Benoît XVI Homélies 11508


VISITE PASTORALE À SAVONE ET GÊNES (LIGURIE, ITALIE)


CONCÉLÉBRATION SUR LA PLACE DU PEUPLE À SAVONE - Samedi 17 mai 2008

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Samedi 17 mai 2008

Chers frères et soeurs!


C'est une grande joie pour moi de me trouver parmi vous et de célébrer pour vous l'Eucharistie, en la fête solennelle de la Très Sainte Trinité. Je salue avec affection votre pasteur, Monseigneur Vittorio Lupi, que je remercie pour les paroles avec lesquelles, au début de la célébration, il m'a présenté la communauté diocésaine, et plus encore pour le sentiment de charité et d'espérance pastorale qu'il a manifesté. Je remercie également Monsieur le Maire pour le salut cordial qu'il a voulu m'adresser au nom de toute la Ville. Je salue les autorités civiles, les prêtres, les religieux, les diacres, les responsables d'associations, de mouvements et de communautés ecclésiales. Je renouvelle à tous mon souhait de grâce et de paix.

En cette solennité, la liturgie nous incite à louer Dieu non simplement pour une merveille accomplie par Lui, mais pour sa manière d'être; pour la beauté et la bonté de son être, qui détermine son action. Nous sommes invités à contempler, pour ainsi dire, le Coeur de Dieu, sa réalité la plus profonde, qui est celle d'être Unité dans la Trinité, totale et profonde Communion d'amour et de vie. Toute la Sainte Ecriture nous parle de Lui. Plus encore, c'est Lui-même qui nous parle de Lui dans les Ecritures et se révèle, comme Créateur de l'univers et Seigneur de l'histoire. Aujourd'hui, nous avons écouté un passage du Livre de l'Exode dans lequel - chose tout à fait exceptionnelle - Dieu proclame son propre nom! Il le fait en présence de Moïse, avec lequel il parlait face à face, comme avec un ami. Et quel est ce nom de Dieu? A chaque fois il est émouvant de l'entendre: "Yahvé, Yahvé, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité" (
Ex 34,6). Ce sont des paroles humaines, mais suggérées et presque prononcées par l'Esprit Saint. Elles nous disent la vérité sur Dieu: elles étaient vraies hier, elles sont vraies aujourd'hui et elles seront toujours vraies; elles nous font voir avec les yeux de l'esprit le visage de l'Invisible, elles nous disent le nom de l'Ineffable. Ce nom est Miséricorde, Grâce, Fidélité.

Chers amis, en me trouvant ici à Savone, comment ne puis-je me réjouir avec vous du fait que ce nom est précisément celui avec lequel s'est présentée la Vierge Marie, en apparaissant le 18 mars 1536 à un paysan fils de cette terre? "Vierge de Miséricorde" est le titre avec lequel elle est vénérée - et nous avons d'elle depuis quelques années une grande représentation dans les Jardins du Vatican également. Mais Marie ne parlait pas d'elle-même, elle ne parlait jamais d'elle-même, mais toujours de Dieu, et elle l'a fait avec ce nom si ancien et toujours nouveau: miséricorde, qui est synonyme d'amour, de grâce. C'est là toute l'essence du christianisme, parce que c'est l'essence de Dieu lui-même. Dieu est Un car il est tout entier et seulement Amour, mais précisément en étant amour, il est ouverture, accueil, dialogue; et dans sa relation avec nous, hommes pécheurs, Il est miséricorde, compassion, grâce, pardon. Dieu a tout créé pour l'existence et sa volonté est toujours et uniquement vie.

Pour celui qui court un danger, il est le salut. Nous l'avons écouté il y a peu dans l'Evangile de Jean: "Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle" (Jn 3,16); dans ce don de soi de Dieu dans la personne du Fils, toute la Trinité est à l'oeuvre: le Père qui met à notre disposition ce qu'il a de plus cher; le Fils qui, consentant avec le Père, se dépouille de sa gloire pour se donner à nous; l'Esprit qui sort du baiser divin pacifique pour irriguer les déserts de l'humanité. Pour cette oeuvre de sa miséricorde, Dieu, en se disposant à prendre notre chair, a voulu avoir besoin d'un "oui" humain, du "oui" d'une femme qui devienne la Mère de son Verbe incarné, Jésus, le Visage humain de la Divine Miséricorde. Marie est devenue ainsi et demeure pour toujours la "Mère de la Miséricorde", comme elle s'est faite connaître ici à Savone.

Au cours de l'histoire de l'Eglise, la Vierge Marie n'a pas cessé d'inviter ses enfant à retourner à Dieu, à se confier à Lui dans la prière, à frapper avec une insistance confiante à la porte de son Coeur miséricordieux. En vérité, il ne désire rien d'autre que reverser sur le monde la surabondance de sa Grâce. "Miséricorde et non justice" a imploré Marie, en sachant qu'elle aurait certainement trouvé écoute auprès de son Fils Jésus, mais également consciente de la nécessité de la conversion du coeur des pécheurs. C'est pourquoi elle invite à la prière et à la pénitence. Par conséquent, ma visite à Savone, le jour de la Très Sainte Trinité, est avant tout un pèlerinage, à travers Marie, aux sources de la foi, de l'espérance et de l'amour. Un pèlerinage qui est aussi mémoire et hommage à mon vénéré prédécesseur Pie VII, dont l'histoire dramatique est indissolublement liée à cette ville et à son sanctuaire marial. A distance de deux siècles, je viens renouveler l'expression de la reconnaissance du Saint-Siège et de toute l'Eglise pour la foi, l'amour et le courage avec lesquels vos concitoyens soutinrent le Pape dans sa résidence ici, qui lui fut imposée par Napoléon Bonaparte, dans cette Ville. On conserve de nombreux témoignages des manifestations de solidarité rendues au Souverain Pontife par les habitants de Savone, parfois même en courant un risque personnel. Ce sont des événements que les habitants de Savone peuvent évoquer avec fierté. Comme l'a très justement observé votre Evêque, cette page sombre de l'histoire de l'Europe est devenue, par la force de l'Esprit Saint, riche en grâces et en enseignements, encore de nos jours. Celle-ci nous enseigne le courage d'affronter les défis du monde: le matérialisme, le laïcisme, sans jamais céder à des compromis, disposés à payer de notre personne pour demeurer fidèles au Seigneur et à son Eglise. L'exemple de fermeté sereine que nous a donné le Pape Pie VII nous invite à conserver inaltérée dans les épreuves notre confiance en Dieu, conscients que, même s'Il laisse son Eglise traverser des moments difficiles, Il ne l'abandonne jamais. L'épisode vécu par le grand Pape dans votre terre nous invite à toujours avoir confiance dans l'intercession et dans l'assistance maternelle de la Très Sainte Vierge Marie.

L'apparition de la Vierge, dans un moment tragique de l'histoire de Savone et l'expérience effrayante que traversa le Successeur de Pierre concourent à transmettre aux générations chrétiennes de notre temps un message d'espérance, nous encouragent à avoir confiance dans les instruments de la Grâce que le Seigneur met à notre disposition dans toute situation. Et parmi ces moyens de salut, je voudrais avant tout rappeler la prière: la prière personnelle, familiale et communautaire. En la fête de la Trinité aujourd'hui, je suis heureux de souligner la dimension de la louange, de la contemplation, de l'adoration. Je pense aux jeunes familles et je voudrais les inviter à ne pas avoir peur de faire l'expérience, dès les premières années de mariage, d'un style simple de prière domestique, favorisé par la présence des petits enfants, aisément portés à s'adresser spontanément au Seigneur et à la Vierge. J'exhorte les paroisses et les associations à offrir du temps et de l'espace à la prière, parce que les activités sont stériles d'un point de vue pastoral si elles ne sont pas précédées, accompagnées et soutenues constamment par la prière.

Et que dire de la Célébration eucharistique, en particulier de la Messe dominicale? Le Jour du Seigneur est à juste titre au coeur de l'attention des évêques italiens: il faut redécouvrir le dimanche dans ses racines chrétiennes, à partir de la célébration du Seigneur ressuscité, rencontré dans la Parole de Dieu et reconnu dans le partage du Pain eucharistique. Et le Sacrement de la Réconciliation exige également d'être réévalué comme moyen fondamental de croissance spirituelle et pour pouvoir affronter avec force et courage les défis actuels. Avec la prière et les sacrements, les autres instruments inséparables de croissance sont les oeuvres de charité qu'il faut pratiquer avec une foi vivante. J'ai voulu m'arrêter sur cet aspect de la vie chrétienne également dans l'Encyclique Deus caritas est. Dans le monde moderne, qui fait souvent de la beauté et de l'efficacité physique un idéal à poursuivre par tous les moyens, comme chrétiens nous sommes appelés à trouver le visage de Jésus Christ, "le plus beau des enfants des hommes" (Ps 44,3), précisément dans les personnes qui souffrent et les exclus. Malheureusement, les urgences morales et matérielles qui nous inquiètent sont aujourd'hui nombreuses. A cet égard, je saisis volontiers l'occasion pour adresser un salut aux détenus et aux personnes de l'Institut pénitentiaire "Sant'Agostino" de Savone, qui vivent depuis longtemps dans une situation particulièrement difficile. J'adresse un salut tout aussi chaleureux aux malades qui sont à l'hôpital, dans les maisons de soin et à leur domicile.

Je désire adresser une parole particulière à vous, chers prêtres, pour vous dire combien j'apprécie votre travail silencieux et la fidélité exigeante avec laquelle vous l'accomplissez. Chers frères dans le Christ, croyez toujours dans l'efficacité de votre service sacerdotal quotidien! Il est précieux aux yeux de Dieu et des fidèles, et sa valeur ne peut pas être quantifiée en chiffres et statistiques: nous ne connaîtrons les résultats qu'au Paradis! Beaucoup d'entre vous sont âgés: cela me rappelle ce passage extraordinaire du prophète Isaïe, qui dit: "Les adolescents se fatiguent et s'épuisent, les jeunes ne font que chanceler, mais ceux qui espèrent en Yahvé renouvellent leur force, ils déploient leurs ailes comme des aigles, ils courent sans s'épuiser, ils marchent sans se fatiguer" (Is 40,30-31). Avec les diacres au service du diocèse, vivez la communion avec l'évêque et entre vous, en l'exprimant dans une active collaboration, dans le soutien réciproque et dans une coordination pastorale partagée. Faites progresser le témoignage courageux et joyeux de votre service. Allez à la recherche des personnes, comme le faisait le Seigneur Jésus; dans la visite aux familles, dans le contact avec les malades, dans le dialogue avec les jeunes, en étant présents dans tous les contextes de travail et de vie. Chers religieux et religieuses, je vous remercie de votre présence, et vous répète que le monde a besoin de votre témoignage et de votre prière. Vivez votre vocation dans la fidélité quotidienne et faites de votre vie une offrande appréciée de Dieu: l'Eglise vous est reconnaissante et vous encourage à persévérer dans votre service.

Je veux bien entendu réserver un salut particulier et chaleureux à vous, chers jeunes! Chers amis, mettez votre jeunesse au service de Dieu et de vos frères. Suivre le Christ comporte toujours le courage d'aller à contre-courant. Cela en vaut toutefois la peine: telle est la voie de la réalisation personnelle véritable et donc du vrai bonheur. Avec le Christ, on fait en effet l'expérience qu'"il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir" (Ac 20,35). Voilà pourquoi je vous encourage à prendre au sérieux l'idéal de la sainteté. Un célèbre écrivain français nous a laissé dans son oeuvre une phrase que je voudrais aujourd'hui vous soumettre: "Il n'est qu'une seule tristesse: celle de ne pas être des saints" (Léon Bloy, La femme pauvre, II, 27). Chers jeunes, osez engager votre vie dans des choix courageux, non pas seuls, bien entendu, mais avec le Seigneur! Donnez à cette ville l'élan et l'enthousiasme qui dérivent de votre expérience de foi vivante, une expérience qui ne porte pas atteinte aux attentes du vivre humain, mais les exalte dans la participation à l'expérience même du Christ.

Et cela vaut aussi pour les chrétiens qui ne sont plus dans leurs jeunes années. Mon souhait pour tous est que la foi en Dieu Un et Trine donne à chaque personne et à chaque communauté la ferveur de l'amour et de l'espérance, la joie de s'aimer entre frères et de se mettre humblement au service des autres. Tel est le "levain" qui fait croître l'humanité, la lumière qui brille dans le monde. Que la Très Sainte Vierge Marie, Mère de Miséricorde, avec tous vos saints patrons, vous aide à traduire en vie vécue l'exhortation de l'Apôtre, que nous venons d'entendre. Avec beaucoup d'affection, je la fais mienne: "Soyez joyeux; affermissez-vous; exhortez-vous. Ayez même sentiment; vivez en paix, et le Dieu de la charité et de la paix sera avec vous" (2Co 13,11). Amen!


CONCÉLÉBRATION SUR LA PLACE DE LA VICTOIRE À GÊNES - Dimanche 18 mai 2008

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Dimanche 18 mai 2008




Chers frères et soeurs,

Au terme d'une intense journée passée dans votre ville, nous nous retrouvons unis autour de l'autel pour célébrer l'Eucharistie, en la solennité de la Très Sainte Trinité. De cette place centrale "della Vittoria", qui nous accueille pour notre acte choral de louange et d'action de grâce à Dieu qui conclut ma visite pastorale, j'envoie mon salut le plus cordial à toute la communauté civile et ecclésiale de Gênes. Je salue tout d'abord avec affection l'archevêque, le cardinal Angelo Bagnasco, que je remercie de la courtoisie avec laquelle il m'a accueilli et des paroles touchantes qu'il m'a adressées au début de la Messe. Ensuite, comment ne pas saluer le cardinal Tarcisio Bertone, mon Secrétaire d'Etat, ancien pasteur de cette antique et noble Eglise? Je lui adresse mes remerciements les plus sincères pour sa proximité spirituelle et pour sa précieuse collaboration. Je salue ensuite l'Evêque auxiliaire, Mgr Luigi Ernesto Palletti, les évêques de Ligurie et les autres prélats. J'adresse ma pensée respectueuse aux Autorités civiles, auxquelles je suis reconnaissant de leur accueil et du soutien concret qu'elles ont apporté à la préparation et au déroulement de mon pèlerinage apostolique. Je salue en particulier M. le ministre Claudio Scaiola, qui représente le nouveau gouvernement, qui précisément ces jours derniers a pris ses pleines fonctions au service de la bien-aimée nation italienne. Je m'adresse ensuite avec une vive reconnaissance aux prêtres, aux religieux et aux religieuses, aux diacres, aux laïcs engagés, aux séminaristes et aux jeunes. A vous tous, chers frères et soeurs, j'adresse mon salut affectueux. J'étends ma pensée à ceux qui n'ont pas pu être présents, de manière particulière aux malades, aux personnes seules et à ceux qui se trouvent en difficulté. Je confie au Seigneur la ville de Gênes et tous ses habitants en cette solennelle concélébration eucharistique, qui, comme chaque dimanche, nous invite à participer de manière communautaire à la double table de la Parole de Vérité et du Pain de Vie éternelle.

Nous avons écouté, dans la première Lecture (
Ex 34,4-6 Ex 34,8-9), un texte biblique qui nous présente la révélation du nom de Dieu. C'est Dieu lui-même, l'Eternel et l'Invisible, qui le proclame, en passant devant Moïse dans une nuée, sur le mont Sinaï. Son nom est: "Yahvé, Yahvé, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité". Saint Jean, dans le nouveau Testament, résume cette expression en un seul mot: "Amour" (cf. 1Jn 4,8 1Jn 4,16). L'Evangile d'aujourd'hui l'atteste également: "Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique" (Jn 3,16). Ce nom exprime donc clairement que le Dieu de la Bible n'est pas une sorte de monade fermée sur elle-même et satisfaite de sa propre autosuffisance, mais il est la vie qui veut se communiquer, il est ouverture, relation. Des expressions comme "Dieu de tendresse", "de pitié", "riche en grâce" nous parlent tous d'une relation, en particulier d'un Etre vital qui s'offre, qui veut combler chaque lacune, chaque manque, qui veut donner et pardonner, qui désire établir un lien stable et durable. L'Ecriture Sainte ne connaît pas d'autre Dieu que le Dieu de l'Alliance, qui a créé le monde pour répandre son amour sur toutes les créatures (cf. Missel romain, Prière eucharistique, IV) et qui s'est choisi un peuple pour établir avec lui un pacte nuptial, le faire devenir une bénédiction pour toutes les nations et former ainsi une grande famille de toute l'humanité (cf. Gn 12,1-3 Ex 19,3-6). Cette révélation de Dieu s'est pleinement définie dans le Nouveau Testament, grâce à la parole du Christ. Jésus nous a manifesté le visage de Dieu, un dans l'essence et trine dans les personnes: Dieu est Amour, Amour Père - Amour Fils - Amour Esprit Saint. Et c'est précisément au nom de ce Dieu que l'apôtre Paul salue la communauté de Corinthe: "Que la grâce du Seigneur Jésus Christ, l'amour de Dieu et la communion de l'Esprit Saint soient avec vous tous" (2Co 13,13). C'est un salut qui est devenu, comme vous le savez, une formule liturgique.

Il y a donc, dans ces lectures, un contenu principal qui concerne Dieu et, en effet, la fête d'aujourd'hui nous invite à Le contempler, Lui, le Seigneur, elle nous invite à monter dans un certain sens "sur le mont", comme le fit Moïse. Cela semble à première vue nous conduire loin du monde et de ses problèmes, mais en réalité on découvre que c'est précisément en connaissant Dieu de plus près que l'on reçoit également des indications pratiques précieuses pour la vie: un peu comme cela arriva à Moïse qui, en montant sur le Sinaï et en restant en présence de Dieu, reçut la loi gravée sur les tables de pierre, dont le peuple tira la direction pour aller de l'avant, pour ne pas redevenir esclave mais croître dans la liberté. Du nom de Dieu dépend notre histoire; de la lumière de son visage, notre chemin.

De cette réalité de Dieu, qu'Il nous a lui-même fait connaître en nous révélant son "nom" dérive une certaine image d'homme, c'est-à-dire le concept exact de personne. Comme on le sait, ce concept s'est formé dans notre culture d'Occident au cours du débat enflammé qui s'est développé précisément autour de la vérité de Dieu, et en particulier de Jésus Christ. Si Dieu est une unité dialogique, substance en relation, la créature humaine, faite à son image et ressemblance, reflète cette constitution: elle est donc appelée à se réaliser dans le dialogue, dans le colloque, dans la rencontre. Jésus nous a en particulier révélé que l'homme est essentiellement "fils", créature qui vit dans la relation avec Dieu le Père. L'homme ne se réalise pas dans une autonomie absolue, en ayant l'illusion d'être Dieu, mais, au contraire, en se reconnaissant en tant que fils, créature ouverte, tendue vers Dieu et vers ses frères, dans le visage desquels il retrouve l'image du Père commun. On voit bien que cette conception de Dieu et de l'homme se trouve à la base d'un modèle correspondant de communauté humaine, et donc de société. C'est un modèle qui existe avant toute réglementation législative, juridique, institutionnelle, mais je dirais également avant les particularités culturelles. Un modèle de famille humaine commun à toutes les civilisations, que nous chrétiens avons l'habitude d'exprimer dès l'enfance en affirmant que les hommes sont tous des fils de Dieu et donc tous frères. Il s'agit d'une vérité qui se trouve dès le début derrière nous et, dans le même temps, qui est toujours devant nous, comme un projet auquel aspirer toujours dans chaque construction sociale. C'est une conception qui se fonde sur l'idée de Dieu Trinité, de l'homme comme personne - non comme pur individu - et de la société comme communauté - non comme pure collectivité.

Le Magistère de l'Eglise qui s'est développé précisément à partir de cette vision de Dieu et de l'homme est très riche. Il suffit de parcourir les chapitres les plus importants de la Doctrine sociale de l'Eglise, auquel mes vénérés prédécesseurs ont apporté des contributions substantielles, en particulier au cours des cent vingt dernières années, en se faisant les interprètes autorisés et les guides du mouvement social d'inspiration chrétienne. La Constitution conciliaire Gaudium et spes et les Encycliques de Jean XXIII, Paul VI et Jean-Paul II tracent un dessein complet et articulé, capable de motiver et d'orienter l'engagement de promotion humaine et de service social et politique des catholiques. Ma première Encyclique Deus caritas est, se réfère à cet horizon: en effet, elle repropose l'exercice de la charité concrète, de la part de l'Eglise, à partir de la foi en Dieu Amour, incarné en Jésus Christ. C'est spontanément que je rappelle le Congrès ecclésial national de Vérone, auquel j'ai participé en proposant une profonde réflexion, pleinement accueillie dans la Note pastorale de l'épiscopat qui suivit: "Régénérés pour une espérance vivante: témoins du grand "oui" de Dieu à l'homme" (29 juin 2007). J'ai plaisir à souligner comment deux choix de fond, indiqués par les évêques au début de ce document (n. 4), s'accordent avec ce que la Parole de Dieu vient de nous suggérer. Tout d'abord, le choix du "primat de Dieu": toute la vie et l'oeuvre de l'Eglise dépendent du fait de placer Dieu au premier plan; pas un Dieu générique, mais bien le Seigneur avec son nom et son visage, le Dieu de l'Alliance qui a fait sortir le peuple de l'esclavage d'Egypte, qui a ressuscité Jésus des morts et qui veut conduire l'humanité à la liberté dans la paix et dans la justice. L'autre choix est celui de placer au centre la personne et l'unité de son existence, dans les divers milieux où elle déploie son activité: la vie affective, le travail et la fête, sa propre fragilité, la tradition, la citoyenneté. Le Dieu un et trine et la personne en relation: ce sont les deux références que l'Eglise à la tâche d'offrir à chaque génération humaine, comme service à l'édification d'une société libre et solidaire. L'Eglise le fait certainement avec sa doctrine, mais surtout à travers le témoignage, qui n'est pas pour rien le troisième choix fondamental de l'épiscopat italien: témoignage personnel et communautaire, dans lequel convergent vie spirituelle, mission pastorale et dimension culturelle.

Dans une société tendue entre la mondialisation et l'individualisme, l'Eglise est appelée à offrir le témoignage de la koinonia, de la communion. Cette réalité ne vient pas "du bas" mais est un mystère qui a, pour ainsi dire, ses "racines au ciel": précisément en Dieu un et trine. C'est Lui, en lui-même, l'éternel dialogue d'amour qui en Jésus Christ s'est communiqué à nous, qui est entré dans le tissu de l'humanité et de l'histoire pour le conduire à la plénitude. Et voilà alors la grande synthèse du Concile Vatican II: l'Eglise, mystère de communion, "est dans le Christ comme un sacrement, c'est-à-dire signe et instrument de l'intime union avec Dieu et de l'unité de toute le genre humain" (Const. Lumen gentium LG 1). Ici aussi, dans cette grande ville, ainsi que sur son territoire, avec la variété des problèmes humains et sociaux respectifs, la Communauté ecclésiale, aujourd'hui comme hier, est avant tout le signe, pauvre mais véritable, de Dieu Amour, dont le nom est imprimé dans l'être profond de chaque personne et dans chaque expérience d'authentique socialité et solidarité.

Chers frères, après ces réflexions je vous laisse plusieurs exhortations particulières. Ayez soin de la formation spirituelle et catéchétique, une formation "substantielle", plus que jamais nécessaire pour bien vivre la vocation chrétienne dans le monde d'aujourd'hui. Je le dis aux adultes et aux jeunes: cultivez une foi pensée, capable de dialoguer en profondeur avec tous, avec nos frères non catholiques, avec les non-chrétiens et les non-croyants. Poursuivez votre généreux partage avec les pauvres et les plus faibles, selon la pratique originaire de l'Eglise, en puisant toujours votre inspiration et votre force à l'Eucharistie, source éternelle de la charité. J'encourage avec une affection spéciale les séminaristes et les jeunes engagés dans un chemin vocationnel: n'ayez pas peur, au contraire, éprouvez l'attraction des choix définitifs, d'un itinéraire de formation sérieux et exigeant. Seule la mesure élevée de la condition de disciple fascine et procure de la joie. J'exhorte chacun à croître dans la dimension missionnaire, qui est co-essentielle à la communion. En effet, la Trinité est dans le même temps unité et mission: plus l'amour est intense, plus l'élan à se diffuser, à s'élargir, à se communiquer est fort. Eglise de Gênes, sois unie et missionnaire, pour annoncer à tous la joie de la foi et la beauté d'être Famille de Dieu. Ma pensée s'élargit à la ville tout entière, à tous les Gênois et à ceux qui vivent et travaillent sur ce territoire. Chers amis, envisagez l'avenir avec confiance et cherchez à le construire ensemble, en évitant les attitudes factieuses et les particularismes, en plaçant le bien commun avant les intérêts même légitimes.

Je voudrais conclure avec un souhait que je reprends de la merveilleuse prière de Moïse, que nous avons écoutée dans la première Lecture: que le Seigneur veuille bien aller au milieu de nous et faire de nous son héritage (cf. Ex 34,9). Que l'intercession de la Très Sainte Vierge Marie, que les Gênois invoquent comme la Vierge de la Garde dans leur patrie et dans le monde entier, l'obtienne pour vous. Avec son aide et avec celle des saints Patrons de votre ville bien-aimée et de votre région, que votre foi et vos oeuvres soient toujours à la louange et à la gloire de la Très Sainte Trinité. En suivant l'exemple des saints de cette terre, soyez une communauté missionnaire: à l'écoute de Dieu et au service des hommes! Amen.


MESSE ET PROCESSION EUCHARISTIQUE DE CORPUS DOMINI - Jeudi 22 mai 2008

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Parvis de la Basilique Saint-Jean-de-Latran

Jeudi 22 mai 2008

Chers frères et soeurs!


Après le temps fort de l'année liturgique, qui s'est centré sur Pâques et se déroule sur trois mois - d'abord les quarante jours du Carême, puis les cinquante jours du temps pascal -, la liturgie nous fait célébrer trois fêtes qui ont plutôt un caractère "synthétique": la Très Sainte Trinité, puis le Corpus Domini, et enfin le Sacré Coeur de Jésus. Quel est le sens exact de la solennité d'aujourd'hui, du Corps et du Sang du Christ? La célébration elle-même que nous accomplissons nous le dit dans le déroulement de ses gestes fondamentaux: avant tout, nous sommes rassemblés autour de l'autel du Seigneur, pour être ensemble en sa présence; en deuxième lieu, il y a aura la procession, c'est-à-dire le cheminement avec le Seigneur; et enfin l'agenouillement devant le Seigneur, l'adoration, qui débute lors de la messe et accompagne toute la procession, mais culmine dans le moment final de la bénédiction eucharistique, quand nous nous prosternerons devant Celui qui s'est abaissé jusqu'à nous et a donné sa vie pour nous. Arrêtons-nous sur ces trois attitudes, pour qu'elles soient vraiment des expressions de notre foi et de notre vie.

La première action, donc, est celle du rassemblement en présence du Seigneur. C'est ce qu'anciennement on appelait "statio".Imaginons un instant que dans tout Rome, il n'y ait que ce seul autel, et que tous les chrétiens de la ville soient invités à se rassembler ici pour célébrer le Sauveur mort et ressuscité. Cela nous donne l'idée de ce que la célébration eucharistique pouvait être aux origines, à Rome et dans beaucoup d'autres villes touchées par le message évangélique: dans chaque Eglise particulière il n'y avait qu'un seul évêque et autour de lui, autour de l'Eucharistie qu'il célébrait, se constituait la communauté, unique parce qu'il n'y a qu'un Calice béni et qu'un pain rompu, comme nous l'avons écouté dans les paroles de l'apôtre Paul dans la deuxième lecture (cf.
1Co 10,16-17). Une autre et célèbre expression paulinienne nous vient en mémoire: "Il n'y a ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme; car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus" (Ga 3,28). "Tous vous ne faites qu'un"! Dans ces paroles on sent la vérité et la force de la révolution chrétienne, la révolution plus profonde de l'histoire humaine, qu'on expérimente justement autour de l'Eucharistie: ici se rassemblent en présence du Seigneur des personnes différentes par leur âge, leur sexe, leur condition sociale, leurs idées politiques. L'Eucharistie ne peut jamais être un fait privé, réservé à des personnes qui se sont choisies par affinité ou amitié. L'Eucharistie est un culte public, qui n'a rien d'ésotérique, d'exclusif. Même ici, aujourd'hui, nous n'avons pas choisi nous-mêmes qui nous rencontrerons, nous sommes venus et nous nous trouvons les uns aux côtés des autres, réunis par la foi et appelés à devenir un corps unique en partageant le seul pain qui est le Christ. Nous sommes unis au delà de nos différences de nationalité, de profession, de classe sociale, d'idées politiques: nous nous ouvrons les uns aux autres pour devenir un à partir de Lui. Et cela, depuis les origines, a été une caractéristique du christianisme réalisée de manière visible autour de l'Eucharistie, et il faut toujours être attentif afin que les tentations récurrentes de particularisme, même si elles sont de bonne foi, n'aillent pas de fait dans un sens contraire. Le Corpus Domini nous rappelle donc avant tout ceci: qu'être chrétien veut dire se réunir de partout pour être en présence de l'unique Seigneur et devenir un avec Lui et en Lui.

Le deuxième aspect constitutif est le cheminement avec le Seigneur. C'est la réalité manifestée par la procession, que nous vivrons ensemble après la messe, presque comme son prolongement naturel, en nous déplaçant derrière Celui qui est la Voie, le Chemin. Par le don de Lui-même dans l'Eucharistie, le Seigneur Jésus nous libère de nos "paralysies", nous fait nous relever et nous fait "procéder", nous fait donc faire un pas en avant, et puis un autre pas, et ainsi nous nous mettons en chemin, avec la force de ce Pain de la vie. Comme cela arrive au prophète Elie, qui s'était réfugié dans le désert par peur de ses ennemis, et avait décidé de se laisser mourir (cf. 1R 19,1-4). Mais Dieu le tira de son sommeil et lui fit trouver près de lui une galette qui venait d'être cuite: "Lève-toi et mange - lui dit-il - autrement le chemin sera trop long pour toi" (1R 19,5-7). La procession du Corpus Domini nous enseigne que l'Eucharistie veut nous libérer de tout abattement et de tout inconfort, il veut nous relever, pour que nous puissions reprendre le chemin avec la force que Dieu nous donne à travers Jésus Christ. C'est l'expérience du peuple d'Israël dans l'exode hors d'Egypte, la longue pérégrination à travers le désert, dont a parlé la première lecture. Une expérience qui est constitutive pour Israël, mais demeure exemplaire pour toute l'humanité. En effet, l'expression "l'homme ne vit pas seulement de pain, mais (...) de tout ce qui sort de la bouche de Yahvé" (Dt 8,3) est une affirmation universelle, qui se réfère à tout homme en tant qu'homme. Chacun peut trouver sa propre voie, s'il rencontre Celui qui est Parole et Pain de vie et se laisse guider par sa présence amicale. Sans le Dieu-avec-nous, le Dieu proche, comment pouvons-nous soutenir le pèlerinage de notre existence, aussi bien individuellement que dans la société et la famille des peuples? L'Eucharistie est le Sacrement du Dieu qui ne nous laisse pas seul sur le chemin, mais se place à nos côtés et nous indique la direction. En effet, il ne suffit pas de marcher devant soi, il faut voir où l'on va! Le "progrès" ne suffit pas, s'il n'y a pas de critères de référence. Et même, si on court en dehors de la route, on risque de finir dans un précipice, ou du moins de s'éloigner plus rapidement du but. Dieu nous a créés libres, mais ne nous a pas laissés seuls: il s'est fait Lui-même "voie" et est venu pour marcher avec nous, pour que notre liberté ait aussi le critère pour discerner la route juste et la parcourir.

A ce point, on ne peut manquer de penser au début du "décalogue", les dix commandements, où il est écrit: "Je suis Yahvé, ton Dieu, qui t'ai fait sortir du pays d'Egypte, de la maison de servitude. Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi" (Ex 20,2-3). Nous trouvons ici le sens du troisième élément constitutif du Corpus Domini: s'agenouiller en adoration devant le Seigneur. Adorer le Dieu de Jésus Christ, qui s'est fait pain rompu par amour, est le remède le plus valable et radical contre les idolâtries d'hier et d'aujourd'hui. S'agenouiller devant l'Eucharistie est une profession de liberté: celui qui s'incline devant Jésus ne peut et ne doit se prosterner devant aucun pouvoir terrestre, aussi fort soit-il. Nous les chrétiens nous ne nous agenouillons que devant Dieu, devant le Très Saint Sacrement, parce qu'en lui nous savons et nous croyons qu'est présent le seul Dieu véritable, qui a créé le monde et l'a tant aimé au point de lui donner son Fils unique (cf. Jn 3,16). Nous nous prosternons devant un Dieu qui s'est d'abord penché vers l'homme, comme un Bon Samaritain, pour le secourir et lui redonner vie, et il s'est agenouillé devant nous pour laver nos pieds sales. Adorer le Corps du Christ veut dire croire que là, dans ce morceau de pain, se trouve réellement le Christ, qui donne son vrai sens à la vie, à l'univers immense comme à la plus petite créature, à toute l'histoire humaine comme à l'existence la plus courte. L'adoration est une prière qui prolonge la célébration et la communion eucharistique et dans laquelle l'âme continue à se nourrir: elle se nourrit d'amour, de vérité, de paix; elle se nourrit d'espérance, parce que Celui devant lequel nous nous prosternons ne nous juge pas, ne nous écrase pas, mais nous libère et nous transforme.

Voilà pourquoi se rassembler, cheminer, adorer nous remplit de joie. En faisant nôtre l'attitude d'adoration de Marie, dont nous faisons mémoire de manière particulière en ce mois de mai, prions pour nous et pour tous; prions pour toutes les personnes qui vivent dans cette ville, pour qu'elles puissent Te connaître, ô Père, et Celui que Tu as envoyé, Jésus Christ. Et avoir ainsi la vie en abondance. Amen.



Benoît XVI Homélies 11508