Chrysostome sur 2Co 1200

HOMÉLIE XII DONC, EN QUALITÉ D'AUXILIAIRES, NOUS VOUS EXHORTONS A NE PAS RECEVOIR EN VAIN LA GRACE DE DIEU.

— CAR IL DIT : JE VOUS AI EXAUCÉ DANS LE TEMPS FAVORABLE, ET AU JOUR DU SALUT JE VOUS AI PORTÉ SECOURS. (2Co 6,1-10)

Analyse.

1-3. Etant donc, dit l'apôtre, l'envoyé de Dieu dans l'oeuvre de votre sanctification, je vous exhorte à laisser agir en vous les grâces que vous avez reçues, et à ne pas laisser passer le temps de la grâce sans en profiter, comme aussi de mon côté je me montre un ministre de Dieu sans reproche et fidèle par ma constance au milieu de toutes les épreuves, par une conduite irrépréhensible, et par la liberté d'esprit dont je jouis au dedans de moi-même, malgré toutes les tribulations qui au dehors m'environnent.
4-6. Dans quel esprit on doit pratiquer l'aumône et les autres vertus. — De la pauvreté et des richesses.


1201 1. C'est Dieu lui-même qui invite les hommes, a dit l'apôtre; et les apôtres sont les ambassadeurs de Dieu; en son nom ils les pressent de rentrer en grâce avec le Seigneur. De peur que les Corinthiens ne viennent à se relâcher encore, il leur inspire de nouveau un sentiment de crainte: « Ne recevez donc pas en vain la grâce de Dieu». De ce que Dieu nous prie lui-même et nous envoie ses ambassadeurs, ce n'est pas un motif pour nous de vivre dans l'indolence; nous n'en devons avoir que plus d'ardeur et de zèle pour plaire à Dieu et pour faire provision de richesses spirituelles. (C'est ce que l’apôtre disait plus haut : « La charité de Dieu nous presse », c'est-à-dire nous pousse, nous excite). Après tant de preuves de bonté de la part de Dieu, gardons-nous de tomber et de perdre l'effet de si nombreuses grâces, en ne montrant aucune générosité. Il nous envoie maintenant ses lieutenants pour nous exciter au bien; mais cette miséricorde aura un terme : ce sera le second avènement de Jésus-Christ; après cela viendra la condamnations et les supplices. C'est pourquoi l'apôtre dit : Nous sommes pressés. Ce n'est pas seulement par la vue de si grands Biens, par la pensée de la bonté de Dieu, qu'il excite les fidèles, mais aussi par la considération du peu de durée de la vie. Ailleurs il dit : « Notre salut est maintenant plus proche» (Rm 13,11); et encore : « Le Seigneur est proche ». (Ph 4,5)

Ici il fait quelque chose de plus. Ce qui doit les animer, c'est que non-seulement la vie est courte, mais une fois le temps de la vie écoulé, le salut devient impossible. « Voici », leur dit-il, « voici le temps favorable, voici les jours de salut ». Ne les laissons donc point passer inutiles, mais que notre zèle réponde aux grâces que nous avons reçues. Si nous mettons nous-mêmes tant d'empressement à vous prêcher l'Evangile, c'est que nous songeons au peu de durée d'une vie si précieuse. Telle est le sens de ces paroles : « En qualité d'auxiliaire nous vous exhortons ». C'est vous que nous aidons, plutôt que Dieu, dont nous sommes les ambassadeurs. Dieu ne manque de rien, le salut est tout à votre avantage. L'apôtre ne craint pas non plus de s'appeler l'auxiliaire du Seigneur, car ailleurs il dit : « Nous sommes les auxiliaires de Dieu ». C'est de cette manière qu'il contribue au salut des hommes : « Nous vous exhortons ». Dieu ne se contente pas d'une simple exhortation, mais il l'appuie des motifs les plus puissants : il a donné son fils; l'innocence même, son fils qui ne connaissait point le péché, il l'a fait « péché » pour nous qui étions pécheurs, afin de nous rendre justes à ses yeux. Et ce Jésus qui est Dieu, ce n'est pas lui qui devrait prier les (78) hommes coupables de tant d'offenses; ce sont les hommes qui devraient le prier. Néanmoins c'est lui qui les prie. Pour nous, quand nous vous prions, nous ne pouvons mettre en avant aucun droit, aucun bienfait : c'est au nom du Dieu qui vous a comblés de grâces que nous vous prions. Nous vous conjurons donc de recevoir le bienfait qui vous est offert; de ne pas refuser ce présent de la part de Dieu. Obéissez-nous donc et prenez garde de ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu..

En effet, l'apôtre ne veut pas qu'ils s'imaginent que la foi leur suffit pour être réconciliés ; il leur demande avec la foi le zèle dans leur conduite. Si après s'être vu délivré de ses péchés, après être devenu l'ami de Dieu, on se plonge de nouveau dans ses anciens désordres, on redevient ennemi de Dieu, et la grâce de Dieu ne sert de rien désormais pour la vie éternelle. A quoi peut en effet servir la grâce du baptême, si nous vivons dans l'impureté ? Au contraire, elle nous devient funeste, elle aggrave nos fautes, puisque nous retournons à nos péchés après avoir connu Jésus-Christ et après à voir joui de ses dons. Mais cette pensée, il ne l'exprime pas tout de suite, pour ne pas tenir un langage par trop rebutant ; il se borne à dire qu'il ne nous en revient aucun avantage. Il rappelle ensuite les paroles du prophète, pour les exciter davantage à mettre la main à l'oeuvre de leur salut. Car le prophète a dit : « Je vous ai exaucés en temps favorable, et je vous suis venu en aide au jour du salut. « Voici maintenant un temps favorable, voici maintenant des jours de salut ». Un temps favorable, quel est-il donc? Le temps du bienfait et de la grâce, temps où l'on ne demande pas compte des fautes commises, où l'on ne subit point de châtiment, mais où après avoir été réconcilié avec Dieu, on jouit de biens sans nombre, la justice, la sainteté, et tant d'autres faveurs. Quels travaux ne s'imposerait-on point pour trouver une occasion aussi précieuse ? Et voici que, sans effort de notre part, elle s'offre à nous et nous apporte la rémission de toutes nos fautes passées. C'est pourquoi l'apôtre appelle ce temps un temps favorable; car il accueille les plus criminels, et non-seulement il les accueille, mais il les élève au sommet des honneurs. C'est ainsi que l'arrivée de l'empereur annonce non pas un jugement, mais des bienfaits et le salut; voilà le temps que l'apôtre appelle un temps favorable : c'est le temps où nous sommes dans la carrière, où nous cultivons la vigne, c'est en un mot la onzième heure, comme dit l'Evangile.

1202 2. Courage, menons une vie toujours pure, cela ne nous est point difficile. Combattre, alors que Dieu répand de tels dons et de telles grâces, c'est être sûr de remporter aisément la victoire. Quand on célèbre les fêtes des empereurs, quand ils sont revêtus des ornements consulaires, ne suffit-il pas d'une faible démarche pour obtenir de grandes faveurs? Et quand ils rendent la justice, ne faut-il pas une enquête minutieuse et active ? Eh bien ! nous aussi, combattons dans ce temps des bienfaits; ce sont les jours de grâces, les jours de la grâce divine, et rien de plus facile que d'obtenir des couronnes. Nous étions chargés de vices, et Dieu nous a accueillis, nous a délivrés de ce fardeau; et quand après cela nous nous acquittions de nos devoirs, il ne nous accueillerait pas plus favorablement encore ! Ensuite, selon sa coutume, l'apôtre se propose comme modèle, il ajoute : « Nous ne scandalisons personne, pour que notre ministère ne soit point déshonoré (3) ». Il ne s'agit donc plus seulement d'un temps opportun ; mais encore il leur met sous les yeux de grands exemples pour les porter au bien : et cela sans orgueil, sans arrogance. Il ne dit pas : regardez-nous, et voyez notre conduite; mais il se contente de prévenir le reproche, et c'est pour cette raison uniquement qu'il parle de lui. Voici deux caractères d'une vie sans tache : « Nous ne donnons aucun scandale à personne ». Il ne dit pas : aucun motif d'accusation, son expression a moins d'énergie : «Aucun scandale ». C'est comme s'il disait : Nous ne donnons à personne l'occasion du moindre reproche et de la moindre plainte : « De peur que notre ministère ne soit déshonoré », c'est-à-dire, de peur qu'on n'y trouve quelque chose de répréhensible. Il ne dit point non plus : De peur qu'on ne puisse l'accuser, mais : De peur qu'on n'y surprenne la moindre faute, qu'on ne puisse y soupçonner quoi que ce soit.

« Mais en toutes choses nous nous présentons comme les ministres de Dieu... (4)». Ceci est d'un ordre bien plus élevé. Ce n'est certes pas la même chose d'être exempt de tout reproche, et de se montrer aux yeux de tous comme les ministres de Dieu. Il y a bien plus de gloire à mériter des éloges qu'à se mettre simplement à l'abri des reproches. (79) L'apôtre n'a point dit : nous apparaissons, mais « nous nous présentons », ou : « nous nous montrons ». Et comment se montrent-ils les ministres de Dieu ? « Par une patience sans bornes », dit-il. Vous avez dans cette parole le fondement de tous les biens. Aussi n'a-t-il pas dit : « patience », mais : « une grande patience », pour faire voir l'étendue de cette vertu dans son âme. Ce serait peu de chose d'avoir supporté une ou deux tentations. Mais les tentations qu'il a subies, il les représente tombant sur lui comme une grêle, en disant: « Dans les tribulations, dans les nécessités ». Quel surcroît d'accablement quand les maux sont inévitables, quand il y a comme une nécessité de les souffrir, quand on ne peut s'en délivrer ! « Dans les angoisses ». Dans les angoisses de la faim et des autres besoins, ou simplement des tentations: « Dans les coups, dans les prisons, dans les séditions... (5) ». Chacun de ces maux n'est-il pas insupportable? Ne suffit-il pas, pour faire perdre patience, d'être battu de verges, d'être enchaîné, d'être sans cesse persécuté, sans jamais trouver de repos? Car c'est ce que signifie ce mot: «dans les séditions ». — Quand tous ces maux viennent fondre ensemble sur quelqu'un, songez quelle fermeté d'âme il faut à cet homme ! Voilà pour les afflictions qui lui viennent du dehors; mais il souffre aussi de son plein gré: « Dans les travaux, dans les veilles, dans les jeûnes, dans la chasteté... (6) ». Il désigne par là ces fatigues qu'il éprouvait en courant çà et là, en gagnant sa vie de ses propres mains, en passant les nuits à enseigner et à travailler. Il n'omet point le jeûne, quoique toutes ces fatigues valussent mille fois cette privation de nourriture. Par « chasteté » il entend ou bien la pureté, ou bien une intention droite en toutes choses, ou bien la prédication de l'Evangile faite gratuitement et sans recevoir aucune espèce de dons.

« Dans la science ». Que veut dire cette expression? Dans la science qui lui vient de Dieu, et c'est la vraie science. Ce n'est point la science de ces sages qui se glorifient d'une science toute profane et qui n'ont point celle-là. — « Dans la longanimité, dans la douceur». C'est encore une vertu d'une âme généreuse, que de souffrir patiemment la colère et les injures d'autrui. — Enfin, pour montrer le principe d'une telle patience, il ajoute : « Dans l'Esprit-Saint ». C'est lui, en effet, qui est l'auteur de tous ces dons. Mais ce secours de l'Esprit-Saint, il n'en parle qu'après avoir énuméré toutes ses vertus. Dans ces paroles, il me semble avoir voulu faire entendre autre chose encore. Quoi donc? L'abondance avec laquelle il avait reçu la grâce de l'Esprit-Saint. C'était une nouvelle preuve de sa mission, que ces dons spirituels déposés dans son âme. Sans doute toutes ces vertus étaient l'effet de la grâce; mais cependant il les avait méritées en quelque façon par ses bonnes oeuvres et par ses fatigues. Dire que saint Paul ait voulu montrer aussi qu'enrichi de tant de grâces, il en avait fait le meilleur usage, ce n'est pas s'éloigner de la pensée de l'apôtre. Car ceux qui parmi les chrétiens avaient reçu le don des langues, furent blâmés d'avoir conçu des sentiments d'orgueil : il peut donc bien arriver qu’on ne fasse pas un bon usage des grâces de l'Esprit-Saint. Pour nous, dit l'apôtre, il n'en est pas ainsi : on ne peut rien nous reprocher dans l'usage que nous en avons fait : « Dans une charité toujours sincère ».

1203 3. Telle était pour lui la cause de tous les biens ; voilà ce qui le rendait si parfait; c'est en vertu de cette charité que l'Esprit-Saint, par le secours de qui il pratiquait tant de bonnes oeuvres, demeurait au dedans de lui. — « Dans la parole de la vérité... (7) ». C'est une pensée qu'il exprime souvent : Nous avons annoncé la parole de Dieu sans aucun déguisement et sans jamais l'altérer. « Dans la vertu de Dieu ». Comme toujours, il ne s'arroge rien à lui-même ; c'est à Dieu qu'il rapporte toutes ses actions, tout ce qu'il fait d'éclatant. Il s'était donné des éloges en disant que sa vie n'avait cessé d'être à l'abri de tout reproche, et qu'il avait toujours fait preuve d'une grande sagesse ; il attribue maintenant toutes ces vertus à l'Esprit-Saint et à Dieu: Ce n'étaient certes point des vertus ordinaires que celles dont il parle. Si en menant une vie paisible, il est difficile d'arriver à la vertu et de demeurer irréprochable, quelle difficulté n'était-ce pas que de jeter tant d'éclat par sa vertu, au sein de pareilles afflictions ? quelle force d'âme ne fallait-il point, pour cela? Et ce ne sont pas les seules afflictions qu'il ait endurées; il en endura beaucoup d'autres qu'il énumère plus loin. Ce qu'il y a de plus admirable ici, ce n'est pas de le voir toujours irrépréhensible au milieu de ces torrents de souffrances, ni de contempler sa patience invincible, mais de le (80) voir joyeux au milieu de ces épreuves; il nous le dit dans ces paroles : « Par les armes de la justice, à droite et à gauche » ; quelle présence d'esprit, quelle fermeté de sentiment ! Les afflictions sont pour lui des armes, elles ne le renversent pas, elles le protègent, elles le fortifient. — Par ce qui est à gauche, il entend les chagrins apparents, car ces sortes de peines nous méritent aussi une récompense. Pourquoi leur donne-t-il ce nom ? C'est pour se conformer à l'opinion du vulgaire, ou bien parce que Dieu nous a ordonné de prier pour que nous n'entrions pas en tentation.

« Par la gloire et l'ignominie, par l'infamie et la bonne renommée». Que dites-vous? Quel mérite y a-t-il donc à être glorifié? Un très-grand mérite, reprend l'apôtre. — Et comment donc? — C'est une grande chose assurément que de supporter l'ignominie; mais vivre entouré de gloire, n'est-il pas besoin pour cela d'une âme énergique? Oui, il faut beaucoup d'énergie pour ne pas se laisser accabler par la gloire. Et c'est pourquoi l'apôtre se glorifie de sa gloire comme de son ignominie : car l'une et l'autre sont pour lui une occasion de mérite. — Mais comment la gloire peut-elle être une arme de justice? C'est qu'un grand nombre conçoivent des sentiments de piété, quand ils voient leurs maîtres comblés d'honneurs: ces honneurs sont une preuve de leurs bonnes oeuvres, et Dieu se trouve par là glorifié. C'était aussi le dessein de Dieu d'ouvrir la porte à la prédication de l'Evangile par des moyens opposés. Voyez en effet: Paul était-il chargé de chaînes? Cette captivité tournait au profit de l'Evangile. « Ces chaînes que je porte, contribuent au progrès de l'Evangile; plusieurs de mes frères, pleins de confiance dans mes liens, osent maintenant annoncer la parole de Dieu sans aucune crainte ». (
Ph 1,12-14) Etait-il entouré d'honneurs? Cette circonstance donnait encore aux fidèles une nouvelle assurance. — « Par l'infamie » et « la bonne renommée ». Ce n'étaient pas seulement les afflictions corporelles qu'il endurait avec patience, ce n'étaient pas seulement les maux qu'il a énumérés; mais aussi ces douleurs qui ne se font sentir qu'à l'âme, et qui causent d'ordinaire des troubles qui ne sont pas médiocres.

Jérémie, après avoir souffert de nombreuses afflictions, se sentait accablé, et quand on l'avait accablé d'injures, il disait : « Non, je ne prophétiserai point, je ne parlerai plus au nom du Seigneur ». (Jr 20,9) David, lui aussi, se lamente au sujet des outrages qu'il reçoit. Isaïe, après beaucoup d'autres conseils, donne celui-ci : « Ne craignez point les injures des hommes, et ne redoutez point leur mépris ». (Is 51,7) Et le Christ disait à ses disciples : « Quand on vous accablera de calomnies, réjouissez-vous et tressaillez d'allégresse : car votre récompense est abondante dans les cieux». (Mt 5,11-12) Ailleurs il dit encore: « Tressaillez d'allégresse ». (Lc 6,23) Eût-il promis de si belles récompenses, si l'épreuve n'eût été terrible? Dans les tourments le corps partage les douleurs avec l'âme : cette douleur affecte également l'âme et le corps; mais par les outrages c'est l'âme seule qui est affligée. Que d'âmes ils ont accablées et perdues ! Job lui-même ne trouvait-il pas moins pénibles les vers et les ulcères que les outrages dont ses amis l'accablaient? Non, pour ceux qui souffrent, il n'est rien de plus insupportable que des paroles blessantes. Et voilà pourquoi à côté des dangers et des fatigues, l'apôtre nomme aussi la gloire et l'ignominie. Que de Juifs refusèrent de croire en Jésus-Christ, de peur de perdre cette gloire dont la multitude les entourait. Ce qu'ils redoutaient, ce n'était point d'être châtiés, mais d'être chassés de la synagogue. C'est pourquoi le Christ disait : « Comment pourriez-vous croire, vous qui recevez de la gloire les uns des autres? » (Jn 5,4) On en voit un grand nombre qui, après avoir triomphé des dangers les plus terribles, se laissent vaincre par le désir de la gloire. — « Comme séducteurs et comme véridiques ». Ces paroles expriment la même pensée que celles-ci : « Par l'infamie et la bonne renommée. — Comme ceux qui sont inconnus, et comme ceux qui sont connus », est la même chose que : « Par la gloire et l'ignominie ». Ils étaient connus de quelques-uns et en étaient respectés; d'autres ne daignaient pas même les connaître. — « Comme mourants; et voici que nous vivons... (9) »: Comme destinés et condamnés à mourir : ce qui aussi était une ignominie.

1204 4. Le dessein de l'apôtre était de montrer la puissance de Dieu et la patience des apôtres. Les persécuteurs n'ont rien négligé pour nous donner la mort, et ils croient avoir réussi; mais Dieu nous a tiré du danger que nous courions. Pour expliquer ensuite pourquoi (81) Dieu permet ces souffrances, il ajoute : « Comme châtiés ; mais non jusqu'à être tués ». Ainsi donc les afflictions offrent de grands avantages même avant la récompense, et les ennemis deviennent utiles, même malgré eux. « Comme si nous étions tristes, et en réalité « nous sommes dans la joie... (10)». Les païens nous croient plongés dans la tristesse, mais peu nous importent leurs imaginations; notre âme goûte une joie délicieuse. Remarquez que saint Paul ne dit pas seulement: nous sommes dans la joie, mais il ajoute : « toujours. Nous sommes toujours dans la joie », dit-il. Y a-t-il rien de comparable à cette vie, où les périls mêmes ne font que redoubler la joie ? « Comme pauvres, et nous enrichissons un grand nombre d'hommes ». Selon plusieurs, il s'agirait ici des richesses spirituelles; pour moi, je crois qu'il est question même des richesses temporelles. Car ces richesses mêmes leur arrivaient en abondance ; toutes les maisons, par une sorte de prodige, leurs étaient ouvertes. Et ce qu'il dit ensuite ne le prouve-t-il pas? « Comme n'ayant rien, et nous possédons tout ».

Et comment cela se peut-il faire? Direz-vous. — Mais, vous répondrai-je, c'est le contraire, qui est impossible. Celui qui possède beaucoup de choses, n'a rien; et celui qui n'a rien, possède tout. Cela ne se voit pas seulement en cette circonstance; mais c'est en toutes choses que les contraires naissent des contraires. Vous vous étonnez, vous demandez comment il se fait qu'on manque de font et qu'on possède tout : Eh bien ! je vous montre saint Paul qui commandait à l'univers, qui avait en son pouvoir non-seulement l’argent mais les yeux des fidèles. « S'il eût été possible, vous vous fussiez arraché les yeux pour me les donner ». (
Ga 4,14) Ne nous troublons donc point des opinions de la foule. On nous traite d'imposteurs, on nous méconnaît, on nous croit condamnés, plongés dans le chagrin, accablés par le besoin, la pauvreté, la tristesse, quand au contraire nous sommes dans la joie. Eh ! les aveugles peuvent-ils contempler l'éclat du soleil, et les insensés peuvent-ils goûter les plaisirs de la sagesse? Il n'y a de justes appréciateurs que les hommes pieux : ils s'affligent et se réjouissent autrement que les autres. Qu'un spectateur peu familiarisé avec les jeux du stade, voie un athlète couvert de blessures et le front ceint d'une couronne, il s'imaginera qu'il souffre beaucoup de ses blessures, parce qu'il ignore la joie que cause une couronne. De même on est témoin de nos afflictions, sans savoir pourquoi nous souffrons; il n'est pas étonnant qu'on n'aperçoive que les afflictions : c'est la lutte, c'est le péril qui frappe les regards ; on n'aperçoit point le mobile de ces combat si c'est-à-dire les récompenses et les couronnes.

Quelles étaient donc ces richesses que possédait l'apôtre, quand il disait : « Comme n'ayant rien et nous possédons tout? » C'était à la fois les richesses temporelles et les richesses spirituelles. Cet homme que les cités recevaient comme un ange, auquel les fidèles eussent donné leurs yeux, pour qui ils étaient tout disposés à sacrifier leur vie, ne possédait-il pas tous leurs biens? S'agit-il des richesses spirituelles? Il n'en est point qu'il ne possède. Admis dans l'intimité du Roi des cieux, il était le confident de ses secrets; pouvait-il donc ne point surpasser tous les autres en richesses surnaturelles, pouvait-il ne point les posséder toutes? Autrement les démons ne lui eussent point si facilement cédé; il n'aurait pu mettre en fuite les douleurs et les maladies. Nous aussi, quand nous souffrons pour le Christ, montrons-nous, non-seulement courageux, mais pleins de joie. Si nous jeûnons, tressaillons, comme si le jeûne était un plaisir. Si l'on nous outrage, formons des choeurs, comme si l'on nous comblait d'éloges. Si nous dépensons nos richesses, croyons que nous en amassons de nouvelles. Si vous n'êtes dans cette disposition, vous ne donnerez pas facilement. Voulez-vous donc faire des largesses? Ne considérez pas seulement la dépense que vous faites, songez au gain qui vous en revient; que ce soit là votre première pensée.

Ce n'est pas seulement pour l'aumône, mais pour toute espèce de vertus, qu'il faut envisager non point l'âpreté des fatigues, mais la suavité des récompenses, qu'il faut se mettre sous les yeux Jésus-Christ pour qui nous combattons. Ainsi vous engagerez la lutte avec ardeur, et votre vie se passera tout entière dans la joie. Rien ne donne plus de plaisir qu'une bonne conscience. Paul, malgré tant d'afflictions, se réjouissait et tressaillait d'allégresse. De nos jours au contraire une ombre de souffrance suffit pour jeter dans la tristesse, et cela, parce qu'on manque de sagesse. Dites-moi, je vous prie, quelle est la cause de vos (82) larmes? Votre pauvreté, l'indigence qui vous accable? Il faut vous plaindre, non point de ce que vous pleurez, de ce que vous êtes dans le besoin, mais de ce que vous avez l'âme si peu élevée ; non pas de ce que vous manquez de richesses, mais de ce que vous avez tant d'amour pour les richesses. Saint Paul mourait, pour ainsi dire, chaque jour, et, cependant, loin de se plaindre, il se réjouissait : Il souffrait sans cesse de la faim, et cependant, loin de s'en attrister, il s'en glorifiait.

1205 5. Vos récoltes ne sont pas encore serrées, c'est ce qui vous afflige, ce qui vous tourmente. Oui, dites-vous, saint Paul n'avait à s'inquiéter que de lui-même ; moi, je songe à mes serviteurs, à mes enfants, à mon épouse: Détrompez-vous, saint Paul ne se préoccupait point uniquement de ses intérêts, mais des intérêts du monde entier. Vous, c'est une seule maison qui vous tient en souci, lui, c'étaient les pauvres de Jérusalem, ceux de Macédoine, tous ceux en un mot qui étaient dans le besoin ; c'étaient eux qui donnaient aussi bien que ceux qui recevaient. Il se préoccupait non pas seulement de procurer au monde les choses nécessaires à la vie, mais aussi l'abondance des richesses spirituelles. Vous vous affligez moins de voir vos enfants souffrir de la faim qu'il ne s'affligeait des peines des chrétiens. Que dis-je, des chrétiens? Mais les infidèles eux-mêmes étaient l'objet de sa sollicitude, et cette sollicitude allait jusqu'à lui faire souhaiter d'être pour eux anathème. Et vous, quand même la famine sévirait mille fois, vous ne voudriez pas donner votre vie pour un de vos frères. L'objet de toute votre inquiétude, c'est une épouse unique ; l'apôtre s'inquiétait de toutes les Eglises de l'univers. « Ma sollicitude », disait-il en effet, « s'étend sur toutes les Eglises ». (2Co 11,28) Jusques à quand, ô homme, te feras-tu un jeu de te comparer à saint Paul ? Quand cesseras-tu d'avoir cette faiblesse! Pleurons, non pas d'être pauvres, mais d'être pécheurs : voilà ce qui mérite que nous versions des larmes; tout le reste devrait nous faire rire.

Mais ce n'est point la pauvreté qui m'afflige, c'est de voir tel ou tel au faîte des honneurs; tandis que moi, je suis dans l'obscurité et le mépris. Eh quoi ! Saint Paul ne semblait-il pas aussi méprisable, et la plupart ne le rebutaient-ils pas? — Oui, mais c'était saint Paul, direz-vous. — Donc ce ne sont point les maux eux-mêmes qui vous découragent, mais la faiblesse de votre volonté. C'est pourquoi, ne pleurez point sur votre pauvreté, pleurez sur vos mauvaises dispositions. Ou plutôt ne pleurez point, mais corrigez-vous, et au lieu de briguer les richesses, cherchez ce qui enfante plus de joie que toutes les richesses ensemble : je veux dire la sagesse et la vertu. Avec la vertu, la pauvreté ne peut nuire. Sans elle, à quoi les richesses peuvent-elles servir? Quel bonheur peut-on goûter, quand on est riche de biens temporels, en demeurant pauvre des biens spirituels? Vous vous trouvez moins malheureux que ne se croit à plaindre ce riche de ce qu'il ne possède point toutes les richesses. Et s'il ne pleure pas comme vous, pénétrez dans son âme, et vous verrez ses lamentations et ses sanglots. Voulez-vous que je vous montre vos richesses, afin que vous cessiez d'envier le bonheur des riches ?

Voyez-vous ce ciel, si beau si grand, si élevé ? Ce spectacle, le riche n'en jouit pas plus que vous, il ne peut point vous en priver pour en faire sa propriété exclusive : il a été créé pour vous aussi bien que pour lui. Et ce soleil, cet astre si brillant si radieux, qui charme nos regards? Ne luit-il pas pour tous, et tous, riches et pauvres, n'en jouissent-ils point? Et ce choeur des étoiles, et ce disque de la lune, n'ont-ils pas été donnés à tous les hommes ? Sans doute, et chose admirable, les pauvres en jouissent bien plus que les riches. Ceux-ci, en effet, la plupart du temps plongés dans l'ivresse, passant leur vie dans les festins et le sommeil, ne jouissent pour ainsi dire point de ces magnifiques spectacles; ils se tiennent, renfermés à l'ombre de leurs splendides demeures. Les pauvres au contraire, par leur condition même, goûtent ce bonheur plus que les autres mortels. Et cet air répandu par tout l'espace, le pauvre le respire plus pur et plus abondant, Les voyageurs, les laboureurs n'éprouvent-ils pas en cela plus de jouissances que ceux des villes; et parmi ceux-ci les artisans ne sont-ils pas dans une atmosphère plus salubre que ceux qui passent le jour à s'enivrer ?

Que dirai-je de la terre ? N'est-elle pas aussi la propriété de tous? — Non? Direz-vous. — Et pourquoi? — C'est que le riche possède dans la ville une vaste étendue de terrain, il y plante des vergers, et à la (83) campagne il retient pour lui une bonne partie des champs. — Et quoi donc? De ce qu'il possède ces terrains, s'ensuit-il qu'il en jouisse tout seul? Nullement, quoi qu'il veuille. Il est obligé en effet de distribuer les fruits qu'il récolte; c'est pour vous qu'il fait venir le blé, le vin et l'huile, et partout il soigne vos propres intérêts. C'est encore pour vous qu'il élève à si grands frais, au prix de tant de travaux, ces palais et ces enceintes, dont il vous livre la jouissance, moyennant une somme modique d'argent. Les bains et tout le reste vous montrent que les riches sont accablés de dépenses, de soucis et de travaux; les pauvres profitent de tout cela pour quelques oboles, et ils en jouissent dans la plus grande sécurité. Non, le riche ne jouit pas plus des fruits de la terre que vous n'en jouissez, vous-mêmes : il n'a pas dix ventres à rassasier tandis que vous n'en avez qu'un. — Mais ses mets sont plus délicats? — Qu'importe, vraiment? Au contraire, le pauvre a encore ici l'avantage. Ce luxe de la table vous semble désirable en ce qu'il donne plus de plaisir. Le pauvre en goûte bien davantage, puisqu'il a pour lui la santé. Tout ce qui revient au riche de tant de somptuosité, c'est l'affaiblissement du corps et le germe de nombreuses maladies. Le pauvre dans son régime prend conseil de la nature ; mais le riche mange avec dérèglement, et les excès n'engendrent que faiblesse et corruption.

1206 6. Un exemple vous le fera mieux comprendre. Allumez un bûcher; jetez-y des robes de soie; les tissus les plus fins; qu'un autre jette des branches de chêne ou de pin? Que vous restera-t-il de plus qu'à lui ? Rien assurément; vous aurez même moins de reste que lui. Comment cela ? Rien ne nous empêche de modifier cet exemple. On jette du bois sur un bûcher, sur un autre des cadavres; près duquel resterez-vous de préférence ? Celui que le bois alimente, ou bien relui où les cadavres sont entassés ? Le premier, sans aucun doute, il n'y a rien que de naturel dans les flammes de ce bûcher, et il vous offre un spectacle agréable. L'autre au contraire, par la graisse qui ruisselle de toutes parts, par le sang que l'on voit couler; l'épaisse fumée qui s'en élève, la puanteur qui s'en exhale, fera fuir tout le monde. Ce tableau vous fait horreur, et vous ne pouvez le regarder. Eh bien ! voilà les ventres des riches, vous y trouverez plus de pourriture que dans ce bûcher. Quelle haleine fétide, quelles exhalaisons pestilentielles, quel malaise dans tout le corps et dans chaque partie du corps, résultat d'une nourriture trop abondante. Quand la chaleur naturelle ne suffit plus pour digérer les aliments, quand elle est comme engloutie sous leur masse, ils pèsent sur l'estomac, y produisent des vapeurs, et causent un malaise général.

Ces ventres, à quoi les comparerai-je encore? Ne vous offensez pas de ce que je vais dire. Si je ne dis pas la vérité, reprenez-moi. Oui, à quoi puis-je comparer les ventres des riches ? Car tout ce que nous avons dit ne suffit pas encore pour peindre leur misère. Voici donc un autre tableau. Dans les cloaques où il y a quantité de fumier, de paille, de jonc, de pierres, de boue, il se produit souvent des obstructions, et alors toute la boue remonte comme un flot à la surface. C'est ce qui se passe dans leurs ventres : il est aussi obstrué, et les matières corrompues refluent vers le haut du corps. Chez les pauvres, il en est tout autrement. Semblables à des fontaines d'où s'écoule une onde pure et qui arrosent les jardins et les prairies, leurs ventres sont vides de toute cette corruption. Les riches au contraire, ou plutôt ceux qui s'abandonnent aux délices de la table, sont tout remplis d'humeurs malfaisantes, de sang corrompu, de déjections pourries. Aussi ne peuvent-ils garder longtemps leur santé; sans cesse ils sont malades. Aussi il me prend envie de leur demander pourquoi la nourriture nous a été accordée, si c'est pour-nous donner la mort, ou pour soutenir notre vie? Si c'est pour ruiner notre santé, ou bien pour l'entretenir? Pour nous affaiblir ou nous fortifier? Il est bien évident que la nourriture est destinée à entretenir chez nous la santé et les forces. Pourquoi donc en abuser, pourquoi l'employer à rendre le corps infirme et malade ? Le pauvre au contraire, par une nourriture simple et frugale, se ménage une santé robuste. Cessez donc de déplorer une pauvreté qui vous donne la santé; réjouissez-vous plutôt d'être pauvres; et si vous voulez être riches, méprisez les richesses. La vraie richesse consiste non pas à posséder les richesses, mais à ne pas même les désirer: Ah ! si nous arrivons à ce dégagement des biens de la terre, mous serons plus abondamment pourvus que les riches et nous obtiendrons les biens de la vie future. Puissions-nous y (84) parvenir par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



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HOMÉLIE XIII. NOTRE BOUCHE S'EST OUVERTE POUR VOUS, Ô CORINTHIENS, NOTRE COEUR S'EST DILATÉ.


Chrysostome sur 2Co 1200