Compendium Doctrine sociale 48


IV. DESSEIN DE DIEU ET MISSION DE L'ÉGLISE


a) L'Église, signe et sauvegarde de la transcendance de la personne humaine

49 L'Église, communauté de ceux qui sont convoqués par Jésus-Christ ressuscité et qui se mettent à sa suite, est « le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine ».54 Elle est « dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c'est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain ».55 La mission de l'Église est d'annoncer et de communiquer le salut accompli en Jésus-Christ, qu'il appelle « Royaume de Dieu » (Mc 1,15), à savoir la communion avec Dieu et entre les hommes. La fin du salut, le Royaume de Dieu, embrasse tous les hommes et se réalisera pleinement au-delà de l'histoire, en Dieu. L'Église a reçu la « mission d'annoncer le royaume du Christ et de Dieu et de l'instaurer dans toutes les nations, formant de ce royaume le germe et le commencement sur la terre ».56


50 L'Église se place concrètement au service du Royaume de Dieu avant tout en annonçant et en communiquant l'Évangile du salut et en constituant de nouvelles communautés chrétiennes. En outre, elle sert le « Royaume quand elle répand dans le monde les “valeurs évangéliques” qui sont l'expression du Royaume et aident les hommes à accueillir le plan de Dieu. Il est donc vrai que la réalité commencée du Royaume peut se trouver également au-delà des limites de l'Église, dans l'humanité entière, dans la mesure où celle-ci vit les “valeurs évangéliques” et s'ouvre à l'action de l'Esprit qui souffle où il veut et comme il veut (cf. Jn Jn 3,8); mais il faut ajouter aussitôt que cette dimension temporelle du Royaume est incomplète si elle ne s'articule pas avec le Règne du Christ, présent dans l'Église et destiné à la plénitude eschatologique ».57 Il en découle, en particulier, que l'Église ne se confond pas avec la communauté politique et n'est liée à aucun système politique.58 La communauté politique et l'Église, chacune dans son propre domaine, sont en effet indépendantes et autonomes l'une de l'autre et sont toutes deux, bien qu'à des titres divers, « au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes ».59 Il est même possible d'affirmer que la distinction entre religion et politique et le principe de la liberté religieuse constituent une acquisition spécifique du christianisme, d'une grande importance sur le plan historique et culturel.


51 À l'identité et à la mission de l'Église dans le monde, selon le projet de Dieu réalisé dans le Christ, correspond « une fin salvifique et eschatologique qui ne peut être pleinement atteinte que dans le siècle à venir ».60 C'est précisément pour cela que l'Église offre une contribution originale et irremplaçable, avec une sollicitude qui la pousse à rendre plus humaine la famille des hommes et son histoire et à se poser comme rempart contre toute tentation totalitaire, en montrant à l'homme sa vocation intégrale et définitive.61

Par la prédication de l'Évangile, la grâce des sacrements et l'expérience de la communion fraternelle, l'Église guérit et élève « la dignité de la personne humaine, en affermissant la cohésion de la société et en procurant à l'activité quotidienne des hommes un sens plus profond, la pénétrant d'une signification plus haute ».62 Sur le plan des dynamiques historiques concrètes, l'avènement du Royaume de Dieu ne se laisse donc pas saisir dans la perspective d'une organisation sociale, économique et politique définie et définitive. Il est plutôt manifesté par le développement d'une socialité humaine, qui est pour les hommes ferment d'une réalisation intégrale, de justice et de solidarité dans l'ouverture au Transcendant comme terme de référence pour leur réalisation personnelle et définitive.

b) Église, Royaume de Dieu et renouveau des rapports sociaux

52 Dans le Christ, Dieu ne rachète pas seulement l'individu, mais aussi les relations sociales entre les hommes. Comme l'enseigne l'apôtre Paul, la vie dans le Christ fait apparaître d'une manière entière et nouvelle l'identité et la socialité de la personne humaine, avec leurs conséquences concrètes sur le plan historique: « Car vous êtes tous fils de Dieu, par la foi, dans le Christ Jésus. Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ: il n'y a ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme; car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus » (Ga 3,26-28). Dans cette perspective, les communautés ecclésiales, convoquées par le message de Jésus-Christ et rassemblées dans l'Esprit Saint autour de lui, le Ressuscité (cf. Mt Mt 18,20 Mt 28,19-20 Lc Lc 24,46-49), se proposent comme lieux de communion, de témoignage et de mission et comme ferment de rédemption et de transformation des rapports sociaux. La prédication de l'Évangile de Jésus incite les disciples à anticiper le futur en rénovant les rapports mutuels.


53 La transformation des rapports sociaux répondant aux exigences du Royaume de Dieu n'est pas établie dans ses déterminations concrètes une fois pour toutes. Il s'agit plutôt d'une tâche confiée à la communauté chrétienne, qui doit l'élaborer et la réaliser à travers la réflexion et la pratique inspirées de l'Évangile. C'est le même Esprit du Seigneur, qui conduit le peuple de Dieu et, en même temps, remplit l'univers,63 qui inspire, de temps à autre, des solutions nouvelles et actuelles à la créativité responsable des hommes,64 à la communauté des chrétiens insérée dans le monde et dans l'histoire et, par conséquent, ouverte au dialogue avec toutes les personnes de bonne volonté, dans la recherche commune des germes de vérité et de liberté disséminés dans le vaste champ de l'humanité.65 La dynamique de ce renouveau doit s'ancrer dans les principes immuables de la loi naturelle, imprimée par le Dieu Créateur dans chacune de ses créatures (cf. Rm Rm 2,14-15) et illuminée de manière eschatologique par Jésus-Christ.


54 Jésus-Christ nous révèle que « Dieu est amour » (1Jn 4,8) et nous enseigne que « la loi fondamentale de la perfection humaine, et donc de la transformation du monde, est le commandement nouveau de l'amour. À ceux qui croient à la divine charité, il apporte ainsi la certitude que la voie de l'amour est ouverte à tous les hommes et que l'effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n'est pas vain ».66 Cette loi est appelée à devenir la mesure et la règle ultime de toutes les dynamiques suivant lesquelles se développent les relations humaines. En synthèse, c'est le mystère même de Dieu, l'Amour trinitaire, qui fonde la signification et la valeur de la personne, de la socialité et de l'action humaine dans le monde, dans la mesure où il a été révélé et annoncé à l'humanité, par Jésus-Christ, dans son Esprit.


55 La transformation du monde se présente aussi comme une requête fondamentale de notre temps. La doctrine sociale de l'Église entend offrir à cette exigence les réponses qu'appellent les signes des temps, en indiquant avant tout que l'amour réciproque entre les hommes, sous le regard de Dieu, est l'instrument le plus puissant de changement, au niveau personnel et social. En effet, l'amour mutuel, dans la participation à l'amour infini de Dieu, est la fin authentique, historique et transcendante de l'humanité. Par conséquent, « s'il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d'importance pour le Royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine ».67

c) Cieux nouveaux et terre nouvelle

56 La promesse de Dieu et la résurrection de Jésus-Christ suscitent chez les chrétiens l'espérance fondée que pour tous les hommes et les femmes une demeure nouvelle et éternelle est préparée, une terre où habite la justice (cf. 2Co 5,1-2 2P 3,13): « Alors, la mort vaincue, les fils de Dieu ressusciteront dans le Christ, et ce qui fut semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l'incorruptibilité. La charité et ses oeuvres demeureront et toute cette création que Dieu a faite pour l'homme sera délivrée de l'esclavage de la vanité ».68 Cette espérance, au lieu d'affaiblir, doit plutôt stimuler la sollicitude dans le travail relatif à la réalité présente.


57 Les biens, tels que la dignité de l'homme, la fraternité et la liberté, tous les bons fruits de la nature et de nos efforts, répandus sur la terre dans l'Esprit du Seigneur et selon son précepte, purifiés de toute tache, éclairés et transfigurés, appartiennent au Royaume de vérité et de vie, de sainteté et de grâce, de justice, d'amour et de paix que le Christ remettra au Père et où nous les retrouverons. Pour tous résonneront alors, dans leur vérité solennelle, ces paroles du Christ: « Venez les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir. (...) En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt 25,34-36 Mt 25,40).


58 La réalisation achevée de la personne humaine, accomplie dans le Christ grâce au don de l'Esprit, mûrit dans l'histoire et passe à travers les relations de la personne avec les autres personnes, relations qui, à leur tour, atteignent leur perfection grâce aux efforts visant à améliorer le monde, dans la justice et dans la paix. L'agir humain dans l'histoire est en soi significatif et efficace pour l'instauration définitive du Royaume, même si ce dernier reste un don de Dieu, pleinement transcendant. Cet agir, quand il respecte l'ordre objectif de la réalité temporelle et lorsqu'il est éclairé par la vérité et la charité, devient l'instrument d'une mise en oeuvre toujours plus pleine et intégrale de la justice et de la paix et anticipe dans le présent le Royaume promis.

En se conformant au Christ Rédempteur, l'homme perçoit qu'il est une créature voulue par Dieu, choisie par lui de toute éternité, appelée à la grâce et à la gloire, dans toute la plénitude du mystère dont il est devenu participant en Jésus-Christ.69 La conformation au Christ et la contemplation de son Visage 70 insufflent chez le chrétien un désir irrépressible d'anticiper dans ce monde, au sein des relations humaines, ce qui sera réalité dans le monde définitif, en oeuvrant pour donner à manger, à boire, des vêtements, un logement, des soins, un accueil et une compagnie au Seigneur qui frappe à la porte (cf. Mt
Mt 25,35-37).

d) Marie et son « fiat » au dessein d'amour de Dieu

59 Héritière de l'espérance des justes d'Israël et première parmi les disciples de Jésus-Christ est Marie, sa Mère. Par son « fiat » au dessein d'amour de Dieu (cf. Lc Lc 1,38) au nom de toute l'humanité, elle accueille dans l'histoire l'envoyé du Père, le Sauveur des hommes: dans le chant du « Magnificat », elle proclame l'avènement du Mystère du Salut, la venue du « Messie des pauvres » (cf. Is Is 11,4 Is 61,1). Le Dieu de l'Alliance, chanté dans l'exultation de son esprit par la Vierge de Nazareth, est Celui qui renverse les puissants de leurs trônes et élève les humbles, comble de biens les affamés et renvoie les riches les mains vides, disperse les superbes et se souvient de sa miséricorde envers ceux qui le craignent (cf. Lc Lc 1,50-53).

En puisant dans le coeur de Marie, dans la profondeur de sa foi, exprimée par les mots du «Magnificat », les disciples du Christ sont appelés à renouveler toujours mieux en eux-mêmes « la conscience de ceci: on ne peut séparer la vérité sur Dieu qui sauve, sur Dieu qui est source de tout don, de la manifestation de son amour préférentiel pour les pauvres et les humbles, amour qui, chanté dans le Magnificat, se trouve ensuite exprimé dans les paroles et les actions de Jésus ».71 Marie, totalement dépendante de Dieu et toute orientée vers lui par l'élan de sa foi, « est (...) l'icône la plus parfaite de la liberté et de la libération de l'humanité et du cosmos ».72


DEUXIÈME CHAPITRE

MISSION DE L'ÉGLISE ET DOCTRINE SOCIALE


I. ÉVANGÉLISATION ET DOCTRINE SOCIALE


a) L'Église, demeure de Dieu avec les hommes

60 L'Église, qui participe aux joies et aux espoirs, aux angoisses et aux tristesses des hommes, est solidaire de tout homme et de toute femme, en tout lieu et en tout temps, et leur apporte la joyeuse nouvelle du Royaume de Dieu qui, par Jésus-Christ, est venu et vient au milieu d'eux.73Elle est, dans l'humanité et dans le monde, le sacrement de l'amour de Dieu et, par conséquent, de l'espérance la plus grande, qui active et soutient tout authentique projet et engagement de libération et de promotion humaine. L'Église est parmi les hommes la tente de la compagnie de Dieu — « la demeure de Dieu parmi les hommes » (Ap 21,3) — de sorte que l'homme n'est pas seul, perdu ou égaré dans son effort d'humaniser le monde, mais qu'il trouve un soutien dans l'amour rédempteur du Christ. Elle est ministre du salut, non pas d'une manière abstraite ou purement spirituelle, mais dans le contexte de l'histoire et du monde où l'homme vit,74 où il est rejoint par l'amour de Dieu et par la vocation à correspondre au projet divin.


61 Unique et inimitable dans son individualité, chaque homme est un être ouvert à la relation avec les autres dans la société. Le fait de vivre avec les autres dans le réseau de rapports qui lie entre eux les individus, les familles, les groupes intermédiaires, dans des relations de rencontre, de communication et d'échange, assure à la vie une qualité meilleure. Le bien commun que les hommes recherchent et poursuivent en formant la communauté sociale est une garantie du bien personnel, familial et associatif.75 C'est pour ces raisons que la société naît et prend forme, avec ses aspects structurels, c'est-à-dire politiques, économiques, juridiques et culturels. L'Église s'adresse avec sa doctrine sociale à l'homme, en tant qu'être « intégré dans le réseau complexe de relations des sociétés modernes ».76 « Experte en humanité »,77 elle est en mesure de le comprendre dans sa vocation et dans ses aspirations, dans ses limites et ses malaises, dans ses droits et ses devoirs, et d'avoir pour lui une parole de vie à faire résonner dans les événements historiques et sociaux de l'existence humaine.

b) Féconder et fermenter la société grâce à l'Évangile

62 Par son enseignement social, l'Église entend annoncer et actualiser l'Évangile au coeur du réseau complexe des relations sociales. Il ne s'agit pas simplement d'atteindre l'homme dans la société, l'homme en tant que destinataire de l'annonce évangélique, mais de féconder et de fermenter la société même par l'Évangile.78 Prendre soin de l'homme signifie, par conséquent, pour l'Église, impliquer aussi la société dans sa sollicitude missionnaire et salvifique. La vie commune en société détermine souvent la qualité de la vie et, par conséquent, les conditions où chaque homme et chaque femme se comprennent et décident d'eux-mêmes et de leur vocation. Voilà pourquoi l'Église n'est indifférente à rien de ce qui, dans la société, se choisit, se produit et se vit, à la qualité morale, c'est-à-dire authentiquement humaine et humanisante, de la vie sociale. La société et, avec elle, la politique, l'économie, le travail, le droit et la culture ne constituent pas un milieu purement séculier et mondain, et donc marginal et étranger par rapport au message et à l'économie du salut. En effet, la société, avec tout ce qui s'y réalise, concerne l'homme. C'est la société des hommes, qui sont « la première route et la route fondamentale de l'Église ».79


63 Avec sa doctrine sociale, l'Église se charge du devoir d'annonce que le Seigneur lui a confié. Elle concrétise dans les événements historiques le message de libération et de rédemption du Christ, l'Évangile du Royaume. En annonçant l'Évangile, l'Église « atteste à l'homme, au nom du Christ, sa dignité propre et sa vocation à la communion des personnes; elle lui enseigne les exigences de la justice et de la paix, conformes à la sagesse divine ».80

Évangile qui résonne grâce à l'Église dans l'aujourd'hui de l'homme,81 la doctrine sociale est parole qui libère. Cela signifie qu'elle a l'efficacité de la vérité et de la grâce de l'Esprit de Dieu qui pénètre les coeurs, en les disposant à cultiver les pensées et les projets d'amour, de justice, de liberté et de paix. Évangéliser le social signifie alors insuffler dans le coeur des hommes toute la force de sens et de libération de l'Évangile, de façon à promouvoir une société à la mesure de l'homme car à la mesure du Christ: c'est construire une cité de l'homme plus humaine, car plus conforme au Royaume de Dieu.


64 L'Église, avec sa doctrine sociale, non seulement ne s'éloigne pas de sa mission, mais elle lui est rigoureusement fidèle. La rédemption accomplie par le Christ et confiée à la mission salvifique de l'Église est, certes, d'ordre surnaturel. Cette dimension n'est pas une expression limitative, mais intégrale du salut.82 Le surnaturel ne doit pas se concevoir comme une entité ou un espace qui commencerait là où finit le naturel, mais comme l'élévation de celui-ci, de sorte que rien dans l'ordre de la création et de l'humain n'est étranger à l'ordre surnaturel et théologal de la foi et de la grâce, ni n'en est exclu, mais que tout y est plutôt reconnu, assumé et élevé: « En Jésus-Christ, le monde visible, créé par Dieu pour l'homme — ce monde qui, lorsque le péché y est entré, a été soumis à la caducité —, retrouve de nouveau son lien originaire avec la source divine de la sagesse et de l'amour. En effet, “Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique”. De même que dans l'homme-Adam ce lien avait été brisé, dans l'Homme-Christ il a été de nouveau renoué ».83


65 La Rédemption commence avec l'Incarnation, par laquelle le Fils de Dieu revêt tout l'homme, excepté le péché, selon les solidarités instituées par la Sagesse créatrice divine, et englobe tout dans son don d'Amour rédempteur. L'homme est rejoint par cet Amour dans l'entièreté de son être: être corporel et spirituel, en relation solidaire avec les autres. Tout l'homme — non pas une âme séparée ou un être fermé dans son individualité, mais la personne et la société des personnes — est impliqué dans l'économie salvifique de l'Évangile. Porteuse du message d'Incarnation et de Rédemption de l'Évangile, l'Église ne peut pas parcourir une autre voie: par sa doctrine sociale et l'action efficace qu'elle met en oeuvre, non seulement elle ne défigure pas son visage et sa mission, mais elle est fidèle au Christ et se révèle aux hommes comme « sacrement universel du salut ».84 Ceci est particulièrement vrai à une époque comme la nôtre, caractérisée par une interdépendance croissante et par une mondialisation des questions sociales.

c) Doctrine sociale, évangélisation et promotion humaine

66 La doctrine sociale fait partie intégrante du ministère d'évangélisation de l'Église. Tout ce qui concerne la communauté des hommes — situations et problèmes relatifs à la justice, à la libération, au développement, aux relations entre les peuples, à la paix — n'est pas étranger à l'évangélisation, et celle-ci ne serait pas complète si elle ne tenait pas compte de l'appel réciproque que se lancent continuellement l'Évangile et la vie concrète, personnelle et sociale, de l'homme.85 Il existe des liens profonds entre évangélisation et promotion humaine: « Liens d'ordre anthropologique, parce que l'homme à évangéliser n'est pas un être abstrait, mais qu'il est sujet aux questions sociales et économiques. Liens d'ordre théologique, puisqu'on ne peut pas dissocier le plan de la création du plan de la Rédemption qui, lui, atteint les situations très concrètes de l'injustice à combattre et de la justice à restaurer. Liens de cet ordre éminemment évangélique qui est celui de la charité: comment en effet proclamer le commandement nouveau sans promouvoir dans la justice et la paix la véritable, l'authentique croissance de l'homme? ».86


67 La doctrine sociale « a par elle-même la valeur d'un instrument d'évangélisation » 87 et se développe dans la rencontre toujours renouvelée entre le message évangélique et l'histoire humaine. Ainsi comprise, cette doctrine est une voie caractéristique pour l'exercice du ministère de la Parole et de la fonction prophétique de l'Église: 88 « l'enseignement et la diffusion de la doctrine sociale de l'Église appartiennent à sa mission d'évangélisation; c'est une partie essentielle du message chrétien, car cette doctrine en propose les conséquences directes dans la vie de la société et elle place le travail quotidien et la lutte pour la justice dans le cadre du témoignage rendu au Christ Sauveur ».89 Nous ne sommes pas en présence d'un intérêt ou d'une action marginale, qui s'ajoute à la mission de l'Église, mais au coeur même de sa dimension ministérielle: grâce à la doctrine sociale, l'Église « annonce Dieu et le mystère du salut dans le Christ, et, pour la même raison, elle révèle l'homme à lui-même ».90 C'est un ministère qui procède non seulement de l'annonce, mais aussi du témoignage.


68 L'Église ne prend pas en charge la vie en société sous tous ses aspects, mais selon sa compétence spécifique qui est l'annonce du Christ Rédempteur: 91 « La mission propre que le Christ a confiée à son Église n'est ni d'ordre politique, ni d'ordre économique ou social: le but qu'il lui a assigné est d'ordre religieux. Mais, précisément, de cette mission religieuse découlent une fonction, des lumières et des forces qui peuvent servir à constituer et à affermir la communauté des hommes selon la loi divine ».92 Ceci veut dire que l'Église, avec sa doctrine sociale, n'entre pas dans des questions techniques et ne propose pas de systèmes ou de modèles d'organisation sociale: 93 ceci ne relève pas de la mission que le Christ lui a confiée.L'Église a la compétence qui lui vient de l'Évangile: du message de libération de l'homme annoncé et témoigné par le Fils de Dieu fait homme.

d) Droit et devoir de l'Église


69 Par sa doctrine sociale, l'Église « se propose d'assister l'homme sur le chemin du salut »94: il s'agit de sa fin primordiale et unique. Il n'existe aucun autre objectif tendant à substituer ou à envahir les tâches des autres, en négligeant les siennes, ou à poursuivre des objectifs étrangers à sa mission. Cette mission constitue à la fois le droit et le devoir de l'Église d'élaborer sa propre doctrine sociale et d'exercer à travers celle-ci une influence sur la société et ses structures, par le biais des responsabilités et des devoirs que suscite cette doctrine.


70 L'Église a le droit d'être pour l'homme maîtresse de vérité de la foi: de la vérité non seulement du dogme, mais aussi de la morale qui découle de la nature humaine et de l'Évangile.95 De fait, la parole de l'Évangile ne doit pas seulement être écoutée, mais aussi mise en pratique (cf. Mt Mt 7,24 Lc Lc 6,46-47 Jn Jn 14,21 Jn Jn 14,23-24 Jc Jc 1,22): la cohérence au niveau des comportements manifeste l'adhésion du croyant et n'est pas circonscrite au milieu strictement ecclésial et spirituel, mais elle investit l'homme dans tout son vécu et selon toutes ses responsabilités. Bien que séculières, celles-ci ont l'homme pour sujet, c'est-à-dire celui que Dieu appelle, à travers l'Église, à participer à son don salvifique.

L'homme doit correspondre au don du salut non par une adhésion partielle, abstraite ou verbale, mais par toute sa vie, selon toutes les relations qui la caractérisent, de sorte qu'il n'abandonne rien à un milieu profane et mondain, qui serait sans importance ou étranger au salut. Voilà pourquoi la doctrine sociale n'est pas pour l'Église un privilège, une digression, une commodité ou une ingérence: elle a le droit d'évangéliser le social, c'est-à-dire de faire résonner la parole libératrice de l'Évangile dans le monde complexe de la production, du travail, de l'entreprise, de la finance, du commerce, de la politique, de la jurisprudence, de la culture et des communications sociales, dans lequel vit l'homme.


71 Ce droit est en même temps un devoir, car l'Église ne peut y renoncer sans se démentir elle-même et sans démentir sa fidélité au Christ: « Malheur à moi si je n'annonçais pas l'Évangile! » (1Co 9,16). L'avertissement que saint Paul s'adresse à lui-même résonne dans la conscience de l'Église comme un rappel à parcourir toutes les voies de l'évangélisation; non seulement celles qui conduisent aux consciences individuelles, mais aussi celles qui conduisent aux institutions publiques: d'un côté, il faut éviter l'« erreur qui consiste à réduire le fait religieux au domaine purement privé »; 96 de l'autre côté, on ne peut pas orienter le message chrétien vers un salut purement ultra-terrestre, incapable d'illuminer la présence sur la terre.97

En raison de la valeur publique de l'Évangile et de la foi et à cause des effets pervers de l'injustice, c'est-à-dire du péché, l'Église ne peut pas demeurer indifférente aux affaires sociales: 98 « Il appartient à l'Église d'annoncer en tout temps et en tout lieu les principes de la morale, même en ce qui concerne l'ordre social, ainsi que de porter un jugement sur toute réalité humaine, dans la mesure où l'exigent les droits fondamentaux de la personne humaine ou le salut des âmes».99


II. LA NATURE DE LA DOCTRINE SOCIALE


a) Une connaissance éclairée par la foi

72 La doctrine sociale n'a pas été pensée depuis le commencement comme un système organique, mais elle s'est formée au cours du temps, à travers les nombreuses interventions du Magistère sur les thèmes sociaux. Cette genèse rend compréhensible le fait qu'il ait pu y avoir certaines oscillations quant à la nature, la méthode et la structure épistémologique de la doctrine sociale de l'Église. Précédée par une évocation significative dans l'encyclique « Laborem exercens »,100 une clarification décisive en ce sens est contenue dans l'encyclique « Sollicitudo rei socialis »: la doctrine sociale de l'Église « n'entre pas dans le domaine de l'idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale ».101 On ne peut la définir en fonction des paramètres socio-économiques. Ce n'est pas un système idéologique ou pragmatique visant à définir et à composer les rapports économiques, politiques et sociaux, maisune catégorie en soi: elle est « la formulation précise des résultats d'une réflexion attentive sur les réalités complexes de l'existence de l'homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d'interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l'enseignement de l'Évangile sur l'homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante; elle a donc pour but d'orienter le comportement chrétien ».102


73 La doctrine sociale est, par conséquent, de nature théologique, et spécifiquement théologico-morale, « s'agissant d'une doctrine destinée à guider la conduite de la personne »:103 « Elle se situe à la rencontre de la vie et de la conscience chrétienne avec les situations du monde, et elle se manifeste dans les efforts accomplis par les individus, les familles, les agents culturels et sociaux, les politiciens et les hommes d'État pour lui donner sa forme et son application dans l'histoire ».104 La doctrine sociale reflète, de fait, les trois niveaux de l'enseignement théologico-moral: le niveau fondateur des motivations, le niveau directif des normes de la vie sociale et le niveau délibératif des consciences, appelées à actualiser les normes objectives et générales dans les situations sociales concrètes et particulières. Ces trois niveaux définissent implicitement aussi la méthode propre et la structure épistémologique spécifique de la doctrine sociale de l'Église.


74 Le fondement essentiel de la doctrine sociale réside dans la Révélation biblique et dans la tradition de l'Église. C'est à cette source, qui vient d'en haut, qu'elle puise l'inspiration et la lumière pour comprendre, juger et orienter l'expérience humaine et l'histoire. Avant et au-dessus de tout se trouve le projet de Dieu sur la création et, en particulier, sur la vie et sur le destin de l'homme appelé à la communion trinitaire.

La foi, qui accueille la parole divine et la met en pratique, agit en une interaction efficace avec la raison. L'intelligence de la foi, en particulier de la foi orientée vers la pratique, est structurée par la raison et se prévaut de toutes les contributions qu'offre celle-ci. La doctrine sociale aussi, en tant que savoir appliqué à la contingence et à l'historicité de la pratique, conjugue « fides et ratio » 105 et est l'expression éloquente de leur rapport fécond.


75 La foi et la raison constituent les deux voies cognitives de la doctrine sociale puisque celle-ci puise à deux sources: la Révélation et la nature humaine. La connaissance de la foi comprend et dirige le vécu de l'homme à la lumière du mystère historique et salvifique, de la révélation et du don de Dieu dans le Christ pour nous les hommes. Cette intelligence de la foi inclut la raison, à travers laquelle, autant que possible, elle explique et comprend la vérité révélée et l'intègre avec la vérité de la nature humaine, puisée au projet divin exprimé par la création,106c'est-à-dire la vérité intégrale de la personne en tant qu'être spirituel et corporel, en relation avec Dieu, avec les autres êtres humains et avec les autres créatures.107

De ce fait, l'accent central mis sur le mystère du Christ n'affaiblit ni n'exclut le rôle de la raison; il ne prive donc pas la doctrine sociale de sa plausibilité rationnelle ni, par conséquent, de sa destination universelle. Étant donné que le mystère du Christ illumine le mystère de l'homme, la raison donne sa plénitude de sens à la compréhension de la dignité humaine et des exigences morales qui la protègent. La doctrine sociale est une connaissance éclairée par la foi, qui — précisément en tant que telle — exprime une plus grande capacité de connaissance. À tous, elle rend compte des vérités qu'elle affirme et des devoirs qu'elle comporte: elle peut être accueillie et partagée par tous.

b) En dialogue cordial avec chaque savoir


76 La doctrine sociale de l'Église bénéficie de tous les apports de la connaissance, de quelque savoir qu'ils proviennent, et possède une importante dimension interdisciplinaire: « Pour mieux incarner l'unique vérité concernant l'homme dans des contextes sociaux, économiques et politiques différents et en continuel changement, cette doctrine entre en dialogue avec les diverses disciplines qui s'occupent de l'homme, elle en assimile les apports ».108 La doctrine sociale se prévaut tant des apports de sens de la philosophie que des apports descriptifs des sciences humaines.


77 Ce qui est essentiel avant tout, c'est l'apport de la philosophie, déjà apparu dans le renvoi à la nature humaine comme source et à la raison comme voie de connaissance de la foi elle-même. Par le biais de la raison, la doctrine sociale intègre la philosophie dans sa logique interne, à savoir dans l'argumentation qui lui est propre.

Affirmer que la doctrine sociale doit être rapportée à la théologie plutôt qu'à la philosophie ne signifie pas méconnaître ou sous-évaluer le rôle et l'apport philosophiques. De fait, la philosophie est un instrument adéquat et indispensable pour une compréhension correcte des concepts de base de la doctrine sociale — comme la personne, la société, la liberté, la conscience, l'éthique, le droit, la justice, le bien commun, la solidarité, la subsidiarité, l'État —, compréhension qui inspire une vie sociale harmonieuse. C'est encore la philosophie qui fait ressortir la plausibilité rationnelle de la lumière projetée par l'Évangile sur la société et qui sollicite l'ouverture et le consentement à la vérité de toute intelligence et conscience.


78 Un apport significatif à la doctrine sociale de l'Église provient aussi des sciences humaines et sociales: 109 aucun savoir n'est exclu, en raison de la part de vérité dont il est porteur. L'Église reconnaît et accueille tout ce qui contribue à la compréhension de l'homme dans le réseau toujours plus étendu, variable et complexe, des relations sociales. Elle est consciente qu'on ne parvient pas à une profonde connaissance de l'homme uniquement par la théologie, sans les apports de nombreux savoirs auxquels la théologie elle-même se réfère.

L'ouverture attentive et constante aux sciences fait acquérir à la doctrine sociale ses compétences, son caractère concret et son actualité. Grâce à cela, l'Église peut comprendre d'une manière plus précise l'homme dans la société, parler aux hommes de son temps d'une manière plus convaincante et accomplir plus efficacement son devoir d'incarner, dans la con- science et dans la sensibilité sociale de notre époque, la Parole de Dieu et la foi, d'où la doctrine sociale prend son « point de départ ».110

Ce dialogue interdisciplinaire incite aussi les sciences à saisir les perspectives de signification, de valeur et d'engagement que renferme la doctrine sociale et « à s'orienter, dans une perspective plus vaste, vers le service de la personne, connue et aimée dans la plénitude de sa vocation ».111


Compendium Doctrine sociale 48