Compendium Doctrine sociale 244

d) Dignité et droits des enfants


244 La doctrine sociale de l'Église indique constamment l'exigence de respecter la dignité des enfants: « Au sein de la famille, communauté de personnes, une attention très spéciale sera réservée à l'enfant, de façon à développer une profonde estime pour sa dignité personnelle comme aussi un grand respect pour ses droits que l'on doit servir généreusement. Cela vaut pour tous les enfants, mais c'est d'autant plus important que l'enfant est plus jeune, ayant besoin de tout, ou qu'il est malade, souffrant ou handicapé ».554

Les droits des enfants doivent être protégés par des normes juridiques. Avant tout, la reconnaissance publique de la valeur sociale de l'enfance est nécessaire dans tous les pays: « Aucun pays du monde, aucun système politique ne peut songer à son propre avenir autrement qu'à travers l'image de ces nouvelles générations qui, à la suite de leurs parents, assumeront le patrimoine multiforme des valeurs, des devoirs, des aspirations de la nation à laquelle elles appartiennent, en même temps que le patrimoine de toute la famille humaine ».555 Le premier droit de l'enfant est celui de « naître dans une véritable famille »,556 un droit dont le respect a toujours été problématique et qui connaît aujourd'hui de nouvelles formes de violation dues au développement des techniques génétiques.


245 La situation d'une grande partie des enfants dans le monde est loin d'être satisfaisante, car les conditions qui favorisent leur développement intégral font défaut, malgré l'existence d'un instrument juridique international spécifique pour garantir les droits de l'enfant,557 qui engage presque tous les membres de la communauté internationale. Il s'agit de conditions liées au manque de services de santé, d'une alimentation appropriée, de possibilités de recevoir un minimum de formation scolaire et d'un logement. En outre, de très graves problèmes demeurent irrésolus: le trafic et le travail des enfants, le phénomène des « enfants des rues », l'emploi d'enfants dans des conflits armés, le mariage des petites filles, l'utilisation des enfants pour le commerce de matériel pornographique, à travers aussi les instruments de communication sociale les plus modernes et les plus sophistiqués. Il est indispensable de combattre, au niveau national et international, les violations de la dignité des enfants, garçons et filles, causées par l'exploitation sexuelle de la part des personnes qui s'adonnent à la pédophilie et par les violences de tout genre que subissent ces créatures humaines sans défense.558 Il s'agit d'actes délictueux qui doivent être efficacement combattus, grâce à des mesures préventives et pénales adéquates, par une action ferme des différentes autorités.

IV. LA FAMILLE, PROTAGONISTE DE LA VIE SOCIALE


a) Solidarité familiale


246 La subjectivité sociale des familles, individuellement ou associées, s'exprime aussi par des manifestations de solidarité et de partage, non seulement entre les familles elles-mêmes, mais également sous diverses formes de participation à la vie sociale et politique. C'est là la conséquence de la réalité familiale fondée sur l'amour: en naissant de l'amour et en grandissant dans l'amour, la solidarité appartient à la famille comme donnée constitutive et structurelle.

Cette solidarité peut prendre le visage du service et de l'attention à l'égard de ceux qui vivent dans la pauvreté et dans l'indigence, des orphelins, des handicapés, des malades, des personnes âgées, de ceux qui sont en deuil, dans le doute, dans la solitude ou dans l'abandon; une solidarité qui s'ouvre à l'accueil, à la garde ou à l'adoption; qui sait se faire l'interprète de toute situation de malaise auprès des institutions, afin qu'elles interviennent selon leurs finalités spécifiques.


247 Loin d'être seulement objet de l'action politique, les familles peuvent et doivent devenir sujet de cette activité, en oeuvrant pour « faire en sorte que les lois et les institutions de l'État non seulement s'abstiennent de blesser les droits et les devoirs de la famille, mais encore les soutiennent et les protègent positivement. Il faut à cet égard que les familles aient une conscience toujours plus vive d'être les “protagonistes” de ce qu'on appelle “la politique familiale” et qu'elles assument la responsabilité de transformer la société ».559 À cette fin, l'associationnisme familial doit être renforcé: « Les familles ont le droit de créer des associations avec d'autres familles et institutions, afin de remplir le rôle propre de la famille de façon appropriée et efficiente, et pour protéger les droits, promouvoir le bien et représenter les intérêts de la famille. Au plan économique, social, juridique et culturel, le rôle légitime des familles et des associations familiales doit être reconnu dans l'élaboration et le développement des programmes qui ont une répercussion sur la vie familiale ».560

b) Famille, vie économique et travail


248 Le rapport qui existe entre la famille et la vie économique est particulièrement significatif.D'une part, en effet, l'« économie » est née du travail domestique: la maison a longtemps été et continue d'être — dans de nombreux endroits — une unité de production et un centre de vie. D'autre part, le dynamisme de la vie économique se développe grâce à l'initiative des personnes et se réalise, en cercles concentriques, dans des réseaux toujours plus vastes de production et d'échange de biens et de services, qui touchent toujours davantage les familles. La famille doit donc être considérée, à bon droit, comme un acteur essentiel de la vie économique, orientée non pas par la logique du marché, mais par celle du partage et de la solidarité entre les générations.


249 Un rapport tout à fait particulier lie la famille et le travail: « La famille constitue l'un des termes de référence les plus importants, selon lesquels doit se former l'ordre social et éthique du travail humain ».561 Ce rapport s'enracine dans la relation qui existe entre la personne et son droit de posséder le fruit de son travail et concerne le particulier non seulement comme individu, mais aussi comme membre d'une famille, conçue comme « société domestique ».562

Le travail est essentiel dans la mesure où il représente la condition qui rend possible la fondation d'une famille, dont les moyens de subsistance s'acquièrent par le travail. Le travail conditionne aussi le processus de développement des personnes, car une famille frappée par le chômage risque de ne pas réaliser pleinement ses finalités.563

L'apport que la famille peut offrir à la réalité du travail est précieux et, par bien des aspects, irremplaçable. Il s'agit d'une contribution qui s'exprime à la fois en termes économiques et par le biais des grandes ressources de solidarité que possède la famille et qui constituent un important soutien pour ceux qui, en son sein, se trouvent sans travail ou sont à la recherche d'un emploi. Surtout, et plus radicalement, c'est une contribution qui se réalise par l'éducation au sens du travail et en offrant orientations et soutien face aux choix professionnels.


250 Pour protéger ce rapport entre famille et travail, un élément à apprécier et à sauvegarder est le salaire familial, à savoir un salaire suffisant pour entretenir la famille et la faire vivre dignement.564 Ce salaire doit permettre la réalisation d'une épargne favorisant l'acquisition de telle ou telle forme de propriété, comme garantie de la liberté: le droit à la propriété est étroitement lié à l'existence des familles, qui se mettent à l'abri du besoin, grâce aussi à l'épargne et à la constitution d'une propriété familiale.565 Il existe plusieurs façons de rendre concret le salaire familial. Certaines mesures sociales importantes concourent à le déterminer, telles que les allocutions familiales et autres contributions pour les personnes à charge, ainsi que la rémunération du travail au foyer d'un des deux parents.566


251 Dans le rapport entre la famille et le travail, une attention spéciale doit être réservée au travail de la femme dans le cadre de la famille, c'est-à-dire tout le soin qu'elle lui consacre, qui engage aussi les responsabilités de l'homme comme mari et comme père. Ce travail, à commencer par celui de la mère, précisément parce qu'il vise le service de la qualité de la vie et s'y consacre, constitue un type d'activité éminemment personnel et personnalisant, qui doit être socialement reconnu et valorisé,567 notamment par une compensation économique au moins égale à celle d'autres travaux.568 En même temps, il faut éliminer tous les obstacles qui empêchent les époux d'exercer librement leur responsabilité de procréation et, en particulier, ceux qui contraignent la femme à ne pas accomplir pleinement ses fonctions maternelles.569

V. LA SOCIÉTÉ AU SERVICE DE LA FAMILLE



252 Le point de départ pour un rapport correct et constructif entre la famille et la société est la reconnaissance de la subjectivité et de la priorité sociale de la famille. Leur rapport intime impose à « la société de ne jamais manquer à son devoir fondamental de respecter et de promouvoir la famille ».570 La société et, en particulier, les institutions de l'État — dans le respect de la priorité et de l'« antériorité » de la famille — sont appelées à garantir et à favoriser l'identité authentique de la vie familiale et à éviter et combattre tout ce qui l'altère et la blesse. Cela requiert que l'action politique et législative sauvegarde les valeurs de la famille, depuis la promotion de l'intimité et de la vie familiale en commun, jusqu'au respect de la vie naissante et à la liberté effective de choix dans l'éducation des enfants. La société et l'État ne peuvent donc ni absorber, ni substituer, ni réduire la dimension sociale de la famille; ils doivent plutôt l'honorer, la reconnaître, la respecter et l'encourager selon le principe de subsidiarité.571


253 Le service rendu par la société à la famille se concrétise dans la reconnaissance, le respect et la promotion des droits de la famille.572 Tout cela requiert la mise en oeuvre de politiques familiales authentiques et efficaces avec des interventions précises capables de faire face aux besoins qui dérivent des droits de la famille en tant que telle. En ce sens, la condition nécessaire, essentielle et incontournable est la reconnaissance — qui comporte la protection, la mise en valeur et la promotion — de l'identité de la famille, société naturelle fondée sur le mariage. Cette reconnaissance trace une ligne de démarcation nette entre la famille proprement dite et les autres formes de vie en commun, qui ne peuvent mériter — de par leur nature — ni le nom ni le statut de la famille.


254 La reconnaissance, par les institutions civiles et par l'État, de la priorité de la famille sur toute autre communauté et sur la réalité même de l'État, comporte le dépassement des conceptions purement individualistes et l'adoption de la dimension familiale en tant que perspective culturelle et politique, incontournable dans la prise en considération des personnes. Cela ne constitue pas une alternative, mais plutôt un soutien et une protection des droits mêmes appartenant aux personnes individuellement. Cette perspective permet d'élaborer des critères normatifs pour une solution correcte des différents problèmes sociaux, car les personnes ne doivent pas seulement être considérées individuellement, mais aussi en relation avec les cellules familiales dans lesquelles elles sont insérées, en tenant dûment compte de leurs valeurs et exigences spécifiques.

SIXIÈME CHAPITRE


LE TRAVAIL HUMAIN


I. ASPECTS BIBLIQUES


a) Le devoir de cultiver et de conserver la terre


255 L'Ancien Testament présente Dieu comme le Créateur tout-puissant (cf. Gn Gn 2,2 Jb Jb 38,41 Ps Ps 104 Ps Ps 147), qui modèle l'homme à son image, l'invite à travailler la terre (cf. Gn Gn 2,5-6) et à garder le jardin d'Éden où il l'a placé (cf. Gn Gn 2,15). Au premier couple humain, Dieu confie la tâche de soumettre la terre et de dominer sur tout être vivant (cf. Gn Gn 1,28). La domination de l'homme sur les autres êtres vivants ne doit cependant pas être despotique et insensée; au contraire, il doit « cultiver et garder » (cf. Gn Gn 2,15) les biens créés par Dieu: biens que l'homme n'a pas créés, mais reçus comme un don précieux placé par le Créateur sous sa responsabilité. Cultiver la terre signifie ne pas l'abandonner à elle-même; exercer une domination sur elle, cela veut dire en prendre soin, comme un roi sage prend soin de son peuple et un berger de son troupeau.

Dans le dessein du Créateur, les réalités créées, bonnes en elles-mêmes, existent en fonction de l'homme. L'émerveillement face au mystère de la grandeur de l'homme fait s'exclamer le psalmiste: « Qu'est-ce que l'homme pour que tu penses à lui, un fils d'homme pour que tu en prennes souci? Tu l'as créé un peu moindre qu'un dieu, tu l'as couronné de gloire et d'honneurs: tu lui as donné pouvoir sur les oeuvres de tes mains, tu as mis toutes choses à ses pieds » (Ps 8,5-7).


256 Le travail appartient à la condition originelle de l'homme et précède sa chute; il n'est donc ni une punition ni une malédiction. Il devient fatigue et peine à cause du péché d'Adam et Ève, qui brisent leur rapport de confiance et d'harmonie avec Dieu (cf. Gn Gn 3,6-8). L'interdiction de manger « de l'arbre de la connaissance du bien et du mal » (Gn 2,17) rappelle à l'homme qu'il a tout reçu en don et qu'il continue à être une créature et non pas le Créateur. Le péché d'Adam et Ève fut précisément provoqué par cette tentation: « Vous serez comme des dieux » (Gn 3,5). Ils voulurent la domination absolue sur toutes les choses, sans se soumettre à la volonté du Créateur. Depuis lors, le sol se fait avare, ingrat, sournoisement hostile (cf. Gn Gn 4,12); ce n'est qu'à la sueur de son front qu'il sera possible d'en tirer la nourriture (cf. Gn Gn 3,17 Gn Gn 3,19). Cependant, en dépit du péché des premiers parents, le dessein du Créateur, le sens de ses créatures et, parmi elles, de l'homme, appelé à cultiver et à garder la création, demeurent inaltérés.


257 Le travail doit être honoré car il est source de richesse ou, du moins, de dignes conditions de vie et, en général, c'est un instrument efficace contre la pauvreté (cf. Pr Pr 10,4), mais il ne faut pas céder à la tentation de l'idolâtrer, car on ne peut pas trouver en lui le sens ultime et définitif de la vie. Le travail est essentiel, mais c'est Dieu, et non le travail, qui est la source de la vie et la fin de l'homme. Le principe fondamental de la Sagesse est en effet la crainte du Seigneur; l'exigence de la justice, qui en découle, précède celle du gain: « Mieux vaut peu avec la crainte du Seigneur qu'un riche trésor avec l'inquiétude » (Pr 15,16); « Mieux vaut peu avec la justice que d'abondants revenus sans le bon droit » (Pr 16,8).


258 Le sommet de l'enseignement biblique sur le travail est le commandement du repos sabbatique. Le repos ouvre à l'homme, lié à la nécessité du travail, la perspective d'une liberté plus pleine, celle du Sabbat éternel (cf. He He 4,9-10). Le repos permet aux hommes d'évoquer et de revivre les oeuvres de Dieu, de la Création à la Rédemption, de se reconnaître eux- mêmes comme son oeuvre (cf. Ep Ep 2,10) et de rendre grâce pour leur vie et leur subsistance, à lui qui en est l'Auteur.

La mémoire et l'expérience du sabbat constituent un rempart contre l'asservissement au travail, volontaire ou imposé, et contre toute forme d'exploitation, larvée ou évidente. De fait, le repos sabbatique a été institué non seulement pour permettre la participation au culte de Dieu mais aussi pour défendre le pauvre; il a aussi une fonction libératrice des dégénérescences anti-sociales du travail humain. Ce repos, qui peut aussi durer un an, comporte en effet une expropriation des fruits de la terre en faveur des pauvres et, pour les possesseurs de la terre, la suspension des droits de propriété: « Pendant six ans tu ensemenceras la terre et tu en engrangeras le produit. Mais la septième année, tu la laisseras en jachère et tu en abandonneras le produit; les pauvres de ton peuple le mangeront et les bêtes des champs mangeront ce qu'ils auront laissé. Tu feras de même pour ta vigne et pour ton olivier » (Ex 23,10-11). Cette coutume répond à une intuition profonde: l'accumulation des biens par certains peut conduire à une soustraction des biens à d'autres.

b) Jésus, homme du travail


259 Dans sa prédication, Jésus enseigne à apprécier le travail. Lui-même, « devenu en tout semblable à nous, a consacré la plus grande partie de sa vie sur terre au travail manuel, à son établi de charpentier »,573 dans l'atelier de Joseph (cf. Mt Mt 13,55 Mc Mc 6,3), à qui il était soumis (cf. Lc Lc 2,51). Jésus condamne le comportement du serviteur paresseux, qui enfouit sous terre le talent (cf. Mt Mt 25,14-30) et loue le serviteur fidèle et prudent que le maître trouve en train d'accomplir les tâches qu'il lui a confiées (cf. Mt Mt 24,46). Il décrit sa propre mission comme une oeuvre: « Mon Père est à l'oeuvre jusqu'à présent et j'oeuvre moi aussi » (Jn 5,17); et ses disciples comme des ouvriers dans la moisson du Seigneur, qui est l'humanité à évangéliser (cf. Mt 9,37-38). Pour ces ouvriers vaut le principe général selon lequel « l'ouvrier mérite son salaire » (Lc 10,7); ils sont autorisés à demeurer dans les maisons où ils sont accueillis, à manger et à boire ce qui leur est offert (cf. ibid.).


260 Dans sa prédication, Jésus enseigne aux hommes à ne pas se laisser asservir par le travail. Ils doivent se soucier avant tout de leur âme; gagner le monde entier n'est pas le but de leur vie (cf. Mc Mc 8,36). De fait, les trésors de la terre se consument, tandis que les trésors du ciel sont impérissables: c'est à ceux-ci qu'il faut lier son coeur (cf. Mt Mt 6,19-21). Le travail ne doit pas angoisser (cf. Mt Mt 6,25 Mt Mt 6,31 Mt Mt 6,34): préoccupé et agité par bien des choses, l'homme risque de négliger le Royaume de Dieu et sa justice (cf. Mt Mt 6,33), dont il a vraiment besoin; tout le reste, y compris le travail, ne trouve sa place, son sens et sa valeur que s'il est orienté vers l'unique chose nécessaire, qui ne sera jamais enlevée (cf. Lc Lc 10,40-42).


261 Durant son ministère terrestre, Jésus travaille inlassablement, accomplissant des oeuvres puissantes pour libérer l'homme de la maladie, de la souffrance et de la mort. Le sabbat, que l'Ancien Testament avait proposé comme jour de libération et qui, observé simplement pour la forme, était vidé de sa signification authentique, est réaffirmé par Jésus dans sa valeur originelle: « Le sabbat a été fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat! » (Mc 2,27). Par les guérisons, accomplies en ce jour de repos (cf. Mt Mt 12,9-14 Mc Mc 3,1-6 Lc Lc 6,6-11 Lc 13,10-17 Lc 14,1-6), il veut démontrer que le sabbat est à lui, car il est vraiment le Fils de Dieu et que c'est le jour où l'on doit se consacrer à Dieu et aux autres. Libérer du mal, pratiquer la fraternité et le partage, c'est conférer au travail sa signification la plus noble, celle qui permet à l'humanité de s'acheminer vers le Sabbat éternel, dans lequel le repos devient la fête à laquelle l'homme aspire intérieurement. Précisément dans la mesure où il oriente l'humanité à faire l'expérience du sabbat de Dieu et de sa vie conviviale, le travail inaugure sur la terre la nouvelle création.


262 L'activité humaine d'enrichissement et de transformation de l'univers peut et doit faire apparaître les perfections qui y sont cachées et qui, dans le Verbe incréé, trouvent leur principe et leur modèle. De fait, les écrits de Paul et de Jean mettent en lumière la dimension trinitaire de la création et, en particulier, le lien qui existe entre le Fils-Verbe, le « Logos », et la création (cf. Jn Jn 1,3 1Co 8,6 Col Col 1,15-17). Créé en lui et par lui, racheté par lui, l'univers n'est pas un amas occasionnel, mais un « cosmos »,574 dont l'homme doit découvrir l'ordre, le favoriser et le porter à son achèvement: « En Jésus-Christ, le monde visible, créé par Dieu pour l'homme — ce monde qui, lorsque le péché y est entré, a été soumis à la caducité (Rm 8,20 cf.ibid. Rm 8,19-22) —, retrouve de nouveau son lien originaire avec la source divine de la sagesse et de l'amour ».575 De la sorte, c'est-à- dire en mettant en lumière, en une progression croissante « les insondables richesses du Christ » (Ep 3,8), dans la création, le travail humain se transforme en un service rendu à la grandeur de Dieu.


263 Le travail représente une dimension fondamentale de l'existence humaine comme participation à l'oeuvre non seulement de la création, mais aussi de la rédemption. Celui qui supporte la fatigue pénible du travail en union avec Jésus, coopère en un certain sens avec le Fils de Dieu à son oeuvre rédemptrice et témoigne qu'il est disciple du Christ en portant la Croix, chaque jour, dans l'activité qu'il est appelé à accomplir. Dans cette perspective, le travail peut être considéré comme un moyen de sanctification et une animation des réalités terrestres dans l'Esprit du Christ.576 Ainsi conçu, le travail est une expression de la pleine humanité de l'homme, dans sa condition historique et dans son orientation eschatologique: son action libre et responsable en dévoile la relation intime avec le Créateur et le potentiel créatif, tandis que chaque jour il combat contre la défiguration du péché, notamment en gagnant son pain à la sueur de son front.

c) Le devoir de travailler


264 La conscience du caractère transitoire de la « scène de ce monde » (cf. 1Co 7,31) ne dispense d'aucun engagement historique, et encore moins du travail (cf. 2Th 3,7-15), qui fait partie intégrante de la condition humaine, bien que n'étant pas l'unique raison de vivre.Aucun chrétien, du fait qu'il appartient à une communauté solidaire et fraternelle, ne doit se sentir en droit de ne pas travailler et de vivre aux dépens des autres (cf. 2Th 3,6-12); tous sont plutôt exhortés par l'Apôtre Paul à se faire « un point d'honneur » à travailler de leurs propres mainsafin de « n'avoir besoin de personne » (1Th 4,11-12) et à pratiquer une solidarité, aussi au plan matériel, en partageant les fruits du travail avec « les nécessiteux » (Ep 4,28). Saint Jacques défend les droits violés des travailleurs: « Voyez: le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées » (Jc 5,4). Les croyants doivent vivre le travail selon le style du Christ et en faire une occasion de témoignage chrétien « au regard de ceux du dehors » (1Th 4,12).


265 Les Pères de l'Église ne considèrent jamais le travail comme « opus servile » — comme le considérait en revanche la culture de leur époque — mais toujours comme « opus humanum » et ils tendent à en honorer toutes les expressions. Grâce au travail, l'homme gouverne le monde avec Dieu; avec lui il en est seigneur, et il accomplit de bonnes choses pour lui-même et pour les autres. L'oisiveté nuit à l'être de l'homme, tandis que l'activité bénéficie à son corps et à son esprit.577 Le chrétien est appelé à travailler non seulement pour se procurer du pain, mais aussi par sollicitude envers le prochain plus pauvre, auquel le Seigneur commande de donner à manger, à boire, des vêtements, un accueil, des soins et une compagnie (cf. Mt Mt 25,35-26).578Chaque travailleur, affirme saint Ambroise, est la main du Christ qui continue à créer et à faire du bien.579


266 Par son travail et son labeur, l'homme, qui participe à l'art et à la sagesse divine, rend plus belle la création, le cosmos déjà ordonné par le Père; 580 il suscite les énergies sociales et communautaires qui alimentent le bien commun,581 au profit surtout des plus nécessiteux. Le travail humain, finalisé à la charité, devient une occasion de contemplation, se transforme en prière dévote, en ascèse vigilante et en espérance anxieuse du jour sans déclin: « Dans cette vision supérieure, le travail, tout ensemble punition et récompense de l'activité humaine, comporte un autre rapport, essentiellement religieux celui-ci, qu'exprime avec bonheur la formule bénédictine: “ora et labora!”. Travaille et prie! Le fait religieux confère au travail humain une spiritualité animatrice et rédemptrice. Cette parenté entre le travail et la religion reflète l'alliance mystérieuse mais réelle, qui intercède entre l'agir humain et l'action providentielle de Dieu ».582

II. LA VALEUR PROPHÉTIQUE DE « RERUM NOVARUM »



267 Le cours de l'histoire est marqué par les transformations profondes et les conquêtes exaltantes du travail, mais aussi par l'exploitation de nombreux travailleurs et par les atteintes à leur dignité. La révolution industrielle a lancé un grand défi à l'Église, auquel le Magistère social a répondu avec la force de la prophétie, en affirmant des principes de valeur universelle et d'actualité permanente, pour soutenir le travailleur et ses droits.

Pendant des siècles, la destinataire du message de l'Église avait été une société de type agricole, caractérisée par des rythmes réguliers et cycliques; désormais l'Évangile devait être annoncé et vécu dans un nouvel aréopage, dans le tumulte des événements sociaux d'une société plus dynamique, en tenant compte de la complexité des nouveaux phénomènes et des transformations impensables rendues possibles par la technique. Au centre de la sollicitude pastorale de l'Église se posait de façon toujours plus urgente la question ouvrière, à savoir le problème de l'exploitation des travailleurs dérivant de la nouvelle organisation industrielle du travail, d'orientation capitaliste, et le problème, non moins grave, de l'exploitation idéologique — socialiste et communiste — des justes revendications du monde du travail. C'est dans cet horizon historique que se situent
les réflexions et les mises en garde de l'encyclique « Rerum novarum » de Léon XIII.


268 « Rerum novarum » est avant tout une défense chaleureuse de l'inaliénable dignité des travailleurs, à laquelle elle relie l'importance du droit de propriété, du principe de collaboration entre les classes, des droits des faibles et des pauvres, des obligations des travailleurs et des employeurs, et du droit d'association.

Les orientations idéales exprimées dans l'encyclique renforcent l'engagement pour une animation chrétienne de la vie sociale, qui s'est manifesté dans la naissance et la consolidation de nombreuses initiatives de haut niveau civil: unions et centres d'études sociales, associations, sociétés ouvrières, syndicats, coopératives, banques rurales, assurances, oeuvres d'assistance. Tout ceci donna une remarquable impulsion à la législation du travail pour la protection des ouvriers, surtout des enfants et des femmes, ainsi qu'à l'instruction et à l'amélioration des salaires et de l'hygiène.


269 À partir de « Rerum novarum », l'Église n'a jamais cessé de considérer les problèmes du travail au sein d'une question sociale qui a pris progressivement des dimensions mondiales.583 L'encyclique « Laborem exercens » enrichit la vision personnaliste du travail caractéristique des précédents documents sociaux, indiquant la nécessité d'un approfondissement des significations et des devoirs que comporte le travail, en considération du fait que « de nouvelles interrogations, de nouveaux problèmes se posent sans cesse, et ils font naître toujours de nouvelles espérances, mais aussi des craintes et des menaces liées à cette dimension fondamentale de l'existence humaine, par laquelle la vie de l'homme est construite chaque jour, où elle puise sa propre dignité spécifique, mais dans laquelle est en même temps contenue la constante mesure de la peine humaine, de la souffrance et aussi du préjudice et de l'injustice qui pénètrent profondément la vie sociale de chacune des nations et des nations entre elles ».584 De fait, le travail, « clé essentielle » 585 de toute la question sociale, conditionne le développement non seulement économique, mais aussi culturel et moral, des personnes, de la famille, de la société et du genre humain tout entier.

III. LA DIGNITÉ DU TRAVAIL


a) La dimension subjective et objective du travail


270 Le travail humain revêt une double dimension: objective et subjective. Dans un sens objectif, c'est l'ensemble d'activités, de ressources, d'instruments et de techniques dont l'homme se sert pour produire, pour dominer la terre, selon les paroles du Livre de la Genèse. Le travail au sens subjectif est l'agir de l'homme en tant qu'être dynamique, capable d'accomplir différentes actions qui appartiennent au processus du travail et qui correspondent à sa vocation personnelle: « L'homme doit soumettre la terre, il doit la dominer, parce que comme “image de Dieu” il est une personne, c'est-à-dire un sujet, un sujet capable d'agir d'une manière programmée et rationnelle, capable de décider de lui-même et tendant à se réaliser lui- même. C'est en tant que personne que l'homme est sujet du travail ».586

Le travail au sens objectif constitue l'aspect contingent de l'activité de l'homme, qui varie sans cesse dans ses modalités avec l'évolution des conditions techniques, culturelles, sociales et politiques. Dans le sens subjectif, il se présente, au contraire, comme sa dimension stable, car il ne dépend pas de ce que l'homme réalise concrètement ni du genre d'activité qu'il exerce, mais seulement et exclusivement de sa dignité d'être personnel. La distinction est décisive, aussi bien pour comprendre quel est le fondement ultime de la valeur et de la dignité du travail, qu'en fonction du problème d'organisation des systèmes économiques et sociaux respectueuse des droits de l'homme.


271 La subjectivité confère au travail sa dignité particulière, qui empêche de le considérer comme une simple marchandise ou comme un élément impersonnel de l'organisation productive. Indépendamment de sa valeur objective plus ou moins grande, le travail est une expression essentielle de la personne, il est « actus personae ». Toute forme de matérialisme et d'économisme qui tenterait de réduire le travailleur à un simple instrument de production, à une simple force-travail, à une valeur exclusivement matérielle, finirait par dénaturer irrémédiablement l'essence du travail, en le privant de sa finalité la plus noble et la plus profondément humaine. La personne est la mesure de la dignité du travail: « Il n'y a en effet aucun doute que le travail humain a une valeur éthique qui, sans moyen terme, reste directement liée au fait que celui qui l'exécute est une personne ».587

La dimension subjective du travail doit avoir la prééminence sur la dimension objective, car elle est celle de l'homme même qui accomplit le travail, en en déterminant la qualité et la valeur la plus haute. Si cette conscience vient à manquer ou si l'on ne veut pas reconnaître cette vérité, le travail perd sa signification la plus vraie et la plus profonde: dans ce cas, hélas fréquent et diffus, le travail et même les techniques utilisées deviennent plus importants que l'homme lui-même et, d'alliés, se transforment en ennemis de sa dignité.


272 Non seulement le travail humain procède de la personne, mais il lui est aussi essentiellement ordonné et finalisé. Indépendamment de son contenu objectif, le travail doit être orienté vers le sujet qui l'accomplit, car le but du travail, de n'importe quel travail, demeure toujours l'homme. Même si on ne peut pas ignorer l'importance de la dimension objective du travail sous l'angle de sa qualité, cette dimension doit être subordonnée à la réalisation de l'homme, et donc à la dimension subjective, grâce à laquelle il est possible d'affirmer que le travail est pour l'homme et non l'homme pour le travail et que « le but du travail, de tout travail exécuté par l'homme — fût-ce le plus humble service, le travail le plus monotone selon l'échelle commune d'évaluation, voire le plus marginalisant — reste toujours l'homme lui-même ».588


273 Le travail humain possède aussi une dimension sociale intrinsèque. Le travail d'un homme, en effet, « s'imbrique naturellement dans celui d'autres hommes. Plus que jamais aujourd'hui, travailler, c'est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c'est faire quelque chose pour quelqu'un ».589 Les fruits du travail aussi offrent l'occasion d'échanges, de relations et de rencontres. Par conséquent, le travail ne peut pas être évalué de façon juste si l'on ne tient pas compte de sa nature sociale: « À moins, en effet, que la société ne soit constituée en un corps bien organisé, que l'ordre social et juridique ne protège l'exercice du travail, que les différentes professions, si étroitement solidaires, ne s'accordent et ne se complètent mutuellement, à moins surtout que l'intelligence, le capital et le travail ne s'unissent et ne se fondent en quelque sorte en un principe unique d'action, l'activité humaine est vouée à la stérilité. Il devient dès lors impossible d'estimer ce travail à sa juste valeur et de lui attribuer une exacte rémunération, si l'on néglige de prendre en considération son aspect à la fois individuel et social ».590


274 Le travail est également « une obligation, c'est-à-dire un devoir de l'homme ».591L'homme doit travailler aussi bien parce que le Créateur le lui a ordonné que pour répondre aux exigences d'entretien et de développement de son humanité même. Le travail se présente comme une obligation morale par rapport au prochain, qui est en premier lieu la propre famille, mais aussi la société à laquelle on appartient, la nation dont on est fils ou fille, la famille humaine tout entière, dont on est membre: nous sommes les héritiers du travail de générations et, en même temps, artisans de l'avenir de tous les hommes qui vivront après nous.


275 Le travail confirme la profonde identité de l'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu: « En devenant toujours plus maître de la terre grâce à son travail et en affermissant, par le travail également, sa domination sur le monde visible, l'homme reste, dans chaque cas et à chaque phase de ce processus, dans la ligne du plan originel du Créateur; et ce plan est nécessairement et indissolublement lié au fait que l'être humain a été créé, en qualité d'homme et de femme, “à l'image de Dieu” ».592 Cela qualifie l'activité de l'homme dans l'univers: il n'en est pas le maître, mais le dépositaire, appelé à refléter dans son oeuvre l'empreinte de Celui dont il est l'image.


Compendium Doctrine sociale 244