Chrysostome sur 1Co 200

HOMÉLIE II. JE RENDS GRACES SANS CESSE A MON DIEU POUR VOUS, A RAISON DE LA GRACE DE DIEU (1,4-9)

200 QUI VOUS A ÉTÉ ACCORDÉE DANS LE CHRIST JÉSUS, PARCE QUE VOUS AVEZ ÉTÉ ENRICHIS EN LUI EN TOUTES CHOSES. (1Co 1,4-9)


303 ANALYSE.

1 Il faut rendre à Dieu des actions de grâce.
2. L'apôtre ne se lassé pas de nommer Jésus-Christ au commencement de cette Epître pour mieux inculquer aux Corinthiens cette vérité que pour ce qui concerne le salut et la vie éternelle tout procède de Jésus-Christ et rien des hommes.
3. Que les pécheurs n'ont aucune excuse devant Dieu pour pallier leurs désordres. — Que Dieu de sa part a tout fait pour nous exciter à bien vivre. — Réfutation des vains raisonnements des impies.

201 Ce qu'il engage les autres à faire, en disant « Que vos prières montent vers Dieu en actions de grâce », il le faisait lui-même, nous apprenant à commencer toujours par des paroles de ce genre, et à rendre grâces à Dieu avant tout. Car rien n'est plus agréable à Dieu que de nous voir reconnaissants pour nous-mêmes et pour les autres; Aussi est-ce la première pensée qu'il met en tête de presque toutes ses lettres; mais ici c'était encore plus nécessaire qu'ailleurs. En effet, celui qui remercie sent le bienfait qu'il a reçu, et rend grâce pour grâce. Mais la grâce n'est point une dette, ni un retour, ni une récompense : ce qu'il fallait dire partout, mais surtout aux Corinthiens, qui s'attachaient avidement à ceux qui déchiraient l'Eglise. « A mon Dieu ». Dans l'abondance de son amour, il s'empare, pour ainsi dire, du bien commun, et se J'approprie : Ainsi avaient coutume de faire les prophètes : « Dieu, mon Dieu » ; et il les exhorte à adopter ce langage. En effet, celui qui le tient se dégage de toutes les choses humaines, et va vers celui qu'il invoque avec une grande affection: C'est proprement le langage de l'homme qui s'élève des choses d'ici-bas vers Dieu, le préfère à tout et partout, te remercie perpétuellement non-seulement de la grâce qui lui a déjà été donnée, mais encore du bien qui a pu s'ensuivre, et lui en rend également gloire. Voilà pourquoi il ne dit pas simplement : « Je rends grâces », mais : « Je rends grâces toujours pour vous», leur apprenant par là à toujours rendre grâces, mais à Dieu seul.

« A raison de la grâce de Dieu ». Voyez-vous comme il les redresse en tout sens? Car qui dit grâce ne parle pas d'oeuvres, et qui dit oeuvres ne parle pas de grâce. Si donc c'est de grâce qu'il s'agit, pourquoi vous enorgueillissez-vous? De quoi vous enflez vous? « Qui vous a été donnée ». Et par qui ?Est-ce par moi ou par un autre apôtre? Nullement, mais par Jésus-Christ; car c'est là le sens de ces mots : « Dans le Christ Jésus ». Voyez comme il dit trouvent « dans » au lieu de « par » ; l'un n'a donc pas moins de force que l'autre. « Parce que vous avez été enrichis en tout ». Encore une fois, par qui? « En lui », ajoute-t-il. Et vous n'avez pas simplement été enrichis, mais enrichis « en tout ». Si donc il y a richesse, et richesse de Dieu, et en tout, et par le Fils unique, voyez quel ineffable trésor ! « En toute parole et en toute science » ; en toute parole non du dehors, mais de Dieu. Car il y a une science sans parole et une parole sans science; beaucoup en effet ont la connaissance, mais n'ont point la parole, comme les hommes sans lettres, par exemple, qui ne peuvent exprimer clairement ce qu'ils ont dans l'esprit. Vous n'êtes point de ce (364) nombre, dit-il, car vous pouvez penser et parler.

« Comme le témoignage du Christ a été confirmé en vous ». Tout en ne paraissant occupé que de louanges et d'actions de grâces, il ne laisse pas que de leur adresser d'assez vives remontrances. Ce n'est point, leur dit-il, par la philosophie du dehors, ni par la science du dehors, mais par la grâce de Dieu, par ses richesses, sa science, et la parole qui vous a été donnée de sa part, que vous avez pu recevoir les enseignements de la vérité et être confirmés dans le témoignage du Seigneur, c'est-à-dire, dans la prédication. Car vous avez eu beaucoup de signes, beaucoup de miracles, une grâce ineffable pour recevoir la prédication. Si donc vous avez été confirmés par les signes et par la grâce, pourquoi chancelez-vous? Ce langage est tout à la fois celui du reproche et de la prévenance. « En sorte que rien ne vous manque en aucune grâce ». Ici une grave question se présente : A savoir comment des hommes enrichis en toute parole, en sorte que rien ne leur manque en aucune grâce, peuvent être charnels ? Car s'ils étaient tels au commencement, ils le sont beaucoup plus maintenant. Comment donc les appelle-t-il charnels? « Je n'ai pas pu », leur dit-il, « vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels ». (
1Co 3,1) Que répondre à cela? C'est qu'ayant cru dès le commencement, et ayant reçu des grâces de toutes sortes, pour lesquelles ils avaient d'abord un grand zèle, ils sont ensuite relâchés; ou, si ce n'est pas cela, il faut dire que ces divers passages ne s'adressent pas à tous, mais qu'il y en a pour ceux qui étaient dignes de blâme, et d'autres pour ceux qui étaient dignes de louanges. La preuve qu'ils avaient encore des grâces, est dans ces mots : « L'un a le don de la louange, l'autre celui de la révélation, l'autre celui des langues, l'autre celui de l'interprétation; que tout soit pour l'édification » (1Co 14,26) ; et encore : « Que deux ou trois prophètes parlent ». On peut aussi répondre que l'apôtre a suivi l'usage commun qui consiste à donner le nom du tout à la plus grande partie. De plus, je pense qu'il fait ici allusion à lui-même, aux signes qu'il leur a fait voir. Selon ce qu'il leur dit dans sa seconde épître: « Les signes de l'apôtre se sont produits au milieu de vous en toute patience » ; et encore : « Qu'avez-vous eu de moins que les autres églises? » (2Co 12,12-13) Ou, comme je le disais, il rappelle ses propres actions, ou il s'adresse à ceux qui étaient encore dignes de louange. Car il y avait encore à Corinthe beaucoup de saints qui s'étaient voués au ministère des saints, et devinrent les premiers de l'Achaïe, comme il l'indique à la fin de sa lettre (1).

Au reste les éloges, quand même ils ne seraient pas entièrement conformes à la vérité, s'emploient cependant avec prudence, pour préparer la voie au discours. Car, dire dès l'abord des choses désagréables, c'est se fermer pour le reste l'oreille des faibles,, si en effet les auditeurs sont des égaux, ils s'irriteront; s'ils sont de beaucoup inférieurs, ils s'attristeront. Pour éviter ces inconvénients, l'apôtre place -au début une sorte d'éloges. Au fond ce n'est point leur éloge, mais celui de la grâce de Dieu; car si leurs péchés ont été remis, s'ils ont été justifiés, c'est l'effet du don d'en-haut. C'est pourquoi il insiste sur les preuves de la bonté de Dieu, afin de mieux guérir leur maladie.

« Attendant la révélation de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Pourquoi vous agiter, leur dit-il, pourquoi vous troubler, parce que Jésus-Christ n'est pas là? Il y est, et son jour est proche. Voyez comme il est sage! Comment, après les avoir détachés des choses humaines, il les épouvante en leur rappelant le terrible tribunal, et en leur montrant qu'il ne suffit pas de bien commencer, mais qu'il faut aussi bien finir. Car après tant de grâces et tant de vertus, il est besoin de se souvenir de ce jour suprême, et pour arriver heureusement au terme, bien des travaux sont nécessaires.

202 2. Il emploie le mot de révélation pour montrer que, quoique encore invisible, elle existe pourtant, qu'elle est présente, et qu'elle aura lieu un jour. Il faut donc de la patience; et c'est pour vous affermir que vous avez reçu des prodiges. « Qui vous conservera fermes et irréprochables jusques à la fin ». Ici il semble les flatter ; en réalité cependant, ce n'est point une flatterie; car il sait bien les toucher sensiblement, comme quand il leur dit: « Quelques-uns se sont enflés, comme si je ne devais point venir parmi vous ». Et encore, « Que voulez-vous? Que j'aille à vous

1. Ch. 16,15.

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avec la verge, ou en esprit de charité et de mansuétude?» (
1Co 4,18-21) Et encore « Cherchez-vous à mettre à l'épreuve le Christ qui parle en moi?» (2Co 13,3) Du reste, il les accuse implicitement quand il emploie ces termes : «Il vous confirmera », et celui-ci: « Irréprochables », puisqu'il fait voir par là qu'ils sont encore flottants et non exempts de péché. Mais considérez comme il les rattache sans cesse au nom du Christ, ne faisant mention d'aucun homme, d'aucun apôtre, d'aucun maître, mais toujours de ce bien-aimé, dans le but, dirait-on; de les guérir d'une sorte d'ivresse. En effet, dans aucune autre de ses épîtres, on ne voit tant de fois paraître le nom du Christ; ici on le lit plusieurs fois en quelques versets, et il forme en quelque sorte tout le préambule. Relisez en effet dès le commencement: « Paul, appelé apôtre de Jésus-Christ, c à ceux qui sont sanctifiés en Jésus-Christ, qui invoquent le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; grâce et paix à vous de la part de Dieu le Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je remercie mon Dieu de la grâce qui vous a été accordée dans le Christ Jésus comme le témoignage de Jésus-Christ a été confirmé en vous : attendant la révélation de Notre-Seigneur Jésus-Christ : qui vous rendra fermes et irrépréhensibles au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ: Il est fidèle, le Dieu par qui vous avez été appelés en société de Jésus-Christ son Fils, Notre-Seigneur. Je vous supplie par le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Voyez-vous cette insistance à répéter le nom de Jésus-Christ? Les moins intelligents peuvent comprendre clairement qu'il n'agit point ici sans raison et au hasard, mais que, par la répétition de ce beau nom, il cherche à guérir leur enflure et à les purger du poison de la maladie.

« Il est fidèle, le Dieu par qui vous avez été appelés en société de son Fils ». Oh ! quelle grande chose il exprime là ! Quel don magnitique ! Vous avez été appelés en société du Fils unique, et vous vous livrez à des hommes ! Quelle misère est plus grande que la vôtre ! Et comment avez-vous été appelés? Par le Père. Comme souvent, en parlant du Fils, il avait dit « par lui » et « en lui », de peur qu'ils ne crussent que le Père lui était inférieur, c'est le Père qu'il mentionne ici. Ce n'est point, dit-il, par un tel ou par un tel, mais par le Père que vous avez été appelés, par lui que vous avez été enrichis. Encore une fois, vous avez été appelés, vous n'êtes point venus de vous-mêmes. Mais que veut dire ceci : « En société de son Fils? » Ecoutez-le s'expliquant plus clairement ailleurs : « Si nous persévérons, nous régnerons ensemble; « si nous mourons ensemble, nous vivrons ensemble ». (2Tm 2,11-12) Ensuite comme il a avancé une grande chose, il en donne une preuve certaine, irréfragable, en disant : « Dieu est fidèle », c'est-à-dire vrai. Or, si Dieu est vrai, il tiendra sa promesse, et il nous a promis de nous associer à son Fils unique; c'est même pour cela qu'il nous a appelés; et ses dons et ses grâces sont sans repentir, aussi bien que sa vocation. Et il place tout cela au début de son discours, de peur que des reproches trop vifs ne les jettent dans le désespoir. Car tout ce que Dieu a dit s'accomplira, à moins que nous ne soyons absolument rebelles, comme les Juifs qui, étant appelés, refusèrent les biens offerts.

Et ceci n'était point imputable à Celui qui les avait appelés, mais à leur ingratitude: car lui voulait réellement donner; eux, en ne voulant point accepter, se perdirent eux-mêmes. S'il les eût appelés à quelque chose de difficile et de pénible, encore qu'ils eussent été inexcusables de s'y refuser, du moins auraient-ils eu quelque prétexte. Mais quand ils sont appelés à la purification, à la justice, à la sanctification, à la rédemption, à la grâce, au don, à des biens tout prêts que l'oeil n'a pas vus, que l'oreille n'a pas entendus, et que c'est un Dieu qui les appelle et qui les appelle par lui : Quel pardon peuvent-ils espérer, s'ils n'accourent avec empressement? Qu'on se garde donc d'accuser Dieu d'infidélité ne vient pas de lui, mais de ceux qui résistent. On d ira peut-être : Il fallait les amener malgré eux. Non certes : Dieu ne force personne, il n'impose aucune nécessité. Amène-t-on, malgré eux et enchaînés, ceux qu'on invite aux honneurs, aux couronnes, aux festins, aux solennités? Jamais; ce serait leur faire injure. Il envoie malgré eux les réprouvés en enfer; il n'appelle au royaume que des hommes de bonne volonté; il précipite dans le feu les victimes liées et hurlant de désespoir; mais il agit autrement avec ceux qu'il appelle à ses biens infinis ; car il rendrait ces biens odieux, s'ils n'étaient de telle nature qu'on coure à (306) eux avec un empressement volontaire et une vive reconnaissance.

203 3. Mais pourquoi, direz-vous, tous ne les acceptent-ils pas? A cause de leur infirmité propre. Mais pourquoi ne guérit-il pas cette infirmité? Eh ! quel moyen fallait-il employer, dites-moi ? N'a-t-il pas fait la création pour manifester sa bouté et sa puissance? « Les cieux », est-il dit, « racontent la gloire de Dieu ». (Ps 18,2) N'a-t-il pas envoyé des prophètes? N'a-t-il pas appelé, prodigué les hommes? N'a-t-il pas fait des prodiges? N'a-t-il pas donné la loi écrite et naturelle? N'a-t-il pas envoyé son Fils? N'a-t-il pas envoyé des apôtres? N'a-t-il pas opéré des signes? N'a-t-il pas menacé de l'enfer? N'a-t-il pas promis son royaume? Ne fait-il pas chaque jour lever son soleil? N'a-t-il pas rendu ses commandements si doux, si faciles, qu'un grand nombre les dépassent par la force de leur sagesse ? « Qu'ai-je dû faire à ma vigne, que je n'aie pas fait? » (Is 5,4)

Mais pourquoi, ajoutera-t-on, ne pas nous rendre la science et la vertu naturelles? Qui dit cela? Est-ce le grec où le chrétien? Tous les deux, mais sans porter sur le même point: car l'un réclame pour la science; l'autre pour la conduite de la vie. Répondons d'abord à celui qui est des nôtres : car je m'intéresse moins à ceux du dehors qu'aux membres de notre famille. Que dit donc le chrétien ? Qu'il fallait nous donner la science de la vertu. Il nous l'a donnée : autrement, comment connaîtrions-nous ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter? D'où viennent les lois et les tribunaux? — Mais c'est la pratique même, et pas seulement la science, qu'il devait nous donner. — Auriez-vous mérité une récompense, si Dieu avait tout fait? Dites-moi : si le grec et vous commettez le même péché, serez-vous punis de la même manière ? Non certainement : Car vous avez la liberté qui procède de la science. Dites-moi. encore : Si quelqu'un vous disait que le grec et vous recueillerez le même fruit (le votre science, ne vous fâcherez-vous pas? J'en suis convaincu : Car vous direz que le grec pouvant trouver la science de lui-même, ne l'a pas voulu. Et s'il s'avisait de dire que Dieu devait nous donner la science naturellement, ne ririez-vous pas et ne lui diriez-vous pas: Pourquoi n'as-tu pas cherché? Pourquoi n'as-tu pas fait les mêmes efforts que moi ? Plein d'une grande confiance, vous ajouteriez : Qu'il est d'une extrême folie d'accuser Dieu de n'avoir pas rendu la science naturelle. Et vous diriez cela, parce que chez vous la science est saine et en bon état. Si votre vie eût été aussi bien réglée, vous n'auriez pas posé la question. Mais parce que vous êtes sans énergie pour la vertu, vous tenez ce lamage insensé. Pourquoi fallait-il que le bien se fit nécessairement ? Les animaux privés de raison auraient donc été nos émules en vertu? Car quelques-uns même l'emportent sur nous en tempérance.

J'aimerais mieux, dirait-on, être bon par nécessité et ne recevoir aucune récompense, que d'être méchant par volonté et être condamné à des châtiments et à des supplices. — Etre, vertueux par nécessité, est chose impossible. Si vous ignorez ce qu'il faut faire, dites-le, et nous vous répondrons ce qu'il faudra ; mais si vous savez que le libertinage est mauvais, pourquoi n'évitez-vous pas le mal ? — Je ne puis pas, dites-vous. Mais d'autres qui ont fait de bien plus grandes choses vous accuseront, et vous réduiront au silence par la surabondance de leur vertu. Peut-être ayant une femme, vous n'êtes pas chaste; et d'autres n'ayant pas de femmes, gardent une chasteté parfaite. Comment vous justifierez. vous de ne remplir point la stricte mesure, quand d'autres s'élancent. bien au delà?-thon tempérament n'est pas te même, direz-vous, ni ma volonté non plus. C'est parce que vous ne le voulez pas, et non parce que vous ne le pouvez pas ; car je vous démontre que tous sont capables de vertu. En effet, ce que quelqu'un ne peut pas faire, il ne le fera pas même sous l'influence de la nécessité ; et si celui qui n'agit pas peut agir sous la pression de la nécessité, ce n'est plus par volonté qu'il agit. Par exemple : voler et s'élever vers le ciel est chose absolument impossible à quiconque a un corps. Eh bien ! si un roi ordonnait de voler sous peine de mort, en disant: L'homme qui ne volera las sera massacré, ou jeté au feu, ou subira tout autre; supplice de ce genre;pourrait-on obéir ? Evidemment non ; car notre nature ne saurait s'y prêter. Mais si le prince faisait les mêmes ordonnances à propos de la chasteté, en décrétant, et avec justice, que tout libertin sera puni, brûlé, flagellé, torturé de mille manières; n'y en aurait-il pas un grand nombre qui se soumettraient à l'édit? — Non, direz-vous peut-être; car il y a déjà (307) une loi qui défend l'adultère, et tous ne s'y soumettent pas. Mais c'est parce qu'ils espèrent n'être pas connus, et non parce qu'ils n'ont que de faibles raisons de craindre; car si le législateur et le juge étaient présents au moment où ils vont commettre le mal, la crainte pourrait bien leur en ôter jusqu'au désir. Supposons même un châtiment moins grave, par exemple, la séparation d'une femme aimée et la prison : le libertin saurait bien se résigner sans trop de peine.

Gardons-nous donc de dire que l'homme est bon ou mauvais par nature : Car si cela était, le bon ne pourrait jamais devenir méchant, ni le méchant devenir bon. Et pourtant nous voyons des changements rapides, soit du bien au mal, soit du mal au bien. Et nous ne voyons pas seulement cela dans les Ecritures où, par exemple, les publicains deviennent apôtres et les disciples traîtres, où les femmes publiques deviennent chastes, où les larrons se convertissent, où les mages se prosternent en adoration, où les impies passent à des sentiments de piété, et cela tant dans le Nouveau que dans l'Ancien Testament ; mais chaque jour de tels faits arrivent sous nos yeux. Or si tout cela était naturel, aucun changement n'aurait lieu. Etant passibles par nature, pouvons-nous par aucun effort devenir impassibles? Ce qui est par nature, ne cessera jamais d'être tel. Jamais personne n'a pu passer du besoin de dormir à la faculté de ne pas dormir, ni de la corruption à l'incorruptibilité, ni s'affranchir du besoin de manger au point de n'avoir plus faim. Aussi ces nécessités ne sont point des crimes, et nous ne nous les reprochons jamais. Jamais personne n'a dit, en manière de blâme : O être passible ! ô être sujet à la corruption ! Mais nous reprochons l’adultère, la fornication ou d'autres semblables actions à ceux qui les commettent, et nous les traduisons, devant les juges pour être accusés et punis, ou honorés pour des faits contraires.

Quand donc, d'après la conduite que nous tenons les uns envers les autres, d'après les jugements que nous subissons, les lois que nous établissons, les reproches que notre conscience nous adresse même quand personne ne nous accuse, d'après ce fait que la négligence nous rend pires et la crainte meilleurs, et que nous en voyons d'autres se corriger et parvenir au faîte de la sagesse; quand, dis-je, d'après tout cela, il nous est démontré qu'il dépend de nous de faire le bien, pourquoi nous tromper nous-mêmes par de vaines excuses et de misérables prétextes, qui non-seulement ne nous obtiennent pas le pardon, mais nous préparent d'intolérables supplices, tandis que nous devrions avoir sans cesse devant les yeux le jour terrible, pratiquer la vertu et en récompense de légers travaux, recevoir des couronnes immortelles? Car ces raisonnements ne nous serviront à rien; ceux de nos frères qui auront mené une conduite opposée, condamneront tous les pécheurs : le miséricordieux, l'homme dur; le bon, le méchant; l'humble, l'orgueilleux ; le bienveillant, l'envieux ; le sage, l'ambitieux de vaine gloire ; le fervent, le lâche ; le chaste, le libertin. C'est ainsi que Dieu portera son jugement et formera deux ordres, dont l'un recevra des éloges et l'autre sera livré au supplice. Ah ! qu'aucun de ceux qui sont ici présents ne se trouve parmi ceux qu'attendent le châtiment et l'ignominie; mais bien au nombre des couronnés, destinés au royaume céleste ! Puissions-nous tous avoir ce bonheur par la, grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, en union avec le Père et le Saint-Esprit, la gloire, l'empire, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


HOMÉLIE III. OR, JE VOUS SUPPLIE, MES FRÈRES, PAR LE NOM DE JÉSUS-CHRIST NOTRE-SEIGNEUR, D'AVOIR TOUS UN MÊME LANGAGE, (1,10-17)

300
ET DE NE POINT SOUFFRIR DE SCHISMES PARMI VOUS, MAIS D'ÊTRE TOUS UNIS PARFAITEMENT DANS UN MÊME ESPRIT ET UN MÊME SENTIMENT. (
1Co 1,10-17)

308 ANALYSE.

1. Que les réprimandes doivent être préparées et amenées doucement et peu à peu.
2. Que saint Paul ne se préfère pas à saint Pierre.
3. Baptiser n'est pas une oeuvre dont on doive s'enorgueillir puisque tout le monde en est capable. — Prêcher est plus difficile. 4 et 5. Ne pas rougir de l'ignorance des apôtres puisque c'est leur gloire. — De quelle manière nous devons travailler à couver. tir les infidèles. — Zèle pour le salut des âmes. — Quel bonheur c'est d'en convertir une seule.

301 1. Les reproches, comme je vous l'ai toujours dit, doivent venir doucement, peu à peu; et c'est ce que Paul fait ici. Sur le point d'aborder un sujet plein de périls et capable de renverser l'Église de fond en comble, il adoucit son langage. Il dit qu'il les supplie, mais qu'il les supplie par le Christ: comme s'il ne se sentait pas capable de les prier et de les persuader par lui-même. Qu'est-ce que cela : « Je vous supplie par le Christ? » Je prends le Christ pour auxiliaire, j'invoque le secours de son nom, de ce nom injurié et déshonoré. Paroles pleines d'à-propos, pour ne pas les pousser à l'insolence : car le péché rend insolent. Si, en effet, vous commencez par de violents reproches, vous ferez des rebelles et des impudents; si vous grondez doucement, vous verrez le coupable incliner la tète. Garder le silence et baisser les yeux, c'est ce que Paul va faire, et, en attendant, il exhorte au nom du Christ. Et à quoi exhorte-t-il? « A avoir tous le même langage et à ne pas souffrir de schismes parmi vous ». Le sens énergique du mot schisme et le blâme qu'implique ce terme, étaient bien propres à les blesser au vif. Car il n'y avait pas beaucoup de parties entières ; mais l'imité même avait péri. En effet, si c'étaient des Eglises saines et entières, il y avait au moins beaucoup d'assemblées; mais si c'étaient des schismes, l'unité même avait disparu. Car l'unité divisée en beaucoup de parties, non-seulement ne se multiplie pas, mais est détruite elle-même. Telle est la nature des schismes. Ensuite, après les avoir blessés au vif par le mot de schisme, il se radoucit et mitige ainsi son langage : « Mais d'être tous unis dans le même esprit et dans le même « sentiment ». Après avoir dit : « D'avoir tous « le même langage », il ajoute : Ne pensez pas que je parle seulement de l'accord du langage, je demande aussi l'accord de pensée. Et connue il peut arriver que cet accord existe, mais non sur tous les points, il ajoute : « Mais d'être unis d'une manière parfaite ». Car celui qui est d'accord sur un point et en désaccord sur d'autres, n'est point uni en perfection, n'est point parfait sous le rapport de l'union. On peut encore être uni par la pensée et ne l'être point par le sentiment.: ce qui arrive par exemple quand nous avons la même foi et que nous ne sommes pas liés par la charité. En ce cas nous sommes unis par la pensée (puisque nous pensons les mêmes choses), mais nous ne le sommes point par le sentiment: ce qui avait lieu alors, où les uns s'attachaient à un maître, les autres à un autre. C'est pourquoi il exige qu'on soit uni d'esprit et de sentiment, Car les schismes ne provenaient pas de la différence de foi, tuais de la diversité des sentiments, effet des rivalités humaines.

309

Et comme un accusé se montre insolent, tant qu'il n'a pas de témoins contre lui, voyez comment il en produit, pour les mettre hors d'état de nier. « J'ai été averti sur votre compte, mes frères, par ceux de la maison de Chloé ». Il n'avait d'abord pas dit cela, mais il avait en premier lieu établi l'accusation, ce qui prouve qu'il avait cru aux informations; sans cela il n'eût point accusé; car Paul n'était pas homme à croire sans raison. Il n'avait donc d'abord pas parlé de renseignements, pour ne pas paraître accuser à l'instigation de ceux qui les lui avaient donnés; mais il ne les passe pas sous silence, pour ne pas paraître agir de lui seul. Il leur donne encore le nom de frères : bien que leur péché fût évident, cela n'empêchait pas de les appeler ainsi. Et voyez sa prudence : il ne désigne point une personne en particulier, mais toute une maison, pour ne point les irriter contre l'auteur des révélations; par là il a mis celui-ci à couvert et a pu librement formuler son accusation. Il ne songe pas seulement aux intérêts des uns, mais aussi à ceux des autres. Voilà pourquoi il ne dit pas : J'ai appris de certaines personnes; mais il indique une maison tout entière, pour ne pas avoir l'air d'inventer. Que m'a-t-on appris ? « Qu'il y a des «contestations parmi vous ». Quand il leur adresse directement ses reproches, il leur dit: « Qu'il n'y ait pas de schismes parmi vous » ; mais quand il leur parle, d'après le témoignage des autres, il adoucit ses termes : « On m'a a appris qu'il y a des contestations parmi vous », afin de ménager ceux de qui il tient ses informations.

Il précise ensuite le genre de contestation : « Chacun de vous dit: Pour moi je suis à Paul, et moi à Apollon, et moi à Céphas ». Ce ne sont pas, dit-il, des disputes pour des intérêts privés, mais d'autres beaucoup plus fâcheuses. « Chacun de vous dit ». Ce n'est pas une partie de l'Eglise, mais l'Eglise entière que le fléau ravage. Pourtant on ne parlait ni de lui, ni d'Apollon, ni de Céphas ; mais il fait voir que si l'on ne peut s'attacher à ceux-là, encore bien moins le peut-on à d'autres. La preuve qu'on ne parlait pas d'eux, est dans ce qu'il dit plus bas : « J'ai proposé ces choses en ma personne et en celle d'Apollon, afin que vous appreniez, à notre exemple, à n'avoir pas a d'autres sentiments que ceux que je vous ai marqués ». (
1Co 4,6) Car si l'on ne peut se dire partisan de Paul, d'Apollon et de Céphas, encore bien moins de tout autre. Si l'on ne doit point s'enrôler sous le drapeau d'un docteur, du premier des apôtres, de l'instituteur d'un si grand peuple, à plus forte raison sous le drapeau de ceux qui ne sont rien. Désirant ardemment les guérir de leur maladie, il met ces noms en avant; mais pour moins blesser il tait les noms de ceux qui déchiraient l'Eglise, et les abrite en quelque sorte sous ceux des apôtres : « Moi je suis à Paul, moi à Apollon, moi à Céphas ».

302 2. Ce n'est point parce qu'il se préfère à Pierre qu'il le nomme le dernier; mais, au contraire, parce qu'il se met fort au-dessous de Pierre. Il parle par gradation, pour ne pas avoir l'air d'agir par envie, ni de vouloir priver ceux-ci de l'honneur qui leur est dû. Voilà pourquoi il se nomme le premier. Car celui qui se réprouve le premier, n'agit point par le désir de l'honneur, mais par un profond mépris pour la vaine gloire.

Il reçoit d'abord tout le premier choc, ensuite il nomme Apollon et Céphas. Il n'agit donc point par orgueil; mais, désirant corriger une chose défectueuse, il met d'abord en avant sa propre personne. Evidemment c'était un tort de prendre le parti d'un tel ou d'un tel ; et il a raison de le leur reprocher, en disant : Vous ne faites pas bien de dire: « Moi je suis à Paul, moi à Apollon, moi à Céphas ». Mais pourquoi ajoute-t-il : « Et moi au Christ? » Si c'était une faute de s'attacher à des hommes, ce n'en était certainement pas une de tenir pour Jésus-Christ. Aussi ne leur reproche-t-il point de le faire, mais de ne pas le faire tous. Je pense aussi qu'il a ajouté ce nom de lui-même, afin de donner plus de poids à l'accusation et de faire entendre que le Christ est resté le lot de quelques-uns, mais non de tous. Que telle ait été sa pensée, la suite le fait voir. « Le Christ est-il divisé ? » C'est-à-dire, vous avez scindé le Christ et divisé son corps. Voyez-vous le courroux, voyez-vous le reproche, voyez-vous le langage de l'indignation ? Il ne prouve pas, il interroge, supposant cette absurdité confessée.

Quelques-uns lui prêtent une autre intention dans ces paroles : « Le Christ est-il divisé? » Cela voudrait dire : Le Christ a disséminé et partagé son Eglise entre les. hommes, il en a gardé une portion pour lui et leur a distribué le reste. Absurdité qu'il détruit ensuite par (310) ces mots: «Paul a-t-il é!é crucifié pour vous, ou avez-vous été baptisés au nom de Paul ! » Voyez son amour pour le Christ, voyez comme il ramène tout à son propre nom; démontrant surabondamment que cet honneur n'appartient à personne. Pour ne pas paraître céder à un mouvement de jalousie, il se met lui-même continuellement en scène. Mais voyez aussi sa prudence; il ne dit pas : Est-ce que Paul a créé le monde ? Est-ce que Paul vous a tirés du néant? Mais il choisit ce qu'il y a de plias précieux aux yeux des fidèles, les preuves les plus sensibles de la Providence, la croix et le baptême, et les biens qui en découlent. Sans doute la création du monde prouve la bonté de Dieu, mais l'abaissement de la croix la prouve bien davantage. Et il ne dit pas : Est-ce que Paul est mort pour vous ; mais : « Est-ce que Paul a été crucifié pour vous? » Désignant ainsi le genre de mort. « Où est-ce que vous avez été baptisés au nom de Paul? » Il ne dit pas : Est-ce que Paul vous a baptisés ? Car il en avait baptisé beaucoup : mais il s'agissait de savoir au nom de qui, et non par qui ils avaient été. baptisés. Et comme c'était précisément là l'origine du schisme, que chacun se rattachait à celui qui l'avait baptisé, il redresse cette erreur, en disant : « Est-ce que vous avez été baptisés au nom de Paul? » Ne me dites point par qui, mais au nom de qui, vous avez été baptisés. Car il ne s'agit point de savoir qui baptise, mais quel est celui dont le nom est invoqué dans le baptême puisque celui-là seul remet les péchés. Il s'arrête là et ne va pas plus loin. Il ne dit pas Est-ce que Paul vous a promis les biens à venir? Est-ce que Paul vous a promis le royaume des cieux? Pourquoi n'ajoute-t-il rien de cela? Parce que autre chose est d'annoncer le royaume, autre chose d'être crucifié; l'un est sans danger et n'entraîne point d'ignominie, l'autre renferme tous les deux. D'ailleurs, il conclut des uns aux autres, quand, après avoir dit : « Qui n'a pas épargné son propre fils », il ajoute : « Comment avec lui ne nous donnera-t-il pas aussi toutes choses ! » (
Rm 8,32) Et encore : « Si, quand nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son fils, à bien plus forte raison, une fois réconciliés, serons-nous sauvés ». (Rm 5,10) C'est pour cela qu'il n'a pas parlé de ces biens; on ne jouissait point encore des uns, on avait déjà fait l'expérience des autres; les uns n'étaient encore qu'en promesses, les autres étaient une réalité.

« Je rends grâce à Dieu de ce que je n'ai baptisé aucun de vous, si ce n'est Crispus et Caïus » (1Co 1,14. Pourquoi êtes-vous si fiers de baptiser, quand je remercie Dieu de n'avoir pas baptisé ? Par ces paroles, il guérit prudemment leur enflure, non en niant la force du baptême (ce qu'à Dieu ne plaise), mais en réprimant l'orgueil de ceux qui se vantaient d'avoir baptisé; et pour cela il leur fait voir d'abord que ce don ne vient pas d'eux, et en second lieu il remercie Dieu à cette occasion. Sans doute le baptême est une grande chose, mais à cause de Celui qu'on y invoque, et non à cause de celui qui le donne. Baptiser n'est rien, quant à l'effort exigé de la part de l'homme; évangéliser est beaucoup plus. Je le répète : le baptême est une grande chose, puisque sans lui on ne peut parvenir au royaume; mais l'homme le plus vulgaire peut le donner, tandis que prêcher l'Evangile est une oeuvre très-laborieuse.

303 3. Il expose la raison pour laquelle il rend grâces à Dieu de n'avoir baptisé personne. Quelle est-elle? « Pour que personne ne dise que vous avez été baptisés en mon nom» (1Co 1,15). Quoi donc ? Parlait-on de cela ? Non ; mais je crains, dit-il, que le mal n'aille jusque-là. Si, en effet, quand des hommes vils et sans valeur baptisent, il s'élève une hérésie ; si j'avais baptisé beaucoup de monde, moi qui ai annoncé le baptême, il est vraisemblable qu'un parti se formerait, lequel non content d'adopter mon nom, m'attribuerait aussi le baptême. Puisque le mal partant de si bas est déjà si grand, il le serait peut-être bien plus encore s'il avait pris sa source plus haut. Après avoir ainsi réprimandé ceux qui étaient déjà gâtés, et avoir dit : « Moi j'ai baptisé ceux de la maison de Stéphanas » (1Co 1,16), il rabat de nouveau leur orgueil, en disant : « Du reste, je ne sais si j'en ai baptisé d'autres » (1Co 1,16). Par-là il fait voir qu'il se soucie peu de se procurer cet honneur aux yeux du vulgaire, et qu'il n'est point venu pour cela. Et ce n'est pas seulement par ces paroles, mais encore par les suivantes qu'il refoule leur orgueil, quand il dit: « Le Christ ne m'a pas envoyé baptiser, mais prêcher l'Evangile » (1Co 1,17. Oeuvre bien plus laborieuse, qui exigeait beaucoup de sueur et une âme de fer, et qui renfermait tout; voilà (311) pourquoi on l'avait confiée à Paul. Et pourquoi n'étant pas envoyé pour baptiser, baptisait-il? Ce n'était point par opposition à Celui qui l'avait envoyé, mais par surérogation. En effet il n'a pas dit: On m'a défendu de le faire, mais : Je n'ai pas été envoyé pour cela, mais pour une chose plus nécessaire. Evangéliser était l'oeuvre d'un ou deux; baptiser était au pouvoir de tout homme revêtu du sacerdoce.

En effet, baptiser un catéchumène, un homme convaincu, cela est donné à tout le monde; car la volonté de celui qui approche fait tout, conjointement avec la grâce de Dieu. Mais amener des infidèles à la foi, c'est une fonction qui demande beaucoup de peines, beaucoup de sagesse, outre le danger qui s'y attachait alors. Dans le baptême, tout est fait, celui qui doit être admis au mystère est convaincu, et ce n'est pas merveille que de baptiser un homme convaincu. Ici il faut prendre beaucoup de peines pour changer la volonté et les dispositions, pour déraciner l'erreur et planter la vérité. Mais il ne dit point cela de la sorte, il ne le prouve pas, il n'affirme pas qu'il n'y a point de peine à baptiser et beaucoup à évangéliser, car il sait toujours être modeste ; mais quand il traite de la sagesse profane, il devient véhément et emploie, dès qu'il le peut, les termes les plus violents.

Ce n'était donc point contre l'ordre de Celui qui l'avait envoyé qu'il baptisait, mais il en était ici comme quand les apôtres dirent à l'occasion des veuves : « Il n'est pas juste que nous abandonnions le ministère de la parole pour le service des tables » (Ac 6,2). Il servait alors, non par esprit d'opposition, mais par surabondance de zèle. En effet, maintenant encore nous confions le soin de baptiser aux prêtres les moins capables, et la prédication aux plus instruits, parce qu'ici sont les labeurs et les difficultés. Voilà pourquoi l'apôtre dit lui-même : « Que les prêtres qui gouvernent bien soient doublement honorés, surtout ceux qui travaillent à la prédication de la parole et à l'instruction » (1Tm 5,17). Car comme c'est l'affaire d'un maître habile et sage de former les athlètes qui doivent lutter dans l'arène, tandis que décerner la couronne au vainqueur est au pouvoir de celui même qui ne sait pas combattre, bien que la couronne fasse ressortir l'éclat de la victoire ; de même, pour ce qui regarde le baptême, quoi qu'il soit nécessaire au salut, celui qui l'administre fait une chose toute simple, puisqu'il trouve une volonté préparée.

« Non pas dans la sagesse de la parole, pour ne pas réduire à rien la croix de Jésus« Christ » (1Co 1,17). Après avoir rabattu l'orgueil de ceux qui s'estimaient pour avoir baptisé, il passe à ceux qui se glorifiaient de la sagesse mondaine, et les attaque avec vivacité. En effet à ceux qui s'enflaient pour avoir baptisé, il s'est contenté de dire : « Je rends grâce à Dieu de n'avoir baptisé personne » (1Co 1,14), et de ce que le Christ ne m'a pas envoyé pour baptiser; il n'emploie point de preuves, point d'expressions violentes, il insinue sa pensée en peu de mots et passe outre. Mais ici tout d'abord il frappe un grand coup en disant : « Pour ne pas réduire à rien la croix de Jésus-Christ » (1Co 1,17). Pourquoi vous glorifier d'une chose qui doit vous couvrir de honte? Car si cette sagesse est l'ennemie de la croix et de l'Evangile, loin de s'en vanter, il faut en rougir. Voilà pourquoi les apôtres ne l'ont point eue, non que la grâce leur fît défaut, mais pour ne point nuire à la prédication. Ces sages selon le monde ébranlaient donc la doctrine, au lieu de l'affermir; et les simples la consolidaient. Voilà de quoi confondre l'orgueil, détruire l'enflure et inspirer des sentiments de modestie. Mais, direz-vous, s'il en était ainsi, pourquoi donner mission à Apollon, qui était un savant? Ce n'était pas qu'ils eussent confiance dans son talent pour la parole ; mais ils l'avaient choisi parce qu'il était instruit dans les Ecritures et qu'il confondait les Juifs. Du reste on recherchait des hommes sans science pour occuper les premiers rangs et commencer à répandre la semence de la parole : car il fallait une grande vertu afin de repousser l'erreur dès l'abord; il fallait un grand courage au début de la carrière.

304 Si donc celui qui, dans les commencements, n'avait pas eu besoin de savants pour repousser l'erreur, les a ensuite admis, ce n'était pas par nécessité ni par défaut de discernement. Comme il n'avait pas eu besoin d'eux pour exécuter sa volonté, il ne les a cependant point rejetés quand ils se rencontrèrent plus tard. Dites-moi un peu : Pierre et Paul étaient-ils savants? Vous ne pourriez le dire; car ils étaient simples et sans lettres. Le Christ a agi ici, comme quand, envoyant ses disciples par toute la terre, après leur avoir d'abord montré (312) sa puissance en Palestine, il leur disait : « Lorsque je vous ai envoyés sans argent, sans provisions, sans chaussure, avez-vous manqué de rien ? » (Lc 22,35) Et qu'ensuite il leur permit d'avoir de l'argent et des provisions. Ce dont il s'agissait, c'était que la puissance du Christ fût manifestée, et non de repousser de la foi ceux qui venaient à cause de leur sagesse mondaine. Quand donc les Grecs accuseront les disciples d'ignorance, accusons-les-en aussi, et plus haut que les Grecs. Que personne ne dise que Paul était savant; tout en exaltant ceux d'entre eux que leur science et leur éloquence ont rendus célèbres, affirmons que les nôtres ont tous été des ignorants. Et par là nous ne les rabaisserons nullement; car la victoire n'en sera que plus éclatante.

Je dis tout cela pour avoir entendu un chrétien disputer avec un Grec de la manière la plus ridicule : tous les deux renversaient leur propre thèse et se réfutaient eux-mêmes. Le Grec disait ce qu'aurait dû dire le chrétien; et le chrétien faisait les objections qu'aurait dû faire le Grec. Il était question de Paul et de Platon : or, le Grec s'efforçait de démontrer que Paul était un ignorant, un homme sans instruction ; et le chrétien par trop simple cherchait à prouver que Paul était plus savant que Platon. Si cette dernière proposition eût triomphé, la victoire appartenait au Grec. Car si Paul était plus savant que Platon, on aura raison de dire que, s'il l'emporta, ce fut par l'éloquence et non par le secours de la grâce. En sorte que le chrétien parlait pour le Grec, et le Grec pour le chrétien. Si en effet Paul, quoique ignorant, a vaincu Platon, c'est, comme je le disais, une victoire éclatante car cet ignorant a pris tous les disciples de Platon, les a convaincus et amenés à lui. D'où il suit que sa prédication a triomphé par la grâce de Dieu, et non par la sagesse humaine. Pour éviter cet inconvénient et ne pas devenir ridicules en disputant de cette façon avec les Grecs, qui sont ici nos adversaires, accusons les apôtres d'ignorance; car cette accusation est un éloge. Et quand les Grecs les traiteront de gens grossiers, enchérissons, nous ; et ajoutons qu'ils étaient ignorants, sans lettres, pauvres, sans naissance, dépourvus d'intelligence et obscurs. Ce n'est point là blasphémer les apôtres; toute leur gloire, au contraire, est d'avoir, étant tels, triomphé du monde entier. Oui, ces hommes simples, grossiers et ignorants, ont abattu les sages, les puissants, les tyrans, ceux qui jouissaient et se pavanaient des richesses, de la gloire, de tous les avantages extérieurs; ils les ont abattus comme s'ils n'eussent pas été des hommes.

Il est donc évident que la puissance de la croix est grande, et que rien de tout cela n'est l'effet du pouvoir humain; car ces succès n'ont rien de naturel; tout y est surnaturel. Or quand il se passe un événement supérieur, très-supérieur à la nature, et en même temps convenable et utile, il est manifesce qu'on doit l'attribuer à quelque vertu, à quelque opération divine. Eh bien ! voyez : le pêcheur, le fabricant de tentes, le publicain, l'homme simple, l'homme sans lettres, venus d'une terre lointaine, de la Palestine, ont chassé de leur propre patrie les philosophes, les rhéteurs, tous les maîtres dans l'art de la parole; ils les ont vaincus en un instant, à travers mille périls, malgré l'opposition des peuples et des rois, malgré les résistances de la nature, malgré l'ancienneté du temps, la force d'habitudes invétérées, malgré les efforts des démons armés contre eux, et bien que le diable, debout lui-même au centre de la bataille, mît tout en mouvement, les rois, les princes, les peuples, les nations, les villes, les barbares, les Grecs, les philosophes, les orateurs, les sophistes, les écrivains, les lois, les tribunaux, les supplices les plus variés et mille et mille genres de mort. Et tout cela a été repoussé, a cédé à la voix des pêcheurs, absolument comme la poussière légère qui ne peut résister au souffle du vent. Apprenons donc à disputer ainsi avec les Grecs, pour ne pas ressembler à des animaux stupides et sans raison, mais être toujours prêts à défendre l'objet de nos espérances. En attendant, méditons bien ce point qui n'est pas d'une médiocre importance, et disons-leur : Comment les faibles ont-ils vaincu les forts : douze hommes, l'univers entier, sans se servir des mêmes armes, mais en combattant sans armes des hommes armés?

305 5. Dites-moi de grâce : Si douze hommes, étrangers à l'art de la guerre, non-seulement sans armes, mais même faibles de constitution, s'élançant tout à coup sur une innombrable armée, n'en éprouvaient aucun mal, restaient sains et saufs au milieu d'une grêle de traits, et, conservant leurs javelots suspendus à leurs corps nus, abattaient tous leurs (313) ennemis sans user de leurs armes, mais en les frappant seulement de la main, tuaient les uns et faisaient les autres prisonniers sans recevoir la moindre blessure ; dites-moi, attribuerait-on cela à la puissance humaine? Et pourtant le triomphe des apôtres est beaucoup plus étonnant que celui-là. Car, qu'un ignorant, qu'un homme sans lettres, qu'un pêcheur aient triomphé de tant d'éloquence, n'aient été arrêtés ni par leur petit nombre, ni par la pauvreté, ni par les dangers, ni par la puissance de l'habitude, ni par la sévérité des préceptes qu'ils imposaient, ni par des morts quotidiennes, ni par la multitude de ceux qui professaient l'erreur, ni par l'autorité de ceux qui l'enseignaient: Voilà qui est bien plus incroyable que de voir un homme nu n'être pas blessé.

Abattons-les donc de la même manière ; combattons-les ainsi, réfutons-les par notre conduite plutôt que par notre langage. Les oeuvres, voilà le vrai combat, le raisonnement sans réplique. Quand nous argumenterions sans fin, ce serait peine perdue si nous ne tenions une conduite meilleure que la leur. Ce ne sont pas nos paroles, mais nos actions qu'ils étudient; ils nous disent : Sois d'abord fidèle à ta doctrine, et prêche-la ensuite aux autres. Si tu parles de biens infinis réservés à l'avenir, et que tu paraisses attaché aux biens présents comme si ceux-là n'existaient pas, je crois à tes actions plutôt qu'à tes paroles. Quand je te vois ravir le bien d'autrui, pleurer outre mesure ceux qui ne sont plus, commettre une foule d'autres péchés, comment te croirai-je lorsque tu parles de résurrection ? S'ils ne vous disent pas cela, ils le pensent et s'en préoccupent. Et là est l'obstacle qui empêche les infidèles de devenir chrétiens. Convertissons-les donc par notre propre conduite. Beaucoup d'hommes illettrés ont ainsi frappé des philosophes, en leur montrant la vraie philosophie; la philosophie des oeuvres, et faisant entendre par leur sage conduite une voix plus éclatante que celle de la trompette : sorte d'éloquence bien au-dessus de celle du langage. Si je prêche l'oubli des injures, et qu'ensuite je nuise à un Grec en mille manières, comment mes paroles l'attireront-elles alors que mes actions le repoussent? Prenons-les donc dans les filets d'une bonne conduite, édifions et enrichissons l'Eglise en lui gagnant ces âmes.

Rien, pas même le monde entier, n'égale le prix d'une âme. Donnassiez-vous une immense fortune aux pauvres, vous avez moins fait que de convertir une seule âme. Il est écrit «Celui qui sépare un objet précieux d'une vile matière, sera comme ma bouche » (
Jr 15,19). Sans doute, c'est une chose excellente d'avoir pitié des pauvres, mais rien n'est aussi grand que d'arracher une âme à l'erreur : car c'est ressembler à Paul et à Pierre. Il nous est donné de succéder à leur prédication, non plus pour braver comme eux les dangers, endurer la faim, la peste et les autres maux (car nous vivons en un temps de paix); mais pour déployer l'ardeur de notre zèle. Sans sortir de chez nous, nous pouvons nous livrer à cette pêche. Que quiconque a un ami, un parent, une connaissance, tienne cette conduite, adopte ce langage, et il ressemblera à Pierre et à Paul. Que dis-je, à Pierre et à Paul? Il sera la bouche du Christ. « Car celui qui sépare une chose précieuse d'une matière vile, sera comme ma bouche ». Si vous ne persuadez pas aujourd'hui, vous persuaderez demain; si vous ne persuadez jamais, vous aurez cependant toute la récompense; si vous ne persuadez pas tout le monde, vous en sauverez au moins quelques-uns de la foule. Les apôtres eux-mêmes n'ont pas convaincu tous les hommes, bien qu'ils s'adressassent à tous, et ils sont récompensés comme s'ils les avaient tous gagnés. Car Dieu a coutume de proportionner la récompense aux intentions et non aux succès. Offrez-lui deux oboles, il les accepte; ce qu'il a fait pour la veuve, il le fait pour ceux qui enseignent la loi. Gardez-vous donc de dédaigner un petit nombre, parce que vous ne pouvez pas convertir le monde entier, et ne négligez point les petits succès, parce que vous ambitionnez les grands. Si vous ne pouvez pour cent, tâchez pour dix.; si vous ne pouvez pour dix, contentez-vous de cinq; si cinq dépassent vos forces, ne laissez pas que de vous occuper d'un, et si cet un même vous échappe, ne vous découragez pas pour autant, et ne suspendez pas les efforts de votre zèle. Ne voyez-vous pas que, dans les contrats, les marchands n'opèrent pas seulement avec de l'or, mais aussi avec de l'argent? Si nous ne dédaignons pas les petites choses, nous atteindrons aussi les grandes; mais si nous négligeons celles-là, nous parviendrons difficilement à celles-ci, C'est en recueillant les unes (314) et les autres qu'on devient riche. Que ce soit donc là notre règle de conduite, afin qu'enrichis en tout, nous obtenions le royaume des cieux, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui, gloire, empire, honneur, appartiennent au Père en même temps qu'au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE IV (1,18-25).CAR LA PAROLE DE LA CROIX EST UNE FOLIE POUR CEUX QUI SE PERDENT;


Chrysostome sur 1Co 200