Compendium Doctrine sociale 191

VI. LE PRINCIPE DE SOLIDARITÉ


a) Signification et valeur


192 La solidarité confère un relief particulier à la socialité intrinsèque de la personne humaine, à l'égalité de tous en dignité et en droits, au cheminement commun des hommes et des peuples vers une unité toujours plus convaincue. Jamais autant qu'aujourd'hui il n'a existé une conscience aussi diffuse du lien d'interdépendance entre les hommes et les peuples, qui se manifeste à tous les niveaux.413 La multiplication très rapide des voies et des moyens de communication « en temps réel », comme le sont les voies et les moyens télématiques, les extraordinaires progrès de l'informatique, le volume croissant des échanges commerciaux et des informations, témoignent de ce que, pour la première fois depuis le début de l'histoire de l'humanité, il est désormais possible, au moins techniquement, d'établir des relations entre personnes très éloignées ou inconnues.

Par ailleurs, face au phénomène de l'interdépendance et de son expansion constante, de très fortes disparités persistent dans le monde entier entre pays développés et pays en voie de développement, lesquelles sont alimentées aussi par différentes formes d'exploitation, d'oppression et de corruption qui influent de manière négative sur la vie interne et internationale de nombreux États. Le processus d'accélération de l'interdépendance entre les personnes et les peuples doit être accompagné d'un engagement sur le plan éthico-social tout aussi intensifié,pour éviter les conséquences néfastes d'une situation d'injustice de dimensions planétaires, destinée à se répercuter très négativement aussi dans les pays actuellement les plus favorisés.414

b) La solidarité comme principe social et comme vertu morale


193 Les nouvelles relations d'interdépendance entre les hommes et les peuples qui sont, de fait, des formes de solidarité, doivent se transformer en relations tendant à une véritable solidarité éthico-sociale, qui est l'exigence morale inhérente à toutes les relations humaines. La solidarité se présente donc sous deux aspects complémentaires: celui de principe social 415 et celui de vertu morale.416

La solidarité doit être saisie avant tout dans sa valeur de principe social ordonnateur des institutions, en vertu duquel les « structures de péché » 417 qui dominent les rapports entre les personnes et les peuples doivent être dépassées et transformées en structures de solidarité, à travers l'élaboration ou la modification opportune de lois, de règles du marché ou la création d'institutions.

La solidarité est également une véritable vertu morale, et non pas « un sentiment de compassion vague ou d'attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c'est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun; c'est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous ».418 La solidarité s'élève au rang de vertu socialefondamentale parce qu'elle se situe dans la dimension de la justice, vertu orientée par excellence au bien commun et dans l'engagement à « se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à “se perdre” pour l'autre au lieu de l'exploiter, et à “le servir” au lieu de l'opprimer à son propre profit (cf. Mt
Mt 10,40-42 Mt 20,25 Mc Mc 10,42-45 Lc Lc 22,25-27) ».419

c) Solidarité et croissance commune des hommes


194 Le message de la doctrine sociale sur la solidarité met en évidence le fait qu'il existe des liens étroits entre solidarité et bien commun, solidarité et destination universelle des biens, solidarité et égalité entre les hommes et les peuples, solidarité et paix dans le monde.420 Le terme « solidarité », largement employé par le Magistère,421 exprime en synthèse l'exigence de reconnaître dans l'ensemble des liens qui unissent les hommes et les groupes sociaux entre eux, l'espace offert à la liberté humaine pour pourvoir à la croissance commune, partagée par tous. L'effort dans cette direction se traduit par l'apport positif à ne pas faire manquer à la cause commune et par la recherche des points d'entente possible, même là où prévaut une logique de division et de fragmentation, dans la disponibilité à se dépenser pour le bien de l'autre au-delà de tout individualisme et particularisme.422


195 Le principe de la solidarité implique que les hommes de notre temps cultivent davantage la conscience de la dette qu'ils ont à l'égard de la société dans laquelle ils sont insérés: ils sont débiteurs des conditions qui rendent viable l'existence humaine, ainsi que du patrimoine, indivisible et indispensable, constitué par la culture, par la connaissance scientifique et technologique, par les biens matériels et immatériels, par tout ce que l'aventure humaine a produit. Une telle dette doit être honorée dans les diverses manifestations de l'action sociale, de sorte que le chemin des hommes ne s'interrompe pas, mais demeure ouvert aux générations présentes et futures, appelées ensemble, les unes et les autres, à partager solidairement le même don.

d) La solidarité dans la vie et dans le message de Jésus-Christ


196 Le sommet insurmontable de la perspective indiquée est la vie de Jésus de Nazareth, l'Homme nouveau, solidaire de toute l'humanité jusqu'à la « mort sur la croix » (Ph 2,8): en lui il est toujours possible de reconnaître le Signe vivant de cet amour incommensurable et transcendant du Dieu- avec-nous, qui prend sur lui les infirmités de son peuple, chemine avec lui, le sauve et le constitue dans l'unité.423 En lui, et grâce à lui, la vie sociale aussi peut être redécouverte, même avec toutes ses contradictions et ambiguïtés, comme lieu de vie et d'espérance, en tant que signe d'une grâce qui est continuellement offerte à tous et qui invite aux formes de partage les plus élevées et les plus engageantes.

Jésus de Nazareth fait resplendir devant les yeux de tous les hommes le lien entre solidarité et charité, en en éclairant toute la signification: 424 « À la lumière de la foi, la solidarité tend à se dépasser elle-même, à prendre les dimensions spécifiquement chrétiennes de la gratuité totale, du pardon et de la réconciliation. Alors le prochain n'est pas seulement un être humain avec ses droits et son égalité fondamentale à l'égard de tous, mais il devient l'image vivante de Dieu le Père, rachetée par le sang du Christ et objet de l'action constante de l'Esprit Saint. Il doit donc être aimé, même s'il est un ennemi, de l'amour dont l'aime le Seigneur, et l'on doit être prêt au sacrifice pour lui, même au sacrifice suprême: “Donner sa vie pour ses frères” (cf. 1Jn 3,16) ».425

VII. LES VALEURS FONDAMENTALES


DE LA VIE SOCIALE


a) Rapport entre principes et valeurs


197 La doctrine sociale de l'Église, au-delà des principes qui doivent présider à l'édification d'une société digne de l'homme, indique aussi des valeurs fondamentales. Le rapport entre principes et valeurs est indéniablement un rapport de réciprocité, dans la mesure où les valeurs sociales expriment l'appréciation à attribuer aux aspects déterminés du bien moral que les principes entendent réaliser, en s'offrant comme points de référence pour une structuration opportune et pour conduire la vie sociale de manière ordonnée. Les valeurs requièrent donc à la fois la pratique des principes fondamentaux de la vie sociale et l'exercice personnel des vertus, donc des attitudes morales correspondant aux valeurs elles-mêmes.426

Toutes les valeurs sociales sont inhérentes à la dignité de la personne humaine, dont elles favorisent le développement authentique, et sont essentiellement: la vérité, la liberté, la justice et l'amour.427 Leur pratique est une voie sûre et nécessaire pour atteindre le perfectionnement personnel et une vie sociale en commun plus humaine; elles constituent la référence incontournable pour les responsables de la chose publique, appelés à mettre en oeuvre « les réformes substantielles des structures économiques, politiques, culturelles et technologiques et les nécessaires changements dans les institutions ».428 Le respect de la légitime autonomie des réalités terrestres conduit l'Église à ne pas se réserver des compétences spécifiques d'ordre technique et temporel,429 mais elle ne l'empêche pas d'intervenir pour montrer comment, dans les différents choix de l'homme, ces valeurs sont affirmées ou, vice-versa, niées.430

b) La vérité


198 Les hommes sont tenus de façon particulière à tendre continuellement vers la vérité, à la respecter et à l'attester de manière responsable.431 Vivre dans la vérité revêt une signification spéciale dans les rapports sociaux: la vie en commun entre les êtres humains au sein d'une communauté est, en effet, ordonnée, féconde et correspond à leur dignité de personnes lorsqu'elle se fonde sur la vérité.432 Plus les personnes et les groupes sociaux s'efforcent de résoudre les problèmes sociaux selon la vérité, plus ils s'éloignent de l'arbitraire et se conforment aux exigences objectives de la moralité.

Notre époque requiert une intense activité éducative 433 et un engagement de la part de tous, afin que la recherche de la vérité, qui ne se réduit pas à l'ensemble ou à une seule des diverses opinions, soit promue dans chaque milieu et prévale sur toute tentative d'en relativiser les exigences ou de lui porter atteinte.434 C'est une question qui touche en particulier le monde de la communication publique et celui de l'économie, dans lesquels l'usage sans scrupules de l'argent fait naître des interrogations toujours plus pressantes, qui renvoient nécessairement à un besoin de transparence et d'honnêteté dans l'action personnelle et sociale.

c) La liberté


199 La liberté est dans l'homme un signe très élevé de l'image divine et, en conséquence, un signe de la dignité sublime de chaque personne humaine: 435 « La liberté s'exerce dans les rapports entre les êtres humains. Chaque personne humaine, créée à l'image de Dieu, a le droit naturel d'être reconnue comme un être libre et responsable. Tous doivent à chacun ce devoir du respect. Le droit à l'exercice de la liberté est une exigence inséparable de la dignité de la personne humaine ».436 Il ne faut pas restreindre le sens de la liberté, en la considérant dans une perspective purement individualiste et en la réduisant à un exercice arbitraire et incontrôlé de l'autonomie personnelle: « Loin de s'accomplir dans une totale autarcie du moi et dans l'absence de relations, la liberté n'existe vraiment que là où des liens réciproques, réglés par la vérité et la justice, unissent les personnes ».437 La compréhension de la liberté devient profonde et vaste quand elle est protégée, même au niveau social, dans la totalité de ses dimensions.


200 La valeur de la liberté, en tant qu'expression de la singularité de chaque personne humaine, est respectée quand il est permis à chaque membre de la société de réaliser sa vocation personnelle; de chercher la vérité et de professer ses idées religieuses, culturelles et politiques; d'exprimer ses opinions; de décider de son état de vie et, dans la mesure du possible, de son travail; de prendre des initiatives à caractère économique, social et politique. Ceci doit advenir au sein d'un « contexte juridique ferme »,438 dans les limites du bien commun et de l'ordre public et, en tous les cas, à l'enseigne de la responsabilité.

Par ailleurs, la liberté doit aussi se manifester comme capacité de refus de ce qui est moralement négatif, sous quelque forme que ce soit,439 comme capacité de détachement effectif de tout ce qui peut entraver la croissance personnelle, familiale et sociale. La plénitude de la liberté consiste dans la capacité de disposer de soi en vue du bien authentique, dans la perspective du bien commun universel.440

d) La justice


201 La justice est une valeur qui s'accompagne de l'exercice de la vertu morale cardinale qui lui correspond.441 Selon sa formulation la plus classique, elle « consiste dans la constante et ferme volonté de donner à Dieu et au prochain ce qui leur est dû ».442 Du point de vue subjectif, la justice se traduit dans l'attitude déterminée par la volonté de reconnaître l'autre comme personne, tandis que, du point de vue objectif, elle constitue le critère déterminant de la moralité dans le domaine inter-subjectif et social.443

Le Magistère social rappelle au respect des formes classiques de la justice: la justicecommutative, la justice distributive et la justice légale.444 La justice sociale 445 y a acquis un relief toujours plus important; elle représente un véritable développement de la justice générale,régulatrice des rapports sociaux sur la base du critère de l'observance de la loi. La justice sociale, exigence liée à la question sociale, qui se manifeste aujourd'hui sous une dimension mondiale, concerne les aspects sociaux, politiques et économiques et, surtout, la dimension structurelle des problèmes et des solutions qui s'y rattachent.446


202 La justice apparaît comme particulièrement importante dans le contexte actuel, où la valeur de la personne, de sa dignité et de ses droits, au-delà des proclamations d'intentions, est sérieusement menacée par la tendance diffuse de recourir exclusivement aux critères de l'utilité et de l'avoir. La justice aussi, sur la base de ces critères, est considérée de façon réductrice, alors qu'elle acquiert une signification plus pleine et plus authentique dans l'anthropologie chrétienne. De fait, la justice n'est pas une simple convention humaine, car ce qui est « juste » n'est pas originellement déterminé par la loi, mais par l'identité profonde de l'être humain.447


203 La pleine vérité sur l'homme permet de dépasser la vision contractualiste de la justice, qui est une vision limitée, et d'ouvrir aussi à la justice l'horizon de la solidarité et de l'amour: « Seule, la justice ne suffit pas.Elle peut même en arriver à se nier elle-même, si elle ne s'ouvre pas à cette force plus profonde qu'est l'amour ».448 À la valeur de la justice, la doctrine sociale associe en effet celle de la solidarité, comme voie privilégiée de la paix. Si la paix est le fruit de la justice, « aujourd'hui on pourrait dire, avec la même justesse et la même force d'inspiration biblique (cf. Is Is 32,17 Jc Jc 3,18): Opus solidaritatis pax, la paix est le fruit de la solidarité ».449De fait, l'objectif de la paix « sera certainement atteint grâce à la mise en oeuvre de la justice sociale et internationale, mais aussi grâce à la pratique des vertus qui favorisent la convivialité et qui nous apprennent à vivre unis afin de construire dans l'unité, en donnant et en recevant, une société nouvelle et un monde meilleur ».450

VIII. LA VOIE DE LA CHARITÉ



204 Entre les vertus dans leur ensemble, et en particulier entre les vertus, les valeurs sociales et la charité, il existe un lien très fort qui doit être toujours plus profondément reconnu. La charité, souvent réduite au domaine des relations de proximité, ou limitée aux seuls aspects subjectifs de l'agir pour l'autre, doit être reconsidérée selon sa valeur authentique de critère suprême et universel de l'éthique sociale tout entière. Parmi toutes les voies, y compris celles recherchées et parcourues pour affronter les formes toujours nouvelles de l'actuelle question sociale, la « meilleure de toutes » (1Co 12,31) est la voie tracée par la charité.


205 Les valeurs de la vérité, de la justice et de la liberté naissent et se développent à partir de la source intérieure de la charité: la vie humaine en commun est ordonnée, génératrice de bien et répondant à la dignité de l'homme, quand elle se fonde sur la vérité; quand elle se réalise selon la justice, c'est-à-dire dans le respect effectif des droits et dans l'accomplissement loyal des devoirs respectifs; quand elle se réalise dans la liberté qui convient à la dignité des hommes, poussés par leur nature rationnelle à assumer la responsabilité de leurs actions; quand elle est vivifiée par l'amour, qui fait ressentir comme siens les besoins et les exigences des autres et rend toujours plus intense la communion des valeurs spirituelles et la sollicitude pour les nécessités matérielles.451 Ces valeurs constituent des piliers qui assurent solidité et consistance à l'édifice de la vie et de l'action: ce sont des valeurs qui déterminent la qualité de toute action et institution sociale.


206 La charité présuppose et transcende la justice: cette dernière « doit trouver son complément dans la charité ».452 Si la justice est « de soi propre à “arbitrer” entre les hommes pour répartir entre eux de manière juste les biens matériels, l'amour au contraire, et seulement lui (et donc aussi cet amour bienveillant que nous appelons “miséricorde”), est capable de rendre l'homme à lui-même ».453 Les rapports humains ne peuvent pas être uniquement réglés par la mesure de la justice: « L'expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu'elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine (...).
L'expérience de l'histoire a conduit à formuler l'axiome: summum ius, summa iniuria ».454 De fait, la justice « dans toute la sphère des rapports entre hommes, doit subir pour ainsi dire une “refonte” importante de la part de l'amour qui est — comme le proclame saint Paul — “patient” et “bienveillant”, ou, en d'autres termes, qui porte en soi les caractéristiques de l'amour miséricordieux, si essentielles pour l'Évangile et pour le christianisme ».455


207 Aucune législation, aucun système de règles ou de conventions ne parviendront à persuader les hommes et les peuples à vivre dans l'unité, dans la fraternité et dans la paix, aucune argumentation ne pourra surpasser l'appel de la charité. Seule la charité, en sa qualité de « forma virtutum »,456 peut animer et modeler l'action sociale en direction de la paix dans le contexte d'un monde toujours plus complexe. Pour qu'il en soit ainsi, il faut toutefois faire le nécessaire afin que la charité apparaisse non seulement comme inspiratrice de l'action individuelle, mais aussi comme force capable de susciter de nouvelles voies pour affronter les problèmes du monde d'aujourd'hui et pour renouveler profondément de l'intérieur les structures, les organisations sociales, les normes juridiques. Dans cette perspective, la charité devientcharité sociale et politique: la charité sociale nous fait aimer le bien commun 457 et conduit à chercher effectivement le bien de toutes les personnes, considérées non seulement individuellement, mais aussi dans la dimension sociale qui les unit.


208 La charité sociale et politique ne s'épuise pas dans les rapports entre les personnes, mais elle se déploie dans le réseau au sein duquel s'insèrent ces rapports et qui constitue précisément la communauté sociale et politique, intervenant sur celle-ci en visant le bien possible pour la communauté dans son ensemble. Par bien des aspects, le prochain à aimer se présente « en société », de sorte que l'aimer réellement, subvenir à ses besoins ou à son indigence, peut vouloir dire quelque chose de différent par rapport au bien qu'on peut lui vouloir sur le plan purement inter-individuel: l'aimer sur le plan social signifie, selon les situations, se prévaloir des médiations sociales pour améliorer sa vie ou éliminer les facteurs sociaux qui causent son indigence. L'oeuvre de miséricorde grâce à laquelle on répond ici et maintenant à un besoin réel et urgent du prochain est indéniablement un acte de charité, mais l'engagement tendant à organiser et à structurer la société de façon à ce que le prochain n'ait pas à se trouver dans la misère est un acte de charité tout aussi indispensable, surtout quand cette misère devient la situation dans laquelle se débattent un très grand nombre de personnes et même des peuples entiers; cette situation revêt aujourd'hui les proportions d'une véritable question sociale mondiale.

DEUXIÈME PARTIE


« ... la doctrine sociale a par elle-même
la valeur d'un instrument d'évangélisation:
en tant que telle, à tout homme elle annonce Dieu
et le mystère du salut dans le Christ, et,
pour la même raison, elle révèle l'homme à lui-même.
Sous cet éclairage, et seulement sous cet éclairage,
elle s'occupe du reste: les droits humains de chacun
et en particulier du “prolétariat”,
la famille et l'éducation, les devoirs de l'État,
l'organisation de la société nationale et internationale,
la vie économique, la culture, la guerre et la paix,
le respect de la vie
depuis le moment de la conception jusqu'à la mort ».
Centesimus annus CA 54

CINQUIÈME CHAPITRE


LA FAMILLE,


CELLULE VITALE DE LA SOCIÉTÉ


I. LA FAMILLE, PREMIÈRE SOCIÉTÉ NATURELLE



209 L'importance et le caractère central de la famille, pour la personne et pour la société, sont maintes fois soulignés dans les Saintes Écritures: « Il n'est pas bon que l'homme soit seul » (Gn 2,18). Les tous premiers textes qui racontent la création de l'homme (cf. Gn Gn 1,26-28 Gn 2,7-24) font déjà ressortir la façon dont — dans le dessein de Dieu — le couple constitue « l'expression première de la communion des personnes ».458 Ève est créée semblable à Adam, comme celle qui, dans son altérité, le complète (cf. Gn Gn 2,18) pour former avec lui « une seule chair » (Gn 2,24 cf. Mt Mt 19,5-6).459 En même temps, tous deux sont engagés dans la tâche de la procréation, qui fait d'eux des collaborateurs du Créateur: « Soyez féconds, multipliez- vous, emplissez la terre » (Gn 1,28). La famille apparaît, dans le dessein du Créateur, comme le « lieu premier d'“humanisation” de la personne et de la société » et le « berceau de la vie et de l'amour ».460


210 Dans la famille, on apprend à connaître l'amour et la fidélité du Seigneur et la nécessité d'y correspondre (cf. Ex Ex 12,25-27 Ex 13,8 Ex 13,14-15 Dt Dt 6,20-25 Dt 13,7-11 1S 3,13); les enfants apprennent les premières leçons, les plus décisives, de la sagesse pratique à laquelle sont liées les vertus (cf. Pr Pr 1,8-9 Pr 4,1-4 Pr 6,20-21 Si Si 3,1-16 Si 7,27-28). C'est pour cela que le Seigneur se fait garant de l'amour et de la fidélité conjugale (cf. Ml Ml 2,14-15).

Jésus naquit et vécut au sein d'une famille concrète, en accueillant toutes ses caractéristiques spécifiques 461 et conféra une dignité sublime à l'institution du mariage, le constituant comme sacrement de la nouvelle alliance (cf. Mt Mt 19,3-9). Dans cette perspective, le couple trouve toute sa dignité et la famille sa solidité propre.


211 Éclairée par la lumière du message biblique, l'Église considère la famille comme la première société naturelle, titulaire de droits propres et originels, et la met au centre de la vie sociale: reléguer la famille « à un rôle subalterne et secondaire, en l'écartant de la place qui lui revient dans la société, signifie causer un grave dommage à la croissance authentique du corps social tout entier ».462 En effet, la famille, qui naît de l'intime communion de vie et d'amour conjugal fondée sur le mariage entre un homme et une femme,463 possède une dimension sociale spécifique et originelle en tant que lieu premier de relations interpersonnelles, première cellule vitale de la société: 464 elle est une institution divine qui constitue le fondement de la vie des personnes, comme prototype de tout ordre social.

a) L'importance de la famille pour la personne


212 Pour la personne, la famille est importante et centrale. Dans ce berceau de la vie et de l'amour, l'homme naît et grandit: lorsque naît un enfant, à la société est fait le don d'une nouvelle personne qui « au plus profond d'elle-même (...) est appelée à vivre en communionavec les autres, et à se donner aux autres ».465 Par conséquent, dans la famille, le don réciproque de soi de la part de l'homme et de la femme unis dans le mariage « crée un milieu de vie dans lequel l'enfant peut (...) épanouir ses capacités, devenir conscient de sa dignité et se préparer à affronter son destin unique et irremplaçable ».466

Dans le climat d'affection naturelle qui lie les membres d'une communauté familiale, les personnes sont, dans leur intégralité, reconnues et responsabilisées : « La première structure fondamentale pour une “écologie humaine” est la famille, au sein de laquelle l'homme reçoit des premières notions déterminantes concernant la vérité et le bien, dans laquelle il apprend ce que signifie aimer et être aimé et, par conséquent, ce que veut dire concrètement être une personne ».467 De fait, les obligations de ses membres ne sont pas limitées par les termes d'un contrat, mais dérivent de l'essence même de la famille, fondée sur un pacte conjugal irrévocable et structurée par les rapports qui en découlent à la suite de la génération ou de l'adoption des enfants.

b) L'importance de la famille pour la société


213 La famille, communauté naturelle au sein de laquelle s'expérimente la socialité humaine, contribue d'une manière unique et irremplaçable au bien de la société. En effet, la communauté familiale naît de la communion des personnes: « La “communion” concerne la relation personnelle entre le “je” et le “tu”. La “communauté” dépasse au contraire ce schéma dans la direction d'une “société”, d'un “nous”. La famille, communauté de personnes, est donc la première “société” humaine ».468

Une société à la mesure de la famille est la meilleure garantie contre toute dérive de type individualiste ou collectiviste, car en elle la personne est toujours au centre de l'attention en tant que fin et jamais comme moyen. Il est tout à fait évident que le bien des personnes et le bon fonctionnement de la société sont étroitement liés « à la prospérité de la communauté conjugale et familiale ».469 Sans familles fortes dans la communion et stables dans l'engagement, les peuples s'affaiblissent. C'est dans la famille que sont inculquées dès les premières années de vie les valeurs morales, que se transmettent le patrimoine spirituel de la communauté religieuse et le patrimoine culturel de la nation. C'est en elle que l'on fait l'apprentissage des responsabilités sociales et de la solidarité.470


214 La priorité de la famille par rapport à la société et à l'État doit être affirmée. En effet, la famille, ne serait-ce que dans sa fonction procréatrice, est la condition même de leur existence. Dans les autres fonctions au bénéfice de chacun de ses membres, elle précède, en importance et en valeur, les fonctions que la société et l'État doivent remplir.471 La famille, sujet titulaire de droits inviolables, trouve sa légitimation dans la nature humaine et non pas dans sa reconnaissance par l'État. Elle n'existe donc pas pour la société et l'État, mais ce sont la société et l'État qui existent pour la famille.

Tout modèle de société qui entend servir le bien de l'homme ne peut pas faire abstraction du caractère central et de la responsabilité sociale de la famille. La société et l'État, dans leurs relations avec la famille, ont en revanche l'obligation de s'en tenir au principe de subsidiarité.En vertu de ce principe, les autorités publiques ne doivent pas soustraire à la famille les tâches qu'elle peut bien remplir toute seule ou librement associée à d'autres familles; par ailleurs, ces mêmes autorités ont le devoir de soutenir la famille en lui assurant toutes les aides dont elle a besoin pour assumer l'ensemble de ses responsabilités de façon adéquate.472

II. LE MARIAGE, FONDEMENT DE LA FAMILLE


a) La valeur du mariage


215 Le fondement de la famille réside dans la libre volonté des époux de s'unir en mariage, dans le respect des significations et des valeurs propres à cette institution, qui ne dépend pas de l'homme, mais de Dieu lui-même: « En vue du bien des époux, des enfants et aussi de la société, ce lien sacré échappe à la fantaisie de l'homme. Car Dieu lui-même est l'auteur du mariage qui possède en propre des valeurs et des fins diverses ».473 L'institution du mariage — « communauté profonde de vie et d'amour (...) fondée et dotée de ses lois propres par le Créateur »474 — n'est donc pas une création due à des conventions humaines et à des contraintes législatives, mais doit sa stabilité à l'ordonnancement divin.475 C'est une institution qui naît, notamment pour la société, « de l'acte humain par lequel les époux se donnent et se reçoivent mutuellement » 476 et qui se fonde sur la nature même de l'amour conjugal qui, en tant que don total et exclusif, de personne à personne, comporte un engagement définitif exprimé par le consentement réciproque, irrévocable et public.477 Cet engagement implique que les rapports entre les membres de la famille soient également empreints du sens de la justice et, donc, du respect des droits et des devoirs réciproques.


216 Aucun pouvoir ne peut abolir le droit naturel au mariage ni modifier ses caractères et ses finalités. En effet, le mariage est doté de caractéristiques propres, originelles et permanentes.Malgré les nombreuses mutations qui se sont vérifiées dans les différentes cultures, structures sociales et attitudes spirituelles au cours des siècles, il existe dans toutes les cultures un certain sens de la dignité de l'union matrimoniale, bien qu'il n'apparaisse pas partout avec la même clarté.478 Cette dignité doit être respectée avec ses caractéristiques spécifiques, qui exigent d'être sauvegardées face à toute tentative de bouleversement. La société ne peut pas disposer du lien matrimonial, par lequel les deux époux se promettent fidélité, assistance et accueil des enfants, mais elle est habilitée à en discipliner les effets civils.


217 Le mariage a les traits caractéristiques suivants: la totalité, par laquelle les époux se donnent mutuellement dans toutes les composantes de la personne, physiques et spirituelles; l'unité qui fait d'eux « une seule chair » (Gn 2,24); l'indissolubilité et la fidélité que comporte le don réciproque et définitif; la fécondité à laquelle il s'ouvre naturellement.479 Le savant dessein de Dieu sur le mariage — dessein accessible à la raison humaine, malgré les difficultés dues à la dureté du coeur (cf. Mt Mt 19,8 Mc Mc 10,5) — ne peut pas être évalué exclusivement à la lumière des comportements de fait et des situations concrètes qui s'en écartent. La polygamie est une négation radicale du dessein originel de Dieu, parce qu'« elle est contraire à l'égale dignité personnelle de la femme et de l'homme, lesquels dans le mariage se donnent dans un amour total qui, de ce fait même, est unique et exclusif ».480


218 Le mariage, dans sa vérité « objective », est ordonné à la procréation et à l'éducation des enfants.481 L'union matrimoniale, en effet, fait vivre en plénitude ce don sincère de soi, dont les enfants sont le fruit, et qui sont à leur tour don pour leurs parents, pour la famille entière et pour l'ensemble de la société.482 Cependant, le mariage n'a pas été uniquement institué en vue de la procréation: 483 son caractère indissoluble et sa valeur de communion demeurent aussi lorsque les enfants, bien que vivement désirés, ne viennent pas compléter la vie conjugale. Dans ce cas, les époux « peuvent marquer leur générosité en adoptant des enfants délaissés ou en remplissant des services exigeants à l'égard d'autrui ».484


Compendium Doctrine sociale 191