Chrysostome Homélies



HOMÉLIES



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PREMIER DISCOURS DE SAINT JEAN CHRYSOSTOME APRÈS QU'IL EÛT ÉTÉ ORDONNÉ PRÊTRE

ANALYSE.

Saint Jean Chrysostome avait pour le moins quarante ans lorsqu'il fut ordonné prêtre; et ce qui doit étonner, c'est que, dans son discours, il se représente comme un jeune homme, et un très-jeune homme. - Il témoigne beaucoup de surprise sur son ordination et une grande défiance de ses talents. - Il annonce qu'il se proposait de parler sur la nature de Dieu, et d'offrir à ce souverain Etre les prémices de son éloquence, mais qu'il en a été détourné, parce qu'il a cru qu'un pécheur comme lui ne pouvait être chargé d'une aussi belle fonction: il se borne donc à faire l'éloge du pontife qui l'a ordonné prêtre. - Après cet éloge, il revient encore à son indignité, et finit par implorer les prières du peuple comme il a fait en commençant. -L'évêque Flavien, auquel il donne de grandes louanges, avait réellement beaucoup de vertu et de mérite, quoiqu'il eût été nommé à l'épiscopat contre le voeu de tous les évêques d'Occident. - L'Eglise l'a mis au nombre de ses saints. - L'histoire ecclésiastique rapporte peu de particularités de sa vie, quoique son panégyriste en annonce un grand nombre sans entrer dans le détail.

Ce premier discours d'un illustre orateur n'est pas sans beautés; mais il faut convenir qu'un excès d'humilité et de modestie y jette de l'embarras, et empêche que le ton n'en soit assez ferme. - Il a dû être prononcé au commencement de l'année 386.

1 Traduction de l'abbé Auger revue et corrigée.

DISCOURS

11 1. L'événement dont vous êtes les témoins est-il véritable? ce qui est arrivé est-il réellement arrivé, et n'est-ce pas l'illusion d'un songe qui nous abuse? est-ce à présent la nuit qui règne? sommes-nous vraiment dans le jour? Sommes-nous tous réveillés? Eh! qui croirait qu'en plein jour, tout le monde étant réveillé et de sang-froid, un jeune homme obscur, et sans mérite ait été élevé à un aussi grand honneur? Il ne serait pas étonnant que la nuit et le sommeil enfantassent de pareilles illusions. Souvent des hommes estropiés, mutilés, manquant même du nécessaire, se sont figuré en dormant qu'ils étaient beaux, bien faits, assis à la table des princes; mais ce n'était que l'effet du sommeil, et l'imposture d'un songe. Car telle est la nature du songe; il imagine des monstres et des prodiges, il se repaît de choses merveilleuses et extraordinaires. Tout change avec le jour, et les choses paraissent alors ce qu'elles sont.

Mais ce que vous voyez maintenant de vos propres yeux, et qui n'est que trop réel, est plus incroyable qu'un songe. Trop prévenu pour mes faibles talents, le peuple d'une grande ville, un peuple aussi nombreux et aussi distingué, attend de moi un discours d'un mérite supérieur. Cependant, quand je trouverais en moi-même des fleuves intarissables d'éloquence, pourrais-je voir ce grand nombre de personnes accourues pour m'entendre, sans que la crainte arrêtât le cours de mes paroles, et les fît retourner vers leur source? Mais lorsque, loin de trouver en moi les torrents d'une riche élocution, j'y trouve à peine de modiques ruisseaux, je devrais dire une source si faible qu'elle ne donne que goutte-à-goutte, n'ai-je pas lieu d'appréhender que la frayeur ne les tarisse et ne laisse entièrement à sec mon génie troublé, qu'enfin je n'éprouve ce qui nous arrive tous les jours? Et que nous arrive-t-il? ce que nous tenons dans la main, ce que nous serrons dans les doigts, nous échappe lorsque nous sommes effrayés, parce que la peur qui relâche nos nerfs, ôte à notre corps toute sa force. Je crains que mon esprit ne subisse le même sort, et que le peu de pensées médiocres que j'ai recueillies avec (190) peine, ne s'évanouissent chassées par la peur, et ne laissent mon imagination absolument dépourvue. Je vous prie donc tous, princes et sujets, puisque vous avez causé mon embarras par votre empressement à venir écouter un orateur novice, je vous supplie de m'inspirer de la confiance par la ferveur de vos prières, de demander à Celui qui donne la parole pour annoncer avec force l'Evangile (
Ps 68,12), qu'il dirige ma langue, en ce jour où j'ouvre la bouche pour la première fois (Ep 6,19). Il vous est très-facile, à vous qui êtes en si grand nombre et qui avez un si grand pouvoir auprès de Dieu, de rendre l'assurance à un jeune homme interdit; et il est juste que vous vous prêtiez à mes demandes, puisque c'est à cause de vous que je me suis hasardé de paraître sur un si grand théâtre. Oui, c'est ma charité pour vous, sentiment irrésistible, tyrannique, qui m'a déterminé à parler en public, moi qui ai si peu d'expérience pour la parole; c'est ce zèle ardent pour vos intérêts qui m'a fait entrer dans cette lice d'instruction, moi qui jusqu'à ce jour, éloigné de ces exercices, me suis tenu parmi les auditeurs, et me suis borné à un loisir tranquille. Mais qui serait assez dur, assez insensible pour ne rien dire à une assemblée si nombreuse? et quand on serait le moins éloquent des hommes, pourrait-on ne pas entretenir cette foule de fidèles si avides de nous entendre?

Ayant à parler pour la première fois dans l'église, j'aurais voulu (1) offrir les prémices de mes discours au souverain Etre de qui je tiens l'organe de la parole. Que pourrait-il, en effet, y avoir de plus convenable? est-ce seulement de la vigne et de la moisson qu'on doit à Dieu les prémices? n'est-ce pas beaucoup plus encore des discours; puisque ce fruit nous est plus propre, et qu'il est plus agréable au Seigneur, à qui nous en faisons hommage? Les épis et les raisins sont enfantés par le sein de la terre, nourris par les eaux du ciel, cultivés par les mains des hommes: une hymne sainte est produite par la piété de l'âme, nourrie par une bonne conscience, recueillie par Dieu dans les greniers célestes; et autant l'âme par sa nature est supérieure à la terre, autant les productions de l'une sont préférables à celles de l'autre. Aussi un prophète, homme admirable (c'est Osée), exhorte-t-il ceux qui ont offensé le Seigneur, et qui veulent se le rendre propice, de prendre avec eux, non des troupeaux de boeufs ni des mesures de farine, ni une tourterelle et une colombe, ni aucune autre offrande semblable. Que veut-il donc qu'on prenne? Portez avec vous, dit-il, des paroles. (Os 14,3) Mais, dira-t-on, des paroles peuvent-elles former un sacrifice? Oui, assurément, et le sacrifice le plus noble, le plus auguste, le plus excellent de tous. Qui nous en assure? celui qui était le plus versé dans cette doctrine, le grand et généreux David. Ce prince, rendant à Dieu des,actions de grâces pour une victoire qu'il avait remportée sur ses ennemis, s'exprimait à peu près de la sorte: Je célébrerai le nom de Dieu par des cantiques, je relèverai sa gloire par des louanges. (Ps 69,35) Ensuite voulant montrer toute l'excellence de ce sacrifice, il ajoute: Et ce sacrifice sera plus agréable au Seigneur que celui d'un jeune taureau dont les cornes et les ongles commencent à pousser. J'aurais donc voulu immoler aujourd'hui cette victime non sanglante, et offrir à Dieu ce sacrifice spirituel.

1 Saint Jean Chrysostome se disposait à parler sur l'incompréhensibilité de Dieu, contre les Anoméens, sujet qu'il traita bientôt après.


Mais hélas! un sage me ferme la bouche et m'effraie en me, disant: La louange n'est point belle dans la bouche du pécheur. (Si 15,9) Et comme dans les couronnes il ne suffit pas que les fleurs soient pures, si la main qui les tresse ne l'est aussi; de même dans les hymnes sacrées il ne suffit pas que les paroles soient saintes, si l'âme qui les dispose ne l'est encore. Or, mon âme n'est point pure; souillée par le péché, elle manque de la confiance nécessaire. A l'autorité du sage dont nous venons de parler, ajoutons les paroles d'un législateur plus ancien, qui ferme aussi la bouche aux pécheurs. Ecoutons David qui nous parlait tout à l'heure des sacrifices; c'est lui qui a porté cette loi rigoureuse: Louez le Seigneur, dit-il, ô vous, habitants des cieux, louez-le dans les lieux les plus élevés! (Ps 148,1) louez le Seigneur, dit-il un peu plus bas, ô vous, habitants de la terre! Il invite les créatures supérieures et inférieures, sensibles et intelligibles, visibles et invisibles; il forme un seul choeur des unes et des autres, et les exhorte à célébrer ensemble le Roi de l'univers; mais il n'invite nulle part le pécheur, et il l'exclut encore du concert universel dans cette circonstance.

12 2. Pour vous en fournir une, preuve plus évidente, je vais vous lire le psaume même: Louez (191) le Seigneur, ô vous, habitants des cieux! louez-le dans les lieux les plus élevés. Louez-le, vous tous qui êtes ses anges; louez-le, vous tous qui composez la troupe des puissances célestes. Vous voyez, mes Frères, que les anges louent le Seigneur, vous voyez les archanges, vous voyez les chérubins et les séraphins; car voilà ce que renferme cette expression: la troupe des puissances célestes. Le pécheur n'est nommé nulle part. Et comment, me direz-vous, pouvez-vous savoir ce qui se passe dans le ciel? je vais donc vous faire descendre sur la terre, et vous montrer la seconde partie du choeur dont le pécheur est pareillement exclu: Louez le Seigneur, à vous, habitants de la terre, vous, dragons et poissons monstrueux, vous, bêtes féroces et animaux de toute espèce, vous serpents qui rampez, et vous oiseaux qui avez des ailes. Ce n'est pas sans raison que je m'arrête tout court en prononçant ces mots; peu s'en faut que je ne verse des larmes amères, que je ne pousse des cris lamentables. Quoi de plus triste! je vous le demande. Les scorpions, les serpents, les dragons, sont invités à glorifier Celui qui les a faits; le pécheur seul est exclu de ce choeur sacré, et avec bien de la justice sans doute.

Le péché est une bête dangereuse et cruelle, qui ne signale pas seulement sa malignité sur les hommes, mais qui répand le venin de sa malice sur la gloire même du Roi suprême. C'est à cause de vous, dit l'Ecriture, que mon nom est blasphémé parmi les nations. (
Is 5,5 Rm 2,24) Voilà pourquoi le Prophète chasse le pécheur de toutes les contrées du monde, comme d'une patrie sacrée, et qu'il le relègue aux extrémités de la terre. Un habile musicien, afin que son instrument soit d'accord, en retranche la corde qui se trouve discordante, de peur qu'elle ne trouble l'harmonie des autres; un médecin qui connaît son art coupe sagement un membre gangrené, de peur que la corruption ne se communique aux membres sains: le Prophète agit de même, il retranche le pécheur de tout le corps des créatures, comme un membre gangrené et, comme une corde discordante.

Que ferons-nous donc? il faut absolument que nous gardions le silence, puisque nous sommes retranché et rejeté. Mais garderons-nous un silence absolu? et personne ne nous permettra-t-il de célébrer le Maître de tous les hommes? sera-ce en vain que nous aurons réclamé vos prières? sera-ce en vain que nous aurons imploré votre médiation? A Dieu ne plaise que ce soit en vain! J'ai trouvé une autre manière de glorifier le Seigneur, et je la dois à vos prières, qui, au milieu de mon embarras, ont brillé à mes regards comme des éclairs dans l'obscurité. Je louerai mes frères et mes semblables. Car je puis les louer, et la gloire en reviendra tout entière au souverain Maître. Oui, le Seigneur est glorifié par les louanges données aux hommes, comme Jésus-Christ J'annonce dans ce passage: Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres, et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. (Mt 5,16) Il reste donc une autre manière de glorifier le Très-Haut, que le pécheur peut employer sans enfreindre la loi.

13 3. Qui donc louerons-nous de nos frères et de nos semblables? quel autre, sinon le docteur et le maître de notre patrie, et par lui le Docteur et le Maître de toute la terre? car vous avez appris aux autres hommes à renoncer à la vie plutôt qu'à la vertu, comme il vous a appris lui-même à combattre jusqu'à la mort pour la vérité. Voulez-vous qu'avec ces victoires saintes nous tressions les couronnes de son éloge? Je le voudrais, sans doute; mais je vois une mer immense d'actions illustres, et je crains qu'ayant pénétré dans cet abîme, il ne me soit plus permis d'en sortir. Qui pourrait, en effet, raconter les exploits anciens de notre pontife, ses courses, ses voyages, ses veilles, ses soins et ses sollicitudes, ses combats, ses trophées et ses victoires sans nombre, en un mot, cette longue suite de faits glorieux, auxquels non seulement ma langue, mais aucune langue humaine ne pourrait atteindre, et qui demanderaient une voix apostolique, animée de cet Esprit divin, seul capable de tout dire et de tout enseigner? Nous laisserons donc cette partie de la vie de notre père commun, pour passer à une autre qui soit moins profonde, et que nous puissions en quelque sorte parcourir légèrement avec une simple nacelle.

Parlons d'abord de sa tempérance; disons comment il a triomphé de ses penchants, comment il a bravé les délices, comment il a méprisé une table somptueuse, lui qui avait été nourri dans une maison opulente. Il n'est pas étonnant que celui qui a vécu dans la pauvreté embrasse une vie dure et austère: la pauvreté, compagne assidue de son pèlerinage, (192) lui rend chaque jour le fardeau plus léger mais celui qui est possesseur de grandes richesses, ne s'arrachera pas facilement à la satisfaction d'en jouir, et à tout cet essaim de passions qui investissent son âme. Les ténèbres épaisses dont elles obscurcissent son esprit ne lui permettent pas de lever les yeux au ciel, mais le forcent de les baisser vers la terre, et de ne soupirer que pour les choses de ce monde. Non, il n'est pas de plus grand obstacle dans la voie qui conduit au ciel, que les richesses et tous les vices qu'elles enfantent. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Jésus-Christ lui-même qui l'a prononcé: Il est plus aisé qu'un câble passe par le trou d'une aiguille, qu'un riche n'entre dans le royaume des cieux. (
Mt 19,24) Mais ce qui était si difficile, ou plutôt impossible, est devenu possible; ce qui embarrassait depuis longtemps le bienheureux Pierre, ce que cet apôtre voulait apprendre de son Maître, nous le savons tous par expérience, et même quelque chose de plus encore; car, non seulement, notre pontife s'est transporté dans le ciel, il y a même introduit un peuple nombreux, quoique avec les richesses il eût d'autres empêchements qui n'étaient pas moindres, je veux dire la jeunesse et une liberté prématurée. Il s'est vu orphelin de bonne heure; état dangereux pour la plupart des hommes, état séduisant, dont le charme les enchante, les corrompt et les perd. Toutefois triomphant de ces obstacles, et prenant son essor vers les cieux, il s'est élevé à une philosophie céleste, sans se laisser éblouir par les prospérités de la vie présente, et sans considérer l'éclat de ses ancêtres.

Ou plutôt il a considéré ses ancêtres, non ceux qui lui étaient unis par les liens du sang, mais ceux auxquels il appartenait par les sentiments de la vertu, et dont il a copié le caractère. Il a considéré le patriarche Abraham, il a considéré le grand Moïse, qui, élevé à la cour d'un prince, nourri à une table somptueuse, au milieu de toute la pompe et de tout le faste des Egyptiens (et vous savez combien les Barbares sont fastueux et superbes), plein de mépris pour toute cette grandeur, lui a préféré l'argile et la brique des infortunés Israélites, et s'est mis au nombre des prisonniers et des esclaves, lui qui était roi et fils de roi. Mais pour prix de son sacrifice, il a retrouvé beaucoup plus de splendeur qu'il n'en avait abandonné volontairement. Après sa fuite, après sa servitude chez son beau-père, après avoir essuyé une infinité de maux, dans un pays étranger, de retour à la cour du roi, il est devenu le maître de ce prince, ou plutôt son Dieu: Je vous ai établi, dit l'Ecriture, le Dieu de Pharaon. (Ex 7,4) Oui, il brillait avec plus d'éclat que le souverain de l'Egypte, sans être orné du diadème, sans être revêtu de la pourpre, sans être traîné sur un char d'or, sans être environné de tout le faste qu'il avait foulé aux pieds: La gloire de la fille du roi, dit le Prophète, est toute au dedans d'elle-même. (Ps 45,15) Moïse revint donc à la cour de Pharaon, armé d'un sceptre par lequel il commandait non-seulement aux hommes, mais au ciel, à la terre, à la mer, à la nature de l'air et des eaux, aux lacs, aux fontaines, aux fleuves. Tous les éléments étaient dociles à ses ordres; toutes les créatures devenaient entre ses mains tout ce qu'il voulait, et comme un serviteur fidèle, elles obéissaient à l'ami de leur Maître sur tous les points comme à leur Maître lui-même.

Formé sur ce grand modèle, notre pontife en a été une copie parfaite, et cela dès sa jeunesse, si jamais il a été jeune, ce que je ne puis croire, tant il a eu un esprit mûr dès le berceau. Mais lorsqu'il était jeune par le nombre des années, il s'est rempli d'une sagesse divine; et sachant que notre nature est comme un terrain sauvage, il a usé de la parole sainte comme d'une faux tranchante, pour couper sans peine toutes les passions de l'âme. Enfin il a présenté au Cultivateur suprême un champ bien nettoyé, propre à y jeter la semence qu'il a reçue, tout entière, bien avant, et non simplement à la surface; de sorte que sa vertu profondément enracinée n'a pu être ni desséchée par les rayons du soleil, ni étouffée par les pointes des épines. Tel est le soin qu'il prenait de son âme; quant à son corps, il réprimait les révoltes de la chair par les remèdes de la tempérance, leur donnant le jeûne pour frein comme à un cheval indocile, et ne cessant de contredire ses passions, qu'il ne les eût domptées par une rigueur salutaire que tempérait la sagesse; il n'affligeait pas son corps jusqu'à le rendre inhabile aux divers emplois pour lesquels il voulait s'en servir; il ne permettait pas non plus qu'il prît trop d'embonpoint, de peur qu'étant trop bien traité, il ne se révoltât contre la raison chargée de tenir les rênes; mais il était occupé en même temps (193) et à le maintenir sain et à le rendre soumis.

Cette vigilance qu'il avait montrée étant jeune, il ne s'en départit pas lorsqu'il fut plus avancé en âge; il est toujours aussi attentif à présent même qu'il est parvenu à la vieillesse comme à un port tranquille. La jeunesse, mes très chers frères, ressemble à une mer furieuse dont les flots sont agités sans cesse par l'impétuosité des vents; au lieu que la vieillesse, nous plaçant dans un port calme et paisible, à l'abri des vents et des flots, nous fait jouir d'une douce paix, fruit de l'âge et de la raison. Quoiqu'il jouisse à présent de cette tranquillité, et qu'il soit parvenu au port, comme je l'ai dit, notre saint pontife n'est pas moins inquiet que ceux qui se trouvent encore au milieu d'une mer orageuse. Et cette crainte, il l'a prise du bienheureux Paul, (lui, après avoir été ravi au troisième ciel, disait: Je crains qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi-même. (1Co 9,27) C'est ainsi que notre père commun s'entretient dans une crainte continuelle pour être continuellement à l'abri de tout danger. Toujours assis au gouvernail, il observe, non le lever des astres, ni les écueils cachés ou visibles, mais les attaques violentes ou insidieuses du démon, et les combats d'une raison superbe. Il fait sans cesse le tour de son camp, pour que tous ceux qu'il renferme soient à l'abri du péril. Il ne veille pas seulement à ce que le navire qu'il conduit ne soit pas submergé, mais il donne tous ses soins pour qu'aucun des passagers ne soit troublé et inquiété dans sa route. C'est grâce à sa sagesse que nous naviguons tous heureusement, et que nous voguons à pleines voiles.

Lorsque nous avons perdu son illustre prédécesseur qui l'avait élevé comme son fils, nous ressentions les plus vives inquiétudes nous pleurions et nous gémissions, désespérant que ce siège fût jamais occupé par un pontife qui lui ressemblât. Mais dès que son digne successeur parut, il dissipa à l'instant toute notre tristesse, comme le soleil dissipe un nuage. Nos regrets et notre douleur s'évanouirent si promptement, qu'il nous semblait que le saint personnage qui nous avait gouvernés était sorti du tombeau et avait repris sa place sur son siège.

Mais notre ardeur à célébrer les vertus du père commun nous a fait passer insensiblement les bornes, non celles que nous marquaient ses vertus, dont nous avons à peine esquissé le tableau, mais celles que prescrivait notre jeunesse. Arrêtons-nous donc et terminons ici notre éloge. Il m'en coûte d'abandonner un sujet aussi riche; j'ai regret de le quitter si promptement, et tout mon désir serait de l'épuiser. Mais ne désirons pas ce qui est impossible; ne poursuivons pas ce que nous ne saurions atteindre. Le peu que nous avons dit doit suffire à l'empressement de ceux qui nous écoutent. Pour jouir d'un parfum précieux il n'est pas nécessaire de répandre tout le vase qui le contient; si on y touche seulement de l'extrémité du doigt, le peu qui en émane embaume les airs, et remplit tous les lieux environnants d'une odeur suave. C'est ce qui nous arrive aujourd'hui, non par la force et la beauté de nos discours, mais par l'excellence des vertus que nous célébrons.

Retirons-nous donc pour adresser nos prières au ciel; conjurons le Seigneur de maintenir notre mère commune dans la paix et la tranquillité, et de faire parvenir à la plus longue vie celui qui est à la fois notre père, notre maître, notre pasteur, notre pontife. Si vous daignez aussi vous occuper de nous, qui n'osons encore nous mettre au nombre des prêtres, parce qu'on ne saurait compter des avortons parmi des êtres parfaits; mais enfin si vous daignez vous occuper de moi comme d'un simple avorton (1Co 15,8), demandez à Dieu qu'il nous fortifie de sa grâce. Nous avions besoin de secours même auparavant, lorsque éloigné des affaires nous menions une vie privée; mais depuis que nous sommes élevé au sacerdoce, soit par l'empressement des hommes, soit par une faveur d'en-haut (je ne dis pas de quelle manière, et je ne dispute point sur mon élection, de peur qu'on ne croie que je parle avec déguisement); depuis donc que nous sommes élevé au sacerdoce, depuis qu'on nous a imposé ce pesant fardeau, nous avons besoin de beaucoup d'aide et de prières, afin de pouvoir remettre au Seigneur tout le dépôt qu'il a mis entre nos mains, dans ce jour où ceux à qui on a confié des talents paraîtront pour en rendre compte. Demandez donc au ciel que nous soyons non de ceux qui seront liés et jetés dans les ténèbres, mais de ceux qui pourront au moins obtenir quelque pardon, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient la gloire, l'empire et l'adoration dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.





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HOMÉLIES CONTRE LES ANOMÉENS



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Première homélie. De l'incompréhensibilité de la nature de Dieu (1).


1 Traduction de l'abbé Auger revue et corrigée.

Analyse.

Eloge de Flavien, sa charité. - Sens de ces mots: la science sera abolie. - Réfutation des Anoméens. - Le charitable orateur veut relever et non abattre ces adversaires. - Dieu est incompréhensible, non-seulement dans son essence, mais dans sa providence; non-seulement dans sa providence en tant qu'elle gouverne la création entière, mais encore en tant qu'on la considère comme réglant les destinées d'un seul peuple, du peuple juif par exemple. - Exhortation.



211. Quoi donc! le pasteur est absent, et les brebis viennent paître d'elles-mêmes avec beaucoup d'ordre dans ces champs sacrés. C'est le mérite du pasteur, que le troupeau montre la même exactitude en son absence qu'en sa présence. Lorsque les brebis, animaux dépourvus de raison, n'ont personne pour les conduire au pâturage, il faut ou qu'elles restent dans l'étable, ou que, si elles en sortent sans pasteur, elles errent au hasard dans la campagne: ici au contraire, quoique le pasteur soit absent, vous accourez de vous-mêmes dans le meilleur ordre aux pâturages accoutumés. Ou plutôt le pasteur n'est pas absent, je le vois ici présent, sinon en personne, du moins par le bon ordre qui règne dans son troupeau; et ce que j'admire surtout en lui, ce qui me le fait proclamer bienheureux, c'est qu'il ait su vous inspirer une si grande ardeur pour la règle; car nous admirons principalement un général, lorsque, même en son absence, ses troupes observent la plus exacte discipline. C'est ce que saint Paul cherchait dans ses disciples lorsqu'il disait: Ainsi, mes très-chers frères, comme vous avez été toujours dociles, ayez soin, non-seulement en ma présence, mais encore plus en mon absence, d'opérer votre salut avec crainte et tremblement. (Ph 2,12) Pourquoi encore plus en mon absence? C'est que si le loup attaque le troupeau lorsque le pasteur est présent, celui-ci l'écarte sans peine des brebis: au lieu que s'il est absent, elles éprouvent de toute nécessité le plus grand embarras, n'ayant personne pour les défendre. Ajoutons que le pasteur, quand il est présent, partage avec son troupeau le prix du zèle, et que, quand il est absent, il lui en laisse tout le mérite. Votre pontife vous adresse les mêmes paroles que l'Apôtre; et dans quelque endroit qu'il se trouve, il pense à vous et à vos assemblées, moins occupé de ceux qui l'accompagnent que de vous qui êtes éloignés de lui.

Je connais sa charité, je sais combien elle (196) est ardente, toute de feu, et irrésistible, je sais combien elle est profondément enracinée dans son âme, combien il est jaloux d'y rester fidèle. Il sait que la charité est la racine, le principe, la source de tous les biens, que sans elle toutes les autres vertus né nous sont d'aucune utilité. C'est la marque distinctive des disciples du Seigneur, le signe caractéristique des serviteurs de Dieu, l'indice auquel on reconnaissait les apôtres. C'est en cela, dit Jésus-Christ, que l'on reconnaîtra que vous êtes mes disciples. (Jn 13,35) Et en quoi le reconnaîtra-t-on? Sera-ce en les voyant ressusciter les morts, guérir les lépreux, chasser les démons? Non, sans doute; mais laissant tous ces privilèges: C'est en cela, dit-il, que l'on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres. Les prodiges sont de purs dons de la grâce d'en-haut, au lieu que la charité est aussi le mérite de la vertu de l'homme; et ce sont moins les dons d'en-haut qui font connaître une âme généreuse, que les vertus qui sont aussi le fruit de ses propres efforts. Voilà pourquoi Jésus-Christ annonce que l'on reconnaîtra ses disciples à la charité. En effet, aucune partie de la sagesse ne manque à celui qui est doué de la charité, il possède la vertu la plus entière et la plus parfaite. Sans elle l'homme est dépourvu de tous les biens, c'est la raison pour laquelle saint Paul en fait un si magnifique éloge; ou plutôt tout ce qu'il peut en dire ne saurait atteindre à son excellence.

222. Eh! qui pourrait assez louer une vertu qui renferme toute la loi et les prophètes; une vertu sans laquelle la foi, la science, la connaissance des mystères, le martyre même, rien en un mot ne peut nous sauver? Quand j'aurais livré mon corps pour être brûlé, dit l'Apôtre, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. (1Co 13,3) Et un peu plus bas, pour montrer qu'elle est la plus excellente de toutes les vertus, qu'elle en est la principale, il ajoute: Les prophéties s'anéantiront, les langues cesseront, la science sera abolie... Or, ces trois vertus, la foi, l'espérance et la charité demeurent, mais la plus excellente des trois est la charité.

Mais, en parlant de la charité, il se présente à nous une question qui n'est pas peu importante. L'anéantissement des prophéties et la cessation des langues n'ont rien qui m'étonne comme ces dons ne nous sont accordés que pour un temps, après avoir rempli pour nous leur office, ils peuvent cesser sans nous faire aucun tort. C'est ainsi qu'à présent les prophéties et le don des langues n'existent plus sans que l'économie de la piété en souffre. Mais l'abolition de la science, c'est là ce qui m'embarrasse.

Après avoir dit que les prophéties s'anéantiront et que les langues cesseront, saint Paul ajoute: la science sera abolie. Mais si la science doit être abolie, notre nature se dégradera donc loin de se perfectionner; car, étant dépourvus de science, nous cesserons absolument d'être hommes. Craignez Dieu, dit l'Ecriture, et observez ses commandements, car c'est là tout l'homme. (Qo 12,13) Mais si craindre Dieu constitue l'homme, si la crainte de Dieu dépend de la science, et que la science, selon saint Paul, doive être abolie, la science n'existant plus, notre nature sera entièrement dégradée, nous n'aurons plus aucun avantage sur les animaux déraisonnables; ou même nous leur serons fort inférieurs, puisque c'est par la science que nous l'emportons sur eux autant qu'ils l'emportent sur nous par toutes les qualités corporelles. Que veut donc dire saint Paul, et quel est son but en annonçant que la science sera abolie? Il ne parle pas, sans doute, de la science parfaite, mais d'une science imparfaite; il appelle abolition un entier accroissement, de sorte qu'une science imparfaite sera abolie pour faire place à la science parfaite. Et comme l'âge de l'enfant est aboli, non parce que la substance de l'enfant est détruite, mais parce qu'en avançant en âge il parvient à l'état d'homme fait; il en sera de même de la science. Cette science, à présent si bornée, ne sera plus bornée lorsqu'elle sera devenue pleine et entière. C'est là ce que veut dire le mot d'aboli; et c'est ce que saint Paul explique clairement lui-même dans la suite de son discours; car afin que par le mot d'aboli vous n'entendiez pas une destruction entière, mais une augmentation et un parfait accroissement, après avoir dit: La science sera abolie, il ajoute: Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est très-imparfait; mais lorsque nous serons dans l'état parfait, tout ce qui est imparfait sera aboli, de manière qu'il ne sera plus imparfait, mais parfait. C'est donc l'imperfection seule qui est abolie, et l'abolition dont parle l'Apôtre n'est qu'un plein accroissement, une perfection réelle.

233. Et considérez quelle est la pensée de saint (197) Paul: je vais rendre ses expressions à la lettre. Il ne dit pas: nous connaissons une partie, mais nous connaissons d'une partie, faisant entendre que nous ne saisissons qu'une partie d'une partie. Peut-être désirez-vous savoir quelle est la partie qui nous reste à connaître, quelle est celle que nous saisissons, si cette dernière est la plus grande ou la moindre. Afin donc que vous appreniez que vous ne saisissez que la moindre, et que même vous ne saisissez pas la millième partie, écoutez les paroles suivantes de l'Apôtre; ou plutôt, avant de le faire parler lui-même, je vais vous citer un exemple pour vous faire comprendre autant qu'il est possible, par ce moyen, quelle est la partie qui nous reste à connaître, quelle est celle que nous saisissons maintenant. Combien donc la science qui doit nous être donnée à l'avenir diffère-t-elle de celle que nous possédons à présent? Autant un homme fait diffère d'un enfant à la mamelle, autant la science future l'emporte sur la science présente. Et pour preuve que l'une des deux sciences est supérieure à l'autre autant que nous le disons, écoutons saint Paul lui-même. Après avoir dit (je rends toujours ses expressions à la lettre), après avoir dit que nous connaissons d'une partie, voulant montrer quelle est cette partie, et que nous ne saisissons que la moindre possible, il ajoute: Lorsque j'étais enfant, je parlais en enfant, je jugeais en enfant, je raisonnais en enfant; mais lorsque je suis devenu homme, je me suis défait de tout ce qui tenait de l'enfant. Il compare la science présente à l'état du plus petit enfant (car c'est la force du terme qu'il emploie), et la science future à celui d'un homme parfait; et il ne dit pas lorsque j'étais enfant, mais: lorsque j'étais tout petit enfant, nous faisant voir qu'il parle d'un enfant encore à la mamelle. Pour vous convaincre que telle est d'ans l'Ecriture l'acception du mot dont. il fait usage, écoutez le psaume qui dit: Seigneur, notre souverain Maître, que la gloire de votre nom paraît admirable dans toute la terre! votre grandeur est élevée au-dessus des cieux. Vous avez formé une louange parfaite dans la bouche des plus petits enfants, des enfants à la mamelle. (Ps 8,2 Ps 8,3) Le Prophète-roi se sert de la même expression que l'Apôtre, et l'entend aussi dans le sens d'enfant à la mamelle. Ensuite le même saint Paul, voyant en esprit l'opiniâtreté de certains hommes qui viendraient après lui, ne s'est pas contenté d'un exemple unique, mais il confirme la même vérité par un second exemple, et même par un troisième. En effet, comme Moïse, envoyé aux Hébreux, reçut de Dieu le pouvoir d'opérer trois prodiges, afin que si les Juifs refusaient de croire le premier, ils écoutassent la voix du second, et que s'ils méprisaient le second, le troisième leur fît impression et les déterminât à recevoir le prophète: de même saint Paul, pour appuyer ce qu'il a envie de prouver, propose trois exemples; celui d'un enfant: Lorsque j'étais enfant, dit-il, je jugeais en enfant; celui d'un miroir, et celui d'une énigme: après avoir dit: Lorsque j'étais enfant, il ajoute: Nous ne voyons maintenant que comme en un miroir et par des énigmes. Le miroir est donc le second exemple qu'il apporte de la faiblesse et de l'imperfection de la science présente; l'énigme est le troisième. Un enfant encore à la mamelle entend et articule quelques mots, il voit les objets qui l'environnent, mais il n'entend, ne voit, ne dit rien distinctement; il pense, mais il n'a que des idées confuses. De même moi, je connais un certain nombre de vérités dont j'ignore la raison. Je sais, par exemple, que Dieu est partout, qu'il est tout entier partout; mais je ne sais comment. Je sais qu'il n'a point commencé d'être, qu'il n'a pas été engendré; qu'il est éternel; mais j'ignore comment: mon esprit ne peut concevoir une substance qui n'a reçu l'être ni d'elle-même ni d'une autre. Je sais qu'il a engendré le Fils; mais j'ignore comment. Je sais que l'Esprit-Saint procède de lui, mais je ne sais comment il en procède. Je prends des aliments, mais j'ignore comment ils se changent en pituite, en sang, en humeur, en bile. Et nous, qui ignorons la nature des aliments que nous voyons et prenons tous les jours, nous prétendons scruter l'essence divine!

24 4. Où sont donc ceux qui se vantent d'avoir une science complète et entière, et qui par cela même tombent dans un abîme d'ignorance? En effet, ceux qui prétendent ici-bas connaître parfaitement les choses, se privent eux-mêmes pour la suite d'une science parfaite. Moi qui avoue ne connaître qu'une partie des objets, je m'avance vers la perfection, parce que ma science imparfaite s'abolit et devient plus parfaite; au lieu que celui qui se vante d'avoir déjà une science complète et entière, et qui (198) avoue que cette science sera abolie par la suite, déclare lui-même qu'il sera privé et de la science qu'il possède actuellement qui sera abolie, et d'une science plus parfaite qui la remplacerait, puisqu'à l'entendre il possède dès à présent une science parfaite et absolue. Vous voyez comme, en soutenant que dès cette vie ils connaissent parfaitement les choses, nos hérétiques n'ont pas la science qu'ils disent avoir ici-bas, et s'excluent eux-mêmes de celle qu'ils pourraient avoir dans une autre vie: tant c'est un grand mal de ne point rester dans les bornes que Dieu nous a prescrites dès le commencement! C'est ainsi qu'Adam, trompé par l'espoir d'obtenir de nouvelles prérogatives, s'est vu déchu même de celles qu'il possédait. C'est ainsi que souvent les avares perdent ce qu'ils ont entre les mains par le désir d'avoir plus encore. C'est ainsi que ceux contre lesquels je m'élève, en se glorifiant de posséder ici-bas la science tout entière, sont dépouillés même de la partie qu'ils possèdent.

Je vous exhorte donc, mes très-chers frères, à éviter leur folie; car c'est le comble de la folie de soutenir que l'on connaît toute l'essence divine; et c'est ce que je vais prouver par les prophètes. Les prophètes n'annoncent pas seulement qu'ils ignorent l'essence de Dieu, ils sont même embarrassés de connaître toute l'étendue de sa sagesse. Cependant la sagesse n'est pas toute l'essence divine, elle n'en est qu'une partie. Or, puisque les prophètes ne peuvent comprendre entièrement même cette partie, ne serait-ce pas un excès de folie de croire qu'on peut soumettre à sa raison l'essence même de la divinité? Mais écoutons ce que dit le Prophète-roi de la sagesse de l'Etre suprême: Votre science est merveilleusement élevée au-dessus de moi. Reprenons d'un peu plus haut. Je vous louerai, mon Dieu, parce que votre grandeur a éclaté d'une manière effrayante. (
Ps 139,6 Ps 139,14) Que veut-il dire par ces mots: d'une manière effrayante? Il est beaucoup d'objets que nous admirons, mais sans frayeur; par exemple, la beauté d'un édifice, d'une peinture, ou du corps humain. Nous admirons aussi l'étendue de la mer, mais nous ne considérons qu'avec frayeur ses abîmes profonds et immenses. Ainsi lorsque le Prophète considère la profondeur et l'immensité de la sagesse divine, il en est ébloui; et, plein d'une admiration mêlée de frayeur, il se retire en s'écriant: Je vous louerai, mon Dieu, parce que votre grandeur a éclaté d'une manière effrayante. Vos ouvrages sont admirables. Votre science, dit-il encore, est merveilleusement élevée au-dessus de moi, elle me surpasse infiniment, et je ne puis y atteindre.

Voyez l'humble reconnaissance d'un serviteur docile. Je vous rends grâces, mon Dieu, dit David, de ce que vous êtes pour moi un maître incompréhensible. Il ne parle pas de l'essence divine, il n'en dit rien, parce qu'elle est reconnue comme incompréhensible; mais parlant de la présence de Dieu partout, il fait voir qu'il ignore comment Dieu est présent partout. Pour preuve que c'est là l'objet qu'il a en vue, écoutez la suite de ses dernières paroles: Si je monte au ciel, vous y êtes; si je descends dans les enfers, vous y êtes encore. Vous voyez comme Dieu est présent partout. Mais le prophète en ignore la raison: il est ébloui, embarrassé, effrayé de cette seule idée. N'est-ce donc point une folie extrême que des hommes qui sont bien éloignés d'être gratifiés des mêmes faveurs, entreprennent de scruter l'essence divine elle-même? Le même David dit dans un de ses psaumes: Vous m'avez révélé les secrets et les mystères de votre sagesse. (Ps 51,8) Lui cependant qui avait appris les secrets de la sagesse de Dieu, dit de cette même sagesse qu'elle est immense et incompréhensible: Le Seigneur est vraiment grand, dit-il; sa puissance est infinie, sa sagesse n'a point de bornes. (Ps 147,5) - Sa sagesse n'a point de bornes, c'est-à-dire qu'il est impossible de la comprendre. Comment, je vous prie! la sagesse de Dieu est incompréhensible pour le Prophète, et son essence serait compréhensible pour nous! n'est-ce point une folie manifeste? sa grandeur n'a point de limites, et voies prétendez borner et circonscrire son essence!

25 5. Occupé à examiner la même question, le prophète Isaïe disait: Qui racontera la génération divine? (Is 53,8) Il ne dit pas: Qui raconte? mais: Qui racontera? afin d'exclure à la fois et les hommes de son temps et les races futures. David avait dit: Votre science est merveilleusement élevée au-dessus de moi; Isaïe déclare qu'il est impossible non-seulement à lui, mais à tout le genre humain présent et à venir, de raconter la génération du Très-Haut.

Mais voyons si l'Apôtre comme ayant reçu (199) une plus grande grâce, a connu ce qui était caché aux prophètes. C'est à lui que nous avons entendu dire: Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est très-imparfait. Et ce n'est pas seulement dans ce passage, mais dans un autre où, parlant, non de l'essence de l'Etre suprême, mais de la sagesse qu'il montre dans sa providence; je ne dis pas cette providence universelle qui comprend les anges et les dominations supérieures; mais examinant dans cette providence la partie qui s'occupe des hommes sur la terre, et même une portion de cette partie: car il n'examine ni celle qui fait lever le soleil, ni celle qui anime les âmes, ni celle qui forme les corps, ni celle qui gouverne le monde, ni celle qui renouvelle chaque année la nourriture de l'homme et de tous les êtres; mais laissant toutes ces parties de la providence divine, et n'en examinant qu'une légère portion, celle qui a réprouvé les Juifs et appelé les Gentils, ébloui à la vue de cette portion légère, comme à l'aspect d'une mer immense, ne voyant qu'une profondeur infinie, il se retire aussitôt, et s'écrie à haute voix: O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! que ses jugements sont impénétrables! (Rm 2,33) Il ne dit pas incompréhensibles, mais impénétrables; or, si on ne saurait les pénétrer, à plus forte raison ne saurait-on les comprendre. Que ses voies sont impossibles à découvrir! ses voies sont impossibles à découvrir et il serait possible de le comprendre lui-même! Et que parlé-je de ses voies? les récompenses qu'il nous destine ne sont pas compréhensibles: L'oeil n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, l'esprit de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment. (1Co 2,9) Les dons de Dieu sont ineffables: Rendons grâces à Dieu, dit le même saint Paul, pour ses dons ineffables. (2Co 9,15) Et ailleurs: Sa paix surpasse tout sentiment. (Ph 4,7) Quoi donc! les jugements de Dieu sont impénétrables, ses voies impossibles à découvrir, sa paix surpasse tout sentiment, ses dons sont ineffables, l'esprit de l'homme n'a jamais conçu ce qu'il a préparé pour ceux qui l'aiment, sa grandeur n'a point de limites, sa sagesse n'a point de bornes, tout en Dieu est incompréhensible; et vous prétendez que Dieu lui-même est compréhensible! Pourrait-on rien ajouter à une pareille folie?

Pressons l'hérétique dans ses derniers retranchements, et ne le laissons point partir sans le convaincre. Demandons-lui ce que veut dire saint Paul par ces mots: Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est très-imparfait. Il ne parle pas, dira-t-il, de l'essence de Dieu, mais de ses desseins. S'il parle des desseins de Dieu, notre victoire sera beaucoup plus complète; car si les desseins de Dieu sont incompréhensibles, à plus forte raison l'est-il lui-même. Mais, pour preuve que l'Apôtre ne parle pas ici des desseins de Dieu, mais de Dieu lui-même, écoutons la suite du passage. Après avoir dit: Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est très-imparfait, il ajoute: Je ne connais maintenant Dieu qu'imparfaitement et en partie; mais alors je le connaîtrai, comme je suis moi-même connu. (1Co 13,9 1Co 13,12) - De qui connu? est-ce de Dieu ou de ses desseins? c'est de Dieu, sans doute: c'est donc Dieu qu'il ne connaît qu'imparfaitement et en partie. Quand il dit en partie, ce n'est pas qu'il connaisse une partie de l'essence divine et qu'il ignore l'autre; car Dieu est un être simple mais voici le développement de sa pensée. S'il sait que Dieu existe, il ignore quelle est son essence; s'il sait qu'il est sage, il ignore quelle est l'étendue de sa sagesse; s'il n'ignore point qu'il est grand, il ne tonnait point les limites de sa grandeur; s'il sait qu'il est partout, il ne sait pas comment il remplit tout de sa présence; s'il sait que sa providence s'étend sur tout et gouverne tout dans le plus grand détail, il ignore de quelle manière; voilà pourquoi il a dit: Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est très-imparfait.

26 6. Mais laissant l'Apôtre et les prophètes, transportons-nous, si vous le voulez, dans les cieux, et voyons si là même il est des êtres qui connaissent l'essence divine. Quand il y aurait de pareils êtres, ils n'auraient rien de commun avec nous, vu la grande distance qui se trouve entre les anges et les hommes; mais pour vous instruire par surcroît, pour vous apprendre que même dans le ciel il n'est point de puissance créée qui connaisse Dieu parfaitement, écoutons les anges eux-mêmes. Parlent-ils entre eux et dissertent-ils sur l'essence du Très-Haut? Point du tout. Que font-ils donc? Pénétrés de frayeur et de respect ils le glorifient, l'adorent, lui adressent continuellement des hymnes triomphales et des chants (200) mystiques. Les uns lui disent: Gloire à Dieu au plus haut des cieux! (Lc 2,14) Les séraphins s'écrient: Saint, saint, saint! (Is 6,3) ils se couvrent le visage, et ne peuvent même soutenir les regards d'un Dieu qui tempère sa gloire. Les chérubins font retentir ces paroles: Bénie soit la gloire du Seigneur, du lieu où il réside! (Ez 3,12) Ce n'est point que Dieu, ait une place marquée: non, sans doute; mais c'est pour employer un langage humain; c'est comme si nous disions: dans quelque lieu qu'il existe, ou de quelque manière qu'il existe; s'il est même permis à l'homme de se servir de ces expressions humaines en parlant de Dieu. Vous voyez quelle crainte, et quel respect le ciel a pour le souverain Etre, et combien peu la terre le craint et le respecte. Les anges le glorifient, les hommes veulent scruter sa nature; les anges le bénissent, les hommes prétendent le connaître; les anges se couvrent le visage en sa présence, les hommes sans nulle pudeur osent porter leurs regards sur sa gloire ineffable. Qui ne gémirait, qui ne se lamenterait en voyant une telle folie, une telle extravagance?

J'aurais voulu prolonger davantage mon discours; mais comme c'est aujourd'hui la première fois que je suis entré dans cette dispute, il me semble que pour votre avantage je dois me contenter de ce que j'ai déjà dit, de peur que la multitude des choses qui me restent à dire ne charge trop la mémoire de ceux qui m'écoutent. Je me propose, si telle est la volonté du Seigneur, de m'étendre encore par, la suite sur ce même sujet. Il y a longtemps déjà que j'avais de la peine à résister au désir qui me pressait de vous entretenir sur cette matière; mais je différais toujours, parce que je voyais plusieurs de ceux qui sont infectés de l'erreur que j'attaque, m'écouter avec plaisir; et comme je craignais qu'ils ne s'éloignassent de nos assemblées, je remettais à ouvrir la dispute et à commencer le combat, jusqu'à ce que je fusse bien assuré de leur attention. Mais puisque, par la grâce de Dieu, je les ai entendus eux-mêmes m'exhorter et me presser d'entrer en lice, je l'ai fait avec plus de confiance, j'ai pris les armes propres à soumettre la raison humaine, propres à abattre toute hauteur qui s'élève contre la science de Dieu. Je les ai prises ces armes, non pour renverser nos adversaires, mais pour les relever de leur chute; car elle est leur vertu, en même temps qu'elles frappent les opiniâtres, elles traitent avec soin les plaies des auditeurs dociles; elles ne font pas de blessures, elles guérissent ceux qui sont blessés.

27 7. N'attaquons donc pas nos adversaires avec aigreur ni emportement; montrons-nous modérés dans la dispute, parce qu'il n'est rien de plus fort que la douceur et la modération. Voilà pourquoi saint Paul est si attentif à nous exhorter de ne nous départir jamais de ces vertus. Un serviteur du Seigneur, dit-il, ne doit pas se livrer à la contestation, mais il doit être doux à l'égard de tout le monde. (2Tm 2,24) Il ne dit pas: à l'égard de ses frères, mais: à l'égard de tout le monde. Que votre modestie, dit-il dans un autre endroit, soit connue; il ne dit pas: de vos frères, mais: de tous les hommes. (Ph 4,5) Quel mérite avez-vous, dit l'Evangile, à aimer ceux qui vous aiment?

Si l'amitié des hérétiques et des infidèles vous est nuisible, si en les fréquentant ils vous entraînent dans l'impiété, quand ils vous auraient donné le jour, retirez-vous; quand ce serait votre oeil, il faut l'arracher: Si votre oeil droit vous scandalise, dit Jésus-Christ, arrachez-le. (Mt 5,29) Il ne parle point de l'oeil corporel, puisque s'il parlait du corps, ce serait accuser l'auteur de la nature. D'ailleurs, il ne faudrait pas arracher un seul oeil, puisque si l'oeil gauche restait, il pourrait vous scandaliser également. Mais afin que vous sachiez que Jésus-Christ ne parle pas de l'oeil corporel, il nomme l'oeil droit. Quand vous auriez un ami aussi précieux que l'oeil droit, chassez-le, retranchez-le de votre amitié, s'il vous scandalise; car à quoi vous sert-il d'avoir un oeil s'il doit perdre le reste du corps. Si donc, comme je le disais, l'amitié des hérétiques et des infidèles nous est nuisible, retirons-nous et fuyons; s'ils ne nous font aucun tort pour la piété, tâchons de les attirer à nous. Si, sans être utile à votre ami, vous en recevez quelque préjudice, gagnez du moins en vous retirant de n'avoir éprouvé aucun mal. Fuyez l'amitié des hérétiques et des infidèles, si elle vous est préjudiciable; fuyez seulement, ne contestez pas; ne disputez pas avec animosité; c'est le conseil que vous donne saint Paul: Autant qu'il est en vous, ayez la paix, s'il est possible, avec tous les hommes. (Rm 12,18) Vous êtes serviteur d'un Dieu de paix, d'un Dieu qui, après avoir chassé les démons et (201) comblé les Juifs de biens, traité par ceux-ci d'homme possédé du démon, n'a pas fait tomber sur eux sa foudre, n'a pas écrasé des opiniâtres, des ingrats, qui ne répondaient à ses bienfaits que par des injures. Il pouvait les punir d'une manière éclatante, il s'est contenté de repousser leur reproche par ces mots: Je ne suis point possédé du démon, mais j'honore Celui qui m'a envoyé. (Jn 8,49) Lorsque le serviteur du grand prêtre le frappa, que lui dit-il? Si j'ai mal parlé, faites voir le mal que j'ai dit; si j'ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous? (Jn 18,23) Le Maître des anges se justifie, il rend compte à un simple serviteur; est-il besoin de longues réflexions? Repassez seulement ces paroles en vous-même, et répétez sans cesse: Si j'ai mal parlé, faites voir le mal que j'ai dit; si j'ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous? Songez à Celui qui prononce ces paroles, à celui auquel il les adresse, au motif qui les lui fait prononcer, et ces paroles seront pour vous un charme divin toujours prêt, qui pourra adoucir votre âme lorsqu'elle s'emportera. Songez à la majesté de Celui qui a été outragé, à la bassesse de celui qui a outragé, et à l'excès de l'outrage. Ce misérable ne s'est pas contenté d'injurier, il a frappé; et il n'a pas frappé simplement, mais sur la joue, ce qui est le plus sanglant des affronts. Le Fils de Dieu cependant a tout supporté, afin de vous donner un grand exemple de modération et de douceur. Ne réfléchissons pas seulement ici sur ces paroles, mais rappelons-nous-les lorsque l'occasion s'en présentera. Vous avez applaudi à mes discours, montrez-moi par vos oeuvres que vous les approuvez. Un athlète s'exerce dans le gymnase, afin de montrer dans des combats véritables l'utilité de ces exercices; de même vous, lorsque la colère s'emparera de votre âme, montrez le fruit que vous avez retiré de nos discours, et répétez continuellement cette parole: Si j'ai mal parlé, faites voir le mal que j'ai dit; si j'ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous? Gravez cette parole dans votre coeur; je ne vous la répète si souvent, qu'afin que tous les mots qui la composent restent imprimés dans votre mémoire, pour n'en être jamais effacés, et afin que le souvenir vous en soit utile. Si nous gardons cette parole au fond de notre âme, il n'y aura personne assez dur, assez féroce, assez insensible, pour se laisser emporter à la colère. Elle sera le meilleur des freins pour arrêter l'intempérance de notre langue, pour réprimer les emportements de notre orgueil, pour nous retenir dans les bornes de la modération, et faire habiter en nous une paix parfaite. Puissions-nous jouir toujours de cette paix par la grâce et la bonté de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui soient avec le Père et l'Esprit-Saint, la gloire, l'empire et l'adoration, maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il.





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Deuxième homélie. De l'incompréhensibilité de la nature de Dieu.


Chrysostome Homélies