comme serait celle d'un corps, ni d'une nature supérieure, comme l'est celle de Dieu. Et la connaissance ayant une ressemblance avec la chose même qu'elle connaît, c'est-à-dire dont elle est la connaissance, elle l'a ici, parfaite et égale à (471) l'âme même, puisque par elle l'âme connaît et est connue, Elle est donc image et parole de l'âme, puisqu'elle en est l'expression, qu'en connaissant elle lui est coégale, et que ce qui est engendré est égal au principe qui engendre.

CHAPITRE XII. LA CONNAISSANCE EST ENGENDRÉE PAR L'ÂME, L'AMOUR NE L'EST PAS.

L'ÂME QUI SE CONNAÎT ET S'AIME EST L'IMAGE DE LA TRINITÉ.

917 17. Qu'est-ce donc que l'amour? N'est-il-point image? ni parole? ni engendré? Pourquoi, quand l'âme se connaît, engendre-t-elle sa connaissance, et quand elle s'aime, n'engendre-t-elle pas son amour? Si elle est le principe de sa connaissance, parce qu'elle est susceptible d'être connue, elle doit aussi être le principe de son amour, puisqu'elle est susceptible d'être aimée. Pourquoi donc n'engendre-t-elle pas l'un et l'autre? Question difficile. Car on la soulève aussi à propos de la très-sainte Trinité, du Dieu tout puissant et créateur à l'image duquel l'homme a été fait. Des hommes, que la vérité divine appelle à la foi par le langage humain, demandent pourquoi le Saint-Esprit n'est pas cru, n'est pas dit engendré par Dieu le Père et nommé aussi son Fils? Ce problème, nous cherchons à le résoudre autant que possible, dans l'âme humaine; nous interrogeons en quelque sorte une image inférieure, où notre propre nature, plus familière pour nous, répond à notre question, afin d'exercer notre intelligence et de remonter d'une créature éclairée par emprunt, à la lumière qui ne change jamais. Et peut .être la vérité elle-même nous convaincra-t-elle que l'Esprit-Saint est charité, comme le Verbe de Dieu est Fils, selon la ferme croyance de tout chrétien. Revenons donc à l'image, qui est créature, c'est-à-dire à l'âme raisonnable, pour mieux l'interroger là-dessus et l'étudier avec plus d'attention. Là, certaine connaissance de choses temporelles qui n'existaient pas d'abord, certain amour de choses qui jusque-là n'étaient point aimées, nous éclaireront et nous dicteront une réponse; car le langage nous étant donné pour le cours du temps, une chose renfermée dans l'ordre du temps est plus facile à expliquer.

918 18. Tout d'abord il est clair qu'une chose peut être susceptible d'être connue et cependant n'être pas connue, mais qu'il est impossible de connaître ce qui n'est pas susceptible d'être connu. Il faut donc tirer cette conclusion évidente: que tout ce que nous connaissons engendre en nous et avec nous sa connaissance. En effet, la connaissance est engendrée tout à la fois par ce qui connaît et par ce qui est connu. Donc, quand l'âme se connaît elle-même, elle seule est le principe de sa connaissance: et elle en est tout à la fois objet et sujet. Or, même avant de se connaître, elle était susceptible d'être connue d'elle-même; mais, quand elle ne se connaissait pas, cette connaissance de soi-même n'existait pas. Donc, en se connaissant, elle engendre une connaissance d'elle-même égale à elle-même, car elle ne se connaît pas moindre qu'elle n'est, et sa connaissance n'est pas d'une autre essence qu'elle, non-seulement parce que c'est elle-même qui connaît, mais parce qu'elle se connaît elle-même, comme nous l'avons dit plus haut.

Alors, que dirons-nous de l'amour? Pourquoi l'âme en s'aimant elle-même n'engendrera-t-elle pas aussi son amour? Car elle était susceptible d'être aimée par elle-même et avant de R'aimer, elle pouvait s'aimer; tout comme elle était susceptible d'être connue d'elle-même, et pouvait se connaître, avant qu'elle ne se connaisse. En effet, si elle n'eût pas été susceptible d'être connue par elle-même, jamais elle n'eût pu se connaître; par conséquent, si elle n'eût pas été susceptible d'être aimée d'elle-même, jamais elle n'eût pu s'aimer. Pourquoi donc ne dit-on pas qu'elle a engendré son amour en s'aimant, comme elle a engendré sa connaissance en se connaissant? Serait-ce que par là le principe même de l'amour est indiqué, la source d'où il procède; - car il procède de l'âme même, qui est susceptible d'être aimée par elle-même, avant de s'aimer, et devient par conséquent le principe de l'amour dont elle s'aime; -mais qu'on aurait tort de dire cet amour engendré par elle, comme on le dit de la connaissance par laquelle elle se connaît, précisément parce que la connaissance a déjà trouvé l'objet qu'on appelle enfanté ou mis au jour, parsum, vel repertum (Voir ci-dessus, ch. 9,470), et qui est souvent précédé de l'enquête qui doit aboutir à ce terme? En effet, une enquête est le désir de trouver, ou, si tu l'aimes mieux, de mettre au jour. Or, ce que l'on découvre est comme enfanté, il y (472) a là une espèce de fils, quoe repériuntur, quasi pariuntur; et où sinon dans la connaissance elle-même? Car c'est là qu'a lieu la formation, et, pour ainsi dire, l'expression des objets. En effet, bien que les choses que nous cherchons et que nous trouvons existent préalablement, cependant leur connaissance n'existe pas d'abord, et elle nous apparaît comme un enfant qui vient au monde.

Or, ce désir qui pousse à chercher, procède de l'être qui cherche, en dépend en une certaine manière, et ne se désiste du but auquel il tend, que quand l'objet cherché est trouvé et uni à celui qui le cherche. Ce désir, c'est-à-dire cette recherche, si elle ne paraît pas encore être l'amour par lequel on aime un objet connu - car il s'agit seulement ici de le connaître - est cependant quelque chose du même genre. En effet, on peut déjà l'appeler volonté, puisque celui qui cherche veut trouver; et si on cherche un objet à connaître, quiconque le cherche veut le connaître. Et si la volonté est ardente et persévérante, on l'appelle étude: terme souvent employé dans la poursuite et l'acquisition des sciences. Par conséquent l'enfantement de l'âme est précédé d'un certain désir, en vertu duquel, en cherchant et en trouvant ce que nous voulons connaître, nous donnons naissance à un enfant, à la connaissance même. Par conséquent, ce désir par lequel la connaissance est conçue et enfantée, ne peut être dit lui-même conçu et enfanté. Et ce même désir qui pousse vivement vers la chose à connaître, en devient l'amour dès qu'elle est connue; il saisit, il embrasse cet enfant chéri, c'est-à-dire la connaissance, et l'unit au principe qui l'a engendré.

Ainsi, voilà une certaine image de la Trinité: l'âme, la connaissance qu'elle a d'elle-même et qui est comme son enfant, comme le verbe enfanté par elle; puis l'amour survenant en tiers; trois choses qui ne sont qu'une chose et une seule substance. Et la connaissance n'est pas moindre que l'âme, puisque l'âme se connaît dans toute son étendue; et l'amour non plus n'est pas moindre que l'âme, puisque l'âme s'aime autant qu'elle se connaît, et dans toute son étendue. (473)




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LIVRE DIXIÈME: AUTRE TRINITÉ DANS L'HOMME.


Il y a, dans l'âme de l'homme, une autre trinité qui se manifeste beaucoup plus sensiblement; elle est dans la mémoire, l'intelligence et la volonté


CHAPITRE PREMIER.

L'AMOUR DE L'ÂME QUI ÉTUDIE, C'EST-A-DIRE DÉSIRE DE SAVOIR, N'EST POINT L'AMOUR DE CE QU'ELLE IGNORE.

1001 1. Maintenant, pour expliquer plus clairement le sujet, redoublons d'attention. Tout d'abord, comme personne ne peut aimer ce qu'il ignore entièrement, il faut voir de quelle nature est l'amour de ceux qui étudient, c'est-à-dire de ceux qui ne possèdent pas encore une science, mais qui désirent l'acquérir. Pour tous les autres sujets où le mot d'étude n'est généralement pas employé, il existe certaines amours qui résultent de ce qu'on entend dire; la réputation d'une beauté quelconque excite dans l'âme le désir de la voir et d'en jouir, parce que l'âme a une notion générale de la beauté du corps, pour en avoir beaucoup vu, et qu'il y a en elle quelque chose qui goûte ce qu'elle désire au dehors. Cela étant, l'amour qui s'éveille en elle n'est pas l'amour d'une chose absolument inconnue, puisqu'elle en connaît le genre. Mais quand nous aimons un homme de bien, que nous n'avons jamais vu, nous l'aimons d'après la notion des vertus que nous avons puisée dans la vérité même. Quant aux sciences, nous sommes ordinairement déterminés à les étudier par les éloges et les recommandations d'hommes graves; et néanmoins, si nous n'en avions pas déjà dans l'esprit une légère notion, nous n'éprouverions pour leur étude aucun attrait. Qui donc, par exemple, consumerait son temps et sa peine à étudier la rhétorique, s'il ne savait d'abord qu'elle est l'art de parler? Quelquefois aussi, nous admirons les résultats de ces sciences, ou pour en avoir ouï parler, ou pour en avoir été témoins nous-mêmes, et nous sentons naître en nous une vive ardeur de les étudier, afin de parvenir au même but. Supposons qu'on dise à un homme qui ne sait pas écrire, qu'il existe un art au moyen duquel on peut envoyer, même à de grandes distances, des paroles formées en silence avec la main, et que celui à qui on les adresse, en. tendra, non avec ses oreilles, mais avec ses yeux; supposons que cet homme soit témoin du fait: est-ce que, dans son désir de posséder ce moyen, toute son étude ne se portera pas vers le but qu'il connaît déjà? Tel est le principe de l'ardeur des étudiants: car personne ne peut aimer ce qu'il ignore entièrement.

1002 2. De même, en entendant quelque signe inconnu, par exemple le son d'une parole dont on ignore complètement la signification, soit le mot temetum (Vin, mot latin peu usité), il désire savoir ce que c'est, c'est-à-dire quel objet ce son a pour but d'indiquer; et, comme il ne le sait pas, il le demande. Mais il faut d'abord qu'il sache que c'est un signe, c'est-à-dire que ce mot n'est pas un vain bruit, mais renferme un sens. D'autre part, ce trisyllabe lui est déjà connu, et son articulation, introduite par ses oreilles, s'est imprimée dans son âme. Que lui manque-t-il donc pour le mieux connaître, quand il en sait toutes les lettres, toute la longueur et tous les sons, si ce n'est qu'il a compris en même temps que ce mot est un signe, et qu'il éprouve le désir de savoir quel objet ce signe indique? Ainsi, plus le mot est connu, pourvu qu'il ne le soit pas entièrement, plus l'âme est avide de connaître ce qu'il en reste À savoir. Si en effet, cet homme savait simplement que le mot existe et ignorait qu'il signifiât quelque chose, il ne s'en informerait pas davantage, et se contenterait d'en avoir perçu, autant que possible, le côté sensible. Mais comme il sait que ce n'est pas seulement un son, mais un signe, il veut le connaître à fond. Or, ou ne connaît parfaitement un signe que quand on sait ce qu'il signifie. Mais peut-on dire que celui qui cherche vivement à savoir, et dont l'ardeur s'enflamme et persévère dans l'étude, est sans amour? Qu'aime-t-il donc? Car certainement on ne peut aimer quelque chose. sans le connaître. L'amour de cet homme, dont nous parlions tout à l'heure, ne porte (474) évidemment pas sur ces trois syllabes qu'il connaît déjà. Peut-être ce qu'il aime en elles, est-ce de savoir qu'elles signifient quelque chose; mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit, car ce n'est pas cela qu'il cherche à savoir maintenant. Et nous cherchons, nous, à savoir ce qu'il aime dans l'objet qu'il désire étudier et qu'il ne connaît pas encore; et nous nous étonnons de son amour, précisément parce que nous avons la certitude qu'on ne peut absolument aimer que des choses connues. Pourquoi aime-t-il enfin, sinon parce qu'il connaît et voit, dans les raisons des choses, la beauté d'une science qui renferme les notions de tous les signes; parce qu'il voit l'utilité d'un art, qui relie les hommes entre eux en les mettant à même de se communiquer leurs sentiments, et les empêche de dégénérer dans l'espèce d'isolement où les placerait l'impuissance de se manifester leurs pensées par le langage?

L'âme voit donc, connaît et goûte cette science si belle et si utile; et quiconque s'informe du sens des mots qu'il ignore, cherche à la perfectionner en lui autant que possible. Mais autre chose est de la voir à la lumière de la vérité, autre chose de la désirer pour soi. On voit, en effet, à la lumière de la vérité, combien c'est une grande et bonne chose de comprendre et de parler toutes les langues, de n'être étranger à personne et pour personne. La pensée saisit déjà la beauté de cette science, et, en l'aimant, c'est une chose connue qu'on aime. Elle est si bien vue, elle enflamme tellement l'ardeur de ceux qui l'étudient, qu'elle devient comme le pivot de leur existence, et qu'ils n'ont qu'elle pour but dans toutes les peines qu'ils prennent pour acquérir une telle faculté et se mettre dans le cas d'appliquer en pratique ce qu'ils connaissent déjà par la raison. D'où il résulte que plus on approche du terme auquel on aspire, plus l'ardeur de l'amour augmente. En effet, on se livre avec bien plus d'énergie à l'étude des sciences qu'on ne désespère pas d'acquérir. Et si l'on n'a pas l'espoir d'atteindre le but, ou l'on n'aime que faiblement, où l'on n'aime pas du tout la science dont cependant on entrevoit la beauté. Voilà pourquoi, comme tout le monde à peu près désespère d'apprendre toutes les langues, chacun s'attache surtout à connaître celle de son pays. Et si l'on se sent incapable de la connaître parfaitement, il n'est cependant personne de si indifférent sur ce point, qu'il ne désire savoir le sens d'un mot inconnu qu'on prononce devant lui, et ne s'en informe et ne l'apprenne, si cela lui est possible. En s'en informant, il cède évidemment au désir de s'instruire et semble aimer une chose inconnue; ce qui n'est pas, pourtant. Son âme est touchée d'un genre de beauté qu'il connaît, à laquelle il pense, où il voit briller l'art glorieux d'unir les âmes par la communication du langage; et cette beauté allume en lui le désir de chercher ce qu'il ignore, il est vrai, mais qui est un moyen connu, vu et goûté de lui, pour parvenir au but. Ainsi, par exemple, s'il demande ce que veut dire temetum (c'est l'exemple que j'avais choisi) et qu'on lui dise: Qu'est-ce que cela te fait? il répondra: Je n'aimerais pas à entendre prononcer ce mot sans le comprendre, ou à le lire quelque part sans savoir ce que l'écrivain a voulu dire. Et qui donc lui répliquera: Ne cherche pas à comprendre ce que tu entends dire, ni à connaître ce que tu lis? Car presque toutes les âmes raisonnables saisissent du premier coup d'oeil la beauté d'une science à l'aide de laquelle les hommes peuvent se communiquer leurs pensées par l'émission de sons significatifs; et c'est à cause de cette beauté connue - et aimée parce qu'elle est connue - qu'on s'informe du sens d'un mot inconnu. En entendant donc prononcer le mot de temetum et en apprenant que c'est le nom que les anciens donnaient au vin, mais que pour nous ce mot a vieilli et est tombé en désuétude, il pensera peut-être que la connaissance lui en est nécessaire pour l'intelligence de quelques vieux livres. Et si l'étude de ces livres lui semble inutile, peut-être estimera-t-il ce mot peu digne d'être retenu, parce qu'il ne lui verra aucun rapport avec cette beauté qu'il connaît, qu'il voit et aime par raison,

1003 3. Ainsi tout amour chez celui qui étudie, c'est-à-dire qui veut apprendre ce qu'il ignore, n'est pas l'amour de la chose qu'il ignore, mais de celle qu'il connaît et en vue de laquelle il veut apprendre ce qu'il ne sait pas. Ou s'il est tellement curieux qu'il soit entraîné, non par un motif connu, mais par le seul désir d'apprendre l'inconnu, il faut sans doute ne pas le confondre avec l'homme vraiment studieux, et néanmoins on ne peut pas dire qu'il aime l'inconnu; il serait plus juste, (475) au contraire, de dire qu'il hait l'inconnu, puisqu'il cherche à le détruire, par son désir de tout connaître. Et si l'on nous fait cette grave objection, que l'homme n'est pas plus capable de haïr que d'aimer ce qu'il ignore, nous conviendrons que cela est vrai; et cependant ce n'est pas la même chose de dire: Il aime à savoir l'inconnu, et de dire: Il aime l'inconnu: car il est possible d'aimer à apprendre ce qu'on ignore, et il est impossible d'aimer ce qu'on ignore. Le mot savoir a ici son importance: celui qui aime à savoir l'inconnu, n'aime pas précisément l'inconnu, mais la science de l'inconnu. Et personne, sans avoir une idée de cette science, ne pourrait assurer qu'il sait ou qu'il ignore quelque chose. Car non-seulement celui qui dit: Je sais, et le dit avec vérité, doit savoir ce que c'est que savoir; mais celui qui dit. avec certitude et vérité: Je ne sais pas, sait aussi ce que c'est que savoir; puisqu'il distingue celui qui sait et celui qui ne sait pas, alors que, se considérant lui-même, il dit en toute sincérité: Je ne sais pas. Et s'il sait qu'il dit la vérité, comment le sait-il, s'il ignore ce que c'est que savoir?


Augustin, Trinité 908