Discours 2005-2013 1332


VOYAGE APOSTOLIQUE EN ALLEMAGNE

22-25 SEPTEMBRE 2011

CÉRÉMONIE DE BIENVENUE

Château Bellevue de Berlin Jeudi 22 septembre 2011

Monsieur le Président Fédéral,
Mesdames et messieurs,
Chers amis,

Je me sens très honoré par l’accueil chaleureux que vous me réservez ici au Château Bellevue. Monsieur le Président Wulff, je vous suis particulièrement reconnaissant pour l’invitation à cette Visite officielle. Elle est mon troisième séjour comme Pape dans la République Fédérale d’Allemagne. Je vous remercie de grand coeur pour les paroles amicales de bienvenue qui vont en profondeur, et que vous m’avez adressées. Ma gratitude va aussi aux représentants du Gouvernement Fédéral, du Bundestag et du Bundesrat, ainsi qu’à la ville de Berlin, pour leur présence par laquelle ils manifestent leur respect pour le Pape comme Successeur de l’Apôtre Pierre. Et finalement, je remercie les trois évêques hôtes : l’Archevêque Woelki, de Berlin, l’Évêque Wanke, d’Erfurt et l’Archevêque Zollitsch, de Fribourg, ainsi que tous ceux qui, aux divers niveaux ecclésiaux et publics, ont collaboré dans les préparatifs de ce voyage dans mon pays natal, contribuant ainsi à sa bonne réussite.

Même si ce voyage est une Visite officielle qui renforcera les bonnes relations entre la République Fédérale d’Allemagne et le Saint-Siège, je ne suis pas venu ici avant tout pour poursuivre des intérêts politiques ou économiques déterminés, comme le font d’autres hommes d’État, mais pour rencontrer les personnes et pour leur parler de Dieu. C’est pourquoi je me réjouis qu’une forte délégation de citoyens de la République fédérale soit là. Merci beaucoup !

1333 Vous venez de l’indiquer, Monsieur le Président Fédéral, nous assistons à une indifférence croissante envers la religion dans la société qui, dans ses décisions, considère la question de la vérité plutôt comme un obstacle, et donne au contraire la priorité aux considérations utilitaristes.

Il est pourtant nécessaire d’avoir une base contraignante pour notre cohabitation, autrement chacun ne vit plus que pour son individualisme. La religion est un de ces fondements pour un être ensemble réussi. « De même que la religion a besoin de la liberté, de même la liberté a besoin de la religion ». Ces paroles du grand évêque et réformateur social Wilhelm von Ketteler, dont le deuxième centenaire de la naissance est célébré cette année, sont encore actuelles [1].

La liberté a besoin d’un lien qui s’origine dans une instance supérieure. Le fait qu’il existe des valeurs qui ne sont pas manipulables par rien ni par personne, est la vraie garantie de notre liberté. L’homme qui se sent obligé au vrai et au bien, sera aussitôt d’accord avec ceci : la liberté se développe seulement dans la responsabilité pour un bien supérieur. Un tel bien existe seulement pour tous ensemble ; je dois donc m’intéresser aussi à mes proches. La liberté ne peut être vécue en l’absence de relation.

Dans le vivre ensemble humain la liberté n’est pas possible sans la solidarité. Ce que je fais au détriment des autres n’est pas liberté mais une action répréhensible qui nuit aux autres et aussi, en fin de compte, à moi-même. Je peux me réaliser vraiment comme personne libre, seulement si j’utilise mes forces aussi pour le bien des autres. Et cela vaut non seulement pour le domaine privé mais aussi pour la société. Selon le principe de subsidiarité, la société doit donner un espace suffisant aux plus petites structures pour leur développement et doit en même temps les soutenir de telle sorte qu’un jour elles puissent aussi être autonomes.

Ici, au Château Bellevue, qui doit son nom à la vue splendide sur la rive de la Sprée et qui est situé non loin de la Siegessäule, du Bundestag et de la Porte du Brandebourg, nous sommes vraiment au coeur de Berlin, la capitale de la République Fédérale d’Allemagne. Avec son passé mouvementé, le château est –comme de nombreux édifices de la ville- un témoignage de l’histoire allemande. Nous connaissons ses côtés grands et nobles, et nous en sommes reconnaissant. Mais aussi, le regard clair sur les pages obscures du passé est possible, et lui seul nous permet d’apprendre du passé et d’en recevoir des impulsions pour le présent. La République Fédérale d’Allemagne est devenue ce qu’elle est aujourd’hui grâce à la force de la liberté façonnée par la responsabilité devant Dieu et de l’un devant l’autre. Elle a besoin de cette dynamique qui implique tous les domaines de l’humain pour pouvoir continuer à se développer dans les conditions actuelles. Elle en a la nécessité dans « un monde qui a besoin de se renouveler en profondeur au niveau culturel et de redécouvrir les valeurs de fond sur lesquelles construire un avenir meilleur » (Caritas in veritate, ).

Je souhaite que les rencontres durant les différentes étapes de mon voyage - ici à Berlin, à Erfurt, dans l’Eichsfeld et à Fribourg - puissent y donner une petite contribution. Puisse Dieu, en ces jours, donner à nous tous sa bénédiction. Merci.
[1] Discours à la première assemblée des catholiques en Allemagne, 1848. In Erwin Iserloh (éd.) : Wilhelm Emmanuel von Ketteler : Sämtliche Werke und Briefe, Mainz, vol. I, 1, p. 18.

VOYAGE APOSTOLIQUE EN ALLEMAGNE

22-25 SEPTEMBRE 2011

VISITE AU PARLEMENT FÉDÉRAL


DEVANT LE BUNDESTAG Berlin Jeudi 22 septembre 2011


Monsieur le Président de la République,
1334 Monsieur le Président du Bundestag,
Madame la Chancelière fédérale,
Madame le Président du Bundesrat,
Mesdames et messieurs les Députés,

C’est pour moi un honneur et une joie de parler devant cette Chambre haute – devant le Parlement de ma patrie allemande, qui se réunit ici comme représentation du peuple, élue démocratiquement, pour travailler pour le bien de la République fédérale d’Allemagne. Je voudrais remercier Monsieur le Président du Bundestag pour son invitation à tenir ce discours, ainsi que pour les aimables paroles de bienvenue et d’appréciation avec lesquelles il m’a accueilli. En cette heure, je m’adresse à vous, Mesdames et Messieurs – certainement aussi comme compatriote qui se sait lié pour toute la vie à ses origines et suit avec intérêt le devenir de la Patrie allemande. Mais l’invitation à tenir ce discours m’est adressée en tant que Pape, en tant qu’Évêque de Rome, qui porte la responsabilité suprême pour la chrétienté catholique. En cela, vous reconnaissez le rôle qui incombe au Saint Siège en tant que partenaire au sein de la communauté des Peuples et des États. Sur la base de ma responsabilité internationale, je voudrais vous proposer quelques considérations sur les fondements de l’État de droit libéral.

Vous me permettrez de commencer mes réflexions sur les fondements du droit par un petit récit tiré de la Sainte Écriture. Dans le Premier Livre des Rois on raconte qu’au jeune roi Salomon, à l’occasion de son intronisation, Dieu accorda d’avancer une requête. Que demandera le jeune souverain en ce moment? Succès, richesse, une longue vie, l’élimination de ses ennemis? Il ne demanda rien de tout cela. Par contre il demanda: «Donne à ton serviteur un coeur docile pour gouverner ton peuple, pour discerner entre le bien et le mal» (
1R 3,9). Par ce récit, la Bible veut nous indiquer ce qui en définitive doit être important pour un politicien. Son critère ultime et la motivation pour son travail comme politicien ne doit pas être le succès et encore moins le profit matériel. La politique doit être un engagement pour la justice et créer ainsi les conditions de fond pour la paix. Naturellement un politicien cherchera le succès sans lequel il n’aurait aucune possibilité d’action politique effective! Mais le succès est subordonné au critère de la justice, à la volonté de mettre en oeuvre le droit et à l’intelligence du droit. Le succès peut aussi être une séduction, et ainsi il peut ouvrir la route à la contrefaçon du droit, à la destruction de la justice. «Enlève le droit – et alors qu’est ce qui distingue l’État d’une grosse bande de brigands?» a dit un jour saint Augustin [1]. Nous Allemands, nous savons par notre expérience que ces paroles ne sont pas un phantasme vide. Nous avons fait l’expérience de séparer le pouvoir du droit, de mettre le pouvoir contre le droit, de fouler aux pieds le droit, de sorte que l’État était devenu une bande de brigands très bien organisée, qui pouvait menacer le monde entier et le pousser au bord du précipice. Servir le droit et combattre la domination de l’injustice est et demeure la tâche fondamentale du politicien. Dans un moment historique où l’homme a acquis un pouvoir jusqu’ici inimaginable, cette tâche devient particulièrement urgente. L’homme est en mesure de détruire le monde. Il peut se manipuler lui-même. Il peut, pour ainsi dire, créer des êtres humains et exclure d’autres êtres humains du fait d’être des hommes. Comment reconnaissons-nous ce qui est juste? Comment pouvons-nous distinguer entre le bien et le mal, entre le vrai droit et le droit seulement apparent? La demande de Salomon reste la question décisive devant laquelle l’homme politique et la politique se trouvent aussi aujourd’hui.

Pour une grande partie des matières à réguler juridiquement, le critère de la majorité peut être suffisant. Mais il est évident que dans les questions fondamentales du droit, où est en jeu la dignité de l’homme et de l’humanité, le principe majoritaire ne suffit pas: dans le processus de formation du droit, chaque personne qui a une responsabilité doit chercher elle-même les critères de sa propre orientation. Au troisième siècle, le grand théologien Origène a justifié ainsi la résistance des chrétiens à certains règlements juridiques en vigueur: «Si quelqu’un se trouvait chez les Scythes qui ont des lois irréligieuses, et qu’il fut contraint de vivre parmi eux… celui-ci certainement agirait de façon très raisonnable si, au nom de la loi de la vérité qui chez les Scythes est justement illégalité, il formerait aussi avec les autres qui ont la même opinion, des associations contre le règlement en vigueur…» [2].

Sur la base de cette conviction, les combattants de la résistance ont agi contre le régime nazi et contre d’autres régimes totalitaires, rendant ainsi un service au droit et à l’humanité tout entière. Pour ces personnes il était évident de façon incontestable que le droit en vigueur était, en réalité, une injustice. Mais dans les décisions d’un politicien démocrate, la question de savoir ce qui correspond maintenant à la loi de la vérité, ce qui est vraiment juste et peut devenir loi, n’est pas aussi évidente. Ce qui, en référence aux questions anthropologiques fondamentales, est la chose juste et peut devenir droit en vigueur, n’est pas du tout évident en soi aujourd’hui. À la question de savoir comment on peut reconnaître ce qui est vraiment juste et servir ainsi la justice dans la législation, il n’a jamais été facile de trouver la réponse et aujourd’hui, dans l’abondance de nos connaissances et de nos capacités, cette question est devenue encore plus difficile.

Comment reconnaît-on ce qui est juste? Dans l’histoire, les règlements juridiques ont presque toujours été motivés de façon religieuse: sur la base d’une référence à la divinité on décide ce qui parmi les hommes est juste. Contrairement aux autres grandes religions, le christianisme n’a jamais imposé à l’État et à la société un droit révélé, ni un règlement juridique découlant d’une révélation. Il a au contraire renvoyé à la nature et à la raison comme vraies sources du droit – il a renvoyé à l’harmonie entre raison objective et subjective, une harmonie qui toutefois suppose le fait d’être toutes deux les sphères fondées dans la Raison créatrice de Dieu. Avec cela les théologiens chrétiens se sont associés à un mouvement philosophique et juridique qui s’était formé depuis le IIème siècle av. JC. Dans la première moitié du deuxième siècle préchrétien, il y eut une rencontre entre le droit naturel social développé par les philosophes stoïciens et des maîtres influents du droit romain [3]. Dans ce contact est née la culture juridique occidentale, qui a été et est encore d’une importance déterminante pour la culture juridique de l’humanité. De ce lien préchrétien entre droit et philosophie part le chemin qui conduit, à travers le Moyen-âge chrétien, au développement juridique des Lumières jusqu’à la Déclaration des Droits de l’homme et jusqu’à notre Loi Fondamentale allemande, par laquelle notre peuple, en 1949, a reconnu «les droits inviolables et inaliénables de l’homme comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de la justice dans le monde».

Pour le développement du droit et pour le développement de l’humanité il a été décisif que les théologiens chrétiens aient pris position contre le droit religieux demandé par la foi dans les divinités, et se soient mis du côté de la philosophie, reconnaissant la raison et la nature dans leur corrélation comme source juridique valable pour tous. Saint Paul avait déjà fait ce choix quand, dans sa Lettre aux Romains, il affirmait: «Quand des païens privés de la Loi [la Torah d’Israël] accomplissent naturellement les prescriptions de la Loi, … ils se tiennent à eux-mêmes lieu de Loi; ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur coeur, à preuve le témoignage de leur conscience…» (2, 14s.). Ici apparaissent les deux concepts fondamentaux de nature et de conscience, où «conscience» n’est autre que le «coeur docile» de Salomon, la raison ouverte au langage de l’être. Si avec cela jusqu’à l’époque des Lumières, de la Déclaration des Droits de l’Homme après la seconde guerre mondiale et jusqu’à la formation de notre Loi Fondamentale, la question des fondements de la législation semblait claire, un dramatique changement de la situation est arrivé au cours du dernier demi siècle. L’idée du droit naturel est considérée aujourd’hui comme une doctrine catholique plutôt singulière, sur laquelle il ne vaudrait pas la peine de discuter en dehors du milieu catholique, de sorte qu’on a presque honte d’en mentionner même seulement le terme. Je voudrais brièvement indiquer comment il se fait que cette situation se soit créée. Avant tout, la thèse selon laquelle entre l’être et le devoir être il y aurait un abîme insurmontable, est fondamentale. Du fait d’être ne pourrait pas découler un devoir, parce qu’il s’agirait de deux domaines absolument différents. La base de cette opinion est la conception positiviste, aujourd’hui presque généralement adoptée, de nature. Si on considère la nature – avec les paroles de Hans Kelsen – comme «un agrégat de données objectives, jointes les unes aux autres comme causes et effets», alors aucune indication qui soit en quelque manière de caractère éthique ne peut réellement en découler [4]. Une conception positiviste de la nature, qui entend la nature de façon purement fonctionnelle, comme les sciences naturelles la reconnaissent, ne peut créer aucun pont vers l’ethos et le droit, mais susciter de nouveau seulement des réponses fonctionnelles. La même chose, cependant, vaut aussi pour la raison dans une vision positiviste, qui chez beaucoup est considérée comme l’unique vision scientifique. Dans cette vision, ce qui n’est pas vérifiable ou falsifiable ne rentre pas dans le domaine de la raison au sens strict. C’est pourquoi l’ethos et la religion doivent être assignés au domaine du subjectif et tombent hors du domaine de la raison au sens strict du mot. Là où la domination exclusive de la raison positiviste est en vigueur – et cela est en grande partie le cas dans notre conscience publique – les sources classiques de connaissance de l’ethos et du droit sont mises hors jeu. C’est une situation dramatique qui nous intéresse tous et sur laquelle une discussion publique est nécessaire; une intention essentielle de ce discours est d’y inviter d’urgence.

Le concept positiviste de nature et de raison, la vision positiviste du monde est dans son ensemble une partie importante de la connaissance humaine et de la capacité humaine, à laquelle nous ne devons absolument pas renoncer. Mais elle-même dans son ensemble n’est pas une culture qui corresponde et soit suffisante au fait d’être homme dans toute son ampleur. Là ou la raison positiviste s’estime comme la seule culture suffisante, reléguant toutes les autres réalités culturelles à l’état de sous-culture, elle réduit l’homme, ou même, menace son humanité. Je le dis justement en vue de l’Europe, dans laquelle de vastes milieux cherchent à reconnaître seulement le positivisme comme culture commune et comme fondement commun pour la formation du droit, alors que toutes les autres convictions et les autres valeurs de notre culture sont réduites à l’état d’une sous-culture. Avec cela l’Europe se place, face aux autres cultures du monde, dans une condition de manque de culture et en même temps des courants extrémistes et radicaux sont suscités. La raison positiviste, qui se présente de façon exclusiviste et n’est pas en mesure de percevoir quelque chose au-delà de ce qui est fonctionnel, ressemble à des édifices de béton armé sans fenêtres, où nous nous donnons le climat et la lumière tout seuls et nous ne voulons plus recevoir ces deux choses du vaste monde de Dieu. Toutefois nous ne pouvons pas nous imaginer que dans ce monde auto-construit nous puisons en secret également aux «ressources» de Dieu, que nous transformons en ce que nous produisons. Il faut ouvrir à nouveau tout grand les fenêtres, nous devons voir de nouveau l’étendue du monde, le ciel et la terre et apprendre à utiliser tout cela de façon juste.

1335 Mais comment cela se réalise-t-il? Comment trouvons-nous l’entrée dans l’étendue, dans l’ensemble? Comment la raison peut-elle retrouver sa grandeur sans glisser dans l’irrationnel? Comment la nature peut-elle apparaître de nouveau dans sa vraie profondeur, dans ses exigences et avec ses indications? Je rappelle un processus de la récente histoire politique, espérant ne pas être trop mal compris ni susciter trop de polémiques unilatérales. Je dirais que l’apparition du mouvement écologique dans la politique allemande à partir des années soixante-dix, bien que n’ayant peut-être pas ouvert tout grand les fenêtres, a toutefois été et demeure un cri qui aspire à l’air frais, un cri qui ne peut pas être ignoré ni être mis de côté, parce qu’on y entrevoit trop d’irrationalité. Des personnes jeunes s’étaient rendu compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans nos relations à la nature; que la matière n’est pas seulement un matériel pour notre faire, mais que la terre elle-même porte en elle sa propre dignité et que nous devons suivre ses indications. Il est clair que je ne fais pas ici de la propagande pour un parti politique déterminé – rien ne m’est plus étranger que cela. Quand, dans notre relation avec la réalité, il y a quelque chose qui ne va pas, alors nous devons tous réfléchir sérieusement sur l’ensemble et nous sommes tous renvoyés à la question des fondements de notre culture elle-même. Qu’il me soit permis de m’arrêter encore un moment sur ce point. L’importance de l’écologie est désormais indiscutée. Nous devons écouter le langage de la nature et y répondre avec cohérence. Je voudrais cependant aborder avec force un point qui aujourd’hui comme hier est –me semble-t-il- largement négligé: il existe aussi une écologie de l’homme. L’homme aussi possède une nature qu’il doit respecter et qu’il ne peut manipuler à volonté. L’homme n’est pas seulement une liberté qui se crée de soi. L’homme ne se crée pas lui-même. Il est esprit et volonté, mais il est aussi nature, et sa volonté est juste quand il respecte la nature, l’écoute et quand il s’accepte lui-même pour ce qu’il est, et qu’il accepte qu’il ne s’est pas créé de soi. C’est justement ainsi et seulement ainsi que se réalise la véritable liberté humaine.

Revenons aux concepts fondamentaux de nature et de raison d’où nous étions partis. Le grand théoricien du positivisme juridique, Kelsen, à l’âge de 84 ans – en 1965 – abandonna le dualisme d’être et de devoir être. (Cela me console qu’avec 84 ans, on puisse encore penser correctement) Il avait dit auparavant que les normes peuvent découler seulement de la volonté. En conséquence, la nature pourrait renfermer en elle des normes seulement -ajouta-t-il- si une volonté avait mis en elle ces normes. D’autre part disait-il, cela présupposerait un Dieu créateur, dont la volonté s’est introduite dans la nature. «Discuter sur la vérité de cette foi est une chose absolument vaine», note-t-il à ce sujet [5]. L’est-ce vraiment? – voudrais-je demander. Est-ce vraiment privé de sens de réfléchir pour savoir si la raison objective qui se manifeste dans la nature ne suppose pas une Raison créatrice, un Creator Spiritus?

À ce point le patrimoine culturel de l’Europe devrait nous venir en aide. Sur la base de la conviction de l’existence d’un Dieu créateur se sont développées l’idée des droits de l’homme, l’idée d’égalité de tous les hommes devant la loi, la connaissance de l’inviolabilité de la dignité humaine en chaque personne et la conscience de la responsabilité des hommes pour leur agir. Ces connaissances de la raison constituent notre mémoire culturelle. L’ignorer ou la considérer comme simple passé serait une amputation de notre culture dans son ensemble et la priverait de son intégralité. La culture de l’Europe est née de la rencontre entre Jérusalem, Athènes et Rome – de la rencontre entre la foi au Dieu d’Israël, la raison philosophique des Grecs et la pensée juridique de Rome. Cette triple rencontre forme l’identité profonde de l’Europe. Dans la conscience de la responsabilité de l’homme devant Dieu et dans la reconnaissance de la dignité inviolable de l’homme, de tout homme, cette rencontre a fixé des critères du droit, et les défendre est notre tâche en ce moment historique.

Au jeune roi Salomon, au moment de son accession au pouvoir, une requête a été accordée. Qu’en serait-il si à nous, législateurs d’aujourd’hui, était concédé d’avancer une requête? Que demanderions-nous? Je pense qu’aujourd’hui aussi, en dernière analyse, nous ne pourrions pas désirer autre chose qu’un coeur docile – la capacité de distinguer le bien du mal et d’établir ainsi le vrai droit, de servir la justice et la paix. Je vous remercie pour votre attention.

[1] De civitate Dei IV, 4, 1.

[2] Contra Celsum GCS Orig. 428 (Koetschau); cfr A. Fürst, Monotheismuis und Monarchie. Zum Zusammenhang von Heil und Herrschaft in der Antike. In: Theol. Phil. 81 (2006) 321-338; citation p. 336; cfr également J. Ratzinger, Die Einheit der Nationen. Eine Vision der Kirchenväter (Sazburg-München 1971) 60.

[3] Cf. W. Waldstein, Ins Herz geschrieben. Das Naturrecht als Fundament einer menschlichen Gesellschaft (Augsburg 2010) 11ss; 31-61.

[4] Waldstein, op. cit. 15-21.

[5] Cfr. W. Waldstein, op. cit. 19.



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22-25 SEPTEMBRE 2011

RENCONTRE AVEC LES REPRÉSENTANTS DE LA COMMUNAUTÉ JUIVE

Reichstag de Berlin Jeudi 22 septembre 2011




1336 Mesdames et Messieurs, chers amis !

Je suis heureux de cette rencontre avec vous ici à Berlin. Je remercie de tout coeur Monsieur le Président, Dr Dieter Graumann, pour ses aimables paroles qui font aussi réfléchir. Elles me montrent combien a grandi la confiance entre le Peuple juif et l’Église catholique, qui ont en commun une partie non négligeable de leurs traditions fondamentales, comme vous l’avez souligné. En même temps, nous savons bien, tous, qu’une communion affectueuse et compréhensive entre Israël et l’Église, dans le respect réciproque de l’être de chacun, doit toujours encore continuer à croître, et qu’elle est à inclure profondément dans l’annonce de la foi.

Durant ma visite à la synagogue de Cologne, il y a six ans, le Rabbin Teitelbaum a parlé de la mémoire comme l’une des colonnes dont on a besoin pour fonder sur elle un avenir pacifique. Et aujourd’hui, je me trouve dans un lieu central de la mémoire, d’une mémoire effroyable : d’ici fut projetée et organisée la Shoah, l’élimination des citoyens juifs en Europe. Avant la terreur nazie en Allemagne vivaient environ un demi million de juifs, qui constituaient une composante stable de la société allemande. Après la deuxième guerre mondiale, l’Allemagne fut considérée comme le « Pays de la Shoah » où, au fond, on ne pouvait plus vivre en temps que juif. Au début il n’y avait pratiquement plus aucun effort pour refonder les anciennes communautés juives, même si de l’Est arrivaient continuellement des personnes seules et des familles juives. Beaucoup d’entre elles voulaient émigrer et se construire une nouvelle existence, surtout aux Etats-Unis ou en Israël.

En ce lieu, il faut aussi rappeler le pogrom de la « nuit de cristal » du 9 au 10 novembre 1938. Seulement peu de personnes percevront toute la portée de cet acte de mépris comme le perçut le prévôt du Chapitre berlinois, Bernhard Lichtenberg qui, de la chaire de la cathédrale de Sainte-Hedwige, cria : « Le Temple est en flammes dehors – et il est aussi une maison de Dieu ». Le régime de terreur du national-socialisme se fondait sur un mythe raciste, dont faisait partie le refus du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, du Dieu de Jésus Christ et des personnes croyantes en lui. Le « tout-puissant » dont parlait Adolf Hitler, était une idole païenne qui voulait se mettre à la place du Dieu biblique, Créateur et Père de tous les hommes. Avec le refus du respect pour ce Dieu unique se perd toujours aussi le respect pour la dignité de l’homme. Ce dont est capable l’homme qui refuse Dieu et quel visage peut prendre un peuple dans le « non » à ce Dieu, les horribles images provenant des camps de concentration à la fin de la guerre l’ont révélé.

Face à cette mémoire, il faut constater, avec gratitude, que depuis quelques décennies se manifeste un nouveau développement à propos duquel on peut même parler d’une nouvelle floraison de la vie juive en Allemagne. Il faut souligner qu’à cette même époque la communauté juive a eu, de façon particulière, un grand mérite pour son oeuvre d’intégration des immigrés est-européens.

Avec reconnaissance, je voudrais aussi évoquer le dialogue entre l’Église catholique et le Judaïsme, un dialogue qui s’approfondit. L’Église ressent une grande proximité avec le peuple juif. Avec la Déclaration Nostra aetate du Concile Vatican II, on a commencé à « parcourir un chemin irrévocable de dialogue, de fraternité et d’amitié » (Discours à la Synagogue de Rome, 17 janvier 2010). Ceci vaut pour l’Église catholique tout entière, dans laquelle le bienheureux Pape Jean-Paul II s’est engagé de façon particulièrement vigoureuse en faveur de ce nouveau chemin. Ceci vaut évidemment aussi pour l’Église catholique en Allemagne qui est bien consciente de sa responsabilité particulière en cette matière. Dans le domaine public on note surtout la « Semaine de la fraternité » qui est organisée chaque année au cours de la première semaine de mars par les associations locales pour la collaboration judéo-chrétienne.

Du côté catholique il y a en outre des rencontres annuelles entre Évêques et Rabbins, comme aussi des colloques structurés avec le Conseil central des Juifs. Déjà dans les années soixante-dix, le Comité Central des Catholiques allemands (ZdK) s’est distingué par la fondation d’un forum « Juifs et Chrétiens », qui au cours des années a produit, avec compétence, de nombreux documents utiles. Je ne voudrai pas oublier de mentionner la rencontre historique pour le dialogue judéo-chrétien de mars 2006, avec la participation du Cardinal Walter Kasper. Ce travail en commun porte des fruits.

A côté de ces initiatives importantes il me semble que nous chrétiens nous devons nous rendre toujours plus compte de notre affinité intérieure avec le judaïsme, vous en avez parlé. Pour les chrétiens il ne peut y avoir une rupture dans l’événement du salut. Le salut vient justement des Juifs (cf. Jn
Jn 4,22). Là où le conflit de Jésus avec le Judaïsme de son temps est vu de manière superficielle comme un détachement de l’Ancienne Alliance, il finit par être réduit à une idée de libération qui mésinterprète la Torah comme étant seulement l’observance servile de rites et de prescriptions extérieures. Mais de fait, le discours sur la Montagne n’abolit pas la Loi mosaïque, mais il révèle ses possibilités cachées et fait émerger de nouvelles exigences. Il nous renvoie au fondement le plus profond de l’agir humain, au coeur, où l’homme choisit entre le pur et l’impur, où se développent la foi, l’espérance et l’amour.

Le message d’espérance que les livres de la Bible hébraïque et de l’Ancien testament chrétien transmettent, a été assimilé et développé par des juifs et des chrétiens de diverses façons. « Après des siècles d’opposition, nous nous reconnaissons le devoir de faire en sorte que ces deux manières de faire une nouvelle lecture des écrits bibliques – celle des chrétiens et celle des juifs – entrent en dialogue entre elles, pour comprendre correctement la volonté et la parole de Dieu » (Jésus de Nazareth. Deuxième partie : De l’entrée à Jérusalem à la résurrection, p. 50).Dans une société toujours plus sécularisée, ce dialogue doit renforcer la commune espérance en Dieu. Sans cette espérance la société perd son humanité.

Tout compte fait, nous pouvons constater que l’échange entre l’Église catholique et le Judaïsme en Allemagne a déjà porté des fruits prometteurs. Des relations durables et confiantes ont grandi. Juifs et Chrétiens ont certainement une responsabilité commune pour le développement de la société, laquelle possède toujours aussi une dimension religieuse. Puissent tous les intéressés continuer ensemble ce chemin. Pour cela que l’Unique et le Tout-Puissant – Ha Kadosch Baruch Hu – donne sa Bénédiction. Je vous remercie.

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22-25 SEPTEMBRE 2011


RENCONTRE AVEC LES COMMUNAUTÉS MUSULMANES Nonciature apostolique de Berlin Vendredi 23 septembre 2011

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Chers amis musulmans,

Il m’est agréable de vous adresser ici, aujourd’hui, un salut à vous, représentants de diverses communautés musulmanes présentes en Allemagne. Je remercie très cordialement le professeur Mouhanad Khorchide pour ses paroles courtoises de salutation et pour les réflexions profondes qu’il a présentées. Elles montrent combien a grandi une atmosphère de respect et de confiance entre l’Église catholique et les communautés musulmanes en Allemagne, et devient visible ce qu’ensemble on affirme.

Berlin est un lieu opportun pour une telle rencontre, non seulement parce qu’ici se trouve la mosquée la plus ancienne sur le territoire de l’Allemagne, mais aussi parce qu’à Berlin vit le plus grand nombre de musulmans par rapport à toutes les autres villes d’Allemagne.

À partir des années 70, la présence de nombreuses familles musulmanes est devenue toujours plus un trait distinctif de ce pays. Il sera toutefois nécessaire de s’engager constamment pour une meilleure connaissance et compréhension réciproques. Cela est essentiel non seulement pour une cohabitation pacifique, mais aussi pour l’apport que chacun est en mesure de donner pour la construction du bien commun à l’intérieur de la société même.

Beaucoup de musulmans attribuent une grande importance à la dimension religieuse. Cela est interprété, parfois, comme une provocation dans une société qui tend à marginaliser cet aspect ou à l’admettre tout au plus dans la sphère des choix privés de chacun.

L’Église catholique s’engage fermement pour que soit donnée la juste reconnaissance à la dimension publique de l’appartenance religieuse. Il s’agit d’une exigence qui ne devient pas insignifiante dans le contexte d’une société majoritairement pluraliste. Il faut faire attention à ce que le respect envers l’autre soit toujours maintenu. Le respect réciproque grandit seulement sur la base de l’entente sur quelques valeurs inaliénables, propres à la nature humaine, surtout l’inviolable dignité de toute personne en tant que créature de Dieu. Cette entente ne limite pas l’expression de chaque religion ; au contraire, elle permet à chacun de témoigner de manière constructive de ce en quoi il croit, en ne se soustrayant pas à la confrontation avec l’autre.

En Allemagne – comme en de nombreux autres pays, pas seulement occidentaux – ce cadre de référence commun est représenté par la Constitution, dont le contenu juridique est contraignant pour chaque citoyen, qu’il appartienne ou non à une confession religieuse.

Naturellement le débat sur la meilleure formulation de principes comme la liberté de culte public, est vaste et toujours ouvert, toutefois le fait que la Loi Fondamentale allemande les exprime d’une façon encore valable aujourd’hui, à plus de 60 ans de distance (cf. art. 4, 2), est significatif. Nous y trouvons exprimé avant tout cet ethos commun qui est à la base de la cohabitation civile et qui en quelque manière indique aussi les règles apparemment seulement formelles du fonctionnement des organes institutionnels et de la vie démocratique.

Nous pourrions nous demander comment un tel texte, élaboré à une époque historique radicalement différente, dans une situation culturelle presque uniformément chrétienne, peut être adapté à l’Allemagne d’aujourd’hui, qui vit dans le contexte de la mondialisation et qui est marqué par un pluralisme notable en matière de convictions religieuses.

1338 La raison de ceci, me semble-t-il, se trouve dans le fait que les pères de la Loi Fondamentale ont eu pleinement conscience, en ce moment important, de devoir chercher une base vraiment solide, sur laquelle tous les citoyens pourraient se reconnaître, et qui puisse être une base portante au-delà des différences. En faisant cela et tenant présentes la dignité de l’homme et la responsabilité devant Dieu, ils ne faisaient pas abstraction de leur propre appartenance religieuse; pour beaucoup d’entre eux, au contraire, la vision chrétienne de l’homme était la vraie force inspiratrice. Toutefois, ils savaient que tous les hommes doivent se confronter avec des hommes ayant une base confessionnelle différente voire non religieuse : le terrain commun pour tous fut trouvé dans la reconnaissance de quelques droits inaliénables, qui sont propres à la nature humaine et qui précèdent toute formulation positive.

De cette façon, une société alors substantiellement homogène a posé le fondement qu’aujourd’hui nous pouvons reconnaître valable pour un temps marqué par le pluralisme. Fondement qui, en réalité, indique aussi des limites évidentes à ce pluralisme : il n’est pas pensable, en effet, qu’une société puisse se maintenir à long terme sans un consensus sur les valeurs éthiques fondamentales.

Chers amis, sur la base de tout ce que j’ai indiqué ici, je pense qu’une collaboration féconde entre chrétiens et musulmans est possible. Et de cette manière nous contribuons à la construction d’une société qui, sous de nombreux aspects, sera différente de ce que nous avons apporté avec nous du passé. En tant qu’hommes religieux, à partir de nos convictions respectives, nous pouvons donner un témoignage important dans de nombreux secteurs cruciaux de la vie sociale. Je pense, par exemple, à la sauvegarde de la famille fondée sur le mariage, au respect de la vie dans toutes les phases de son évolution naturelle ou à la promotion d’une plus grande justice sociale.

Pour cela aussi j’estime important de célébrer une Journée de réflexion, de dialogue et de prière pour la paix et la justice dans le monde. Comme vous le savez, nous voulons le faire le 27 octobre prochain à Assise, à 25 ans de la rencontre historique conduite par mon prédécesseur, le Bienheureux Pape Jean-Paul II. Par ce rassemblement nous voulons montrer, avec simplicité, que, en hommes religieux, nous offrons notre contribution particulière pour la construction d’un monde meilleur, reconnaissant en même temps la nécessité, pour l’efficacité de notre action, de progresser dans le dialogue et dans l’estime réciproque.

Avec ces sentiments je vous renouvelle mon cordial salut et je vous remercie pour cette rencontre, qui enrichit mon séjour dans ma patrie. Merci pour votre attention !

Discours 2005-2013 1332