Chrysostome sur 2Co 1300

HOMÉLIE XIII. NOTRE BOUCHE S'EST OUVERTE POUR VOUS, Ô CORINTHIENS, NOTRE COEUR S'EST DILATÉ.

— VOUS N'ÊTES PAS A L'ÉTROIT DANS NOTRE COEUR, C'EST DANS LES VÔTRES QUE VOUS ÉTES RESSERRÉS. (2Co 6,11-7,1)

Analyse.

1-3. Je laisse mon coeur se répandre sur ce sujet, afin que vous puissiez connaître l'amour ardent que j'ai pour vous, et me rendre amour pour amour. — Fuyez particulièrement toute société avec les infidèles, car Jésus-Christ et Satan ne peuvent aller, ensemble, et le temple du Dieu vivant, qui est vous-mêmes, ne peut contracter aucune liaison avec les idoles.
3 et 4. Qu'il ne faut pas divulguer ses aumônes, et que l'état du pauvre est plus avantageux que celui du riche.

1301 1. L'apôtre vient de passer en revue ses épreuves et ses afflictions: « J'ai vécu dans la patience », dit-il, «dans les afflictions, dans le besoin, dans les angoisses, sous les verges, dans les prisons, changeant souvent de demeure, dans les fatigues, dans les veilles ». C'est là, dit-il, un grand bien : « On nous croit tristes, et nous sommes toujours dans la joie; on nous croit pauvres, et nous enrichissons beaucoup de nos frères; on nous croit dans l'indigence, et nous possédons toutes les richesses ». Toutes ces épreuves sont pour lui autant de ressources: «Par là, Dieu nous instruit, et nous ne mourons point ». De plus elles manifestent là puissance de Dieu et sa sollicitude envers nous : « Afin que notre patience semble l'effet de la toute puissance divine, et ne paraisse pas venir de nous-même ». En outre il nous dit ses combats : « Nous portons en tous lieux la mortification de Jésus » Il ajoute que c'est là une preuve évidente de la résurrection du Sauveur : « Afin que la vie de Jésus soit manifestée dans notre chair mortelle ». Voici maintenant la mission qui lui a été confiée : « Nous sommes les ambassadeurs du Christ, comme si Dieu exhortait par notre parole ». Ensuite il indique l'objet de son ministère; c'est non point la lettre, mais l'esprit. Ce n'est point par son ministère seulement qu'il mérite le respect, mais aussi par ses afflictions : « Grâces soient rendues à Dieu », dit-il, « qui nous fait partout triompher ».

Puis il s'apprête à les blâmer de leur négligence. Mais, avant d'en venir là, il leur témoigne son affection, et il passe ensuite au reproches. Sans doute les belles actions commandent le respect envers celui qui blâme; mais ses reproches sont mieux accueillis encore s'il fait preuve d'une véritable amitié. Saint Paul laisse donc maintenant de côté ses souffrances, ses fatigues, ses combats, pour parler de son amour pour les Corinthiens, et pouvoir ensuite leur faire entendre le langage de la sévérité. Comment leur témoigne-t-il de son affection ? « Notre bouche s'est ouverte pour vous, ô Corinthiens ». Et quelle preuve d'affection renferment ces paroles ? que signifient-elles? Nous ne pourrions garder le silence; quand il s'agit de vous; c'est un besoin pour nous de vous faire entendre notre voir, de nous entretenir avec, vous. N'est-ce point (85) la conduite de ceux qui aiment? Comme deux corps s'unissent par la jonction des mains, ainsi deux âmes se lient par la conversation. Mais il 5 a un autre sens dans ces paroles. Lequel? Vous nous êtes chers, et nous vous parlons en toute franchise, sans rien dissimuler, sans rien vous cacher. Il va leur adresser des reproches; il s'en excuse d'abord; ces reproches eux-mêmes seront une preuve de la vite affection qu'il a pour eux. Il ajoute le nom des Corinthiens, et c'est encore là une marque d'une vive, d'une ardente amitié. N'aimons-nous pas à répéter sans cesse les noms de ceux que nous aimons? — « Notre coeur s'est dilaté ». C'est la chaleur qui dilate ; c'est aussi le propre de la charité : car la vertu est ardente. C'est elle qui ouvrait la bouche de saint Paul, et qui dilatait son coeur. — Je n'aime pas seulement de bouche, dit-il; mon coeur. est d'accord avec mes lèvres; et c'est pourquoi je vous parle avec confiance de toute ma bouche et de toute mon âme.

Rien de plus large que le coeur de Paul. Avec l'ardeur brûlante d'un amant, il embrassait toutes les âmes pieuses, sans se diviser, sans s'affaiblir : son affection se portait tout entière sur chacun d'eux. Rien en cela de surprenant, puisque ce coeur de l'apôtre embrassait même les infidèles dans l'univers entier. Aussi ne dit-il pas : je vous aime; mais il s'exprime par images : « Notre bouche s'est ouverte pour vous; notre coeur s'est dilaté ». Nous vous avons tous dans notre coeur; et encore vous n'y êtes pas à l'étroit; vous y êtes au large. Celui que nous aimons se promène, pour ainsi dire, sans aucune crainte, au fond de notre coeur. C'est pourquoi l'apôtre dit : « Vous n'êtes pas à l'étroit dans notre coeur, mais c'est dans vos coeurs que vous êtes à l'étroit ». Il y a dans ces paroles un reproche qu'adoucit l'indulgence de saint Paul : et c'est encore le propre de ceux qui aiment. Il ne dit pas : Vous ne m'aimez point; mais vous ne m'aimez pas autant que je vous aime. Il ne veut pas les reprendre trop durement. Si l'on veut savoir de quel amour il brûlait pour les fidèles, on n'a qu'à parcourir ses épîtres. Dans sa lettre aux Romains il dit : « Je désire vous voir », et encore : « Je me suis souvent proposé de me rendre chez vous » ; et : « Puisse-je me rendre sans obstacle chez vous ». (
Rm 1,11-13) Voici ce qu'il dit aux Galates : « Mes petits enfants; que j'enfante de nouveau » (Ga 4,19) ; aux Ephésiens : « A ce sujet je fléchis les genoux pour vous » (Ep 3,14); aux Philippiens : « Quelle est mon espérance, ou ma joie, ou ma couronne de gloire, si ce n'est vous. » (1Th 2,19) Il les porte, dit-il encore, dans son coeur et dans ses liens. Il écrit aux Colossiens : « Je voudrais que vous fussiez témoins des luttes que je soutiens pour vous; puissent aussi en être témoins. tous ceux qui ne m'ont point vu dans la chair, afin que leurs coeurs soient consolés » (Col 2,1) ; aux Thessaloniciens ; « Comme une nourrice réchauffe ses enfants, nous aussi nous désirions vous donner, non seulement l'Evangile, mais encore nos âmes» (1Th 2,7-8) ; et dans sa lettre à Timothée : « Le souvenir de tes larmes me remplit de joie ». (2Tm 1,4) Il appelle Tite «son cher fils » (Tt 1,4) ; et c'est aussi le nom qu'il donne à Philémon. (Ph 1,1)

1302 2. En outre, dans l'épître aux Hébreux il y a bien d'autres témoignages de l'affection de l'apôtre; il ne cesse de les consoler et de leur dire : « Encore un peu de temps et celui qui doit venir, viendra ». (He 10,37) C'est une mère qui s'adresse à des enfants accablés d'ennui et de chagrin. C'est ainsi qu'en cet endroit encore il leur dit : « Vous n'êtes pas à l'étroit dans notre coeur ». Non seulement il témoigne aux Corinthiens son affection; mais il leur rappelle qu'eux aussi ont de la sympathie pour lui, afin de se concilier ainsi de plus en plus leur bienveillance. Et pour leur exprimer clairement sa pensée, il leur dit : « Tite à son arrivée nous a exprimé votre désir, vos pleurs, votre empressement ». (2Co 7,7) Il disait des Galates : « S'il eût été possible, vous vous fussiez arraché les yeux pour nous les donner ». (Ga 4,15) — Des Thessaloniciens : « Nous nous rappelons l'accueil que vous nous fîtes à notre arrivée ». (1Th 1,9) Et il disait une seconde fois à son disciple Timothée : « Je me souviens de tes larmes, et elles me comblent de joie ». (2Tm 1,4) Et partout dans les épîtres de saint Paul, vous l'entendez dire à ses disciples qu'il les aime et qu'il est payé de retour. Leur affection cependant n'égale pas la sienne. Il dit, par exemple, aux Corinthiens : « Je vous aime ardemment, et votre amour pour moi est loin d'être aussi vif ». (2Co 12,15) C'est ainsi qu'il parle à là fin de sa seconde épître; ici, il s'exprime plus fortement : « Vous n'êtes pas à l'étroit dans (86) notre coeur; c'est dans vos propres coeurs que vous êtes à l'étroit ». Un objet suffit pour les remplir; le nôtre contient votre ville entière et son peuple. Il ne dit pas : Vos coeurs ne peuvent nous contenir; mais: « Vous avez des coeurs trop étroits » ; c'est la même pensée qu'il exprime en termes adoucis, pour ne point les blesser.

« Or, vous avez les mêmes récompenses que nous; c'est pourquoi, et je vous parle comme si vous étiez mes enfants, dilatez aussi vos coeurs (13) ». Il y a plus de mérite à aimer le premier, qu'à payer de retour. L'amour fût-il égal de part et d'autre, la priorité suffit pour donner l'avantage. Mais je ne veux pas être trop exigeant, dit-il ; il me suffit, pour vous aimer, pour vous chérir, que vous me témoigniez quelque bienveillance en retour de l'affection que je vous porte. Ensuite, pour leur montrer qu'ils y sont tenus, pour écarter tout soupçon de flatterie, il ajoute : « Je vous parle, comme si vous étiez mes enfants ». Qu'est-ce à dire : « Comme si vous étiez mes enfants ? » Il n'y a rien d'étonnant que, me regardant comme vôtre père, je veuille, être aimé de vous. Quelle prudence ! quelle modestie ! Il ne rappelle ni les dangers qu'il a courus pour eux,-ni les fatigues qu'il a supportées, ni la mort qui le menaçait- chaque jour, et tant d'autres -actes de dévouement, tant il craint de paraître orgueilleux ! Mais s'il exige leur affection, c'est qu'il les aime lui-même le premier. Je suis votre père, dit-il, parce que j'ai pour vous la plus vive affection. N'est-ce pas offenser son ami, que de lui rappeler les bienfaits dont il a été l'objet; il y a là comme un reproche. Aussi l'apôtre se garde-t-il bien de rappeler le passé; aimez-moi comme un père, leur dit-il; il ne leur demande donc rien que de naturel, et ce que tout enfant doit à l'auteur de ses jours. Et ce n'est point son propre intérêt qu'il a en vue, mais uniquement le leur. Aussi ajoute-t-il : « Ne tirez pas le même joug avec les infidèles..... « (14) ».

Il ne dit pas : ne vous mêlez point avec les infidèles; il emploie un terme plus énergique, pour leur faire sentir qu'ils vont contre la justice. Ne vous avilissez point. « Quel participation y a-t-il entre la justice et l'iniquité?» Ce n'est point son affection qu'il compare avec l'affection de ces hommes qui corrompaient les Corinthiens; mais la noblesse des Corinthiens qu'il met en regard de l'ignominie de leurs corrupteurs. Ainsi donnait-il plus de force à son discours, ainsi relevait-il sa mission, ainsi se les conciliait-il de plus en plus. C'est le langage que l'on tiendrait à un fils plein de mépris pour ses parents, et tout entier livré à des scélérats qui le perdent ! Que fais-tu, mon enfant? Tu méprises ton père, tu lui préfères des scélérats, ries hommes plongés dans les vices les plus honteux ? Ne vois-tu pas combien tu l'emportes sur eux en probité et en no. blesse? Ainsi on le tirera bien mieux de la société des pervers qu'en lui faisant l'éloge de son père. Qu'on lui dise par exemple : Ne sais-tu pas que ton père vaut bien mieux que ces hommes-là? On produira sur lui moins d'effet. Mais ne lui parlez pas de son père, et dites-lui Ignores-tu qui tu es? Né songes-tu donc plus ni à ta noblesse, ni à ta naissance, ni à leur déshonneur? Comment peux-tu t'adjoindre à des voleurs, à des adultères, à des charlatans? Louez-le de la sorte; vous lui donnez pour ainsi dire des ailes, et il prend son essor loin de la société des méchants. Lui parler autrement, faire l'éloge de son père, c'est lui préférer son père, c'est le blâmer d'accabler de chagrin non pas un père quel qu'il soit, mais un pépé doué de tant de qualités. Si vous louez cet enfant lui-même, vous n'avez plus rien à craindre. Il n'est personne qui n'aime les louanges : les louanges font accueillir les reproches; cet enfant cédera aux avis qu'on lui aura donnés, il concevra de nobles sentiments, et repoussera désormais la société des hommes pervers. C'est donc une belle comparaison que vient d'employer l'apôtre; mais voici quelque chose de plus admirable encore, une pensée bien propre à inspirer une terreur salutaire. D'abord il procède par interrogation : c'est la forme que l'on donne aux pensées claires et évidentes; ensuite il emploie l'accumulation, pour faire mieux ressortir son idée. Ce n'est pas un ou deux ou trois noms seulement, mais un plus grand nombre qu'il met en regard; il personnifie les choses; d'un côté il nous montre la vertu dans sa perfection, de l'autre le vice dans toute sa laideur. Entre l'un et l'autre il fait voir une différence infinie, en sorte que toute preuve devient inutile : «Quelle participation y a-t-il entre la justice et l'iniquité? Quel commerce entre la lumière et les ténèbres ? Quel accord entre le Christ et Bélial? Quel partage entre le fidèle et (87) l'infidèle? Quel rapport entre le temple de Dieu « et les idoles (15, 16)? »

1303 3. Voyez-vous comme l'apôtre s'exprime nettement ! N'y a-t-il pas là de quoi les détourne? des hommes corrompus qui les obsèdent? Il ne se sert pas du mot « prévarication », qui a plus de force pourtant que le mot « iniquité ». Il ne dit pas : Ceux qui sont dans la lumière et ceux qui sont dans les Ténèbres; mais il oppose une chose à une autre, met en regard deux choses incompatibles : la lumière et les ténèbres. Il ne dit pas ceux qui appartiennent au Christ et ceux qui appartiennent au démon, mais il oppose le Christ à Bélial, et cette opposition est bien plus marquée. Le mot Bélial en Hébreu signifie apostat. — « Qu'y a-t-il de commun entre le fidèle et l'infidèle? » Ce n'est plus seulement le vice qu'il attaque ou la vertu qu’il recommande ; il met aussi les personnes en parallèle. Il ne dit pas : « Quelle société? » Mais : « Quel partage? » — Il veut parler des récompenses. — « Quel rapport entre le temple de Dieu et les idoles? Car vous êtes le temple du Dieu vivant». Voici le sens de ces paroles : Votre roi n'a rien de commun avec le démon. « Quel accord y a-t-il entre le Christ et Bélial? » Point de rapport non plus entre les choses elles-mêmes : « Quel commerce entre la lumière et les ténèbres? » Donc vous non plus vous ne devez pas avoir de relations avec les infidèles. Il nomme d'abord le roi, puis les sujets, afin de les séparer plus complètement de leurs ennemis. Après avoir dit : « Quel rapport entre le temple de Dieu et les idoles ? » il les appelle « le temple du Dieu vivant ». Ce n'est pas une flatterie; il leur en donne immédiatement la preuve. Louer quelqu'un sans appuyer son éloge sur aucune preuve, cela, ressemble à une flatterie. Quelle preuve l'apôtre leur donne-t-il donc à l'appui de cette parole? «J'habiterai en eux et je m'y promènerai ». J'habiterai dans ces temples, et je m'y promènerai : marque éclatante de l'amour de Dieu pour eux ! « Ils seront mon peuple et je serai leur Dieu ». Que direz-vous maintenant? Vous portez- Dieu au dedans de vos âmes; et vous courez à la suite des infidèles ! Oui, vous portez-en vous le Seigneur qui n'a rien de commun avec eux. Etes-vous excusables? Songez donc à l'hôte qui se promène, pour ainsi dire, dans vos âmes, qui y fait son séjour !

« C'est pourquoi sortez du milieu d'eux, séparez-vous de leur société, ne touchez point ce qui est impur.» — « Et je vous recevrai, dit le Seigneur... (17, 18) ». Il ne dit pas : Ne commettez point d'actions impures; il exige quelque chose de plus; ne touchez pas à ce qui est impur, n'en approchez point. Quelles sont les impuretés de la chair? C'est l'adultère, la fornication, l’incontinence. Et les impuretés de l'âme : ce sont les mauvaises pensées, les regards indécents, le souvenir des injures, les fourberies, et le reste. L'apôtre veut que nous soyons purs et de corps et d'âme. Et voyez comme Dieu récompense la pureté ! On est éloigné des méchants et réuni au Seigneur. Ecoutez ce qui suit : « Je serai votre père et vous serez mes fils et mes filles », dit le Seigneur. Ainsi le prophète annonçait bien longtemps à l'avance notre véritable, grandeur, notre régénération par la grâce.

« Telles sont les promesses, qui nous sont faites, mes bien-aimés... » (7, 1). Quelles promesses? Nous sommes les temples de Dieu, nous sommes ses fils et ses filles,» il est notre hôte, il se promène au dedans de nous; nous sommes son peuple, il est notre Dieu et notre père. — « Purifions-nous de toute souillure de la chair et de l'esprit ». N'ayons point de contact avec ce qui est impur : autrement nous souillons notre corps; n'ayons point de contact avec ce qui souille l'âme : autrement notre âme devient impure. Il va plus loin et il ajoute : « Achevons de nous sanctifier dans la crainte de Dieu». Il ne suffit pas en effet de n'avoir aucun contact avec l'impureté, pour être pur. Si nous voulons être saints, il faut des efforts, de l’attention, de la prudence. Il a raison d'ajouter: « Dans la crainte de Dieu ». La pureté en effet peut être un effet non de la crainte de Dieu, mais de la vaine gloire. Mais ces paroles offrent encore un autre sens, et font voir la manière dont se perfectionne la sainteté: Les passions peuvent bien vous tyranniser : mais si vous vous armez de la crainte de Dieu, vous briserez vite leur fureur. Par sainteté l'apôtre n'entend pas seulement la pureté, mais, aussi l'état d'une âme libre de. tout péché. Celui-là est saint, qui n'a rien à se reprocher. Vous serez donc saint, si, non content de ne pas vous livrer à la débauche, vous repoussez l'avarice, l'envie, l'arrogance et la vaine gloire; surtout la vaine gloire qu'il (88) faut fuir en toute circonstance, et principalement quand vous faites l'aumône.

Dès que vous y joignez l'orgueil, ce n'est plus une aumône, mais un acte d'ostentation et de cruauté. Si vous faites l'aumône non par pitié, mais par désir de paraître, n'est-ce point plutôt un outrage qu'une aumône? Ne dénoncez-vous point votre frère? Pour faire l'aumône il ne suffit donc point de donner de l'argent; il faut le donner par un sentiment de pitié. Ceux qui dans les théâtres donnent de l'argent aux enfants qu'ils corrompent et à d'autres qui se montrent sur la scène, ne font certes point l'aumône; ceux qui en donnent à des courtisanes, loin de se montrer en cela généreux, ne font qu'outrager ceux auxquels ils donnent. Il en est de même de celui qui recherche la vaine gloire. Le débauché qui vient de faire outrage à une courtisane, lui paie le prix de cet outrage. Vous aussi vous exigez une récompense de celui que vous outragez, et vous vous faites à vous comme à lui une mauvaise réputation. Bien plus, vous vous faites à vous-même le plus grand tort. C'est une maladie, c'est une cruauté qui nous enlève tous nos biens : elle en fait sa proie, semblable à une bête féroce ou à un chien dévoré par la rage. L'homme impitoyable ne donne jamais rien, il est vrai, à celui qui est pauvre; mais vous faites pire encore, vous empêchez de faire l'aumône ceux qui en auraient le désir. En vantant votre bienfait, en le publiant partout, vous perdez la réputation de celui qui l'a reçu, et vous arrêtez celui qui s'apprêtait à donner quelque chose, pour peu qu'il manque de générosité. Non, il ne donnera rien à un homme qui a reçu de vous, qui ne manque par conséquent de rien ; et si cet homme vient le trouver, il le traitera d'importun.

1304 4. Quelle aumône y a-t-il donc, à vous couvrir vous et lui de déshonneur, et à déshonorer aussi Celui qui vous a prescrit de faire l'aumône ? Vous ne vous contentez point d'avoir Dieu pour spectateur,: vous voulez pour témoins vos semblables, et vous violez ainsi la loi qui vous le défend ! J'aurais voulu parler aussi d'autres actes de piété, du jeûne et de la prière, par exemple, et vous montrer comment la vaine gloire leur enlève aussi tout leur mérite; mais je me souviens que, dans notre dernier entretien je n'ai pas développé. suffisamment ma pensée. De quoi s'agissait-il? Je vous disais que les pauvres, même dans les choses temporelles, sont plus heureux que les riches; et je parlais de santé et de plaisir. Je vous en ai donné des preuves bien évidentes. Aujourd'hui montrons qu'ils ont l'avantage, non pas seulement dans les choses temporelles, mais encore dans les biens surnaturels. Est-ce l'opulence, est-ce la pauvreté qui ouvre les portes du ciel? Ecoutez le Roi des cieux lui-même : « Il est plus aisé, » dit-il, « à un chameau de passer par le trou d'une aiguille, qu'au riche d'entrer dans le royaume des cieux ». Voilà pour les riches. Voici maintenant ce qu'il dit des pauvres : « Si vous voulez être parfait, vendez ce que vous avez et donnez-le aux pauvres. Venez, suivez-moi, et vous aurez un trésor dans les cieux ». Portez maintenant vôtre attention sur cette autre pensée : « Il est resserré et étroit, » dit l'Écriture, « le chemin qui conduit à la vie ». (Mt 19,24 Mt 7,14) Quel est donc celui qui marche par cet étroit chemin, est-ce l'homme qui vit dans les délices, ou celui qui est dans l’indigence? Est-ce celui qui est seul, ou celui qui porte d'énormes fardeaux? Celui qui mène une vie molle et dissolue, ou bien celui qu'accablent les soucis et les inquiétudes? Mais pourquoi tant de paroles quand nous pouvons citer des exemples ?

Lazare était pauvre, très-pauvre; il était riche au contraire celui qui passait sans daigner jeter un regard sur le pauvre couché devant sa porte. Lequel est entré dans le royaume des cieux, lequel se repose maintenant dans le sein d'Abraham ? Qui des deux est dévoré par les flammes, sans pouvoir obtenir même une goutte d'eau ? Mais, dites-vous, la plupart des pauvres périront; et bien des riches, au contraire, jouiront de ces biens mystérieux. — Non, vous verrez au contraire que peu de riches sont sauvés, et qu'un bien plus grand nombre de pauvres opèrent leur salut. Considérez d'une part l'embarras des richesses, et de l'autre les inconvénients de la pauvreté. Ou plutôt ce ne sont les inconvénients ni des richesses, ni de la pauvreté; ces inconvénients sont inhérents aux personnes elles-mêmes. Voyons cependant si ce sont les richesses ou la pauvreté qui offrent le plus de ressources. Quels vices entraîne donc la pauvreté ? — Le mensonge. — Et quels vices entraînent les richesses ? L'orgueil, père de tous les (89) maux, qui a fait le diable ce qu'il est depuis sa chute. Une autre racine des maux, c'est l'avarice, et où se trouve-t-elle d'ordinaire ? Est-ce chez le riche ou chez le pauvre? Chez le riche, sans aucun doute. Plus on a de richesses, en effet, plus on veut en avoir. Après ces deux vices, vient la vaine gloire, qui ruine un si grand nombre de vertus. Et combien le riche n'est-il pas exposé à la vaine gloire !

Mais vous ne dites rien des inconvénients de la pauvreté? Vous ne parlez ni de l'affliction ni des angoisses qui en sont les conséquences. — Mais le riche n'en est pas exempt; au con-, traire, il y est sujet plus encore que le pauvre. Ainsi donc les inconvénients qui semblent être le partage du pauvre, se font sentir tout aussi bien au riche; et les inconvénients des richesses sont le partage exclusif de celui qui les possède. — Mais, direz-vous encore, la misère du pauvre lui fait commettre, bien des crimes? —Eh bien ! il n'est point de pauvre qui par suite de ses besoins commette autant de crimes que les riches pour ne rien, perdre de leurs immenses richesses. Le pauvre désire-t-il le nécessaire avec autant d'avidité que le riche désire le superflu? A-t-il autant de moyens d'exercer sa scélératesse? Le riche qui désire davantage et qui peut davantage, accomplira donc bien évidemment plus d'actions criminelles. Le pauvre redoute moins la faim que le riche ne tremble de perdre ses biens, qu'il ne se désole de ne point posséder à lui seul toutes les richesses. Exposé, comme il l'est à la vaine gloire, à l'orgueil, à l'avarice, source de tous les maux, quel espoir de salut lui reste-t-il, s'il ne fait preuve d'une sagesse supérieure? Comment pourra-t-il marcher dans la voie étroite? Puisqu'il en est ainsi, ne nous en tenons plus à l'opinion du vulgaire, voyons les choses en elles-mêmes. Quand il s'agit d'une somme d'argent, nous ne nous en rapportons pas à d'autres, nous voulons compter nous-mêmes; s'agit-il au contraire de trancher une question, vite nous nous laissons entraîner par l'opinion, quand cependant nous avons une balance, fine règle certaine, la parole de Dieu lui-même. Quoi de plus absurde? Je vous en conjure donc, ne, vous occupez point de ce que pense celui-ci ou celui-là; consultez les saintes Ecritures; apprenez d'elles quelles sont les vraies richesses, puis mettez toute votre ardeur à les rechercher, afin de jouir des biens éternels. Puissions-nous tous y parvenir par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ auquel, avec le Père et le Saint-Esprit, gloire, honneur, puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



1400

HOMÉLIE XIV. DONNEZ-NOUS PLACE DANS VOTRE COEUR :

NOUS N'AVONS BLESSÉ PERSONNE, NOUS N'AVONS CORROMPU PERSONNE, NOUS N'AVONS CIRCONVENU PERSONNE. — JE NE LE DIS POINT POUR VOUS CONDAMNER : NOUS VENONS DE VOUS DIRE QUE VOUS ÊTES DANS NOS COEURS POUR MOURIR AVEC NOUS ET POUR VIVRE AVEC NOUS. (2Co 7,2-8)


Analyse

1 et 2. Puisque vos coeurs sont encore trop étroits, élargissez-les pour me recevoir. — Je n'ai que de bonnes dispositions à votre, égard. — Je dis cela parce que j'ai confiance en vous. — Je parle librement, à cause de la joie que j'éprouve et des bonnes nouvelles que Tite m'a apportées de vous.
3. Que les fidèles doivent aider les pasteurs à corriger les pécheurs.

1401 1. C'est encore de son affection qu'il parle aux Corinthiens, et il veut tempérer par là ce qu'il y a de dur dans ses reproches. Il les a blâmés, il leur a reproché de. ne. pas l'aimer autant qu'il les aime; mais de s'éloigner de lui pour se joindre à des hommes corrompus. Ces reproches, durs à entendre, il les tempère en disant : « Donnez-nous place » dans votre coeur, c'est-à-dire, aimez-nous. Ce qu'il demande est bien facile; et l'avantage en revient plutôt à celui qui donne, qu'à celui qui reçoit. Il ne dit pas : aimez-moi; mais ce qui doit toucher davantage : « Donnez-moi place ». Qui donc nous a chassés de vos coeurs? Qui donc nous en a bannis? Pourquoi sommes-nous à l'étroit dans vos âmes ? Ce qu'il disait plus haut : «Vous êtes resserrés dans vos propres coeurs », il le dit ici en termes plus clairs : « Donnez-nous place?» Et de la sorte il se concilie leur affection. Rien de plus propre à inspirer l'amour que de voir celui qui aime souhaiter d'être payé de retour. — «Nous n'avons blessé personne ». Il ne passe point en revue ses bienfaits, il s'y prend d'une autre manière., et sait donner à son langage plus d'énergie, sans faire éprouver aucun sentiment pénible. Ce sont les faux apôtres qu'il a en vue, quand il dit : « Nous n'avons blessé personne, nous n'avons corrompu personne, nous n'avons circonvenu personne ». Que signifie ces mots : « Nous n'avons corrompu personne ». L'apôtre veut dire : Nous n'avons séduit personne. Ailleurs il dit : « De peur que vos sentiments ne soient corrompus, de même qu'Eve fut trompée par le serpent ». (2Co 11,13) — « Nous n'avons circonvenu personne » ; c'est-à-dire : Nous n'avons rien, dérobé, nous n'avons point tendu de piéges. Il ne dit pas encore : Nous vous avons procuré tel et tel avantage; son langage est plus persuasif : « Nous n'avons blessé personne », dit-il. C'est comme s'il disait : Ne vous eussions-nous fait aucun bien, ce ne serait pas un motif de vous détourner de nous : car vous n'avez absolument rien à me reprocher. Ces paroles un. peu incisives, il les adoucit encore. Mais il devait les prononcer ; autrement il n'eût point agi sur leurs âmes ; il devait les mitiger ensuite : car la blessure eût été trop profonde. Que dit-il donc ? — « Ce n'est point pour vous condamner que je vous parle de la sorte ». Et quelle preuve en donne-t-il? — « Je viens de vous dire que vous êtes dans notre coeur à la mort, à la vie».

N'est-ce point là une bien grande marque d'amour ? Ils le méprisent, et cependant c'est avec eux qu'il veut mourir et qu'il veut vivre. Vous n'êtes pas simplement dans (91) notre coeur, mais vous y êtes de la manière que je viens de dire. On peut aimer et cependant fuir le danger : ce n'est pas ainsi que nous vous aimons. Voyez ici l'admirable prudence de l'apôtre ! Il ne dit rien des bienfaits qu'il leur a prodigués dans le passé; il aurait l'air de les leur reprocher. Il leur en promet pour l'avenir. S'il vous arrive de courir des dangers, il n'est rien que je ne m'empresse de souffrir pour vous : car ni la mort ni la vie ne sont rien pour moi : mais partout où vous serez vous me rendrez ou bien la mort plus chère que la vie ou bien la vie plus chère que la mort. Souhaiter de mourir pour quelqu'un, c'est la plus grande preuve d'amitié; mais qui refuserait de vivre, qu'il aime ou qu'il n'aime point? Pourquoi donc l'apôtre voit-il en cela encore une marque d'affection ? Il ne se trompe point. Ils ne sont pas rares les gins qui partagent la douleur de leurs amis, mais qui bien loin d'être heureux de leurs succès, sont dévorés par l'envie. Pour nous, il n'en est point de la sorte. Si vous êtes dans le malheur, nous n'hésitons pas à compatir à vos souffrances; si vous êtes heureux, nous n'éprouvons aucun sentiment de jalousie. C'est la pensée qu'il exprime de mille manières. «Vous n'êtes pas à l'étroit dans nos coeurs ». C'est nous qui sommes à l'étroit dans les vôtres. Recevez-nous, dilatez vos coeurs, nous n'avons « blessé personne ». Toutes ces paroles renfermaient quelque reproche; et il en atténue l'effet, en disant : « Je vous parle avec une grande liberté ». Ce n'est donc point pour vous condamner que je vous ai tenu ce langage, mais bien parce que j'ai confiance en vous; c'est la même pensée qu'il exprime ensuite : « J'ai grand sujet de me glorifier de vous... (4) ».

Soyez sans inquiétude, je n'ai pas du tout l'intention de vous condamner: je me complais en vous, je me glorifie à votre sujet. Seulement je veux votre bien, et je souhaite de vous voir faire des progrès dans la vertu. C'est ainsi qu'après avoir accablé les Hébreux de reproches, il leur disait: «Nous avons confiance en vos vertus, et nous vous croyons dans la voie du salut, bien que nous vous parlions de la sorte: Mais nous voulons que chacun de vous montre le même zèle à nous satisfaire jusqu'à la fin ». (He 6,9-11) N'est-ce pas la même pensée qu'en cet endroit : «Je me glorifie à votre sujet?» Oui, dans les autres Églises, nous nous faisons gloire de vous avoir pour disciples. Quoi de plus propre à les consoler? Et, sachez-le bien, je me glorifie abondamment; aussi l'apôtre ajoute-t-il : « Je suis rempli de consolation ». De quelle consolation? C'est de vous qu'elle me vient. Vous vous êtes corrigés, et vous m'avez consolé par vos oeuvres. C'est le propre de celui qui aime de se plaindre. de n'être pas assez aimé, et de craindre d'aller trop loin dans ses reproches, pour ne pas chagriner. C'est pourquoi l'apôtre dit : « Je suis rempli de consolation ; je surabonde de joie ».

1402 2. Mais dites-vous, il y a là contradiction. — Point du tout; au contraire ces diverses pensées s'accordent parfaitement. Grâce aux louanges que donne l'apôtre, les reproches seront mieux accueillis : toute dureté disparaît, et ces reproches produiront tout leur fruit. C'est donc fort à propos qu’il leur tient cet affectueux langage. Il ne dit pas : j'ai été rempli de joie; mais, la joie « abonde dans mon âme » ; ou mieux encore, «la joie surabonde ». Il montre par là combien vif est son amour pour eux ! Les Corinthiens l'aiment; il s'en réjouit, il tressaille d'allégresse; cependant leur affection pour lui n'est pas aussi forte qu'il le désirerait, il n'a pas encore reçu tout ce qu'il voulait : tant son amour pour eux a de vivacité, tant il désire que leur affection pour lui s'accroisse encore. Si l'on aime avec ardeur, on se réjouit d'être payé même d’un retour quelconque. Cette joie que ressent l'apôtre est donc à elle seule une preuve de son amour pour ceux de Corinthe. Je suis consolé, dit-il fut reçu ce qui m'était a dû »; quant à la joie que j'éprouve, elle surabonde: C'est comme s'il disait : Vous m'avez causé une profonde tristesse; mais vous m'avez abondamment satisfait, vous m'avez consolé; non-seulement toute cause de tristesse a disparu, mais vous m'avez inondé d'une joie délicieuse. Pour en exprimer l'étendue, il ne se borne pas à dire : « Je surabonde de joie », mais il ajoute, « dans toutes mes souffrances ». Tel était ce plaisir figue vous m'avez procuré, que mes afflictions, si vives pourtant, n'ont pu l'étouffer. Tous ces ennemis au contraire ont comme disparu, et ont cessé de se faire sentir.

« Car étant venus en Macédoine, nous n'avons eu aucune relâche selon la chair ». — Il vient de parler d'afflictions ». Il en fait (92) voir maintenant la grandeur; il la peint tout entière, afin de faire voir aussi la grandeur des consolations et de la joie qu'ils lui ont procurées. Cette joie en effet a dû être bien vive pour dissiper une telle douleur. « Mais nous avons toujours eu à souffrir ». Comment cela? « Combats au dehors », de la part des infidèles; « frayeur au dedans ». Car il craignait de voir les faibles dans la foi se laisser entraîner à l'erreur. Ce n'est pas seulement chez les Corinthiens que de telles séductions avaient lieu, mais encore partout ailleurs. — « Mais celui qui console les humbles, nous a consolés par l'arrivée de Tite (6) ». Le magnifique témoignage qu'il vient de leur rendre, eût pu leur paraître une flatterie. Il prend à témoin Tite, son disciple, qui, revenant de Corinthe après l'envoi de la première épître, avait appris à l'apôtre le changement des Corinthiens. Voyez comme il apprécie la présence de son cher disciple ! Plus haut il s'exprimait ainsi : « Lorsque je fus arrivé dans la Troade, pour y prêcher l'Evangile, mon esprit n'eut point de repos, parce que je n'y trouvais point Tite, mon frère ». (
2Co 2,11) — Ici encore c'est le même sentiment : « Nous avons été consolés par l'arrivée de Tite ». Il veut recommander son disciple à leurs yeux, et lui concilier leur affection. Voyez comme il remplit son dessein ! En disant : « Mon esprit n'a pas eu de repos », il leur fait voir combien est grande la vertu de. Tite. Quand il dit ensuite: « Au milieu de mes tribulations, j'ai été consolé par son arrivée; non-seulement par son arrivée, mais encore par la consolation qu'il a lui-même reçue de vous», il lui ménage l'affection des Corinthiens.

Rien de plus propre à produire, à fortifier l'amitié, que de savoir qu'on donne. de nous de bonnes, de joyeuses nouvelles. Ce que saint Paul affirme de son disciple : A son retour il a rempli de joie notre âme, en nous disant du bien de vous, et c'est pourquoi sou arrivée nous a causé tant de plaisir. Ce n'est pas seulement son arrivée qui nous a réjouis, mais aussi les consolations qu'il a reçues de vous. Et comment l'avez-vous consolé ? Par votre vertu et vos bonnes oeuvres. C'est pourquoi l'apôtre ajoute : « Il nous a rapporté vos désirs, vos pleurs, l'ardente affection que vous me portez... (7) ». Voilà ce qui m'a fait tant de plaisir; ce qui m'a donné tant de consolation. Voyez-vous aussi comment il montre aux Corinthiens l'affection que Tite leur porte? Ce disciple regarde leur vertu, leur gloire comme sa propre consolation, et de retour auprès de l'apôtre il s'en glorifie, comme s'il s'agissait de ses propres vertus et de sa propre gloire? Quel sentiment dans ces paroles : « Votre désir, vos pleurs, votre ardent amour pour moi ! » La cause de leur douleur et de leur deuil était vraisemblablement le retard prolongé de saint Paul: ils se demandaient ce qui pouvait l'irriter contre eux. C'est pourquoi l'apôtre ne dit pas simplement « vos larmes», mais « vos pleurs»; ni « vos désirs», mais « vos ardents désirs » ; ni votre impatience, mais « une sorte d'émulation » ; et « une émulation » en faveur de l'apôtre, sans doute contre l'incestueux, contre les accusateurs de saint Paul. Ma lettre, dit-il, vous a remplis de zèle et d'ardeur.. Ce qui le console, ce qui le réjouit, c'est l'effet que sa lettre a produit dans leurs âmes. Il leur tient, je crois, ce langage, non-seulement pour les consoler au sujet de ce qui avait eu lieu, mais aussi pour animer ceux qui avaient réformé les abus. Plusieurs, ce me semble, méritaient les reproches de tout -à l'heure, et étaient indignes de tout éloge; cependant l'apôtre ne fait aucune distinction; -il leur adresse à tous et l'éloge et le blâme, laissant à la conscience de chacun de s'approprier l'un ou l'autre. De la sorte les reproches ne pouvaient blesser, et les éloges devaient exciter l'ardeur des fidèles.

1403 3. Ceux auxquels s'adressent les reproches, doivent se lamenter et verser des larmes, désirer voir leurs maîtres, et les attendre avec plus d'impatience qu'ils n'attendraient leurs parents eux-mêmes. Ceux-ci leur ont donné la vie, mais ceux-là leur ont appris à bien vivre. Il faut supporter les reproches d'un père, il faut compatir à la douleur des supérieurs, quand les fautes de nos frères viennent les affliger. Il ne suffit point de leur zèle pour corriger les coupables, il nous faut agir de concert avec eux. Si le coupable se voit repris sévèrement par son père,- puis entouré de caresses par ses frères, ne se pervertira-t-il pas davantage? Aussi quand le père s'irrite, irritez-vous avec lui, puisque vous vous intéressez à votre frère et que vous partagez l'indignation de votre père. Déployez tout votre zèle, versez des larmes, non pas à cause des reproches adressés au coupable, mais à cause de sa faute. Si je construis et que vous (93) démolissiez, que ferons-nous autre chose que de nous fatiguer vainement ? Bien plus, vous assumez sur vous un châtiment. Celui qui s'oppose à la guérison d'une blessure n»encourt-il pas une peine plus grave que l'auteur même de la blessure ? N'est-il point plus criminel d'empêcher le remède que de faire la blessure? L'un cause la mort, l'autre ne la donne pas toujours. Ainsi donc, lorsque vos supérieurs pour de justes motifs s'irritent contre vos frères, partagez leur indignation, et si vous les voyez reprendre un coupable, détournez-vous de lui plus vivement qu'ils ne le font eux-mêmes. Oui, que le coupable vous redoute plus qu'eux-mêmes. S'il ne craint que son maître, il ne tardera pas à pécher de nouveau. Mais qu'il ait à redouter une multitude de regards et de visages, il agira désormais avec plus de prudence. Si nous ne nous unissons à nos supérieurs, nous encourrons les peines de l'autre vie; comme aussi en secondant leurs efforts, nous partagerons leur récompense, pour avoir coopéré à l'amendement du coupable.

Que telle soit donc notre conduite. Ne me dites pas que les chrétiens doivent se montrer pleins de bienveillance envers leur prochain; sachez que pour être bienveillant ici, il faut s'irriter, et non pas user avant le temps, envers le pécheur, d'une indulgence qui l'empêcherait de sentir sa faute. Je suppose un fiévreux ou un frénétique. Serez-vous bienveillant à son égard en lui donnant la faculté de s'enivrer, en le laissant libre de faire tout ce qu'il voudra, tout ce qu'on peut faire en bonne santé? Ne devrez-vous point plutôt l'étendre dans son lit, l'enchaîner, l'éloigner de toute nourriture, de tout breuvage qui ne conviendrait pas à son état? Cette prétendue bienveillance ne ferait qu'accroître le -mal; cette sage sévérité au contraire l'empêchera de mourir. Il faut en dire autant des maladies de l'âme. Oui, il y a de l'humanité à ne pas se montrer toujours indulgent envers les pécheurs, à ne pas flatter sans cesse leurs passions. Personne n'aimait plus que saint Paul l'incestueux de Corinthe, et c'est pourquoi il le livre à Satan; personne n'eut pour lui tant de haine que ceux qui l'applaudirent et le flattèrent. La suite le fit bien voir. Ses flatteurs enflèrent son âme, et son orgueil monta de plus en plus; Paul comprima cette arrogance, et il n'eut de repos qu'après avoir entièrement guéri le malade. Eux, ils ne firent qu'aggraver le mal; lui, il le détruisit jusque dans sa racine. Approprions-nous ces lois si sages. Si vous voyez un cheval s'emporter, bien vite vous lui jetez un frein, vous le retenez vivement, vous l'accablez de coups de fouet; c'est un supplice sans doute pour l'animal, mais ce supplice le sauve.

Tenez cette conduite à l'égard des pécheurs. Chargez-les de chaînes, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu de Dieu leur pardon; ne les laissez point libres, de peur que la colère divine ne les enchaîne. Si je les enchaîne moi-même, Dieu ne les enchaînera point; sinon, un jour viendra où ils seront chargés de chaînes qu'on ne pourra plus briser. « Si nous avions soin de nous juger nous-mêmes, nous ne serions point jugés ». (
1Co 11,31) Il n'y a rien de cruel, rien d'inhumain dans cette conduite, soyez-en surs; elle est au contraire très-bienveillante; c'est le moyen le plus prompt, le plus intelligent de guérir les malades. — Mais il y a assez longtemps qu'ils souffrent, direz-vous ! — Combien de temps, dites-moi. Un an, ou deux, ou trois? — Ce n'est pas au temps que: je prends garde, c'est à la réforme des moeurs. Prouvez-moi qu'ils se repentent, qu'ils sont corrigés; et tout sera fait. S'il en est 'autrement, qu'importe la longueur dis temps? Qu'on ait lié plus ou moins de fois une blessure, ce n'est pas là ce que nous tenons à savoir; nous demandons si ce mal est guéri; dans ce cas, qu'on cesse d'employer le remède. Mais si le mal persiste, qu'on l'emploie dix ans,.s'il le faut. Pour enlever les liens, consultez-les résultats obtenus. Prenons ainsi soin de nous-mêmes et des autres, ne songeons ni à la gloire ni à l'ignominie d'ici-bas, mais aux châtiments et aux opprobres de la vie future, prenons garde d'offenser le Seigneur, et imposons-nous. comme remèdes de rigoureuses pénitences. Ainsi recouvrerons-nous promptement la santé, ainsi, parviendrons-nous aux biens éternels. Puissions-nous tous en jouir par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec lequel, au Père et au Saint-Esprit, gloire; puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



1500

HOMÉLIE XV.


Chrysostome sur 2Co 1300