Compendium Doctrine sociale 330

II. MORALE ET ÉCONOMIE



330 La doctrine sociale de l'Église insiste sur la connotation morale de l'économie. Dans une page de l'encyclique « Quadragesimo anno », Pie XI affronte le rapport entre l'économie et la morale: « Car, s'il est vrai que la science économique et la discipline des moeurs relèvent, chacune dans sa sphère, de principes propres, il y aurait néanmoins erreur à affirmer que l'ordre économique et l'ordre moral sont si éloignés l'un de l'autre, si étrangers l'un à l'autre, que le premier ne dépend en aucune manière du second. Sans doute, les lois économiques, fondées sur la nature des choses et sur les aptitudes de l'âme et du corps humain, nous font connaître quelles fins, dans cet ordre, restent hors de la portée de l'activité humaine, quelles fins au contraire elle peut se proposer, ainsi que les moyens qui lui permettront de les réaliser; de son côté la raison déduit clairement de la nature des choses et de la nature individuelle et sociale de l'homme la fin suprême que le Créateur assigne à l'ordre économique tout entier. Mais seule la loi morale Nous demande de poursuivre, dans les différents domaines entre lesquels se partage Notre activité, les fins particulières que Nous leur voyons imposées par la nature ou plutôt par Dieu, l'auteur même de la nature, et de les subordonner toutes, harmonieusement combinées, à la fin suprême et dernière qu'elle assigne à tous Nos efforts ».691


331 Le rapport entre morale et économie est nécessaire et intrinsèque: activité économique et comportement moral sont intimement liés l'un à l'autre. La distinction nécessaire entre morale et économie ne comporte pas une séparation entre les deux domaines mais, au contraire, une réciprocité importante. Comme dans le domaine moral il faut tenir compte des raisons et des exigences de l'économie, en oeuvrant dans le domaine économique il faut s'ouvrir aux questions morales: « Dans la vie économico- sociale aussi, il faut honorer et promouvoir la dignité de la personne humaine, sa vocation intégrale et le bien de toute la société. C'est l'homme en effet qui est l'auteur, le centre et le but de toute la vie économico-sociale ».692 Donner le poids juste et nécessaire aux raisons spécifiques à l'économie ne signifie pas rejeter comme irrationnelle toute considération d'ordre méta-économique, précisément parce que la fin de l'économie ne réside pas dans l'économie elle-même, mais dans sa destination humaine et sociale.693 En effet, l'économie n'a pas pour objectif, au niveau scientifique et au plan pratique, d'assurer la réalisation de l'homme et la bonne convivialité; sa tâche est partielle: la production, la distribution et la consommation de biens matériels et de services.


332 La dimension morale de l'économie permet de saisir comme des finalités inséparables, et non pas séparées ou alternatives, l'efficacité économique et la promotion d'un développement solidaire de l'humanité. Constitutive de la vie économique, la morale ne s'y oppose pas, et elle n'est pas neutre: si elle s'inspire de la justice et de la solidarité, elle constitue un facteur d'efficacité sociale de l'économie elle-même. C'est un devoir d'exercer de manière efficace l'activité de production des biens, pour ne pas gaspiller les ressources; mais une croissance économique obtenue au détriment des êtres humains, de peuples entiers et de groupes sociaux, condamnés à l'indigence et à l'exclusion, n'est pas acceptable. L'expansion de la richesse, visible à travers la disponibilité de biens et de services, et l'exigence morale d'une diffusion équitable de ces derniers doivent stimuler l'homme et la société dans son ensemble à pratiquer la vertu essentielle de la solidarité 694 pour combattre, dans l'esprit de la justice et de la charité, où qu'elles se présentent, les « structures de péché » 695 qui engendrent et maintiennent la pauvreté, le sous-développement et la dégradation. Ces structures sont édifiées et consolidées par de nombreux actes concrets d'égoïsme humain.


333 Pour assumer une orientation morale, l'activité économique doit avoir pour sujets tous les hommes et tous les peuples. Tous ont le droit de participer à la vie économique et le devoir de contribuer, selon leurs capacités, au progrès de leur pays et de la famille humaine tout entière.696Si, dans une certaine mesure, tous sont responsables de tous, chacun a le devoir de s'engager pour le développement économique de tous: 697 c'est un devoir de solidarité et de justice, mais c'est aussi la meilleure voie pour faire progresser l'humanité tout entière. Si elle est vécue moralement, l'économie est donc la prestation d'un service réciproque, à travers la production de biens et de services utiles à la croissance de chacun, et devient une opportunité pour tout homme de vivre la solidarité et la vocation à la « communion avec les autres hommes pour lesquelles Dieu l'a créé ».698 L'effort pour concevoir et réaliser des projets économiques et sociaux capables de favoriser une société plus juste et un monde plus humain représente un âpre défi, mais aussi un devoir stimulant, pour tous les agents économiques et pour les spécialistes en sciences économiques.699


334 L'objet de l'économie est la formation de la richesse et son accroissement progressif, en termes non seulement quantitatifs, mais qualitatifs: tout ceci est moralement correct si l'objectif est le développement global et solidaire de l'homme et de la société au sein de laquelle il vit et travaille. En effet, le développement ne peut pas être réduit à un simple processus d'accumulation de biens et de services. Au contraire, la pure accumulation, même si elle se faisait en vue du bien commun, n'est pas une condition suffisante pour la réalisation d'un authentique bonheur humain. En ce sens, le Magistère social met en garde contre le piège que cache un type de développement uniquement quantitatif, car « la disponibilité excessive de toutes sortes de biens matériels pour certaines couches de la société, rend facilement les hommes esclaves de la “possession” et de la jouissance immédiate (...). C'est ce qu'on appelle la civilisation de “consommation” ».700


335 Dans la perspective du développement intégral et solidaire, on peut correctement apprécier l'évaluation morale que fournit la doctrine sociale sur l'économie de marché ou, simplement, économie libre: « Si sous le nom de “capitalisme” on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s'il serait peut-être plus approprié de parler d'“économie d'entreprise”, ou d'“économie de marché”, ou simplement d'“économie libre”. Mais si par “capitalisme” on entend un système où la liberté dans le domaine économique n'est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l'axe est d'ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative ».701C'est ainsi qu'est définie la perspective chrétienne quant aux conditions sociales et politiques de l'activité économique: non seulement ses règles, mais aussi sa qualité morale et sa signification.

III. INITIATIVE PRIVÉE ET ENTREPRISE



336 La doctrine sociale de l'Église considère la liberté de la personne dans le domaine économique comme une valeur fondamentale et comme un droit inaliénable à promouvoir et à protéger: « Chacun a le droit d'initiative économique, chacun usera légitimement de ses talents pour contribuer à une abondance profitable à tous, et pour recueillir les justes fruits de ses efforts ».702 Cet enseignement met en garde contre les conséquences négatives qui dériveraient de la mortification ou négation du droit d'initiative économique : « L'expérience nous montre que la négation de ce droit ou sa limitation au nom d'une prétendue “égalité” de tous dans la société réduit, quand elle ne le détruit pas en fait, l'esprit d'initiative, c'est-à-dire la personnalité créative du citoyen ».703 Dans cette perspective, l'initiative libre et responsable dans le domaine économique peut aussi être qualifiée d'acte qui révèle l'humanité de l'homme en tant que sujet créatif et relationnel. Cette initiative doit donc jouir d'un vaste espace. L'État a l'obligation morale de n'établir de restrictions qu'en fonction des incompatibilités entre la poursuite du bien commun et le type d'activité économique mise en oeuvre ou ses modalités de déroulement.704


337 La dimension créative est un élément essentiel de l'action humaine, notamment dans le domaine de l'entreprise, et elle se manifeste spécialement dans l'attitude de programmation et d'innovation: « Organiser un tel effort de production, planifier sa durée, veiller à ce qu'il corresponde positivement aux besoins à satisfaire en prenant les risques nécessaires, tout cela constitue aussi une source de richesses dans la société actuelle. Ainsi devient toujours plus évident et déterminant le rôle du travail humain maîtrisé et créatif et, comme part essentielle de ce travail, celui de la capacité d'initiative et d'entreprise ».705 À la base de cet enseignement se trouve la conviction que « la principale ressource de l'homme, c'est l'homme lui-même. C'est son intelligence qui lui fait découvrir les capacités productives de la terre et les multiples manières dont les besoins humains peuvent être satisfaits ».706

a) L'entreprise et ses fins


338 L'entreprise doit se caractériser par la capacité de servir le bien commun de la société grâce à la production de biens et de services utiles. En cherchant à produire des biens et des services dans une logique d'efficacité et de satisfaction des intérêts des divers sujets impliqués, elle crée des richesses pour toute la société: non seulement pour les propriétaires, mais aussi pour les autres sujets intéressés à son activité. Au-delà de cette fonction typiquement économique, l'entreprise remplit aussi une fonction sociale, en créant une opportunité de rencontre, de collaboration, de mise en valeur des capacités des personnes impliquées. Par conséquent, dans l'entreprise la dimension économique est une condition pour atteindre des objectifs non seulement économiques, mais aussi sociaux et moraux, à poursuivre simultanément.

L'objectif de l'entreprise doit être réalisé en termes et avec des critères économiques, mais les valeurs authentiques permettant le développement concret de la personne et de la société ne doivent pas être négligées. Dans cette vision personnaliste et communautaire, « l'entreprise ne peut être considérée seulement comme une “société de capital”; elle est en même temps une “société de personnes” dans laquelle entrent de différentes manières et avec des responsabilités spécifiques ceux qui fournissent le capital nécessaire à son activité et ceux qui y collaborent par leur travail ».707


339 Les membres de l'entreprise doivent être conscients que la communauté dans laquelle ils oeuvrent représente un bien pour tous et non pas une structure permettant de satisfaire exclusivement les intérêts personnels de quelqu'un. Seule cette conscience permet de parvenir à la construction d'une économie qui soit véritablement au service de l'homme et d'élaborer un projet de coopération réelle entre les parties sociales.

Un exemple très important et significatif dans cette direction est donné par l'activité en rapport avec les coopératives, les petites et moyennes entreprises, les entreprises artisanales et les exploitations agricoles à dimension familiale. La doctrine sociale a souligné la contribution qu'elles offrent à la mise en valeur du travail, à la croissance du sens de responsabilité personnelle et sociale, à la vie démocratique, aux valeurs humaines utiles au progrès du marché et de la société.708


340 La doctrine sociale reconnaît la juste fonction du profit, comme premier indicateur du bon fonctionnement de l'entreprise: « Quand une entreprise génère du profit, cela signifie que les facteurs productifs ont été dûment utilisés ».709 Cela n'empêche pas d'avoir conscience du fait que le profit n'indique pas toujours que l'entreprise sert correctement la société.710 Par exemple, « il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu'en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le plus précieux de l'entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité ».711 C'est ce qui se produit quand l'entreprise est insérée dans des systèmes socio-culturels caractérisés par l'exploitation des personnes, et qui ont tendance à se dérober aux obligations de justice sociale et à violer les droits des travailleurs.

Il est indispensable qu'au sein de l'entreprise la poursuite légitime du profit soit en harmonie avec la protection incontournable de la dignité des personnes qui y travaillent à différents titres. Ces deux exigences ne sont pas du tout opposées l'une à l'autre, à partir du moment où, d'une part, il ne serait pas réaliste de penser garantir un avenir à l'entreprise sans la production de biens et de services et sans obtenir de profits qui soient le fruit de l'activité économique accomplie et où, d'autre part, on favorise une meilleure productivité et efficacité du travail lui-même en permettant à la personne qui travaille de grandir. L'entreprise doit être une communauté solidaire 712 qui n'est pas renfermée dans ses intérêts corporatifs; elle doit tendre à une « écologie sociale » 713 du travail et contribuer au bien commun, notamment à travers la sauvegarde de l'environnement naturel.


341 Si dans l'activité économique et financière la recherche d'un profit équitable est acceptable, le recours à l'usure est moralement condamné: « Les trafiquants, dont les pratiques usurières et mercantiles provoquent la faim et la mort de leurs frères en humanité, commettent indirectement un homicide. Celui-ci leur est imputable ».714 Cette condamnation s'étend aussi aux rapports économiques internationaux, en particulier en ce qui concerne la situation des pays moins avancés, auxquels ne peuvent pas être appliqués « des systèmes financiers abusifs sinon usuraires ».715 Le Magistère plus récent a eu des paroles fortes et claires contre une pratique dramatiquement répandue aujourd'hui encore: « Ne pas pratiquer l'usure, une plaie qui à notre époque également, constitue une réalité abjecte, capable de détruire la vie de nombreuses personnes ».716


342 L'entreprise agit aujourd'hui dans le cadre de scénarios économiques de dimensions toujours plus vastes, au sein desquels les États nationaux montrent des limites dans la capacité de gérer les processus rapides de mutation qui touchent les relations économiques et financières internationales; cette situation conduit les entreprises à assumer des responsabilités nouvelles et plus grandes par rapport au passé. Jamais autant qu'aujourd'hui leur rôle n'apparaît aussi déterminant en vue d'un développement authentiquement solidaire et intégral de l'humanité; tout aussi décisif, en ce sens, est leur niveau de conscience du fait que « ou bien le développement devient commun à toutes les parties du monde, ou bien il subit un processus de régressionmême dans les régions marquées par un progrès constant. Ce phénomène est particulièrement symptomatique de la nature du développement authentique: ou bien tous les pays du monde y participent, ou bien il ne sera pas authentique ».717

b) Le rôle de l'entrepreneur et du dirigeant d'entreprise


343 L'initiative économique est une expression de l'intelligence humaine et de l'exigence de répondre aux besoins de l'homme d'une façon créative et en collaboration. C'est dans la créativité et dans la coopération qu'est inscrite la conception authentique de la compétition des entreprises: cum-petere, c'est-à-dire chercher ensemble les solutions les plus appropriées, pour répondre de la façon la plus adéquate aux besoins qui émergent petit à petit. Le sens de responsabilité qui jaillit de la libre initiative économique apparaît non seulement comme une vertu individuelle indispensable à la croissance humaine de chaque personne, mais aussi comme unevertu sociale nécessaire au développement d'une communauté solidaire: « Entrent dans ce processus d'importantes vertus telles que l'application, l'ardeur au travail, la prudence face aux risques raisonnables à prendre, la confiance méritée et la fidélité dans les rapports interpersonnels, l'énergie dans l'exécution de décisions difficiles et douloureuses mais nécessaires pour le travail commun de l'entreprise et pour faire face aux éventuels renversements de situations ».718


344 Les rôles de l'entrepreneur et du dirigeant revêtent une importance centrale du point de vue social, car ils se situent au coeur du réseau de liens techniques, commerciaux, financiers et culturels qui caractérisent la réalité moderne de l'entreprise. À partir du moment où les décisions de celle-ci produisent, en raison de la complexité croissante de son activité, une multiplicité d'effets conjoints d'une grande importance, non seulement économique, mais aussi sociale, l'exercice des responsabilités de l'entrepreneur et du dirigeant exige, en plus d'un effort continuel d'aggiornamento spécifique, une réflexion constante sur les motivations morales qui doivent guider les choix personnels de ceux à qui incombent ces tâches.

Les entrepreneurs et les dirigeants ne peuvent pas tenir compte exclusivement de l'objectif économique de l'entreprise, des critères d'efficacité économique, des exigences de l'entretien du « capital » comme ensemble des moyens de production: ils ont aussi le devoir précis de respecter concrètement la dignité humaine des travailleurs qui oeuvrent dans l'entreprise.719Ces derniers constituent « le patrimoine le plus précieux de l'entreprise »,720 le facteur décisif de la production.721 Dans les grandes décisions stratégiques et financières, d'acquisition ou de vente, de restructuration ou de fermeture des établissements, et dans la politique des fusions, on ne peut pas se limiter exclusivement à des critères de nature financière ou commerciale.


345 La doctrine sociale insiste sur la nécessité pour l'entrepreneur et le dirigeant de s'engager à structurer le travail dans leurs entreprises de façon à favoriser la famille, en particulier les mères de famille dans l'accomplissement de leurs tâches; 722 à la lumière d'une vision intégrale de l'homme et du développement, ils doivent encourager la « demande de qualité: qualité des marchandises à produire et à consommer; qualité des services dont on doit disposer; qualité du milieu et de la vie en général »; 723 ils doivent investir, lorsque les conditions économiques et la stabilité politique le permettent, dans les lieux et les secteurs de production qui offrent à l'individu, et à un peuple, « l'occasion de mettre en valeur son travail ».724

IV. INSTITUTIONS ÉCONOMIQUES


AU SERVICE DE L'HOMME



346 Une des questions prioritaires en économie est l'emploi des ressources,725 c'est-à-dire de tous les biens et services auxquels les sujets économiques, producteurs et consommateurs privés et publics, attribuent une valeur pour l'utilité qui leur est inhérente dans le domaine de la production et de la consommation. Les ressources sont dans la nature quantitativement rares et ceci implique nécessairement que tout sujet économique individuel, de même que toute société, doit imaginer une stratégie pour les employer de la façon la plus rationnelle possible, en suivant la logique dictée par le principe d'économicité. De cela dépendent aussi bien la solution effective du problème économique — plus général et fondamental — du caractère limité des moyens par rapport aux besoins individuels et sociaux, privés et publics, que l'efficacité globale, structurelle et fonctionnelle, de l'ensemble du système économique. Cette efficacité met directement en cause la responsabilité et la capacité de différents sujets, tels que le marché, l'État et les corps sociaux intermédiaires.

a) Rôle du marché libre


347 Le marché libre est une institution socialement importante en raison de sa capacité de garantir des résultats suffisants dans la production de biens et de services. Historiquement, le marché a prouvé qu'il pouvait lancer et soutenir à long terme le développement économique. Il existe de bonnes raisons d'estimer qu'en de nombreuses circonstances « le marché libre soit l'instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ».726 La doctrine sociale de l'Église considère positivement les avantages sûrs qu'offrent les mécanismes du marché libre, aussi bien pour une meilleure utilisation des ressources que pour la facilitation de l'échange des produits; « surtout, ils [les mécanismes] placent au centre la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d'une autre personne ».727

Un vrai marché concurrentiel est un instrument efficace pour atteindre d'importants objectifs de justice: modérer les excès de profit des entre- prises; répondre aux exigences des consommateurs; réaliser une meilleure utilisation et une économie des ressources; récompenser les efforts des entreprises et l'habileté d'innovation et faire circuler l'information de façon qu'il soit vraiment possible de confronter et d'acquérir les produits dans un contexte de saine concurrence.


348 Le marché libre ne peut être jugé sans tenir compte des fins qu'il poursuit et des valeurs qu'il transmet au niveau social. De fait, le marché ne peut pas trouver en lui-même le principe de sa propre légitimation. Il revient à la conscience individuelle et à la responsabilité publique d'établir un juste rapport entre les fins et les moyens.728 Le profit individuel de l'agent économique, bien que légitime, ne doit jamais devenir l'unique objectif. À côté de celui-ci, il en existe un autre, tout aussi fondamental et supérieur, celui de l'utilité sociale, qui doit être réalisé non pas en opposition, mais en cohérence avec la logique du marché. Quand il remplit les importantes fonctions rappelées ci-dessus, le marché libre sert le bien commun et le développement intégral de l'homme, tandis que l'inversion du rapport entre les moyens et les fins peut le faire dégénérer en une institution inhumaine et aliénante, avec des répercussions incontrôlables.


349 La doctrine sociale de l'Église, tout en reconnaissant au marché la fonction d'instrument irremplaçable de régulation au sein du système économique, met en évidence la nécessité de l'ancrer dans des finalités morales qui assurent et en même temps circonscrivent d'une manière adéquate l'espace de son autonomie.729 On ne peut souscrire à l'idée de pouvoir confier au seul marché la fourniture de toutes les catégories de biens, car une telle idée est basée sur une vision réductrice de la personne et de la société.730 Face au risque concret d'une « idolâtrie » du marché, la doctrine sociale de l'Église en souligne les limites, que l'on peut facilement relever dans l'incapacité constatée où il se trouve de satisfaire les exigences humaines importantes pour lesquelles il faut « des biens qui, par leur nature, ne sont et ne peuvent être de simples marchandises »,731 biens non négociables selon la règle de « l'échange des équivalents » et la logique du contrat, typiques du marché.


350 Le marché revêt une fonction sociale importante dans les sociétés contemporaines; par conséquent, il est important de cerner ses potentialités les plus positives et de créer des conditions qui en permettent la mise en oeuvre concrète. Les acteurs doivent être effectivement libres de confronter, d'évaluer et de choisir entre diverses options; toutefois la liberté, dans le domaine économique, doit être réglée par un cadre juridique approprié, de façon à la placer au service de la liberté humaine intégrale: « La liberté économique n'est qu'un élément de la liberté humaine. Quand elle se rend autonome, quand l'homme est considéré plus comme un producteur ou un consommateur de biens que comme un sujet qui produit et consomme pour vivre, alors elle perd sa juste relation avec la personne humaine et finit par l'aliéner et par l'opprimer ».732

b) L'action de l'État


351 L'action de l'État et des autres pouvoirs publics doit se conformer au principe de subsidiarité et créer des situations favorables au libre exercice de l'activité économique; elle doit aussi s'inspirer du principe de solidarité et établir des limites à l'autonomie des parties pour défendre les plus faibles.733 La solidarité sans subsidiarité peut en effet facilement dégénérer en assistantialisme, tandis que la subsidiarité sans la solidarité risque d'alimenter des formes de régionalisme égoïste. Pour respecter ces deux principes fondamentaux, l'intervention de l'État dans le domaine économique ne doit être ni envahissante, ni insuffisante, mais adaptée aux exigences réelles de la société: « L'État a le devoir de soutenir l'activité des entreprises en créant les conditions qui permettent d'offrir des emplois, en la stimulant dans les cas où elle reste insuffisante ou en la soutenant dans les périodes de crise. L'État a aussi le droit d'intervenir lorsque des situations particulières de monopole pourraient freiner ou empêcher le développement. Mais, à part ces rôles d'harmonisation et d'orientation du développement, il peut remplir des fonctions de suppléance dans des situations exceptionnelles ».734


352 Le devoir fondamental de l'État en matière économique est de définir un cadre juridique capable de régler les rapports économiques, afin de « sauvegarder (...) les conditions premières d'une économie libre, qui présuppose une certaine égalité entre les parties, d'une manière telle que l'une d'elles ne soit pas par rapport à l'autre puissante au point de la réduire pratiquement en esclavage ».735 L'activité économique, surtout dans un contexte de marché libre, ne peut pas se dérouler dans un vide institutionnel, juridique et politique: « Elle suppose, au contraire, que soient assurées les garanties des libertés individuelles et de la propriété, sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces ».736 Pour remplir la tâche qui est la sienne, l'État doit élaborer une législation opportune, mais aussi orienter judicieusement les politiques économiques et sociales, afin de ne jamais devenir prévaricateur dans les diverses activités du marché, dont le déroulement doit demeurer libre de super- structures et de contraintes autoritaires ou, pire encore, totalitaires.


353 Il faut que le marché et l'État agissent de concert l'un avec l'autre et deviennent complémentaires. Le marché libre ne peut avoir des effets bénéfiques pour la collectivité qu'en présence d'une organisation de l'État qui définisse et oriente la direction du développement économique, qui fasse respecter des règles équitables et transparentes, qui intervienne également d'une façon directe, pour la durée strictement nécessaire,737 dans les cas où le marché ne parvient pas à obtenir les résultats d'efficacité désirés et quand il s'agit de traduire dans la pratique le principe de redistribution. Dans quelques secteurs, en effet, en faisant appel à ses propres mécanismes, le marché n'est pas en mesure de garantir une distribution équitable de certains biens et services essentiels à la croissance humaine des citoyens: dans ce cas, la complémentarité entre l'État et le marché est plus nécessaire que jamais.


354 L'État peut inciter les citoyens et les entreprises à promouvoir le bien commun en mettant en oeuvre une politique économique qui favorise la participation de tous ses citoyens aux activités de production. Le respect du principe de subsidiarité doit pousser les autorités publiques à rechercher des conditions favorables au développement des capacités individuelles d'initiative, de l'autonomie et de la responsabilité personnelles des citoyens, en s'abstenant de toute intervention qui puisse constituer un conditionnement indu des forces des entreprises.

En vue du bien commun, il faut toujours poursuivre avec une détermination constante l'objectif d'un juste équilibre entre liberté privée et action publique, conçue à la fois comme intervention directe dans l'économie et comme activité de soutien au développement économique. En tout cas, l'intervention publique devra s'en tenir à des critères d'équité, de rationalité et d'efficacité, et ne pas se substituer à l'action des individus, ce qui serait contraire à leur droit à la liberté d'initiative économique. Dans ce cas, l'État devient délétère pour la société: une intervention directe trop envahissante finit par déresponsabiliser les citoyens et produit une croissance excessive d'organismes publics davantage guidés par des logiques bureaucratiques que par la volonté de satisfaire les besoins des personnes.738


355 Les recettes fiscales et la dépense publique revêtent une importance économique cruciale pour chaque communauté civile et politique: l'objectif vers lequel il faut tendre consiste en des finances publiques capables de se proposer comme instrument de développement et de solidarité. Des finances publiques équitables et efficaces produisent des effets vertueux sur l'économie, car elles parviennent à favoriser la croissance de l'emploi, à soutenir les activités des entreprises et les initiatives sans but lucratif, et contribuent à accroître la crédibilité de l'État comme garant des systèmes de prévoyance et de protection sociales, destinés en particulier à protéger les plus faibles.

Les finances publiques s'orientent vers le bien commun quand elles s'en tiennent à quelques principes fondamentaux: paiement des impôts 739 comme spécification du devoir de solidarité; rationalité et équité dans l'imposition des contributions; 740 rigueur et intégrité dans l'administration et dans la destination des ressources publiques.741 Dans la distribution des ressources, les finances publiques doivent suivre les principes de la solidarité, de l'égalité, de la mise en valeur des talents, et accorder une grande attention au soutien des familles, en destinant à cette fin une quantité appropriée de ressources.742

c) Le rôle des corps intermédiaires


356 Le système économique et social doit être caractérisé par la présence simultanée de l'action publique et de l'action privée, y compris l'action privée sans finalités lucratives. Se configure ainsi une pluralité de centres décisionnels et de logiques d'action. Il existe certaines catégories de biens, collectifs et d'usage commun, dont l'utilisation ne peut dépendre des mécanismes du marché 743 et ne relève pas non plus de la compétence exclusive de l'État. Le devoir de l'État, en rapport à ces biens, est plutôt de mettre en valeur toutes les initiatives sociales et économiques qui ont des effets publics et sont promues par les structures intermédiaires. La société civile, organisée à travers ses corps intermédiaires, est capable de contribuer à la poursuite du bien commun en se situant dans un rapport de collaboration et de complémentarité efficace vis-à-vis de l'État et du marché, favorisant ainsi le développement d'une démocratie économique opportune. Dans un tel contexte, l'intervention de l'État doit être caractérisée par l'exercice d'une véritable solidarité qui, en tant que telle, ne doit jamais être séparée de la subsidiarité.


357 Les organisations privées sans but lucratif occupent une place spécifique dans le domaine économique. Ces organisations sont caractérisées par la tentative courageuse de conjuguer harmonieusement l'efficacité de production et la solidarité. En général, elles se constituent sur la base d'un pacte associatif et sont l'expression d'une tension idéale commune des sujets qui décident librement d'y adhérer. L'État est appelé à respecter la nature de ces organisations et à mettre leurs caractéristiques en valeur, en réalisant le principe de subsidiarité, qui postule précisément un respect et une promotion de la dignité et de la responsabilité autonome du sujet « subsidié ».


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