Compendium Doctrine sociale 358

d) Épargne et consommation


358 Les consommateurs, qui disposent très souvent de vastes marges de pouvoir d'achat, bien au-delà du seuil de subsistance, peuvent beaucoup influer sur la réalité économique par leurs libres choix entre consommation et épargne. La possibilité d'influencer les choix du système économique se trouve en effet entre les mains de ceux qui doivent décider de la destination de leurs ressources financières. Aujourd'hui plus que par le passé, il est possible d'évaluer les options disponibles, non seulement sur la base du rendement prévu ou de leur degré de risque, mais aussi en exprimant un jugement de valeur sur les projets d'investissement que ces ressources iront financer, conscients que « le choix d'investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu'en un autre, est toujours un choix moral et culturel».744


359 L'utilisation du pouvoir d'achat doit s'exercer dans le contexte des exigences morales de la justice et de la solidarité et de responsabilités sociales précises: il ne faut pas oublier le « devoir de la charité », c'est- à-dire le « devoir de donner de son “superflu” et aussi parfois de son “nécessaire” pour subvenir à la vie du pauvre ».745 Cette responsabilité confère aux consommateurs la possibilité d'orienter, grâce à une plus grande circulation des informations, le comportement des producteurs, à travers la décision — individuelle ou collective — de préférer les produits de certaines entreprises à d'autres, en tenant compte non seulement des prix et de la qualité des produits, mais aussi de l'existence de conditions de travail correctes dans les entreprises, ainsi que du degré de protection assuré au milieu naturel environnant.


360 Le phénomène de la société de consommation maintient une orientation persistante vers l'« avoir » plutôt que vers l'« être ». Il empêche de « distinguer correctement les formes nouvelles et les plus élevées de satisfaction des besoins humains et les besoins nouveaux induits qui empêchent la personnalité de parvenir à sa maturité ».746 Pour lutter contre ce phénomène, il est nécessaire de s'employer à construire « un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d'épargne et d'investissement soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune ».747 Il est indéniable que les influences du contexte social sur les styles de vie sont importantes: voilà pourquoi le défi culturel que pose aujourd'hui la société de consommation doit être affronté avec plus de détermination, surtout si l'on considère les générations futures qui risquent de devoir vivre dans un milieu naturel saccagé par les excès et les désordres de la société de consommation.748

V. LES « RES NOVAE » EN ÉCONOMIE


a) La mondialisation: les opportunités et les risques


361 Notre époque est marquée par le phénomène complexe de la mondialisation économique et financière, à savoir un processus d'intégration croissante des économies nationales, sur le plan du commerce des biens et services et des transactions financières, dans lequel toujours plus d'opérateurs adoptent une perspective globale pour les choix qu'ils doivent opérer en fonction des opportunités de croissance et de profit. Le nouvel horizon de la société globale n'est pas simplement défini par la présence de liens économiques et financiers entre acteurs nationaux agissant dans différents pays, qui ont d'ailleurs toujours existé, mais plutôt par la capacité d'expansion et par la nature absolument inédite du système de relations qui est en train de se développer. Le rôle des marchés financiers est toujours plus décisif et central; ses dimensions, à la suite de la libéralisation des changes et de la circulation des capitaux, ont énormément augmenté, à une vitesse impressionnante, au point de permettre aux opérateurs de déplacer « en temps réel » des capitaux en grande quantité d'un endroit à l'autre de la planète. Il s'agit d'une réalité multiforme qui n'est pas facile à déchiffrer, dans la mesure où elle se déploie sur différents niveaux et évolue continuellement, suivant des trajectoires difficilement prévisibles.


362 La mondialisation alimente de nouvelles espérances, mais engendre aussi d'inquiétantes interrogations.749

Elle peut produire des effets potentiellement bénéfiques pour l'humanité entière: s'entrecroisant avec le développement impétueux des télécommunications, le parcours de croissance du système de relations économiques et financières a permis simultanément une importante réduction des coûts des communications et des nouvelles technologies, ainsi qu'une accélération dans le processus d'extension à l'échelle planétaire des échanges commerciaux et des transactions financières. En d'autres termes, il est advenu que les deux phénomènes, mondialisation économique et financière et progrès technologique, se sont réciproquement renforcés, rendant extrêmement rapide la dynamique globale de la phase économique actuelle.

En analysant le contexte actuel, outre à identifier les opportunités qui se manifestent à l'ère de l'économie globale, on perçoit aussi les risques liés aux nouvelles dimensions des relations commerciales et financières. De fait, il existe des indices révélateurs d'une tendance à l'augmentation des inégalités, aussi bien entre pays avancés et pays en voie de développement, qu'au sein même des pays industrialisés. La richesse économique croissante rendue possible par les processus décrits s'accompagne d'une croissance de la pauvreté relative.


363 Le souci du bien commun impose de saisir les nouvelles occasions de redistribution de richesses entre les diverses régions de la planète, au profit des plus défavorisées, qui sont demeurées jusqu'à présent exclues ou en marge du progrès social et économique: 750 « En somme, le défi est d'assurer une mondialisation dans la solidarité, une mondialisation sans marginalisation ».751 Le progrès technologique lui-même risque de répartir injustement entre les pays ses effets positifs. De fait, les innovations peuvent pénétrer et se répandre à l'intérieur d'une collectivité déterminée si leurs bénéficiaires potentiels atteignent un seuil minimal de savoir et de ressources financières: il est évident qu'en présence de fortes disparités entre les pays pour ce qui est de l'accès aux connaissances techniques et scientifiques et aux produits technologiques les plus récents, le processus de mondialisation finit par creuser, au lieu de les réduire, les inégalités entre les pays en termes de développement économique et social. Étant donné la nature des dynamiques en cours, la libre circulation de capitaux n'est pas suffisante en soi pour favoriser le rapprochement des pays en voie de développement de ceux plus avancés.


364 Le commerce représente un élément fondamental des relations économiques internationales, en contribuant de manière déterminante à la spécialisation dans la production et à la croissance économique des différents pays. Plus que jamais aujourd'hui, le commerce international, s'il est orienté de façon opportune, favorise le développement et est capable de créer de nouveaux emplois et de fournir des ressources utiles. La doctrine sociale a plusieurs fois mis en lumière les distorsions du système commercial international 752 qui, souvent, à cause des politiques protectionnistes, discrimine les produits provenant des pays pauvres et y entrave la croissance d'activités industrielles et le transfert de technologies.753 La détérioration continuelle des termes d'échange des matières premières et l'aggravation du fossé entre pays riches et pays pauvres a poussé le Magistère à rappeler l'importance des critères éthiques qui devraient orienter les relations économiques internationales: la poursuite du bien commun et la destination universelle des biens; l'équité dans les relations commerciales; l'attention accordée aux droits et aux besoins des plus pauvres dans les politiques commerciales et de coopération internationale. Sinon, « les peuples pauvres restent toujours pauvres, et les riches deviennent toujours plus riches ».754


365 Une solidarité adaptée à l'ère de la mondialisation requiert la défense des droits de l'homme. À cet égard, le Magistère souligne: « La perspective d'une autorité publique internationale au service des droits humains, de la liberté et de la paix, ne s'est pas encore entièrement réalisée, mais il faut malheureusement constater les fréquentes hésitations de la communauté internationale concernant le devoir de respecter et d'appliquer les droits humains. Ce devoir concerne tous les droits fondamentaux et ne laisse pas de place pour des choix arbitraires qui conduiraient à des formes de discrimination et d'injustice. En même temps, nous sommes témoins de l'accroissement d'un écart préoccupant entre une série de nouveaux “droits” promus dans les sociétés technologiquement avancées et des droits humains élémentaires qui ne sont pas encore respectés, surtout dans des situations de sous-développement: je pense, par exemple, au droit à la nourriture, à l'eau potable, au logement, à l'autodétermination et à l'indépendance ».755


366 L'extension de la mondialisation doit être accompagnée d'une prise de conscience plus mûre, de la part des organisations de la société civile, des nouveaux devoirs auxquels elles sont appelées au niveau mondial. Grâce aussi à une action déterminée de ces organisations, il sera possible de situer l'actuel processus de croissance de l'économie et de la finance à l'échelle planétaire dans un horizon garantissant un respect effectif des droits de l'homme et des peuples, ainsi qu'une répartition équitable des ressources, à l'intérieur de chaque pays et entre les différents pays: « La liberté des échanges n'est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale ».756

Une attention particulière doit être accordée aux spécificités locales et aux diversités culturelles, qui risquent d'être compromises par les processus économiques et financiers en cours: « La mondialisation ne doit pas être un nouveau type de colonialisme. Elle doit respecter la diversité des cultures qui, au sein de l'harmonie universelle des peuples, constituent une clé d'interprétation de la vie. En particulier, elle ne doit pas priver les pauvres de ce qui leur reste de plus précieux, y compris leurs croyances et leurs pratiques religieuses, étant donné que les convictions religieuses authentiques expriment la manifestation la plus vraie de la liberté humaine ».757


367 À l'époque de la mondialisation, il faut souligner avec force la solidarité entre les générations: « Auparavant, la solidarité entre les générations était dans de nombreux pays une attitude naturelle de la part de la famille; elle est aussi devenue un devoir de la communauté ».758Il est bon que cette solidarité continue d'être poursuivie dans les communautés politiques nationales, mais aujourd'hui le problème se pose aussi pour la communauté politique globale, afin que la mondialisation ne se réalise pas au détriment des plus nécessiteux et des plus faibles. La solidarité entre les générations exige que, dans la planification globale, on agisse selon le principe de la destination universelle des biens, qui rend moralement illicite et économiquement contre-productif de décharger les coûts actuels sur les générations futures: moralement illicite signifie ne pas assumer les responsabilités nécessaires, et économiquement contreproductif parce que la réparation des dommages coûte davantage que la prévention. Ce principe doit être appliqué surtout — bien que pas seulement — dans le domaine des ressources de la terre et de la sauvegarde de la création, lequel est rendu particulièrement délicat par la mondialisation, qui concerne toute la planète, conçue comme un unique écosystème.759

b) Le système financier international


368 Les marchés financiers ne sont certes pas une nouveauté de notre époque: depuis longtemps déjà, sous diverses formes, ils se sont chargés de répondre à l'exigence de financer des activités productives. L'expérience historique atteste qu'en l'absence de systèmes financiers adéquats, aucune croissance économique n'aurait eu lieu. Les investissements à large échelle, typiques des économies modernes de marché, n'auraient pas été possibles sans le rôle fondamental d'intermédiaire joué par les marchés financiers, qui a permis notamment d'apprécier les fonctions positives de l'épargne pour le développement complexe du système économique et social. Si la création de ce que l'on a qualifié de « marché global des capitaux » a entraîné des effets bénéfiques, grâce à une plus grande mobilité des capitaux permettant aux activités productives d'avoir plus facilement des ressources disponibles, la mobilité accrue a par ailleurs fait augmenter aussi le risque de crises financières. Le développement de la finance, dont les transactions ont largement surpassé en volume les transactions réelles, risque de suivre une logique toujours plus autopréférentielle, sans lien avec la base réelle de l'économie.


369 Une économie financière qui est une fin en soi est destinée à contredire ses finalités, car elle se prive de ses propres racines et de sa propre raison constitutive, et par là de son rôle originel et essentiel de service de l'économie réelle et, en définitive, de développement des personnes et des communautés humaines. Le cadre d'ensemble apparaît encore plus préoccupant à la lumière de la configuration fortement asymétrique qui caractérise le système financier international: les processus d'innovation et de déréglementation des marchés financiers tendent en effet à ne se consolider que dans certaines parties du globe. Ceci est une source de graves préoccupations de nature éthique, car les pays exclus de ces processus, bien que ne jouissant pas des bénéfices produits par ceux-ci, ne sont toutefois pas à l'abri d'éventuelles conséquences négatives de l'instabilité financière sur leurs systèmes économiques réels, surtout s'ils sont fragiles ou si leur développement est en retard.760

L'accélération imprévue de processus tels que l'énorme accroissement de la valeur des portefeuilles administrés par les institutions financières et la prolifération rapide de nouveaux instruments financiers sophistiqués rend on ne peut plus urgent de trouver des solutions institutionnelles capables de favoriser réellement la stabilité du système, sans en réduire les potentialités ni l'efficacité. Il est indispensable d'introduire un cadre normatif permettant de protéger cette stabilité dans la complexité de tous ses éléments, d'encourager la concurrence entre les intermédiaires et d'assurer la plus grande transparence au profit des investisseurs.

c) Le rôle de la communauté internationale à l'ère de l'économie globale


370 La perte par les acteurs étatiques de leur rôle central doit coïncider avec un plus grand engagement de la communauté internationale dans l'exercice d'un rôle décisif sur le plan économique et financier. En effet, une conséquence importante du processus de mondialisation consiste dans la perte progressive d'efficacité de l'État-nation dans la conduite des dynamiques économiques et financières nationales. Les gouvernements des différents pays voient leur action dans le domaine économique et social toujours plus fortement conditionnée par les attentes des marchés internationaux des capitaux et par les requêtes toujours plus pressantes de crédibilité provenant du monde financier. À cause des nouveaux liens entre les opérateurs globaux, les mesures traditionnelles de défense des États apparaissent condamnées à l'échec et, face aux nouvelles aires de la compétition, la notion même de marché national passe au second plan.


371 Plus le système économique et financier mondial atteint des niveaux élevés de complexité fonctionnelle et d'organisation, plus le devoir de réguler ces processus apparaît prioritaire, pour les finaliser à la poursuite du bien commun de la famille humaine. L'exigence apparaît clairement de voir, à côté des États-nations, la communauté internationale assumer cette fonction délicate, à l'aide d'instruments politiques et juridiques adéquats et efficaces.

Il est donc indispensable que les institutions économiques et financières internationales sachent trouver des solutions institutionnelles plus appropriées et qu'elles élaborent les stratégies d'action les plus opportunes afin d'orienter un changement qui, s'il était subi passivement et livré à lui-même, provoquerait des résultats dramatiques surtout au détriment des couches les plus faibles et sans défense de la population mondiale.

Au sein des Organismes internationaux, les intérêts de la grande famille humaine doivent être représentés de manière équitable; il est nécessaire que ces institutions « en évaluant les conséquences de leurs décisions, (...) tiennent toujours dûment compte des peuples et des pays qui ont peu de poids sur le marché international mais qui concentrent en eux les besoins les plus vifs et les plus douloureux, et ont besoin d'un plus grand soutien pour leur développement ».761


372 La politique aussi, tout comme l'économie, doit savoir étendre son rayon d'action au-delà des frontières nationales, en acquérant rapidement une dimension opérationnelle mondiale pouvant lui permettre d'orienter les processus en cours à la lumière de paramètres non seulement économiques, mais aussi moraux. L'objectif de fond sera de guider ces processus en garantissant le respect de la dignité de l'homme et le développement complet de sa personnalité en vue du bien commun.762 Remplir cette tâche comporte la responsabilité d'accélérer la consolidation des institutions existantes, ainsi que la création de nouveaux organes auxquels confier cette responsabilité.763 De fait, le développement économique peut être durable s'il se réalise au sein d'un cadre clair et défini de normes et d'un vaste projet de croissance morale, civile et culturelle de l'ensemble de la famille humaine.

d) Un développement intégral et solidaire


373 Une des tâches fondamentales des acteurs de l'économie internationale est d'atteindre un développement intégral et solidaire pour l'humanité, c'est-à-dire de « promouvoir tout homme et tout l'homme ».764 Cette tâche exige une conception de l'économie qui garantisse, au niveau international, la distribution équitable des ressources et réponde à la conscience de l'interdépendance — économique, politique et culturelle — qui unit désormais de façon définitive les peuples entre eux et fait qu'ils se sentent liés par un unique destin.765 Les problèmes sociaux revêtent toujours plus une dimension planétaire. Aucun État ne peut plus les affronter ni les résoudre tout seul. Les générations actuelles touchent du doigt la nécessité de la solidarité et ressentent concrètement le besoin de surmonter la culture individualiste.766 De façon toujours plus diffuse, l'exigence se fait sentir de modèles de développement qui ne prévoient pas seulement « d'élever tous les peuples au niveau dont jouissent aujourd'hui les pays les plus riches, mais de construire, par un travail solidaire, une vie plus digne, de faire croître réellement la dignité et la créativité de chaque personne, sa capacité de répondre à sa vocation et donc à l'appel de Dieu ».767


374 Un développement plus humain et solidaire bénéficiera aussi aux pays riches eux-mêmes.Ceux-ci ressentent « souvent une sorte d'égarement existentiel, une incapacité à vivre et à profiter justement du sens de la vie, même dans l'abondance des biens matériels; une aliénation et une perte de la propre humanité chez de nombreuses personnes, qui se sentent réduites au rôle d'engrenages dans le mécanisme de la production et de la consommation et ne trouvent pas le moyen d'affirmer leur propre dignité d'hommes, faits à l'image et à la ressemblance de Dieu ».768 Les pays riches ont démontré qu'ils avaient la capacité de créer du bien-être matériel, mais souvent au détriment de l'homme et des couches sociales les plus faibles: « On ne peut ignorer que les frontières de la richesse et de la pauvreté passent à l'intérieur des sociétés elles-mêmes, qu'elles soient développées ou en voie de développement. En effet, de même qu'il existe des inégalités sociales allant jusqu'au niveau de la misère dans des pays riches, parallèlement, dans les pays moins développés on voit assez souvent des manifestations d'égoïsme et des étalages de richesses aussi déconcertants que scandaleux ».769

e) La nécessité d'une grande oeuvre éducative et culturelle


375 Pour la doctrine sociale, l'économie « n'est qu'un aspect et une dimension dans la complexité de l'activité humaine. Si elle devient un absolu, si la production et la consommation des marchandises finissent par occuper le centre de la vie sociale et deviennent la seule valeur de la société, soumise à aucune autre, il faut en chercher la cause non seulement et non tant dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s'est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services ».770 La vie de l'homme, de même que la vie sociale de la collectivité, ne peut être réduite à une dimension matérialiste, même si les biens matériels sont extrêmement nécessaires tant pour des finalités purement de survie que pour l'amélioration du niveau de vie: « Accroître le sens de Dieu et la connaissance de soi-même est à la base de tout développement complet de la société humaine ».771


376 Face à l'avancée rapide du progrès technique et économique et aux transformations tout aussi rapides des processus de production et de consommation, le Magistère ressent l'exigence de proposer une grande oeuvre éducative et culturelle: « La demande d'une existence plus satisfaisante qualitativement et plus riche est en soi légitime. Mais on ne peut que mettre l'accent sur les responsabilités nouvelles et sur les dangers liés à cette étape de l'histoire. (...) Quand on définit de nouveaux besoins et de nouvelles méthodes pour les satisfaire, il est nécessaire qu'on s'inspire d'une image intégrale de l'homme qui respecte toutes les dimensions de son être et subordonne les dimensions physiques et instinctives aux dimensions intérieures et spirituelles. (...) La nécessité et l'urgence apparaissent donc d'un vaste travail éducatif et culturel qui comprenne l'éducation des consommateurs à un usage responsable de leur pouvoir de choisir, la formation d'un sens aigu des responsabilités chez les producteurs, et surtout chez les professionnels des moyens de communication sociale, sans compter l'intervention nécessaire des pouvoirs publics ».772

HUITIÈME CHAPITRE


LA COMMUNAUTÉ POLITIQUE


I. ASPECTS BIBLIQUES


a) La seigneurie de Dieu


377 Le peuple d'Israël, dans la phase initiale de son histoire, n'a pas de roi, comme les autres peuples, car il ne reconnaît que Yahvé pour Seigneur. C'est Dieu qui intervient dans l'histoire à travers des hommes charismatiques, comme en témoigne le Livre des Juges. Au dernier de ces hommes, Samuel, prophète et juge, le peuple demandera un roi (cf. 1S 8,5 1S 10,18-19). Samuel met en garde les Israélites quant aux conséquences d'un exercice despotique de la royauté (cf. 1S 8,11-18); toutefois, le pouvoir royal peut aussi être expérimenté comme un don de Yahvé qui vient au secours de son peuple (cf. 1S 9,16). À la fin, Saül recevra l'onction royale (cf. 1S 10,1-2). Cette affaire met en évidence les tensions qui amenèrent Israël à une conception de la royauté différente de celle des peuples voisins: le roi, choisi par Yahvé (cf. Dt Dt 17,15 1S 9,16) et consacré par lui (cf. 1S 16,12-13), sera considéré comme son fils (cf. Ps Ps 2,7) et devra rendre visible sa seigneurie et son dessein de salut (cf. Ps Ps 72). Il devra donc se faire le défenseur des pauvres et assurer au peuple la justice: les dénonciations des prophètes seront dirigées précisément contre les manquements des rois (cf. 1R 21 Is Is 10,1-4 Am Am 2,6-8 Am 8,4-8 Mi Mi 3,1-4).


378 Le prototype du roi choisi par Yahvé est David, dont le récit biblique souligne avec satisfaction l'humble condition (1S 16,1-13). David est le dépositaire de la promesse (cf. 2S 7,13-16 Ps Ps 89,2-38 Ps 132,11-18), qui fait de lui l'initiateur d'une tradition royale spéciale, la tradition « messianique ». En dépit de tous les péchés et de toutes les infidélités de David, celle-ci culmine en Jésus-Christ, l'« oint de Yahvé » (c'est-à-dire « consacré du Seigneur »: cf. 1S 2,35 1S 24,7 1S 24,11 1S 26,9 1S 26,16 cf. aussi Ez 1S 30,22-32) par excellence, fils de David (cf. les deux généalogies en Mt 1, 1-17 et Lc Lc 3,23-38 cf. aussi Rm Lc 1,3).

L'échec de la royauté sur le plan historique ne conduira pas à la disparition de l'idéal d'un roi qui, dans la fidélité à Yahvé, gouverne avec sagesse et agit avec justice. Cette espérance réapparaît plusieurs fois dans les Psaumes (cf. Ps Ps 2 Ps 18 Ps 20 Ps 21 Ps 72). Dans les oracles messianiques, on attend pour le temps eschatologique la figure d'un roi habité par l'Esprit du Seigneur, rempli de sagesse et en mesure de rendre justice aux pauvres (cf. Is Is 11,2-5 Jr Jr 23,5-6). Vrai pasteur du peuple d'Israël (cf. Ez Ez 34,23-24 Ez 37,24), il apportera la paix aux nations (cf. Za 9,9-10). Dans la littérature sapientielle, le roi est présenté comme celui qui rend des jugements justes et abhorre l'iniquité (cf. Pr Pr 16,12), qui juge les pauvres avec justice (cf. Pr Pr 29,14) et est l'ami de l'homme au coeur pur (cf. Pr Pr 22,11). Peu à peu, l'annonce devient plus explicite de ce que les Évangiles et les autres textes du Nouveau Testament voient réalisé en Jésus de Nazareth, incarnation définitive de la figure du roi décrite dans l'Ancien Testament.

b) Jésus et l'autorité politique


379 Jésus refuse le pouvoir oppresseur et despotique des chefs sur les Nations (cf. Mc Mc 10,42)et leur prétention de se faire appeler bienfaiteurs (cf. Lc Lc 22,25), mais il ne conteste jamais directement les autorités de son temps. Dans la diatribe sur l'impôt à payer à César (cf. Mc Mc 12,13-17 Mt Mt 22,15-22 Lc Lc 20,20-26), il affirme qu'il faut donner à Dieu ce qui est à Dieu, en condamnant implicitement toute tentative de divinisation et d'absolutisation du pouvoir temporel: seul Dieu peut tout exiger de l'homme. En même temps, le pouvoir temporel a droit à ce qui lui est dû: Jésus ne considère pas l'impôt à César comme injuste.

Jésus, le Messie promis, a combattu et a vaincu la tentation d'un messianisme politique, caractérisé par la domination sur les Nations (cf. Mt Mt 4,8-11 Lc Lc 4,5-8). Il est le Fils de l'homme venu « pour servir et donner sa vie » (Mc 10,45 cf. Mt Mt 20,24-28 Lc Lc 22,24-27). À ses disciples qui débattent sur qui est le plus grand, le Seigneur enseigne à devenir les derniers et à se faire les serviteurs de tous (cf. Mc Mc 9,33-35), en indiquant à Jacques et Jean, fils de Zébédée, qui ambitionnent de s'asseoir à sa droite, le chemin de la croix (cf. Mc Mc 10,35-40 Mt Mt 20,20-23).

c) Les premières communautés chrétiennes


380 La soumission — non par passivité mais pour des raisons de conscience (cf. Rm Rm 13,5) —au pouvoir constitué répond à l'ordre établi par Dieu. Saint Paul définit les rapports et les devoirs des chrétiens vis-à-vis des autorités (cf. Rm Rm 13,1-7). Il insiste sur le devoir civique de payer les impôts: « Rendez à chacun ce qui lui est dû: à qui l'impôt, l'impôt; à qui les taxes, les taxes; à qui la crainte, la crainte; à qui l'honneur, l'honneur » (Rm 13,7). L'Apôtre n'entend certes pas légitimer tout pouvoir mais plutôt aider les chrétiens à « avoir à coeur ce qui est bien devant tous les hommes » (Rm 12,17), même dans les rapports avec l'autorité, dans la mesure où celle-ci est au service de Dieu pour le bien de la personne (cf. Rm Rm 13,4 1Tm 2,1-2 Tt Tt 3,1) et « pour faire justice et châtier qui fait le mal » (Rm 13,4).

Saint Pierre exhorte les chrétiens à être « soumis à cause du Seigneur à toute institution humaine » (1P 2,13). Le roi et ses gouverneurs ont le devoir de « punir ceux qui font le mal et féliciter ceux qui font le bien » (1P 2,14). Leur autorité doit être « honorée » (cf. 1P 2,17), c'est-à-dire reconnue, car Dieu exige un comportement droit, qui ferme « la bouche à l'ignorance des insensés » (1P 2,15). La liberté ne peut pas être utilisée pour couvrir sa propre malice, mais pour servir Dieu (cf. 1P 2,16). Il s'agit alors d'une obéissance libre et responsable à une autorité qui fait respecter la justice, en assurant le bien commun.


381 La prière pour les gouvernants, recommandée par saint Paul durant les persécutions, indique explicitement ce que l'autorité politique doit garantir: une vie calme et tranquille, à passer en toute piété et dignité (cf. 1Tm 2,1-2). Les chrétiens doivent « être prêts à toute bonne oeuvre » (Tt 3,1), et « témoigner à tous les hommes une parfaite douceur » (Tt 3,2), conscients d'avoir été sauvés non pour leurs oeuvres, mais par la miséricorde de Dieu. Sans « le bain de la régénération et de la rénovation en l'Esprit Saint, [que Dieu] a répandu sur nous à profusion, par Jésus-Christ notre Sauveur » (Tt 3,5-6), tous les hommes sont « des insensés, des rebelles, des égarés, esclaves d'une foule de convoitises et de plaisirs, vivant dans la malice et l'envie, odieux et [se] haïssant les uns les autres » (Tt 3,3). Il ne faut pas oublier la misère de la condition humaine, marquée par le péché et rachetée par l'amour de Dieu.


382 Quand le pouvoir humain sort des limites de l'ordre voulu par Dieu, il s'auto-divinise et demande la soumission absolue; il devient alors la Bête de l'Apocalypse, image du pouvoir impérial persécuteur, ivre « du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus » (Ap 17,6). La Bête a, à son service, le « faux prophète » (Ap 19,20) qui pousse les hommes à l'adorer grâce à des prodiges qui séduisent. Cette vision désigne prophétiquement tous les pièges utilisés par Satan pour gouverner les hommes, en s'insinuant dans leur esprit par le mensonge. Mais le Christ est l'Agneau Vainqueur de tout pouvoir qui s'absolutise au cours de l'histoire humaine. Face à ce pouvoir, saint Jean recommande la résistance des martyrs: de la sorte, les croyants témoignent que le pouvoir corrompu et satanique est vaincu, car il n'a plus aucun ascendant sur eux.


383 L'Église annonce que le Christ, vainqueur de la mort, règne sur l'univers qu'il a lui-même racheté. Son règne s'étend aussi dans le temps présent, et ne prendra fin que lorsque tout aura été remis au Père et que l'histoire humaine s'accomplira par le jugement dernier(cf. 1Co 15,20-28). Le Christ révèle à l'autorité humaine, toujours tentée par la domination, sa signification authentique et achevée de service. Dieu est le Père unique et le Christ le seul maître de tous les hommes, qui sont frères. La souveraineté appartient à Dieu. Toutefois, le Seigneur « n'a pas voulu retenir pour Lui seul l'exercice de tous les pouvoirs. Il remet à chaque créature les fonctions qu'elle est capable d'exercer, selon les capacités de sa nature propre. Ce mode de gouvernement doit être imité dans la vie sociale. Le comportement de Dieu dans le gouvernement du monde, qui témoigne de si grands égards pour la liberté humaine, devrait inspirer la sagesse de ceux qui gouvernent les communautés humaines. Ils ont à se comporter en ministres de la providence divine ».773

Le message biblique inspire sans cesse la pensée chrétienne sur le pouvoir politique, en rappelant qu'il jaillit de Dieu et qu'il fait partie intégrante de l'ordre qu'il a créé. Cet ordre est perçu par les consciences et se réalise, dans la vie sociale, à travers la vérité, la justice, la liberté et la solidarité qui procurent la paix.774


Compendium Doctrine sociale 358