Compendium Doctrine sociale 304

c) Le droit de grève


304 La doctrine sociale reconnaît la légitimité de la grève « quand elle se présente comme un recours inévitable, sinon nécessaire, en vue d'un bénéfice proportionné »,663 après que toutes les autres modalités de dépassement du conflit se soient révélées inefficaces.664 La grève, une des conquêtes les plus difficiles de l'associationnisme syndical, peut être qualifiée de refus collectif et concerté, de la part des travailleurs, d'accomplir leurs prestations, afin d'obtenir, grâce à la pression ainsi exercée sur les employeurs, sur l'État et sur l'opinion publique, de meilleures conditions de travail et de leur situation sociale. La grève, pour autant qu'elle apparaisse « comme une sorte d'ultimatum »,665 doit toujours être une méthode pacifique de revendication et de lutte pour ses droits; elle devient « moralement inacceptable lorsqu'elle s'accompagne de violences ou encore si on lui assigne des objectifs non directement liés aux conditions de travail ou contraires au bien commun ».666

VI. SOLIDARITÉ ENTRE LES TRAVAILLEURS


a) L'importance des syndicats


305 Le Magistère reconnaît le rôle fondamental joué par les syndicats de travailleurs, qui trouvent leur raison d'être dans le droit de ces derniers à former des associations ou des unions pour défendre leurs intérêts vitaux dans les différentes professions. Les syndicats « ont grandi à partir de la lutte des travailleurs, du monde du travail et surtout des travailleurs de l'industrie, pour la sauvegarde de leurs justes droits vis-à-vis des entrepreneurs et des propriétaires des moyens de production ».667 En poursuivant leur fin spécifique au service du bien commun, les organisations syndicales contribuent à la construction de l'ordre social et de la solidarité et représentent donc un élément indispensable de la vie sociale. La reconnaissance des droits du travail constitue depuis toujours un problème difficile à résoudre, car elle se situe à l'intérieur de processus historiques et institutionnels complexes et on peut dire qu'aujourd'hui encore, elle est incomplète. Cela rend plus que jamais actuel et nécessaire l'exercice d'une solidarité authentique entre les travailleurs.


306 La doctrine sociale enseigne que les rapports au sein du monde du travail doivent être caractérisés par la collaboration: la haine et la lutte visant à éliminer l'autre constituent des méthodes tout à fait inacceptables, notamment parce que, dans tout système social, autant letravail que le capital sont indispensables au processus de production. À la lumière de cette conception, la doctrine sociale « ne pense pas que les syndicats soient seulement le reflet d'une structure “de classe” de la société; elle ne pense pas qu'ils soient les porte-parole d'une lutte de classe qui gouvernerait inévitablement la vie sociale ».668 Les syndicats sont à proprement parler les promoteurs de la lutte pour la justice sociale, pour les droits des travailleurs, dans leurs professions spécifiques: « Cette “lutte” doit être comprise comme un engagement normal “en vue” du juste bien (...); mais elle n'est pas une “lutte contre” les autres ».669 Étant avant tout un instrument de solidarité et de justice, le syndicat ne peut abuser des instruments de lutte; en raison de sa vocation, il doit vaincre les tentations du corporatisme; savoir s'auto-réglementer et peser les conséquences de ses choix par rapport à l'horizon du bien commun.670


307 C'est au syndicat, en plus de ses fonctions défensives et revendicatives, que reviennent à la fois une représentation tendant à « la bonne organisation de la vie économique » 671 et à l'éducation de la conscience sociale des travailleurs, afin qu'ils se sentent partie active, selon les capacités et les aptitudes de chacun, dans toute l'oeuvre du développement économique et social et de la construction du bien commun universel. Le syndicat et les autres formes d'associationnisme des travailleurs doivent assumer une fonction de collaboration avec les autres sujets sociaux et s'intéresser à la gestion de la chose publique. Les organisations syndicales ont le devoir d'influencer le pouvoir politique, afin de le sensibiliser dûment aux problèmes du travail et de l'inciter à favoriser la mise en oeuvre des droits des travailleurs. Toutefois, les syndicats n'ont pas le caractère de « partis politiques » qui luttent pour le pouvoir et ne doivent pas non plus être soumis aux décisions des partis politiques ou entretenir avec eux des liens trop étroits: « Si telle est leur situation, ils perdent facilement le contact avec ce qui est leur rôle spécifique, celui de défendre les justes droits des travailleurs dans le cadre du bien commun de toute la société, et ils deviennent, au contraire, un instrument pour d'autres buts ».672

b) Nouvelles formes de solidarité


308 Le contexte socio-économique contemporain, caractérisé par des processus de mondialisation économique et financière toujours plus rapides, pousse les syndicats à se rénover. Aujourd'hui les syndicats sont appelés à agir sous de nouvelles formes,673 en amplifiant leur rayon d'action de solidarité de façon à ce que soient protégés, non seulement les catégories traditionnelles de travailleurs, mais aussi les travailleurs aux contrats atypiques ou à durée déterminée; les travailleurs dont l'emploi est mis en danger par les fusions d'entreprises qui surviennent toujours plus fréquemment, notamment au niveau international; ceux qui n'ont pas d'emploi, les immigrés, les travailleurs saisonniers, ceux qui, par manque de recyclage professionnel, ont été expulsés du marché du travail et ne peuvent plus y rentrer sans des cours appropriés de requalification.

Face aux changements intervenus dans le monde du travail, la solidarité pourra être retrouvée et peut-être même avoir de meilleurs fondements que par le passé si l'on oeuvre pour une redécouverte de la valeur subjective du travail: « Aussi faut-il continuer à s'interroger sur le sujet du travail et sur les conditions dans lesquelles il vit ». Voilà pourquoi « il faut toujours qu'il y ait de nouveaux mouvements de solidarité des travailleurs et de solidarité avec les travailleurs ».674


309 En poursuivant « de nouvelles formes de solidarité »,675 les associations de travailleurs doivent s'orienter vers l'assomption de plus grandes responsabilités, non seulement dans le cadre des mécanismes traditionnels de la redistribution, mais aussi à l'égard de la production de la richesse et de la création de conditions sociales, politiques et culturelles qui permettent à tous ceux qui peuvent et désirent travailler d'exercer leur droit au travail, dans le plein respect de leur dignité de travailleurs. Le dépassement graduel du modèle d'organisation basé sur le travail salarié dans la grande entreprise rend opportune en outre la mise à jour des normes et des systèmes de sécurité sociale qui ont servi à protéger les travailleurs jusqu'à présent, tout en préservant leurs droits fondamentaux.

VII. LES « RES NOVAE » DU MONDE DU TRAVAIL


a) Une phase de transition historique


310 Une des impulsions les plus significatives apportées à l'actuel changement de l'organisation du travail provient du phénomène de la mondialisation, qui permet d'expérimenter de nouvelles formes de production, avec le transfert des installations dans des aires géographiques différentes de celles où sont prises les décisions stratégiques et éloignées du marché de la consommation. Deux facteurs donnent une impulsion à ce phénomène: la vitesse de communication extraordinaire, sans limites d'espace ni de temps, et la relative facilité de transporter des marchandises et des personnes d'une partie à l'autre de la planète. Ceci comporte une conséquence fondamentale sur les processus de production: la propriété est toujours plus éloignée, souvent indifférente aux effets sociaux des choix effectués. Par ailleurs, s'il est vrai que la mondialisation, a priori, n'est ni bonne ni mauvaise en soi, mais qu'elle dépend de l'usage que l'homme en fait,676 on doit affirmer qu'une mondialisation des tutelles, des droits minimums essentiels et de l'équité est nécessaire.


311 Une des caractéristiques les plus importantes de la nouvelle organisation du travail est la fragmentation physique du cycle de production, encouragée pour obtenir une meilleure efficacité et de meilleurs profits. Dans cette perspective, les coordonnées traditionnelles espace-temps, à l'intérieur desquelles se situait le cycle de production, subissent une transformation sans précédent, qui détermine un changement dans la structure même du travail. Tout ceci a des conséquences importantes dans la vie des individus et des communautés, soumis à des changements radicaux à la fois sur le plan des conditions matérielles, sur le plan culturel et sur le plan des valeurs. Ce phénomène touche des millions de personnes, aux niveaux global et local, indépendamment de la profession qu'elles exercent, de leur condition sociale et de leur préparation culturelle. La réorganisation du temps, sa régularisation et les changements actuels dans l'usage de l'espace — comparables, par leur importance, à la première révolution industrielle, dans la mesure où ils touchent tous les secteurs de production, sur tous les continents, quel que soit leur niveau de développement — doivent donc être considérés comme un défi décisif, notamment au niveau éthique et culturel, dans le domaine de la définition d'un système renouvelé de protection du travail.


312 La mondialisation de l'économie, avec la libéralisation des marchés, l'accentuation de la concurrence et l'augmentation d'entreprises spécialisées dans la fourniture de produits et de services, requiert une plus grande flexibilité sur le marché du travail et dans l'organisation et la gestion des processus de production. Dans l'évaluation de cette matière délicate, il semble opportun d'accorder une plus grande attention — au plan moral, culturel et de la programmation — à l'orientation de l'action sociale et politique sur les thèmes liés à l'identité et aux contenus du nouveau travail, sur un marché et dans une économie eux-mêmes nouveaux. De fait, les mutations du marché du travail sont souvent un effet du changement du travail lui-même et non pas sa cause.


313 Le travail, surtout à l'intérieur des systèmes économiques des pays les plus développés, traverse une phase qui marque le passage d'une économie de type industriel à une économie essentiellement centrée sur les services et sur l'innovation technologique. Il arrive que les services et les activités caractérisées par un fort contenu informatif croissent plus rapidement que les secteurs traditionnels, primaire et secondaire, avec des conséquences de vaste portée dans l'organisation de la production et des échanges, dans le contenu et dans la forme des prestations de travail et dans les systèmes de protection sociale.

Grâce aux innovations technologiques, le monde du travail s'enrichit de professions nouvelles, tandis que d'autres disparaissent. Dans l'actuelle phase de transition, en effet, on assiste à un passage continuel de travailleurs du secteur de l'industrie à celui des services. Tandis que le modèle économique et social lié à la grande entreprise et au travail d'une classe ouvrière homogène perd du terrain, on constate une amélioration des perspectives d'emploi dans le tertiaire et, en particulier, une augmentation des activités dans le secteur des services rendus aux personnes et des prestations à temps partiel, intérimaires et « atypiques », à savoir des formes de travail qui n'entrent pas dans le cadre du travail salarié ni du travail autonome.


314 La transition actuelle marque le passage du travail salarié à durée indéterminée, conçu comme une place fixe, à un parcours de travail caractérisé par une pluralité d'activités; d'un monde du travail compact, défini et reconnu, à un univers de travaux, diversifié, fluide, riche de promesses, mais aussi chargé d'interrogations préoccupantes, spécialement face à l'incertitude croissante quant aux perspectives d'emplois, aux phénomènes persistants de chômage structurel, à l'inadaptation des systèmes actuels de sécurité sociale. Les exigences de la concurrence, de l'innovation technologique et de la complexité des flux financiers doivent être harmonisées avec la défense du travailleur et de ses droits.

L'insécurité et la précarité ne concernent pas seulement la condition de travail des personnes vivant dans les pays les plus développés, mais aussi et surtout les réalités économiquement moins avancées de la planète, les pays en voie de développement et les pays aux économies en transition. Ces derniers, en plus des problèmes liés au changement des modèles économiques et productifs, doivent affronter quotidiennement les difficiles exigences dérivant de la mondialisation actuelle. La situation apparaît particulièrement dramatique pour le monde du travail, touché par des changements culturels et structurels vastes et radicaux, dans des contextes souvent privés de supports législatifs, formatifs et d'assistance sociale.


315 La décentralisation de la production, qui assigne aux petites entreprises de multiples tâches, précédemment concentrées dans les grandes unités de production, renforce les petites et moyennes entreprises et leur imprime un nouvel élan. À côté de l'artisanat traditionnel, on voit ainsi émerger de nouvelles entreprises caractérisées par de petites unités de production dans les secteurs modernes ou dans des activités décentralisées par rapport aux grandes entreprises. De nombreuses activités qui, hier, exigeaient un travail salarié sont réalisées aujourd'hui sous de nouvelles formes qui favorisent le travail indépendant et se caractérisent par un élément plus important de risque et de responsabilité.

Le travail dans les petites et moyennes entreprises, le travail artisanal et le travail indépendant peuvent constituer une occasion de rendre la vie de travail plus humaine, à la fois grâce à la possibilité d'établir des relations interpersonnelles positives dans des communautés de petites dimensions et aux opportunités offertes par un plus grand esprit d'initiative et d'entreprise; mais nombreux sont les cas, dans ces secteurs, de traitements injustes, de travail mal payé et surtout précaire.


316 Dans les pays en voie de développement, en outre, durant ces dernières années, on a vu se répandre le phénomène de l'expansion d'activités économiques « informelles » ou « souterraines » qui représente un signal de croissance économique prometteuse, mais qui soulève aussi des problèmes éthiques et juridiques. L'augmentation significative des emplois provoquée par ces activités est due, en effet, à l'absence de spécialisation d'une grande partie des travailleurs locaux et au développement désordonné des secteurs économiques formels. Un nombre élevé de personnes est ainsi contraint de travailler dans des conditions très difficiles et dans un contexte privé de règles protégeant la dignité du travailleur. Les niveaux de productivité, de revenu et de vie sont extrêmement bas et se révèlent souvent insuffisants à satisfaire le niveau de subsistance des travailleurs et de leurs familles.

b) Doctrine sociale et « res novae »


317 Face aux imposantes « res novae » du monde du travail, la doctrine sociale de l'Église recommande, avant tout, d'éviter l'erreur d'estimer que les changements actuels surviennent de façon déterministe. Le facteur décisif et « l'arbitre » de cette phase complexe de changement sont encore une fois l'homme, qui doit rester le véritable acteur de son travail. Il peut et doit prendre en charge de façon créative et responsable les innovations et les réorganisations actuelles, afin que celles-ci profitent à la croissance de la personne, de la famille, des sociétés et de la famille humaine tout entière.677 De manière éclairante pour tous, la doctrine sociale de l'Église enseigne à accorder la juste priorité à la dimension subjective du travail, car le travail humain « procède immédiatement des personnes créées à l'image de Dieu, et appelées à prolonger, les unes avec et pour les autres, l'oeuvre de la création en dominant la terre ».678


318 Les interprétations de type mécaniste et économiste de l'activité productive, bien que prédominantes et en tout cas influentes, sont dépassées par l'analyse scientifique même des problèmes liés au travail. Ces conceptions se révèlent aujourd'hui plus qu'hier tout à fait inadéquates pour interpréter les faits, qui démontrent chaque jour davantage la valeur du travail en tant qu'activité libre et créative de l'homme. Les situations concrètes doivent aussi inciter à dépasser sans hésitation des horizons théoriques et des critères opérationnels restreints et insuffisants par rapport aux dynamiques mises en oeuvre, intrinsèquement incapables de définir la vaste gamme des besoins concrets et pressants des hommes, qui s'étend bien au-delà des catégories purement économiques. L'Église le sait bien et elle enseigne depuis toujours que l'homme, contrairement à tout autre être vivant, a des besoins qui ne sont certainement pas limités uniquement à l'« avoir »,679 car sa nature et sa vocation entretiennent une relation inséparable avec le Transcendant. La personne humaine affronte l'aventure de la transformation des choses par son travail pour satisfaire des nécessités et des besoins avant tout matériels, mais elle le fait en suivant une impulsion qui la pousse toujours au-delà des résultats obtenus, à la recherche de ce qui peut correspondre plus profondément à ses exigences intérieures irrépressibles.


319 Les formes historiques à travers lesquelles s'exprime le travail humain varient mais ses exigences permanentes, qui se résument dans le respect des droits inaliénables des travailleurs, ne doivent pas changer. Face au risque de voir ces droits niés, de nouvelles formes de solidarité doivent être imaginées et construites, en tenant compte de l'interdépendance qui lie entre eux les travailleurs. Plus les changements sont profonds, plus l'effort de l'intelligence et de la volonté doit être ferme pour protéger la dignité du travail, en renforçant, aux différents niveaux, les institutions intéressées. Cette perspective permet d'orienter au mieux les transformations actuelles dans la direction, si nécessaire, de la complémentarité entre la dimension économique locale et globale, entre économie « ancienne » et « nouvelle », entre l'innovation technologique et l'exigence de sauvegarder le travail humain, et entre la croissance économique et la compatibilité environnementale du développement.


320 À la solution des problématiques vastes et complexes du travail, qui en certaines régions revêtent des dimensions dramatiques, les scientifiques et les hommes de culture sont appelés à offrir leur contribution spécifique, si importante pour le choix de justes solutions. C'est une responsabilité qui leur demande de mettre en évidence les occasions et les risques qui se profilent dans les changements et, surtout, de suggérer des lignes d'action pour guider le changement dans le sens le plus favorable au développement de toute la famille humaine. Il leur revient le grave devoir de lire et d'interpréter les phénomènes sociaux avec intelligence et amour de la vérité, sans préoccupations dictées par des intérêts de groupe ou personnels. De fait, leur contribution, précisément parce qu'elle est de nature théorique, devient une référence essentielle pour l'action concrète des politiques économiques.680


321 Les scénarios actuels de profonde transformation du travail humain rendent encore plus urgent un développement authentiquement global et solidaire, en mesure de toucher toutes les régions du monde, y compris les moins favorisées. Pour ces dernières, la mise en oeuvre d'un processus de développement solidaire de vaste portée non seulement constitue une possibilité concrète de créer de nouveaux emplois, mais se présente aussi comme une véritable condition de survie pour des peuples entiers: « Il faut globaliser la solidarité ».681

Les déséquilibres économiques et sociaux dans le monde du travail doivent être affrontés en rétablissant la juste hiérarchie des valeurs et en mettant à la première place la dignité de la personne qui travaille: « Les nouvelles réalités, qui touchent avec force le processus de production, tel que la globalisation de la finance, de l'économie, des commerces et du travail, ne doivent violer la dignité et la centralité de la personne humaine, ni la liberté et la démocratie des peuples. La solidarité, la participation et la possibilité de gouverner ces changements radicaux constituent certainement, si ce n'est la solution, du moins la garantie éthique nécessaire afin que les personnes et les peuples ne deviennent pas des instruments, mais les acteurs de leur avenir. Tout cela peut être réalisé et, puisqu'on peut le faire, devient un devoir ».682


322 Une considération attentive de la nouvelle situation du travail apparaît toujours plus nécessaire dans le contexte actuel de la mondialisation, dans une perspective qui mette en valeur la propension naturelle des hommes à établir des relations. À ce propos, il faut affirmer que l'universalité est une dimension de l'homme, non des choses. La technique pourra être la cause instrumentale de la mondialisation, mais sa cause dernière est l'universalité de la famille humaine. Le travail possède donc aussi une dimension universelle, dans la mesure où il est fondé sur le caractère relationnel de l'homme. Les techniques, en particulier électroniques, ont permis de dilater cet aspect relationnel du travail à l'ensemble de la planète, en imprimant à la mondialisation un rythme particulièrement accéléré. Le fondement ultime de ce dynamisme est l'homme qui travaille, à savoir toujours l'élément subjectif et non pas objectif. Le travail mondialisé dérive donc lui aussi du fondement anthropologique de la dimension relationnelle intrinsèque du travail. Les aspects négatifs de la mondialisation du travail ne doivent pas mortifier les possibilités qui se sont ouvertes pour tous de donner forme à un humanisme du travail au niveau planétaire, à une solidarité du monde du travail à ce même niveau, afin que, en travaillant dans un tel contexte dilaté et interconnecté, l'homme comprenne toujours plus sa vocation unitaire et solidaire.

SEPTIÈME CHAPITRE


LA VIE ÉCONOMIQUE


I. ASPECTS BIBLIQUES


a) L'homme, pauvreté et richesse


323 Dans l'Ancien Testament, on constate une double attitude vis-à-vis des biens économiques et de la richesse. D'un côté, l'appréciation positive pour la disponibilité des biens matériels considérés comme nécessaires pour la vie: parfois l'abondance — mais pas la richesse ni le luxe — est considérée comme une bénédiction de Dieu. Dans la littérature sapientielle, la pauvreté est décrite comme une conséquence négative de l'oisiveté et du manque de diligence (cf. Pr Pr 10,4), mais aussi comme un fait naturel (cf. Pr Pr 22,2). D'un autre côté, les biens économiques et la richesse ne sont pas condamnés pour eux-mêmes, mais pour leur mauvais usage. La tradition prophétique stigmatise les imbroglios, l'usure, l'exploitation, les injustices criantes, en particulier à l'égard des plus pauvres (cf. Is Is 58,3-11 Jr Jr 7,4-7 Os Os 4,1-2 Am 2,6-7 Mi Mi 2,1-2). Cette tradition, bien que considérant la pauvreté des opprimés, des faibles, des indigents comme un mal, voit aussi en elle un symbole de la situation de l'homme devant Dieu; c'est de lui que provient tout bien, comme un don à administrer et à partager.


324 Celui qui reconnaît sa pauvreté devant Dieu, en quelque situation qu'il vive, est l'objet d'une attention particulière de Dieu: quand le pauvre cherche, le Seigneur répond; quand il crie, il l'écoute. C'est aux pauvres que s'adressent les promesses divines: ils seront les héritiers de l'Alliance entre Dieu et son peuple. L'intervention salvifique de Dieu se réalisera à travers un nouveau David (cf. Ez Ez 34,22-31) qui, comme et plus que le roi David, sera le défenseur des pauvres et le promoteur de la justice; il établira une nouvelle Alliance et écrira une nouvelle loi dans le coeur des croyants (cf. Jr Jr 31,31-34).

Lorsqu'elle est acceptée ou recherchée dans un esprit religieux, la pauvreté prédispose à la reconnaissance et à l'acceptation de l'ordre de la création. Dans cette perspective, le « riche » est celui qui met sa confiance dans les choses qu'il possède plutôt qu'en Dieu; c'est l'homme qui se fait fort de l'oeuvre de ses mains et qui ne compte que sur ses forces. La pauvreté s'élève au rang de valeur morale quand elle se manifeste comme une humble disponibilité et comme une ouverture à Dieu, comme une confiance en lui. Ces attitudes rendent l'homme capable de reconnaître la relativité des biens économiques et de les traiter comme des dons divins à administrer et à partager, car la propriété originelle de tous les biens appartient à Dieu.


325 Jésus reprend à son compte l'ensemble de la tradition de l'Ancien Testament, notamment sur les biens économiques, sur la richesse et sur la pauvreté, en leur conférant une clarté et une plénitude définitives (cf. Mt Mt 6,24 et 13, 22; Lc Lc 6,20-24 et 12, 15-21; Rm Rm 14,6-8 et 1Tm 4,4). En donnant son Esprit et en changeant les coeurs, il vient instaurer le « Règne de Dieu », afin de rendre possible une nouvelle vie en commun dans la justice, dans la fraternité, dans la solidarité et dans le partage. Le Règne inauguré par le Christ perfectionne la bonté originelle de la création et de l'activité humaine, compromise par le péché. Libéré du mal et réintroduit dans la communion avec Dieu, tout homme peut poursuivre l'oeuvre de Jésus, avec l'aide de son Esprit: rendre justice aux pauvres, affranchir les opprimés, consoler les affligés, rechercher activement un nouvel ordre social qui offre des solutions appropriées à la pauvreté matérielle et qui puisse endiguer plus efficacement les forces qui entravent les tentatives des plus faibles à sortir d'une condition de misère et d'esclavage. Quand cela se produit, le Règne de Dieu est déjà présent sur cette terre, bien que ne lui appartenant pas. En lui, les promesses des prophètes trouveront finalement leur accomplissement.


326 À la lumière de la Révélation, l'activité économique doit être considérée et accomplie comme une réponse reconnaissante à la vocation que Dieu réserve à chaque homme. Celui-ci est placé dans le jardin pour le cultiver et le garder, en en usant selon des limites bien précises (cf. Gn Gn 2,16-17) dans l'engagement à le perfectionner (cf. Gn Gn 1,26-30 Gn 2,15-16 Sg Sg 9,2-3). En se faisant témoin de la grandeur et de la bonté du Créateur, l'homme marche vers la plénitude de la liberté à laquelle Dieu l'appelle. Une bonne administration des dons reçus, notamment des dons matériels, est une oeuvre de justice envers soi-même et envers les autres hommes: ce que l'on reçoit doit être bien utilisé, conservé, fructifié, comme l'enseigne la parabole des talents (cf. Mt 25,14-30 Lc Lc 19,12-27).

L'activité économique et le progrès matériel doivent être mis au service de l'homme et de la société; si l'on s'y consacre avec la foi, l'espérance et la charité des disciples du Christ, l'économie et le progrès peuvent aussi être transformés en lieux de salut et de sanctification; dans ces domaines aussi il est possible d'exprimer un amour et une solidarité plus qu'humains et de contribuer à la croissance d'une humanité nouvelle, qui préfigure le monde des temps derniers.683 Jésus résume toute la Révélation en demandant au croyant de s'enrichir en vue de Dieu (cf. Lc Lc 12,21): l'économie aussi est utile pour ce faire quand elle ne trahit pas sa fonction d'instrument au service de la croissance globale de l'homme et de la société et au service de la qualité humaine de la vie.


327 La foi en Jésus-Christ permet une compréhension correcte du développement social, dans le contexte d'un humanisme intégral et solidaire. La réflexion théologique du Magistère social offre à ce propos une contribution très utile: « La foi au Christ Rédempteur, tout en apportant un éclairage de l'intérieur sur la nature du développement, est également un guide dans le travail de collaboration. Dans la Lettre de saint Paul aux Colossiens, nous lisons que le Christ est le “Premier-né de toute créature” et que “tout a été créé par lui et pour lui” (1, 15-16). En effet, tout “subsiste en lui” car “Dieu s'est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui” (ibid., 1, 20). Dans ce plan divin, qui commence par l'éternité dans le Christ, “image” parfaite du Père, et qui culmine en lui, “Premier-né d'entre les morts” (ibid., 1, 15. 18), s'inscrit notre histoire, marquée par notre effort personnel et collectif pour élever la condition humaine, surmonter les obstacles toujours renaissants sur notre route, nous disposant ainsi à participer à la plénitude qui “habite dans le Seigneur” et qu'il communique “à son Corps, c'est-à- dire l'Église” (ibid., 1, 18; cf. Ep Ep 1,22-23), tandis que le péché, qui sans cesse nous poursuit et compromet nos réalisations humaines, est vaincu et racheté par la “réconciliation” opérée par le Christ (cf. Col Col 1,20) ».684

b) La richesse existe pour être partagée


328 Les biens, même légitimement possédés, conservent toujours une destination universelle; toute forme d'accumulation indue est immorale, car en plein contraste avec la destination universelle assignée par le Dieu Créateur à tous les biens. De fait, le salut chrétien est une libération intégrale de l'homme, libération par rapport au besoin, mais aussi par rapport à la possession en soi: « Car la racine de tous les maux, c'est l'amour de l'argent. Pour s'y être livrés, certains se sont égarés loin de la foi » (1Tm 6,10). Les Pères de l'Église insistent sur la nécessité de la conversion et de la transformation des consciences des croyants, plus que sur les exigences de changement des structures sociales et politiques de leur époque, en pressant ceux qui s'adonnent à une activité économique et possèdent des biens de se considérer comme des administrateurs de ce que Dieu leur a confié.


329 Les richesses remplissent leur fonction de service à l'homme quand elles sont destinées à produire des bénéfices pour les autres et pour la société: 685 « Comment pourrions-nous faire du bien au prochain — se demande Clément d'Alexandrie — si tous ne possédaient rien? ».686Dans la vision de saint Jean Chrysostome, les richesses appartiennent à quelques-uns pour qu'ils puissent acquérir du mérite en les partageant avec les autres.687 Elles sont un bien qui vient de Dieu: ceux qui le possèdent doivent l'utiliser et le faire circuler, de sorte que les nécessiteux aussi puissent en jouir; le mal consiste dans l'attachement démesuré aux richesses, dans la volonté de se les accaparer. Saint Basile le Grand invite les riches à ouvrir les portes de leurs magasins et s'exclame: « Un grand fleuve se déverse, en mille canaux, sur le terrain fertile: ainsi, par mille voies, tu fais arriver la richesse dans les maisons des pauvres ».688
La richesse, explique saint Basile, est comme l'eau qui jaillit toujours plus pure de la fontaine si elle est fréquemment puisée, tandis qu'elle se putréfie si la fontaine demeure inutilisée.689 Le riche, dira plus tard saint Grégoire le Grand, n'est qu'un administrateur de ce qu'il possède; donner le nécessaire à celui qui en a besoin est une oeuvre à accomplir avec humilité, car les biens n'appartiennent pas à celui qui les distribue.

Celui qui garde les richesses pour lui n'est pas innocent; les donner à ceux qui en ont besoin signifie payer une dette.690


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