Compendium Doctrine sociale 504

c) Le devoir de protéger les innocents


504 Le droit à l'usage de la force à des fins de légitime défense est associé au devoir de protéger et d'aider les victimes innocentes qui ne peuvent se défendre contre une agression.Dans les conflits de l'ère moderne, fréquemment internes à un même État, les dispositions du droit international humanitaire doivent être pleinement respectées. Trop souvent, la population civile est touchée, parfois même comme cible de guerre. Dans certains cas, elle est brutalement massacrée ou déracinée de ses maisons et de sa terre par des déplacements forcés, sous prétexte d'une « purification ethnique » 1058 inacceptable. Dans ces circonstances tragiques, il est nécessaire que l'aide humanitaire atteigne la population civile et ne soit jamais utilisée pour conditionner les bénéficiaires: le bien de la personne humaine doit avoir la préséance sur les intérêts des parties en conflit.


505 Le principe d'humanité, inscrit dans la conscience de chaque personne et de chaque peuple, comporte l'obligation de tenir la population civile à l'écart des effets de la guerre: « Le minimum de protection de la dignité de tout être humain, garanti par le droit humanitaire international, est trop souvent violé au nom d'exigences militaires ou politiques, qui ne devraient jamais l'emporter sur la valeur de la personne humaine. On ressent aujourd'hui la nécessité de trouver un nouveau consensus sur les principes humanitaires et d'en renforcer les fondements pour empêcher que se répètent atrocités et abus ».1059

Une catégorie particulière de victimes de la guerre est celle des réfugiés, contraints par les combats à fuir les lieux où ils vivent habituellement, jusqu'à trouver refuge dans des pays autres que ceux où ils sont nés. L'Église est proche d'eux, non seulement par sa présence pastorale et son secours matériel, mais aussi par son engagement à défendre leur dignité humaine: « La sollicitude envers les réfugiés doit nous inciter à réaffirmer les droits de l'homme, universellement reconnus, à en souligner l'importance et à en demander le respect effectif pour les réfugiés ».1060


506 Les tentatives d'élimination des groupes entiers, nationaux, ethniques, religieux ou linguistiques, sont des délits contre Dieu et contre l'humanité elle-même et les responsables de ces crimes doivent être appelés à en répondre face à la justice.1061 Le XXème siècle a été tragiquement marqué par différents génocides: du génocide arménien à celui des Ukrainiens, du génocide des Cambodgiens à ceux perpétrés en Afrique et dans les Balkans. Parmi eux celui du peuple juif, la Shoah, prend un relief particulier: « Les jours de la Shoah ont marqué une vraie nuit dans l'histoire, enregistrant des crimes inouïs contre Dieu et contre l'homme ».1062

La Communauté internationale dans son ensemble a l'obligation morale d'intervenir en faveur des groupes dont la survie même est menacée ou dont les droits fondamentaux sont massivement violés. Les États, en tant que faisant partie d'une Communauté internationale, ne peuvent pas demeurer indifférents: au contraire, si tous les autres moyens à disposition devaient se révéler inefficaces, il est « légitime, et c'est même un devoir, de recourir à des initiatives concrètes pour désarmer l'agresseur ».1063 Le principe de souveraineté nationale ne peut pas être invoqué comme motif pour empêcher une intervention visant à défendre les victimes.1064Les mesures adoptées doivent être mises en oeuvre dans le plein respect du droit international et du principe fondamental de l'égalité entre les États.

La Communauté internationale s'est également dotée d'une Cour Pénale Internationale pour punir les responsables d'actes particulièrement graves: crimes de génocide, crimes contre l'humanité, crimes de guerre et d'agression. Le Magistère n'a pas manqué d'encourager à maintes reprises cette initiative.1065

d) Mesures contre ceux qui menacent la paix


507 Les sanctions, sous les formes prévues par l'ordonnancement international contemporain, visent à corriger le comportement du gouvernement d'un pays qui viole les règles de la coexistence internationale pacifique et ordonnée ou qui pratique de graves formes d'oppression à l'encontre de la population. Les finalités des sanctions doivent être précisées sans équivoque et les mesures adoptées doivent être périodiquement vérifiées par les organismes compétents de la Communauté internationale, pour une évaluation objective de leur efficacité et de leur impact réel sur la population civile. Le véritable objectif de ces mesures est d'ouvrir la voie aux négociations et au dialogue. Les sanctions ne doivent jamais constituer un instrument de punition dirigé contre une population entière: il n'est pas licite que des populations entières, et particulièrement leurs membres les plus vulnérables, aient à souffrir à cause de ces sanctions. Les sanctions économiques, en particulier, sont un instrument à utiliser avec une grande pondération et à soumettre à des critères juridiques et éthiques rigoureux.1066 L'embargo économique doit être limité dans le temps et ne peut être justifié quand ses effets sont aveugles.

e) Le désarmement


508 L'objectif que propose la doctrine sociale est celui d'un « désarmement général, équilibré et contrôlé ».1067 L'énorme augmentation des armes représente une grave menace pour la stabilité et pour la paix. Le principe de suffisance, en vertu duquel un État peut posséder uniquement les moyens nécessaires à sa légitime défense, doit être appliqué aussi bien par les États qui achètent des armes que par ceux qui les produisent et les fournissent.1068 Toute accumulation excessive d'armes, ou leur commerce généralisé, n'est pas moralement justifiable; ces phénomènes doivent être aussi évalués à la lumière des normes internationales en matière de non-prolifération, production, commerce et usage des différents types d'armements. Les armes ne doivent jamais être considérées de la même façon que d'autres biens échangés au niveau mondial ou sur les marchés intérieurs.1069

En outre, le Magistère a évalué au plan moral le phénomène de la dissuasion: « L'accumulation des armes apparaît à beaucoup comme une manière paradoxale de détourner de la guerre des adversaires éventuels. Ils y voient le plus efficace des moyens susceptibles d'assurer la paix entre les nations. Ce procédé de dissuasion appelle de sévères réserves morales. La course aux armements n'assure pas la paix. Loin d'éliminer les causes de guerre, elle risque de les aggraver ».1070 Les politiques de dissuasion nucléaire, typiques de la période de la guerre froide, doivent être remplacées par des mesures concrètes de désarmement, basées sur le dialogue et sur les négociations multilatérales.


509 Les armes de destruction de masse — biologiques, chimiques et nucléaires — représentent une menace particulièrement grave; ceux qui les possèdent ont une énorme responsabilité devant Dieu et devant l'humanité tout entière.1071 Le principe de la non-prolifération des armes nucléaires, les mesures pour le désarmement nucléaire, ainsi que l'interdiction des essais nucléaires, sont des objectifs étroitement liés entre eux, qui doivent être atteints le plus rapidement possible grâce à des contrôles efficaces au niveau international.1072L'interdiction de développer, de produire, d'accumuler et d'utiliser les armes chimiques et biologiques, ainsi que les mesures qui imposent leur destruction, complètent le cadre normatif international ayant pour objectif de bannir ces armes néfastes 1073 dont l'usage est explicitement réprouvé par le Magistère: « Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l'homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation ».1074


510 Le désarmement doit s'étendre à l'interdiction d'armes qui infligent des effets traumatisants excessifs ou qui frappent aveuglément, ainsi qu'aux mines antipersonnel, un type d'engins de petit calibre, inhumainement insidieux, car ils continuent à causer des dommages même longtemps après la fin des hostilités: les États qui les produisent, les commercialisent ou les utilisent encore, assument la responsabilité de retarder gravement l'élimination totale de ces instruments mortifères.1075 La Communauté internationale doit continuer à s'engager dans l'activité de déminage, en encourageant une coopération efficace, y compris la formation technique, avec les pays qui ne disposent pas de propres moyens spécifiques pour réaliser le déminage de leur territoire et qui ne sont pas en mesure de fournir une assistance adéquate aux victimes des mines.


511 Des mesures appropriées sont nécessaires pour le contrôle de la production, de la vente, de l'importation et de l'exportation d'armes légères et individuelles, qui facilitent de nombreuses manifestations de violence. La vente et le trafic de telles armes constituent une sérieuse menace pour la paix: ce sont celles qui tuent davantage et qui sont le plus utilisées dans les conflits non internationaux; leur disponibilité fait augmenter le risque de nouveaux conflits et l'intensité de ceux en cours. L'attitude des États qui appliquent des contrôles sévères sur le transfert international d'armes lourdes, tout en ne prévoyant jamais, ou seulement en de rares occasions, des restrictions sur le commerce des armes légères et individuelles, est une contradiction inacceptable. Il est indispensable et urgent que les Gouvernements adoptent des règles appropriées pour contrôler la production, l'accumulation, la vente et le trafic de telles armes,1076 afin d'en empêcher la diffusion croissante, principalement entre des groupes de combattants qui n'appartiennent pas aux forces militaires d'un État.


512 L'utilisation d'enfants et d'adolescents comme soldats dans des conflits armés — malgré que leur très jeune âge ne puisse en permettre le recrutement — doit être dénoncée. Ils sont contraints par la force à combattre, ou bien ils choisissent de le faire de leur plein gré sans être pleinement conscients des conséquences. Il s'agit d'enfants privés non seulement de l'instruction qu'ils devraient recevoir et d'une enfance normale, mais aussi entraînés à tuer: tout ceci constitue un crime intolérable. Leur emploi dans les forces combattantes de quelque type que ce soit doit cesser; en même temps, il faut fournir toute l'aide possible pour les soins, l'éducation et la réhabilitation de ceux qui ont été impliqués dans les combats.1077

f) La condamnation du terrorisme


513 Le terrorisme est une des formes les plus brutales de la violence qui bouleverse aujourd'hui la Communauté internationale: il sème la haine, la mort, le désir de vengeance et de représailles.1078 De stratégie subversive, typique de quelques organisations extrémistes, visant à la destruction des choses et au meurtre des personnes, le terrorisme s'est transformé en un réseau obscur de connivences politiques; il utilise aussi des moyens techniques sophistiqués, se prévaut souvent d'immenses ressources financières et élabore des stratégies sur une vaste échelle, frappant des personnes totalement innocentes, victimes accidentelles des actions terroristes.1079 Les cibles des attaques terroristes sont, en général, les lieux de la vie quotidienne et non pas des objectifs militaires dans le contexte d'une guerre déclarée. Le terrorisme agit et frappe aveuglément, en dehors des règles grâce auxquelles les hommes ont cherché à discipliner leurs conflits, par exemple avec le droit international humanitaire: « Dans bien des cas, le recours aux procédés du terrorisme est regardé comme une nouvelle forme de guerre ».1080 Il ne faut pas négliger les causes qui peuvent motiver cette forme inacceptable de revendication. La lutte contre le terrorisme présuppose le devoir moral de contribuer à créer les conditions pour qu'il ne naisse pas ni ne se développe.


514 Le terrorisme doit être condamné de la manière la plus absolue. Il manifeste un mépris total de la vie humaine et aucune motivation ne peut le justifier, dans la mesure où l'homme est toujours une fin et jamais un moyen. Les actes de terrorisme frappent profondément la dignité humaine et constituent une offense à l'humanité entière: « De ce fait, il existe un droit de se défendre contre le terrorisme ».1081 Ce droit ne peut cependant pas être exercé dans le vide de règles morales et juridiques, car la lutte contre les terroristes doit être menée dans le respect des droits de l'homme et des principes d'un État de droit.1082 L'identification des coupables doit être dûment prouvée, car la responsabilité pénale est toujours personnelle et ne peut donc pas être étendue aux religions, aux nations, aux ethnies, auxquelles appartiennent les terroristes. La collaboration internationale contre l'activité terroriste « ne peut se limiter seulement à des opérations répressives et punitives. Il est essentiel que le recours à la force, s'il est nécessaire, soit accompagné d'une analyse courageuse et lucide des motivations sous-jacentes aux attaques terroristes ».1083 Un engagement particulier sur le plan « politique et pédagogique » 1084 est également nécessaire pour résoudre, avec courage et détermination, les problèmes qui, dans certaines situations dramatiques, peuvent alimenter le terrorisme: « Le recrutement des terroristes est en effet plus facile dans les contextes sociaux où les droits sont foulés au pied et où les injustices sont trop longtemps tolérées ».1085


515 C'est une profanation et un blasphème de se proclamer terroristes au nom de Dieu: 1086de cette façon, on instrumentalise aussi Dieu et non seulement l'homme, dans la mesure où l'on estime posséder totalement la vérité divine au lieu de chercher à en être possédé. Qualifier de « martyrs » ceux qui meurent en accomplissant des actes terroristes revient à inverser le concept de martyre, qui est le témoignage de celui qui se fait tuer pour ne pas renoncer à Dieu et à son amour, et non pas de celui qui tue au nom de Dieu.

Aucune religion ne peut tolérer le terrorisme et, encore moins, le prêcher.1087 Les religions s'emploient plutôt à collaborer pour éliminer les causes du terrorisme et pour promouvoir l'amitié entre les peuples.1088

IV. LA CONTRIBUTION DE L'ÉGLISE À LA PAIX



516 La promotion de la paix dans le monde fait partie intégrante de la mission par laquelle l'Église continue l'oeuvre rédemptrice du Christ sur la terre. De fait, l'Église est, dans le Christ, « “sacrement”, c'est-à-dire signe et instrument de paix dans le monde et pour le monde ».1089La promotion de la vraie paix est une expression de la foi chrétienne dans l'amour que Dieu nourrit pour chaque être humain. De la foi libératrice en l'amour de Dieu dérivent une nouvelle vision du monde et une nouvelle façon de s'approcher de l'autre, qu'il s'agisse d'un individu ou d'un peuple entier: c'est une foi qui change et renouvelle la vie, inspirée par la paix que le Christ a laissée à ses disciples (cf. Jn Jn 14,27). Sous la seule impulsion de cette foi, l'Église entend promouvoir l'unité des chrétiens et une collaboration féconde avec les croyants d'autres religions. Les différences religieuses ne peuvent pas et ne doivent pas constituer une cause de conflit: la recherche commune de la paix de la part de tous les croyants est plutôt un facteur fort d'unité entre les peuples.1090 L'Église exhorte les personnes, les peuples, les États et les nations à participer à son souci de rétablir et de consolider la paix, en soulignant en particulier l'importante fonction du droit international.1091


517 L'Église enseigne qu'une paix véritable n'est possible que par le pardon et la réconciliation.1092 Il n'est pas facile de pardonner face aux conséquences de la guerre et des conflits, car la violence, spécialement quand elle conduit « jusqu'aux abîmes de l'inhumanité et de la détresse »,1093 laisse toujours en héritage un lourd fardeau de douleur, qui ne peut être soulagé que par une réflexion approfondie, loyale et courageuse, commune aux belligérants, capable d'affronter les difficultés du présent avec une attitude purifiée par le repentir. Le poids du passé, qui ne peut pas être oublié, ne peut être accepté qu'en présence d'un pardon réciproquement offert et reçu: il s'agit d'un parcours long et difficile, mais pas impossible.1094


518 Le pardon réciproque ne doit pas annuler les exigences de la justice ni, encore moins, barrer le chemin qui conduit à la vérité: justice et vérité représentent plutôt les conditions concrètes de la réconciliation. Les initiatives tendant à instituer des organismes judiciaires internationaux se révèlent opportunes. De tels organismes, se prévalant du principe de la juridiction universelle et soutenus par des procédures adéquates, respectueuses des droits des accusés et des victimes, peuvent établir la vérité sur les crimes perpétrés durant les conflits armés.1095 Toutefois, il est nécessaire d'aller au-delà de l'identification des comportements délictueux, aussi bien par action que par omission, et au-delà des décisions concernant les procédures de réparation, pour parvenir au rétablissement de relations d'accueil réciproque entre les peuples divisés, sous le signe de la réconciliation.1096 Il est en outre nécessaire de promouvoir le respect du droit à la paix: ce droit « favorise la construction d'une société à l'intérieur de laquelle les rapports de force sont remplacés par les rapports de collaboration en vue du bien commun ».1097


519 L'Église lutte pour la paix par la prière. La prière ouvre le coeur non seulement à un rapport profond avec Dieu, mais aussi à la rencontre avec le prochain sous le signe du respect, de la confiance, de la compréhension, de l'estime et de l'amour.1098 La prière inspire le courage et apporte le soutien à tous « les vrais amis de la Paix »,1099 qui cherchent à la promouvoir dans les diverses circonstances où ils vivent. La prière liturgique est « le sommet auquel tend l'action de l'Église, et en même temps la source d'où découle toute sa vertu »; 1100 en particulier la célébration eucharistique, « source et sommet de toute la vie chrétienne »,1101 est le lieu d'une inspiration intarissable pour tout engagement chrétien authentique en faveur de la paix.1102


520 Les Journées Mondiales de la Paix sont des célébrations d'une intensité particulière pour la prière d'invocation de la paix et pour l'engagement à construire un monde de paix. Le Pape Paul VI les institua afin de « consacrer aux intentions et aux résolutions de la Paix une particulière célébration au premier jour de l'année civile ».1103 Les Messages pontificaux pour cette occasion annuelle constituent une riche source d'aggiornamento et de développement de la doctrine sociale et soulignent l'action pastorale constante de l'Église en faveur de la paix: « La paix s'affirme seulement par la paix, celle qui n'est pas séparable des exigences de la justice, mais qui est alimentée par le sacrifice de soi, par la clémence, par la miséricorde, par la charité ».1104

TROISIÈME PARTIE


« Pour l'Église, le message social de l'Évangile
ne doit pas être considéré comme une théorie
mais avant tout comme un fondement
et une motivation de l'action ».
Centesimus annus CA 57

DOUZIÈME CHAPITRE


DOCTRINE SOCIALE ET ACTION ECCLÉSIALE


I. L'ACTION PASTORALE DANS LE DOMAINE SOCIAL


a) Doctrine sociale et inculturation de la foi


521 Consciente de la force rénovatrice du christianisme à l'égard notamment de la culture et de la réalité sociale,1105 l'Église offre la contribution de son enseignement à la construction de la communauté des hommes, en montrant la signification sociale de l'Évangile.1106 À la fin du XIXème siècle, le Magistère de l'Église affronta de manière organique les graves questions sociales de l'époque, en établissant « un modèle permanent pour l'Église. Celle-ci, en effet, a une parole à dire face à des situations humaines déterminées, individuelles et communautaires, nationales et internationales, pour lesquelles elle énonce une véritable doctrine, un corpus qui lui permet d'analyser les réalités sociales, comme aussi de se prononcer sur elles et de donner des orientations pour la juste solution des problèmes qu'elles posent ».1107 L'intervention de Léon XIII sur la réalité socio- politique de son temps avec l'encyclique Rerum novarum « donnait pour ainsi dire “droit de cité” à l'Église dans les réalités changeantes de la vie publique. Cela devait se préciser davantage encore par la suite ».1108


522 L'Église, par sa doctrine sociale, offre surtout une vision intégrale et une pleine compréhension de l'homme, dans sa dimension personnelle et sociale. L'anthropologie chrétienne, en révélant la dignité inviolable de toute personne, introduit les réalités du travail, de l'économie et de la politique dans une perspective originale qui éclaire les valeurs humaines authentiques, inspire et soutient le témoignage des chrétiens engagés dans les multiples domaines de la vie personnelle, culturelle et sociale. Grâce aux « prémices de l'Esprit » (Rm 8,23), le chrétien devient « capable d'accomplir la loi nouvelle de l'amour (cf. Rm Rm 8,1-11). Par cet Esprit, “gage de l'héritage” (Ep 1,14), c'est tout l'homme qui est intérieurement renouvelé, dans l'attente de “la rédemption du corps” (Rm 8,23) ».1109 En ce sens, la doctrine sociale souligne le fait que le fondement de la moralité de toute action sociale réside dans le développement humain de la personne et elle situe la norme de l'action sociale dans l'exigence de correspondre au vrai bien de l'humanité et dans l'engagement visant à créer des conditions qui permettent à tout homme de réaliser sa vocation intégrale.


523 L'anthropologie chrétienne anime et soutien l'oeuvre pastorale d'inculturation de la foi, qui tend à renouveler de l'intérieur, par la force de l'Évangile, les critères de jugement, les valeurs déterminantes, les lignes de pensée et les modèles de vie de l'homme contemporain: « L'Église, par l'inculturation, devient un signe plus compréhensible de ce qu'elle est et un instrument plus adapté à sa mission ».1110 Le monde contemporain est marqué par une fracture entre Évangile et culture; une vision sécularisée du salut tend à réduire aussi le christianisme « à une sagesse purement humaine, en quelque sorte une science pour bien vivre ».1111 L'Église est consciente qu'elle doit faire « un grand pas en avant dans l'évangélisation, elle doit entrer dansune nouvelle étape historique de son dynamisme missionnaire ».1112 C'est dans cette perspective pastorale que se situe l'enseignement social: « La “nouvelle évangélisation”, dont le monde moderne a un urgent besoin (...) doit compter parmi ses éléments essentiels l'annonce de la doctrine sociale de l'Église ».1113

b) Doctrine sociale et pastorale sociale


524 La référence essentielle à la doctrine sociale décide de la nature, de l'orientation, de l'articulation et des développements de la pastorale sociale. Celle-ci est l'expression du ministère d'évangélisation sociale, visant à illuminer, à stimuler et à assister la promotion intégrale de l'homme à travers la pratique de la libération chrétienne, dans sa perspective terrestre et transcendante. L'Église vit et agit dans l'histoire, en interaction avec la société et la culture de son temps, pour remplir sa mission de communiquer à tous les hommes la nouveauté de l'annonce chrétienne, dans le concret de leurs difficultés, des luttes et des défis, afin que, éclairés par la foi, ils comprennent réellement que « la véritable libération, c'est s'ouvrir à l'amour du Christ ».1114 La pastorale sociale est l'expression vivante et concrète d'une Église pleinement consciente de sa mission d'évangéliser les réalités sociales, économiques, culturelles et politiques du monde.


525 Le message social de l'Évangile doit orienter l'Église à accomplir une double tâche pastorale: aider les hommes à découvrir la vérité et à choisir la voie à suivre; encourager l'engagement des chrétiens à témoigner de l'Évangile dans le domaine social, avec le souci de servir: « Aujourd'hui plus que jamais, la Parole de Dieu, ne pourra être annoncée et entendue que si elle s'accompagne du témoignage de la puissance de l'Esprit Saint, opérant dans l'action des chrétiens au service de leurs frères, aux points où se jouent leur existence et leur avenir ».1115 Le besoin d'une nouvelle évangélisation fait comprendre à l'Église que « son message social sera rendu crédible par le témoignage des oeuvres plus encore que par sa cohérence et sa logique internes ».1116


526 La doctrine sociale dicte les critères fondamentaux de l'action pastorale dans le domaine social: annoncer l'Évangile; confronter le message évangélique avec les réalités sociales; programmer des actions visant à renouveler ces réalités en les conformant aux exigences de la morale chrétienne. Une nouvelle évangélisation du social requiert avant tout l'annonce de l'Évangile: Dieu en Jésus-Christ sauve tout homme et tout l'homme. Cette annonce révèle l'homme à lui-même et doit devenir le principe d'interprétation des réalités sociales. Dans l'annonce de l'Évangile, la dimension sociale est essentielle et incontournable, bien que n'étant pas la seule. Elle doit montrer l'inexorable fécondité du salut chrétien, même si une conformation parfaite et définitive des réalités sociales à l'Évangile ne pourra pas se réaliser dans l'histoire: aucun résultat, même le plus réussi, ne peut échapper aux limites de la liberté humaine et à la tension eschatologique de toute réalité créée.1117


527 L'action pastorale de l'Église dans le domaine social doit témoigner avant tout de la vérité sur l'homme. L'anthropologie chrétienne permet un discernement des problèmes sociaux auxquels on ne peut pas trouver de bonne solution si l'on ne protège pas le caractère transcendant de la personne humaine, pleinement révélé dans la foi.1118 L'action sociale des chrétiens doit s'inspirer du principe fondamental de la centralité de l'homme.1119 La proposition des grandes valeurs qui président à une coexistence ordonnée et féconde — vérité, justice, amour, liberté — découle de l'exigence de promouvoir l'identité intégrale de l'homme.1120 La pastorale sociale oeuvre afin que le renouveau de la vie publique soit lié à un respect effectif de ces valeurs. De la sorte, l'Église, grâce à son témoignage évangélique multiforme, vise à promouvoir la conscience du bien de tous et de chacun comme ressource inépuisable pour le développement de la vie sociale tout entière.

c) Doctrine sociale et formation


528 La doctrine sociale est un point de référence indispensable pour une formation chrétienne complète. L'insistance du Magistère à proposer cette doctrine comme source d'inspiration de l'apostolat et de l'action sociale vient de ce qu'il est persuadé qu'elle constitue une ressource extraordinaire pour la formation: « Il est tout à fait indispensable, en particulier, que les fidèles laïcs, surtout ceux qui sont engagés de diverses façons sur le terrain social ou politique, aient une connaissance plus précise de la doctrine sociale de l'Église ».1121 Ce patrimoine doctrinal n'est ni enseigné ni connu de façon adéquate: c'est aussi la raison pour laquelle il ne se traduit pas de façon opportune dans les comportements concrets.


529 La valeur formative de la doctrine sociale doit être davantage reconnue dans l'activité catéchétique.1122 La catéchèse est l'enseignement organique et systématique de la doctrine chrétienne, dispensé pour initier les croyants à la plénitude de la vie évangélique.1123 Le but ultime de la catéchèse « est de mettre quelqu'un non seulement en contact mais en communion, en intimité avec Jésus-Christ »,1124 afin qu'il puisse reconnaître l'action de l'Esprit Saint, de qui provient le don de la vie nouvelle dans le Christ.1125 Dans cette perspective de fond, dans son service d'éducation à la foi, la catéchèse ne doit pas omettre, mais « éclairer au contraire comme il convient (...) des réalités telles que l'action de l'homme pour sa libération intégrale, la recherche d'une société plus solidaire et plus fraternelle, les combats pour la justice et la construction de la paix ».1126 À cette fin, il est nécessaire de procéder à une présentation intégrale du Magistère social, au niveau de son histoire, de ses contenus et de ses méthodologies. Une lecture directe des encycliques sociales, effectuée dans le contexte ecclésial, enrichit sa réception et son application, grâce à l'apport des diverses compétences et des professionnalismes présents dans la communauté.


530 Surtout dans le contexte de la catéchèse, il est important que l'enseignement de la doctrine sociale soit orienté de façon à motiver l'action pour l'évangélisation et l'humanisation des réalités temporelles. Par cette doctrine, en effet, l'Église exprime un savoir théorique et pratique qui soutient l'effort de transformation de la vie sociale, pour la rendre toujours plus conforme au dessein divin. La catéchèse sociale tend à la formation d'hommes qui, respectueux de l'ordre moral, aiment la liberté authentique, des hommes qui, « à la lumière de la vérité, portent sur les choses un jugement personnel, agissent en esprit de responsabilité, et aspirent à tout ce qui est vrai et juste, en collaborant volontiers avec d'autres ».1127 Le témoignage donné par le christianisme vécu acquiert une extraordinaire valeur formative: « La vie dans la sainteté, qui resplendit en de nombreux membres du peuple de Dieu, humbles et souvent cachés aux yeux des hommes, constitue le moyen le plus simple et le plus attrayant par lequel il est possible de percevoir immédiatement la beauté de la vérité, la force libérante de l'amour de Dieu, la valeur de la fidélité inconditionnelle à toutes les exigences de la Loi du Seigneur, même dans les circonstances les plus difficiles ».1128


531 On doit mettre la doctrine sociale à la base d'une oeuvre intense et constante de formation, surtout de celle qui s'adresse aux chrétiens laïcs. Cette formation doit tenir compte de leur engagement dans la vie civile: « Il leur appartient, par leurs libres initiatives et sans attendre passivement consignes et directives, de pénétrer d'esprit chrétien la mentalité et les moeurs, les lois et les structures de leur communauté de vie ».1129 Le premier niveau de l'oeuvre de formation adressée aux chrétiens laïcs doit les rendre capables d'affronter efficacement les tâches quotidiennes dans les domaines culturels, sociaux, économiques et politiques, en développant en eux le sens du devoir pratiqué au service du bien commun.1130 Un deuxième niveau concerne la formation de la conscience politique pour préparer les chrétiens laïcs à l'exercice du pouvoir politique: « Ceux qui sont, ou peuvent devenir, capables d'exercer l'art très difficile, mais aussi très noble, de la politique, doivent s'y préparer; qu'ils s'y livrent avec zèle, sans se soucier de leur intérêt personnel ni des avantages matériels ».1131


532 Les institutions éducatives catholiques peuvent et doivent remplir un précieux service de formation, en s'engageant avec une sollicitude particulière en faveur de l'inculturation du message chrétien, c'est-à-dire de la rencontre féconde entre l'Évangile et les divers savoirs. La doctrine sociale est un instrument nécessaire pour éduquer efficacement et chrétiennement à l'amour, à la justice, à la paix, ainsi que pour faire mûrir la conscience des devoirs moraux et sociaux dans le contexte des diverses compétences culturelles et professionnelles.

Un important exemple d'institution formative est celui des « Semaines Sociales » des catholiques, que le Magistère a toujours encouragées. Elles constituent un lieu qualifié d'expression et de croissance des fidèles laïcs, capable de promouvoir, à un niveau élevé, leur contribution spécifique au renouveau de l'ordre temporel. Cette initiative, expérimentée depuis de nombreuses années dans différents pays, est un véritable laboratoire culturel où se communiquent et se confrontent des réflexions et des expériences, où s'étudient les problèmes inédits et où sont identifiées de nouvelles orientations pour l'action.


533 Tout aussi important doit être l'engagement à utiliser la doctrine sociale dans la formation des prêtres et des candidats au sacerdoce qui, dans la perspective de la préparation ministérielle, doivent développer une connaissance qualifiée de l'enseignement et de l'action pastorale de l'Église dans le domaine social, ainsi qu'un vif intérêt pour les questions sociales de leur temps. Le document de la Congrégation pour l'Éducation Catholique intitulé « Orientations pour l'étude et l'enseignement de la doctrine sociale de l'Église dans la formation sacerdotale » 1132 offre des indications et des dispositions ponctuelles pour une orientation correcte et appropriée des études.


Compendium Doctrine sociale 504