Bible chrétienne Evang. - § 25. Premières vocations des Apôtres: Jn 1,35-51

§ 25. Premières vocations des Apôtres: Jn 1,35-51


(Jn 1,35-51)

Dom Guillerand : L'Abîme de Dieu (p. 92 et 90) : Cette heure et cent scène sont d'une grandeur extrême. C'est le passage d'un Testament à un autre Testament, de la Loi ancienne à la nouvelle... Si grand qu'il soit, le Baptiste appartient à l'ancienne Loi. La nouvelle Loi où Jésus se donne, se fait le compagnon visible de toutes les heures, est encore à venir. Jean-Baptiste ne connaîtra pas cette douceur. Il en est le témoin, le prophète: il n'en jouira pas. Jésus passe, se montre, mais ne s'arrête pas. Jean-Baptiste le voit, le regarde, le reconnaît, le montre, mais reste...

Jn 1,35-36 — Apparemment, cela commence comme une répétition de la veille : “ Le lendemain / Jean-Baptiste / regarde Jésus (même verbe < blépô >, | renforcé par le préfixe < en > indiquant un regard pénétrant. Se retrouve au v. 42, de Jésus à Pierre). Mais au lieu de venir au Baptiste, Jésus passe. Il y a aussi opposition entre le Précurseur qui se tient là tandis que Jésus va plus loin.

Jn 1,37 // Mt 8,19-22 Mt 16,24 — Les disciples: un des termes essentiels de l'Evangile, qu'il importe donc de bien comprendre, et d'autant plus qu'il définit notre propre rôle. Dans < disciple > (< Mathétès >), il y a d'abord l'idée Rapprendre. D'où le rapport entre Maître et disciple (cf. v. 38 : < Rabbi >). Avec un enseignement dont la formulation rythmique assure la mémorisation et la transmission orale rigoureuses (Cf. Introduction, P. xi). Ici, les deux disciples sont à l'écoulé de la parole prophétique du Baptiste, et c'est pour la suivre qu'ils vont aller avec Jésus.

Car le disciple est encore et surtout celui qui s'engage à la suite du Maître, en se fiant à lui. Aussi, le verbe qui revient à chaque vocation, c'est “ Viens avec moi ” ou: “ Suis-moi ” (v. 43; // Mt 8,19-22 Mt 16,24 Lc 5,11 Lc 5,27 Lc 9,49 Lc 18,22 etc. ). Double dimension de la foi: elle est adhésion à un Credo révélé, mais sur la confiance qui engage notre vie à la suite du Christ.

Or ici, nous assistons à un transfert du Précurseur au Messie, sur l'encouragement du Baptiste lui-même :

Augustin : Traité 7,8 (PL 35,1441) : Parce que Jean était l'ami de l'Époux, il ne cherchait pas sa gloire, mais rendait témoignage à la Vérité. Voulut-il, par hasard, que ses disciples restent près de lui, au lieu de suivre le Seigneur? Bien au contraire! Lui-même montra à ses disciples qui ils devaient suivre. Ceux-ci regardaient Jean comme l'Agneau : “ Pourquoi vous arrêtez-vous à moi ? ” leur dit-il. Moi, je ne suis pas l'Agneau : “ Voici l'Agneau de Dieu ”... Mais quel rapport a-t-il avec nous, l'Agneau de Dieu? — “ C'est lui, dit-il, qui enlève le péché du monde ”. A ces mots, les deux disciples qui étaient avec Jean suivirent Jésus.

C'est pour souligner ce transfert que nous traduisons ici: “ allèrent avec Jésus ” (et non plus Jean-Baptiste), ce qui est un des sens du verbe < acolou-théô >, d'où nous avons tiré < acolytes >.

Dom Guillerand : L'Abîme de Dieu (p. 93): Puis-je dire qu'ils abandonnent Jean-Baptiste ? Ils restent avec lui dans la Lumière vraie qu'il leur a montrée; ils restent dans l'esprit de sa mission, de son témoignage. Ils suivent ce témoignage ; ils lui sont donc fidèles... et ils le prolongent. Le Précurseur qui demeure en avant, dans son rôle, rejoint Jésus en eux et par eux.

De ces deux disciples, l'un est André (v. 40) ; l'autre n'est pas nommé parce que c'est Jean lui-même, qui a donc été d'abord ce disciple du Baptiste — dont il a dit mieux que tout autre le rôle et l'humilité de témoin (Jn 3,25-30). C'est ici la toute première rencontre avec Jésus, dont il nous garde un souvenir si personnel, dans sa simplicité:

Jn 1,38 // Za 1,3Dom Guillerand : L'Abîme de Dieu (p. 96) : “ Jésus se retourne ”. Il se met en face d'eux; il prend l'initiative et réalise cette présence, cette mise face à face, cette relation qui est la vie et qui deviendra la vie éternelle (Jn 1,1b *)... Jésus se retourne quand il voit qu'ils le suivent. En le suivant, ils se donnent ; en se retournant Jésus répond à ce don des deux disciples par le don de soi... Maintenant les deux disciples sont en face de la Lumière vraie dont leur âme a soif, et ils s'offrent à elle pour qu'elle se donne à eux...

qui venaient à Lui : Spirituellement plus encore que physiquement : cf. Jn 1,47 ; 3,2.26; 4,30; 5,40) — “ Vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie ” — 6,5.37.44-45 *.65; 7,37; Mc 1,40.45; 2,13; 3,8 etc.).

Que cherchez-vous? — Rien d'autre que Lui:

// Ps 73,25-26 Ps 73,28, d'un psaume commencé dans la tentation de tout lâcher. Même dans la Passion, deux disciples encore suivirent Jésus jusque dans la gueule du loup (Jn 18,15).

Où demeures-tu ? Le verbe de la contemplation, parce que c'est celui de l'union - si cher à Saint-Jean : 1,32; 6,56; 8,31.35; 15,4-9.

Jn 1,39 — C'est à la fois très concret : ils viennent, ils voient, ils restent là ; l'heure même reste présente, inoubliable; et pourtant, comme le note D. Mollat, Jean, ordinairement le plus précis des Évangélistes pour la localisation, reste ici dans le vague, comme si suffisait pour définir le lieu, spirituellement, le fait de “ rester auprès du Maître ” : “ Il semble créer pour ses disciples comme un espace nouveau, dont il est le centre et comme le principe ” (Et. Jo. p. 108).

// Ct 1,4 Mt 13,17 Jn 15,9 — Le // N'est pas seulement dans les mots, il est dans l'enivrement de la première découverte de l'Amour.

Dom Guillerand : L'Abîme de Dieu (p. 102) : Jean découvrit ce jour-là — et pour toujours — la véritable demeure de Jésus, celle qu'il révélait lui-même aux siens au moment de leur retirer sa présence corporelle, quand il disait “Demeurez en moi, demeurez dans mon amour ”. Jean est entré dans le coeur de Jésus ; il y a pris cette place à part qu'il a ajoutée à son nom pour le compléter et qui est presque devenue un nom propre : “ le disciple que Jésus aimait ”. C'est là qu'il était quand le Maître invitait tout le groupe à résider “ in dilectione mea ”. Il reposait la tête sur son coeur, il reposait tout son être dans son amour. Il était là depuis le premier soir où il avait demandé à Notre-Seigneur encore inconnu : “ Où habitez-vous ? ”

la dixième heure: Environ 4 heures de l'après-midi.

Jn 1,40-42 — Entendirent Jean et allèrent avec Jésus : le transfert ne saurait être plus net, ni mieux référé au conseil du Précurseur lui-même. André trouve son frère: première transmission de la Bonne Nouvelle. Nous avons trouvé le Messie: Voilà donc ce qu'ils cherchaient (v. 38) !

// 2S 23,1-5 2S 22,51 — Le Christ tient son titre de l'Onction, marquant en particulier l'élection royale de David et de sa descendance (1S 16). Ces deux // En rappellent la teneur: d'une part l'onction confère à David (comme au Christ lors de son baptême) l'Esprit de prophétie (23,1) ; d'autre part, elle l'assure dans sa mission royale de Sauveur (22,51) — finale d'une hymne victorieuse retranscrite dans le psautier, au Ps 18). C'est ce qui va se manifester en Jésus, d'abord en son enseignement, puis dans sa Passion rédemptrice.

Jésus, ayant fixé sur lui son regard: Regard de reconnaissance, comme celui de Jean-Baptiste (v. 29); Jésus reconnaît Simon Pierre parce qu'il l'attendait. Ce n'est pas tant nous qui cherchons Jésus, c'est Lui qui le premier nous a cherchés.

Bede le Vénérable : Homélies II,23 (PL 94,259) : Jésus regarda Simon, non pas seulement d'un regard extérieur, mais de cette vue intérieure qui appartient à la divinité... Il vit la simplicité de son coeur, il vit sa grandeur d'âme, qui pourrait être à la tête de toute l'Église. Il vit qu'à l'appel d'André, Pierre vola vers Lui avec toute la ferveur de son amour.

Tu seras nommé Pierre : Comme le remarque saint Augustin, “ la substitution du nom nous recommande la vitalité sacramentelle qui s'y révèle ” (Sur Jn, Traité 7,14) — Pl 35,1445 ; Vives 9,312). Autrement dit: en donnant à Simon ce nom nouveau et symbolique, Jésus nous invite à y voir une sorte de < sacrement où sa Parole, vivante et efficace, présage la réalisation (ultérieure) de ce qu'elle signifie :

// Ps 62,3 1Co 10,4 Mt 16,18 — C'est Dieu qui est le Rocher d'Israël comme le chantait David au // 2S 23,3, ou le // Ps 73,26 Ps 73, encore le symbole est parlant, à partir de la réalité physique, solide, inébranlable, du Roc. Si le Christ est lui-même la Pierre et le fondement de toute l'Alliance (// 1Co 10,4;1 cf. Mt 7,24 Mt 21,42 1P 2,6 ss), c'était à titre divin. Le mystère est donc plus étonnant encore qu'un homme reçoive une telle fonction. Nous y reviendrons lors de l'investiture solennelle de Pierre en Mt 16,18 Mt 16, il est notable que, d'après Saint-Jean, Jésus le lui ait annoncé dès le premier instant.

Augustin: Traité 7, 9 (PL 35,1441): Ils ne le suivaient pas alors comme pour s'attacher déjà à lui ; car on sait bien quand ils s'attachèrent à lui pour de bon : ce fut quand il les appela de leur barque. Parmi ces deux, il y avait André vous venez de l'entendre. Or André était frère de Pierre, et nous lisons dont l'Évangile que le Seigneur appela Pierre et André quand ils étaient dans leur barque: “ Venez à ma suite, et je vous ferai pêcheurs d'hommes ” (Mt4,19), Alors, oui, ils s'attachèrent à lui pour ne plus le quitter. Mais le jour où ces deux-là suivent le Seigneur pour la première fois, ce n'est pas comme des disciples qui ne le quittent plus : ils veulent voir où il habite, et accomplir ce qui “il écrit : “ Que ton pied foule le seuil de sa porte : lève-toi pour venir à lui assidûment et t'instruire à ses enseignements ” (Si 6,36-37). Il leur montra où il habitait: ils virent, et firent halte avec lui. Quelle bienheureuse journée ils passèrent, et quelle bienheureuse nuit! Qui nous dira ce qu'ils entendirent alors du Seigneur? Mettons-nous à l'oeuvre, nous aussi, dans notre coeur: bâtissons une maison où le Maître vienne et nous instruise, et qu'il parle avec nous! ”

Jn 1,43-51 — Sortir vers la Galilée: Ne mentionnant pas les 40 jours de solitude et de tentation dans le désert (§ 27 ), le Iv° Evangile enchaîne aussitôt avec les débuts du ministère de Jésus, situés en Galilée comme dans les Synoptiques.

La vocation de Philippe (Jn 1,43-44) est typique dans sa simplicité: C'est Jésus qui trouve et appelle (Jn 15,16) à venir à Lui et à le suivre (cf. v. 37 *). Et Philippe aussitôt en amène un autre, comme André avait évangélisé Simon.

Irénée: Adv. Hoer. IV, 14,1 (PG 7,1010) — SC 100, p. 539): Ce n'est pas parce qu'il a besoin de nos services, que le Seigneur nous a ordonné de le suivre, mais c'est pour nous procurer à nous-mêmes le salut. Car suivre le Seigneur, c'est avoir part au salut, comme suivre la lumière c'est avoir part à la lumière. Ceux qui sont en pleine lumière s'illuminent par la lumière mais ne la font pas resplendir : c'est eux qui sont illuminés et qui resplendissent par elle. Ils ne lui apportent rien, ils en sont au contraire bénéficiaires, illuminés par la lumière. Ainsi en va-t-il du service de Dieu : ce service ne lui apporte rien, car Dieu n'a pas besoin du service des hommes. Mais à ceux qui l'accompagnerait le servent, Dieu accorde la vie, l'incorruptibilité et la gloire éternelle. Il répand ses bienfaits sur ceux qui le servent parce qu'ils le servent, et sur ceux qui le suivent parce qu'ils le suivent — car Dieu n'a besoin de rien, mais l'homme a besoin de la communion avec Dieu...

Jn 1,45 — Nathanaël: Seul, Jean parle de lui, précisant qu'il était de Cana (Jn 21,2), donc lui aussi Galiléen. Sur les listes des Douze (§ 49 ), son nom ne figure pas. La tradition l'a assimilé à Barthélemy, ce que pourrait bien corroborer le fait qu'il se trouve couplé avec Philippe, comme ici. Que savons-nous d'ailleurs de Barthélemy? Humilité des Apôtres qui s'effacent dans le rayonnement de Celui qu'ils annoncent.

Ce que Moïse... : Si lui seul était nommé, il est vraisemblable que Philippe se référerait à Dt 18,15-18, annonçant le Prophète à venir, que n'était pas Jean-Baptiste, mais bien Jésus (donné en // à la fin du § 19 ). Cependant, puisqu'il cite aussi les Prophètes, Philippe désigne donc plus généralement Jésus comme le Messie attendu par eux tous.

Nous l'avons trouvé: Pour donner à cette affirmation tout son poids, et ressentir la joie qu'elle traduit, il faut se rappeler l'attente messianique multiséculaire d'Israël, si vivace au temps du Christ (§ 11 ) — Lc 2,25 * et Lc 2,38). On peut même y voir, plus largement, la satisfaction du besoin universel d'un Sauveur, qui travaille plus ou moins confusément l'humanité. Sur le couple: < chercher — trouver >, cf. § 18 ) — Lc 2,45. Roland Cailleux imagine la prière de Nathanaël sous le figuier comme une ardente supplication à Dieu de tenir sa Promesse et d'envoyer son Messie (La religion du coeur, Grasset 1985, p. 39-45).

Jésus, fils de Joseph, de Nazareth: Double erreur, venant des apparences. Luc précisera, au § suivant: “ Il était, pensait-on, fils de Joseph ”. C'est la première apparition de ce nom, dans Saint-Jean; sans autre explication, parce que l'Évangéliste pouvait compter que ses lecteurs croyaient à la conception virginale, et à la naissance de Jésus à Bethléem (enseignées par la catéchèse dont témoignent Matthieu et Luc).

Jn 1,46 — Davantage qu'une réponse savante, négative, comme en Jn 7,41-43, objectant que le Messie devait naître à Bethléem (Mi 5), l'exclamation pourrait n'être qu'une boutade reflétant le caractère insignifiant et pire: méprisé, de la bourgade choisie par Dieu pour sa patrie d'origine. Mais à vrai dire, vue de Sirius, n'est-ce pas la terre entière qui est infime ? Dieu est Dieu en ce que Lui, le Très-Haut, “ regarde les humbles choses, sur la terre comme au ciel ” (Ps 113,6). La Tradition a donc été mieux inspirée en faisant de la réponse de Nathanaël une question ouverte — comme l'était son âme elle-même (cf. plus bas Chrysostome).

Viens et vois: Même réponse que celle de Jésus aux deux premiers disciples (Jn 1,39). Ainsi, déjà, Philippe reproduit le Maître.

Jn 1,47 — Voici vraiment un Israélite, au sens de: vraiment digne du nom d'Israélite, assimilé à < être droit > (Lagrange). La seconde partie de la sentence du Christ explicite donc ce que c'est qu'être “ vraiment un Israélite ”. On traduit: “ en qui tout est droit ” (Crampon); “ sans détour ” (BJ, Osty); “ en lui point d'artifice ” (Lagrange, TOB). En lui pas de mensonge permet de référer au couple < vérité — mensonge >, fondamental en Saint-Jean (cf. § 78 ) — Jn 3,21.

// Ps 32,2 So 3,11-13 — Deux textes qui témoignent d'une ligne spirituelle constante de l'Écriture (à laquelle réfère implicitement la Parole du Christ à Nathanaël), demandant la pureté du coeur et le don sans réserve: “ Aimer Dieu de tout son coeur... ”. À l'inverse, on y trouve fréquemment stigmatisé le “coeur double ”, c'est-à-dire celui qui n'est pas entièrement à Dieu et — pire encore que partagé — dissimulant sa duplicité par des manoeuvres louches, sans avoir l'air d'y toucher et de désobéir à Dieu.

Le // Ps 32,2 rappelle que, recevant tout de Dieu, nous lui devons tout. Par conséquent, toute réserve dans le don de nous-mêmes est fraude. Le // So 3,11-13 caractérise par l'humilité et la vérité les temps messianiques qui s'ouvrent dans ces § 25 et suivants. Le titre dont Nathanaël va saluer Jésus () est celui de So 3,15 (qui se trouve donc en // au v. 49).

Jn 1,48 — Quand tu étais sous le figuier : Être sous un arbre pourrait rappeler le péché soit d'Adam et d'Eve, soit des vieillards jugés par Daniel (Da 13,54 Da 13,58). Mais, dans les Livres historiques (1R 5,5 2R 18,31 1M 14,12) comme pour les Prophètes (Jl 2,22 Mi 4,4 Za 3,10), le repos “ sous la vigne et le figuier ” est l'image de la paix. Le dessèchement de l'arbre et la perte de ses fruits est au contraire symbole du châtiment (Is 34,4 Jr 5,17 Jr 8,13 Os 2,14 Jl 1,7 Jl 1,12 Am 4,9 Ha 3,17). Le Christ en fera lui aussi un avertissement (§ 216 *, § 276 et § 278 *).

// Ct 2,13 — En outre, par sa précocité, le figuier annonce le printemps, et rappelle donc les premiers temps de l'Alliance qui, vus rétrospectivement par Os 9,10, paraissent idylliques et figure de l'Alliance messianique (cf. § 19 ) — Os 2,16-22). Là aussi, le Christ se servira de cette “ parabole ” (Mt 24,32). Or c'est bien ce printemps messianique qui pointe en ces premières vocations.

On note aussi que, d'après les traditions rabbiniques, “ être sous le figuier ”, censé arbre de la connaissance du Bien et du Mal (par rapprochement de Gn 2,17 et 3,7) signifie: se consacrer à l'étude des Écritures, source de toute connaissance sacrée.

// Ps 139,1-3 — Je t'ai connu: Il ne s'agit pas seulement de clairvoyance miraculeuse. Le verbe (< eidon >) est celui dont se servait Jean-Baptiste pour dire que la manifestation de l'Esprit lui avait fait connaître le mystère du Christ (Jn 1,33). A fortiori Jésus, qui est Dieu, “ sonde les reins et les coeurs ” (// Ps 139). Ainsi notre être et notre destin (en langage chrétien : notre vocation) sont-ils ouverts, et offerts, à ses yeux et à son coeur, mieux encore que nous ne saurions les discerner nous-mêmes.

Jn 1,49 — Rabbi, comme au v. Jn 1,38. Le seul à mériter ce titre (Mt 23,7-8).

// Ps 2,7 Ps 2,6 So 3,15 — Fils de Dieu, Roi d'Israël: Ce sont bien deux titres messianiques. Nathanaël reconnaît donc ici en Jésus le Messie; mais dans l'attente alors si répandue d'une royauté donnant à Israël une suprématie (surtout temporelle). C'est pourquoi Jésus redresse la perspective:

Jn 1,50-51 // Gn 28,12-15 Ac 7,56 — Le Christ ne vient pas conquérir la terre, mais rétablir l'échelle de Jacob, la communication entre terre et ciel: Il est lui-même cette échelle, unissant l'homme à Dieu (sur l'Échelle de Jacob, cf. BC I *, p. 142-143).

L'ouverture des cieux: Invoquée par Is 63,19 (en // au § 24 ), elle se trouve déjà manifestée au baptême de Jésus (§ 24 ) — Mt 3,16 *). Si Jésus en parle maintenant au futur: “ vous verrez... ”, c'est qu'il faudra la mort rédemptrice pour que la Nouvelle Alliance soit définitivement rétablie. Etienne en témoigne (Ac 7,56). C'est pourquoi aussi apparaît pour la première fois ce nom de < Fils de l'Homme > sous lequel Jésus préfère désigner sa mission, pour transcender ce que le titre de < Messie > avait fini par prendre de trop terrestre.

Le Fils d'Homme réfère à Daniel Da 7,13 ss, où Il reçoit la Royauté, mais universelle, éternelle, du Bien sur toutes les “ Bêtes ” du Mal. Par la suite, dans l'Apocalyptique juive, c'est cet aspect uniquement glorieux qui est retenu.

Mais < Fils d'homme > est aussi — et d'abord — un hébraïsme pour désigner l'homme, dans le paradoxe même de sa condition de < Fils d'Adam >, précaire (Jb 25,6 Is 51,12), pécheresse même (Ps 14,2-3), vouée à la mort (Ps 89,48-49 Ps 90,3), mais objet de la sollicitude de Dieu (Ps 11,4), qui en fait le roi de la création (Ps 8).

Si le Christ aime à se nommer le Fils de l'Homme, c'est qu'il peut ainsi marquer, suivant l'occasion, soit sa condition humaine (Mt 8,20 Mt 11,19 Mt 12,32), allant vers sa Passion et sa mort (Mt 17,9 Mt 20,18 Mt 26,2 Mt 26,24 Mt 26,45), soit sa transcendance, dès cette terre — pouvoir de remettre les péchés, Mt 9,6 * ; maîtrise sur le sabbat, Mt 12,8 ; don de la Parole évangélique et du pain de vie, Mt 13,37 et Jn 6,53) — et plus encore au ciel, comme Juge céleste (Mt 16,27 Mt 19,28 Jn 5,26-29), lors de sa Parousie (Mt 24,30). Et l'on sait que Jésus a choisi de se faire condamner par le Sanhédrin en s'attribuant ce titre (Mt 26,64), preuve de l'importance primordiale qu'il lui reconnaissait pour exprimer son Mystère. Les deux aspects s'enchaînent en effet, comme abaissement et glorification dans son Mystère pascal (cf. § 78 ) — Jn 3,13-14; cf. également: § 40 ) — Mc 2,8-12 *).

La vocation de Nathanaël est donc un exemple de la pédagogie du Christ, et de la progression de la foi dans un homme qui cherche vraiment Dieu : de la simple question à la découverte que l'on est connu, aimé ; puis d'une reconnaissance imparfaite et intéressée du Messie roi d'Israël à l'adoration du Fils de l'Homme dont le sacrifice nous ouvre le ciel (ce qu'annonçait déjà Jean-Baptiste sous la figure de l'Agneau qui enlève le péché du monde) :

Jean Chrysostome: Sur Jn, Hom 20,2 (Vives 13,404): Alors que les Juifs jaloux disaient: “ Celui-là, nous ne savons d'où il est ”, Nathanaël garde de h modération : il ne se hâte pas de croire, mais il interroge. Et [pour répondre à son objection : de Nazareth peut-il venir quelque chose de bon ?] le Christ ne lui dit pas : Je suis de Bethléem et non de Nazareth. Il dit quelque chose qui attirera bien davantage Nathanaël: “ Voici un vrai Israélite... ” Nathanaël est un calme : les mots d'éloge du Christ ne l'ont pas troublé. Il continue de s'informer, il veut savoir quelque chose de net. Il s'enquiert comme un homme — mais Jésus répond comme un Dieu : “ Je t'ai déjà vu. ” La droiture de Nathanaël, Jésus la connaissait, non pas comme un homme qui observe, mais comme Dieu connaît.

.. Jésus lui dit seulement ce qui était nécessaire, et Nathanaël, ayant reçu un signe indubitable, confessa le Christ. Son peu d'empressement avait montré son caractère posé ; son assentiment démontra sa loyauté : “ Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le Roi d'Israël! ” Tu es Celui que l'on attend... (Hom 21,1 -Ibid. p. 404): Pierre, après bon nombre de miracles et d'enseignements, confesse: “ Tu es le Fils de Dieu ”, et le Christ lui répond: “ Tu es bienheureux, parce que le Père te l'a révélé. ” Nathanaël confesse avant les miracles, avant l'enseignement, et on ne lui dit rien de tel. Pourquoi ? Parce que Pierre a confessé le Christ comme Fils de Dieu, et Nathanaël simplement comme un homme. D'où le savons-nous ? De ce qui suit; car, après < le Fils de Dieu >, Nathanaël a ajouté: < Tu es le roi d'Israël >. Or le Fils de Dieu n'est pas seulement roi d'Israël, mais roi du monde entier.

Autre chose : le Christ n'a rien ajouté à la confession de Pierre, mais plutôt il a déclaré qu'il bâtirait son Église sur cette confession, comme si cette foi était parfaite. Avec Nathanaël, c'est presque le contraire: comme s'il manquait le principal dans cette confession-là, le Seigneur renchérit : “ Amen, amen je vous le dis : vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu montant et descendant au-dessus du Fils de l'homme. ” Vois-tu comme il le soulève de terre, peu à peu, et fait en sorte qu'il ne prenne plus le Christ pour simplement un homme. Il veut l'amener à confesser que le Christ n' est pas seulement roi d'Israël mais roi des anges aussi: car celui que les anges servent, comment serait-il un homme ? C'est bien comme vers un authentique fils de roi, que les anges montent et descendent: descendant au temps de la Croix, et montant lors de la Résurrection et de l'Ascension — et même auparavant: ils descendaient quand ils s'approchaient pour le servir [après la tentation au désert], quand ils annonçaient sa naissance en chantant: “ Gloire au plus haut des cieux I et sur la terre : Paix! ” Ils descendaient, quand ils vinrent à Marie, à Joseph.

Le Seigneur fait ici comme il a fait souvent: il déclare deux choses ; il donne tout de suite la preuve de l'une, et rend crédible celle de l'avenir par celle qui est présentement visible.... Que fait alors Nathanaël? Il ne répond rien. Et le Christ arrête la conversation : il ne veut pas tout dire à la fois ; mais après avoir jeté la semence dans la bonne terre, il lui laisse le temps de porter du fruit.

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§ 26. Généalogie selon Saint Luc: Lc 3,23-30


(Lc 3,23-30)

À remarquer d'abord la situation de cette généalogie : non pas en tête et dans un ordre descendant, comme la < Genèse > de Mt 1,1-17, mais “ quand Jésus commence son ministère ”, et dans un ordre remontant, comme une chaîne reliant Jésus à son origine divine, qui lui donne toute sa force : Fils d'Adam, Fils de Dieu. Cela répond, suivant la lignée humaine, à l'investiture du baptême qui précède immédiatement: “ Tu es mon Fils ” (Lc 3,22). De même, la généalogie de Moïse vient-elle juste avant qu'il soit envoyé “ comme un Dieu ” devant Pharaon (Ex 6-7). Sous une forme différente, le propos est le même que dans Saint-Marc, syncopant tout l'intermédiaire humain pour mieux faire jaillir l'étincelle entre les deux pôles ainsi rapprochés : “ Commencement de l'Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu ” (§ 19 ) — Mc 1,1 *). Seulement Saint-Luc, lui, inclut la longue chaîne humaine.

Lc 3,23 // 2S 5,4 — Jésus avait environ trente ans: comme David au début de son règne effectif : rapprochement non négligeable pour rappeler que le Messie est bien “ fils de David ”, même si le propos général de la généalogie ne permet pas de le souligner au passage (comme le fait Mt 1,6).

Pour que la continuité de la chaîne des générations ressorte mieux, Luc en effet se borne à une liste de noms, rattachés entre eux par le mot-agrafe: “ fils de... fils de... ” répété 76 fois: procédé litanique, envoûtant. C'est ce rythme sans faille qui importe, plus que les noms eux-mêmes.

Pour que le rythme ne soit pourtant pas trop haletant, les générations se regroupent en septénaires, dont presque tous s'ouvrent par un nom évocateur: Joseph, Mattathias, (Sémeîn), Salathiel, Jésus, Joseph, David, (Admîn), Abm-\ ham, Sala, Hénoch, pour finir en apothéose, sur le nom de Dieu.

// Jn 6,42) — Fils de Joseph : ainsi “ pensait-on ”. Après Lc 1-2 et Mt 1-2, nous savons quel est en réalité le rôle de Joseph, précisément pour inscrire Jésus I dans la généalogie qui, depuis “ les promesses faites à Abraham et David ”, était porteuse de l'espérance messianique (cf. § 13 *). Marie n'est même plus nommée.

Au premier abord, on est déconcerté par la diversité des noms entre Mt et Lc, du moins entre Joseph et David. Joseph est ici “ fils d'Héli ”, tandis qu'en Mt 1,16, il l'est de Jacob. On l'explique d'ordinaire en ce que Mt aurait choisi la paternité légale (ce qui correspond à la mentalité juive), tandis que Lc relève la paternité naturelle (suivant la mentalité hellénistique, qui est encore la nôtre). La valeur historique de ces deux généalogies et leurs rapports viennent de se voir étudiés à fond (600 pages) et, dans l'ensemble confirmés, par J. Masson : Jésus, < fils de David dans les généalogies de Saint-Matthieu et de Saint-Luc (Téqui 1982). On en trouvera, pour l'essentiel, un bilan aussi clair que possible dans. Laurentin: Ev. de l'Enfance, p. 393-425.

// 1Ch3,17.19;Esd3,2;Rt4,18-22;Gn 11,10-24; 5,6-29) — Ces quelques extraits des généalogies de l’A.T...permettront de retrouver les noms dont la Bible nous parle, et de bien relier Jésus à toute cette < histoire sainte > (Sur le sens des généalogies bibliques, cf. BC I *, p. 309-311).

// Gn 5,1 — Certes, Jésus est le seul “ Fils de Dieu ”, unique et consubstantiel au Père. Mais en cela même, il accomplit * ce que, dès la création, le < conseil divin > avait projeté en se proposant: “ Faisons l'homme à notre image et comme notre ressemblance ” (Gn 1,26 — Cf. BC I *, p. 39). Dieu voit loin! Et! l'on comprend quelque chose de son satisfecit: “ En lui, mon amour est parfait” I (§ 24 ) — Lc 3,22, verset précédant par conséquent immédiatement cette généalogie; elle orchestre donc, sur ce point aussi, l'investiture baptismale). La patience I de Dieu s'étend, nous le savons maintenant, sur les millions d'années où Dieu conduit l'homme jusqu'au Fils de l'Homme, son propre Fils...

Irénée: Adv. Hoer. III, 22,4 (SC 211, p. 442): Le Seigneur en devenant le premier-né d'entre les morts, et en recevant dans son sein les pères antiques, les a réengendrés pour la vie de Dieu car il était devenu le principe des vivants, comme Adam était devenu le principe des morts. C'est pourquoi Luc a commencé sa généalogie par le Seigneur, remontant après cela jusqu'à Adam: il signifie par là que ce ne sont pas les pères qui ont engendré le Seigneur, mais que c'est lui qui les a engendrés pour l'Évangile de vie.

p. 154

§ 27. Les tentations du désert: Mt4,l-ll; Mc 1,12-13; Lc 4,1-13


(Mc 1,12-13)

Après l'investiture du baptême (§ 24 ), Jésus commence son oeuvre, qui est notre rédemption: dans Saint-Jean sous la figure de l'Agneau de Dieu (§ 25 ); dans les Synoptiques, en un affrontement avec le diable, qui récapitule et retourne (= < convertit >) toute l'histoire humaine, d'Adam et Eve au Peuple d'Israël, et jusqu'à nous.

Aux suggestions fallacieuses du < Tentateur >, en effet, Jésus oppose trois Paroles, toutes tirées du Deutéronome, évoquant très précisément les tentations du désert, durant l'Exode. Israël y succomba, et seul Moïse sauva son peuple, au prix d'une seconde Quarantaine de jeûne et de prière. Ainsi le Deutéronome se trouve-t-il accompli en Jésus, Nouveau Moïse mais aussi Nouvel Israël, cette fois fidèle. D'où la conclusion de Rupert:

Rupert de Deutz  Sur Mt III (PL 168, 1378-79): Le Deutéronome est la seconde Loi, de même que notre Seigneur est appelé le second Israël, suivant la prophétie que nous avons citée : “ Israël est enfant, je l'ai aimé, et d'Egypte j’ai appelé mon Fils ”. C'est surtout pour ce second Israël qu'a été formulée la seconde Loi, alors que la loi des cérémonies charnelles avait été posée pour l'Israël prévaricateur. Dans le Deutéronome, il n'est presque pas question de cérémonies, mais tous les préceptes sont de justice et de charité ; et presque tous ceux qui renferment les mystères de la vie et du salut s'adressent à la personne, en l'interpellant familièrement au singulier. Israël y est ainsi exhorté comme un seul homme, car vraiment il y aurait un jour < un homme > qui réaliserait fidèlement et parfaitement tout ce que l'homme doit à Dieu : et c'est Lui, le véritable Israël. Par exemple, “ Et maintenant, Israël, que demande de toi le Seigneur ton Dieu, sinon que tu craignes le Seigneur ton Dieu, que tu marches dans ses voies, que tu aimes le Seigneur ton Dieu et que tu lui rendes un culte de toute ton âme... ” (Dt 10,12). Ce précepte et d'autres qui sont donnés sur un ton familier comme à un seul interlocuteur, le Fils Unique les écouta bien, et les accomplit bien. Et toutes les tentations dans lesquelles le premier Israël, c'est-à-dire le peuple d'Israël, avait été trouvé infidèle — en ce qui concerne les réprouvés — et à moitié fidèle en ce qui concerne les élus, toutes ces tentations, dis-je, il les porta et il y fut trouvé fidèle (Si 44,20), ce passage de l'Évangile l'atteste.

Mc 1,12-13 — Marc s'en tient à l'essentiel : Aussitôt (c'est bien la suite de l'investiture baptismale) — Il était tenté par Satan (ce que Mt et Lc explicitent) — Avec les bêtes sauvages et les anges (Voilà le paradis retrouvé — Mt 4,11 *).

L'Esprit le jette : soit au sens où Ézéchiel se trouve transporté sous l'emprise de Dieu (Ez 3,14-15 Ez 8,3 Ez 11,24); soit au sens de renvoyer, jeter dehors (< ekballô >), comme en Mc 1,43 Mc 5,40 ; cf. Jn 10,4. Rupert force donc à peine la note quand il interprète: “ Parce qu'il avait pris sur lui les iniquités de nous tous, Jésus est chassé comme un coupable, comme portant la faute du premier homme, expulsé du Paradis terrestre ” (Mt 1374). Avec cette double différence réparatrice qu'Adam subit la peine pour avoir succombé à la tentation, au lieu que le Christ est “ jeté au désert ” pour vaincre le Serpent — qui avait vaincu Adam. Mais l'important est le rapport établi entre les deux Adam.

Mt 4,1 et Lc 4,1 emploient un verbe moins flamboyant, mais plus conforme aux rapports entre le Christ et l'Esprit qui le conduit. Avec chez Mt la nuance à la fois topographique et spirituelle: “ Il le fit monter au désert ”, tandis que Luc insiste sur l'intériorité de cet Esprit qui le remplit (comme Jean-Baptiste, Elisabeth, Zacharie, et plus tard les Apôtres, Etienne, Barnabé, Paul), et le mène de l'intérieur — ce que nous traduisons par : “ sous l'impulsion de l'Esprit ”. Ainsi, plus tard, sous forme de langues de feu, l'Esprit de la Pentecôte remplira-t-il les Apôtres, les enflammant pour porter l'Évangile à toute la terre.

dans le désert: Terre désolée, inhumaine (Dt 1,19 Dt 32,10, et passim dans les Prophètes), par conséquent lieu d'élection du démon et des démoniaques (Mc 5,3-5); mais de par son dénuement même et son étendue illimitée, terre où s'expérimente la proximité de Dieu, pour Israël (Exode et Os 2,16 Os 13,5), Jésus lui-même (Mc 1,35 Lc 5,16), et jusqu'à notre temps (par exemple: Psichari). Il faut lui garder cette ambivalence jusque dans cette tentation où le Christ, vainqueur du diable, accède comme au paradis (Mt 4,11 *).

Quarante jours et quarante nuits: Sous cette forme redoublée, l'expression renvoie directement à Moïse, avant et après le Veau d'Or (Ex 24,18 et // 34,28). Mais par-delà, elle évoque plus ou moins directement les autres quarantaines de l’A.T...: celle des 40 années d'errance d'Israël, en punition de son manque de confiance en ce qu'annonçaient les 40 jours d'exploration de la Terre Promise (Nb 14,34 et // Dt 8,2); les 40 ans de répit après la victoire des Juges Otniel, Débora et Gédéon (Jg 3,11 Jg 5,32 Jg 8,28) ou au contraire de l'oppression des Philistins avant la victoire de Samson (préfigure du Christ comme nous l'avons vu, dès l'annonce de sa naissance — § 4 ) ; et encore, les 40 années de la judicature d'Héli (1S 4,18), du règne de David (2S 5,4 — en // à § 26 ), ou de Salomon et de Joas (2Ch 9,30 2Ch 24,1); des 40 jours (et nuits) de marche du prophète Élie, dans le désert, vers l'Horeb (1R 19,8); des apparitions d'armées célestes au temps critique de la persécution d'Antiochus Épiphane (2M 5,2-4); du < carême > d'Ézéchiel et de Ninive (Ez 4,6 Jon 3,4): temps par conséquent de châtiment et d'épreuve, mais aussi de pénitence et de salut, comme l'est encore notre carême: “ Le voici le temps favorable, le voici maintenant le jour du Salut ” (2Co 6,2 Ps 95,8-11 commenté par He 3,7 à He 4,11).

Les tentations n'interviennent en Mt qu'à la fin de la quarantaine! (“ après... ”), alors que chez Lc et Mc elles s'étendent sur tous ces jours! (“ pendant... ”).

Mt 4,3 : Le tentateur ; Mc 1,13 : Satan ; Lc 4,2-3 Lc 4,5 Lc 4,13 : Le Diable. Il a beaucoup de noms, dans le N.T. et dans la réalité. Satan, c'est l'Adversaire et plus précisément l'Accusateur (Ps 109,6 Za 3,1-5 — Cf. Vtb.). Diable en est la traduction, avec originellement le sens de: celui qui divise, désunit, en particulier par la calomnie. Tentateur, dès l'origine (Gn 3).

On sait que la < tentation > peut être soit une épreuve — et dans ce cas, de l'homme mettant Dieu à l'épreuve (Ps 95,9) non moins que de Dieu éprouvant l'homme (Ps 81,8 — soit une < tentation > proprement dite, au sens de séduction finalement décevante. En ce dernier sens, au moins depuis le Retour de l'Exil de Babylone, et à fortiori dans le N.T., la tentation ne saurait être attribuée à Dieu, mais seulement au Diable (Jc 1,13-15 — en // à § 62 , Mt 6,13a * — Cf. J. Dupont: Les tentations au désert... p. 15. Dans ce qui suit, nous utilisons ce commentaire, ainsi que le cours d'A. Feuillet: Baptême et Tentation du Christ... p. 79-96; et, du même, le récit lucanien de la tentation).

Il n'est pas exclu que le Diable tente le Christ aux deux sens : à titre d'épreuve, pour le jauger, non moins que pour le séduire et l'amener à épouser ses vues, comme l'examen de la triple tentation nous le fera mieux comprendre, Mais précisément, Satan ne saurait retrouver dans le Christ la même complicité que dans les hommes, rendus vulnérables par le Péché Originel:

Grégoire le Grand : Sur Mt 4,11 (PL 76,1135): Sachons que dans la tentation, il y a trois degrés ou phases: la suggestion, la délectation, le consentement. Et nous, quand nous sommes tentés, nous allons généralement jusqu'à la délectation, ou même jusqu'au consentement. Car, nés de la chair de péché, nous portons en nous-mêmes le combat qu'il nous faut soutenir. Mais Dieu qui, incarné dans le sein de la Vierge, vint au monde exempt de péché, ne portait en lui aucune contradiction. Il put donc être tenté jusqu'à la suggestion, mais la délectation mauvaise n'eut aucune prise sur son esprit. C'est pourquoi toute cette tentation diabolique se passa à l’extérieur, non à l'intérieur.

“ Que cela plaise ou non ”, comme dit J. Dupont, on doit reconnaître ici (et par la suite), le rôle capital que joue Satan d'après les Évangiles: “ C'est d'ailleurs relativement aisé à comprendre: si dans la Bible “ l'idée de péché est comme l'envers de l'idée de Dieu ” (A. Gelin), Jésus qui vient détruire le péché et établir le Règne de Dieu rencontre tout naturellement sur son chemin l'Adversaire par excellence de Dieu et de son Règne. Quelle qu'ait été la pensée personnelle de l'auteur yahviste en Gn 3, la tradition subséquente (Sg 2,24 Jn 8,44 Ap 12,9) a vu dans le serpent du paradis terrestre le diable qui, dès les origines, a cherché à introduire le désordre dans l'oeuvre du créateur... La place prise soudain par le Tentateur dans les Evangiles est un signe de l'importance primordiale de la mission de Jésus. Ainsi que le souligne avec beaucoup de force fascherï (Jésus und der Satan, Halle 1949, p. 29 ss), sans l'acceptation franche du personnage de Satan, il est impossible de comprendre la profondeur de l'oeuvre rédemptrice du Christ.

Il est à noter avec le même exégète que ce personnage de Satan est inassimilable de la part de la pensée grecque... Les auteurs modernes qui regardent le diable comme un mythe, et traitent les passages évangéliques qui en parlent comme autant de créations de la communauté (Gemeindetheologie) ou de haggadas * scripturaires, obéissent à un présupposé philosophique qui dérive en dernière analyse du monde grec ” (A. Feuillet : Baptême et Tentation... p. 90). -En faveur de l'historicité de la Tentation du Christ, cf. J. Dupont, p. 76-130). I

// Dt 8,2-3 Dt 6,16 Dt 6,12-13 — À la triple tentation, Jésus réplique par trois Paroles de Dieu qui sont, dans le Dt, la leçon tirée par Yahvé des trois tentations auxquelles Israël succomba dans le désert: la faim, la mise à l'épreuve de Dieu lors du manque d'eau à < Massa >, et l'adoration du Veau d'Or (Ex 16 Ex 17 Ex 32). Toutes sortes de détails, dans les Évangiles de Mt ou de Lc, prouvent que cette mise en parallèle — antithétique évidemment — des tentations du Premier Israël et du Nouvel Israël (qu'inauguré ici le Christ), est bien voulue (cf. l'analyse détaillée qu'en fait J. Dupont).

Mt 4,3-4 Lc 4,3-4 — Première tentation : Ces pierres... des pains : Jean-Baptiste: “ De ces pierres, Dieu peut susciter des enfants à Abraham ” (Mt 3,9), et tout aussi facilement des pains. Le Diable dit donc vrai, en détournant seulement la vérité de son sens, comme toujours, comme en Gn 3, où son assurance - “ Vous ne mourrez pas ” (d'empoisonnement), “ Vous serez comme des Dieux ” (cf. Jn 10,34, citant Ps 82,6), “ Vos yeux s'ouvriront ” (“ et ils virent qu'ils étaient nus ”) — disait vrai en un sens, mais qui n'était pas le bon. C'est cette duplicité qui nous trompe, si nous commençons à dialoguer avec lui, comme Eve... (Cf. BC I *, p. 57) — Rupert).

Dieu peut faire et multiplier les miracles, Satan lui-même le proclame ici. Donc Jésus aussi, puisqu'il est le Fils de Dieu — et Il saura bien le montrer quand cela rentrera dans sa mission. Mais non pour son profit particulier, sinon Il cesserait par le fait même d'être < le Fils > qui rapporte tout à la volonté de son Père (= “ en qui cette volonté paternelle qui l'envoie s'accomplit, parfaite ” — cf. § 24 ) — Mt 3,17 *. Cf. A. George: Sur Luc, p. 221). On voit combien l'argument du Tentateur, juste en soi, est spécieux.

Mt 4,4 Lc 4,4 — En citant cette Parole, Jésus ne coupe pas seulement court au dialogue engagé par le Démon, en recourant à un argument d'autorité : il pratique cette Parole, il en fait vraiment “ sa nourriture ”.

De quoi en effet se nourrit le “ Fils de Dieu ” ? Il le dira lui-même à ses Apôtres : “ Ma nourriture, c'est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé, d'accomplir son oeuvre ” (Jn 4,34). Ce qui le nourrit, c'est d'assimiler cette volonté, de la faire sienne : tout comme nous faisons, de ce que nous mangeons, notre être même. L'Écriture est cette Révélation, ce miroir où Jésus lit cette volonté de Dieu et s'en nourrit, c'est-à-dire s'engage dans cette volonté et cet accomplissement de l'oeuvre pour laquelle il a été envoyé.

Voilà donc l'exemple qu'il nous donne : à la tentation du diable rabaissant notre faim vers “ les nourritures terrestres ”, répondre par un engagement à hauteur des visées de Dieu, telles que nous les révèle soit l'Écriture, soit Jésus lui-même, Verbe et Miroir de Dieu, dont il suffit par conséquent de suivre l'exemple. C'est cela, la foi.

Mt 4,5-7 Lc 4,9-12 — Seconde tentation : l'aplomb du Diable est inouï. Jésus se réfère à l'Écriture? Qu'à cela ne tienne, Satan va lui servir le Ps 91. C'est la même < tentation > que précédemment, encore plus vaine puisque sans nécessité — comme quand on a faim — et pour la seule vaine gloire du miracle. Mais c'est surtout la même < épreuve > : “ Si tu es Fils de Dieu ”, montre-le !

// Ps 91,10-13 — Par excellence psaume de la confiance, choisi par l'Église pour les refrains liturgiques du Carême. Les v. 11-12 sont évidemment une image; mais le Démon affecte de la prendre dans sa littéralité matérielle. Mt 4,11 * et Mc 1,13b * montreront en quel sens “ les anges le servent ”, et “ les bêtes ” perdent pour lui leur venin. Ici encore, l'allégation du Diable n'est pas fausse, mais faussée.

Mt 4,7 Lc 4,12 // Dt 6,16 1Co 10,9 Jdt 8,11-17 — À Massa, la faute d'Israël fut de “ tenter Yahvé en disant: < Yahvé est-il avec nous, oui ou non > ” exigeant ainsi de Lui qu'il se manifeste par un miracle (l'eau jaillie du Rocher — Ex 17,7). Même Moïse eut alors un doute (Nb 20,10-12). Et il en tira la leçon du Dt 6,16, que cite le Nouveau Moïse.

Le // 1Co 10,9 fait allusion à la plaie des “ serpents brûlants ” contre les murmurateurs du désert (que sauvera le Serpent d'airain, que Jésus citera comme préfigurant sa mort rédemptrice sur la Croix en Jn 3,14§ 78 ). En ce cas, le Livre des Nombres (Nb 21,4-9) ne reprochait pas que les Hébreux aient demandé un miracle, mais au contraire qu'ils se soient découragés. Ainsi, comme la présomption, le manque de foi-espérance revient-il à < tenter > Dieu: on peut pécher par défaut comme par excès ; la vraie confiance filiale est de “ ne rien demander, ne rien refuser ” (François de Sales). Le // de Jdt 8,11-17 est l'exemple de ce “ Saint Abandon ” sans condition, jusque dans les situations les plus désespérées. Il n'a rien de passif ni de démissionnaire, comme Holopherne va l'apprendre sans tarder Au contraire : s'appuyant sur Dieu, il n'y a plus à douter de rien.

Mt 4,8-10 Lc 4,5-8 — Troisième tentation: Comme dans la vie des saints, repoussé dans les deux premières tentations, plus spécieuses, Satan attaque de front, et jette son dernier atout: une alliance entre son Pouvoir et l'ambition humaine.

// Dt 34,1-5 — Sur une montagne élevée (Mt) : Plus encore que Moïse, Jésus a reçu la Promesse “ des nations en héritage, et pour domaine, les extrémités de la terre ” (Ps 2,8), en suite de l'investiture baptismale : “ Tu es mon Fils ” (// Ps 2,7). Mais comme Moïse au mont Nébo, Jésus doit d'abord mourir; et c'est cette mort même qui “ jettera dehors le Prince de ce monde ”, “ attirant tous les hommes à Lui ” (Jn 12,31-32). Dès son 1° verset, par l'expression “ quarante jours et quarante nuits ”, Mt nous avait prévenus qu'au // entre les Hébreux et Jésus au désert, s'ajouterait celui de Moïse et du Nouveau Moïse: il prend ici tout son sens (Sur ce point, cf. J. Dupont: L'arrière-fond... p. 295-298, et l'article de Jérémias dans Twnt IV, p. 852-878 < Moïse >).

Lc 4,5 — Lui montra... en un éclair: Litt. < en un point du temps >. Mais il y a, dans cette brièveté même, quelque chose de fulgurant. L'expression < en un éclair > conjugue ces deux sens, et laisse supposer que la vision montre ces royaumes terrestres (“ de l'oikouménè ” = du monde habité) dans tout l'éclat de “ leur gloire ” (Lc 4,5-6 Mt 4,8).

Elle m'a été livrée, et je la donne à qui je veux (Lc) : Cette fois encore, Satan dit vrai. Jésus ne niera point cette “ puissance de l'Ennemi ” (Lc 10,19), surtout à l'Heure qui est la sienne mais aussi de “ la puissance des Ténèbres ” (Lc 22,53), et du “ Prince de ce monde ” (Jn 14,30 — en un sens, nous dit-on, “ politique ” (J. Dupont : Les tentations..., p. 56-57 et note II de Tob à Lc 4,6). Mais la proposition n'en est pas moins fallacieuse, car “ Satan est déjà jugé, va être jeté dehors, et tomber comme un éclair ” (Jn 16,11 Jn 12,31 Lc 10,18).

Toutefois, son emprise demeure, tant que nous en faisons “ le Dieu de ce monde ” (2Co 4,4) — cf. J. Dupont. L'arrière-fond..., p. 291 n. 3), et jusqu'au Retour glorieux du Christ “ comme un éclair éblouissant qui part d'une extrémité du ciel et resplendit jusqu'à l'autre extrémité ” (Lc 17,24).

Si tu te prosternes et m'adores (Mt) : Redondance, car la prosternation * est à elle seule adoration. Tel est le marché: possession immédiate, mais vassale: le péché rend esclave...

“ Retire-toi, Satan! ” (Mt) : La seule Parole du Christ qu'il ne tire pas de l'Écriture. Réplique immédiate et qui vient du coeur: l'honneur de son Père c'est sacré. Dieu seul !

// Da 3,1-18 — Toujours les croyants refusent non le pouvoir, mais d'oublier qu'il n'est légitime que pour autant que Dieu le donne (Da 4,14 Da 4,22 Da 4,34 Rm 13,1), et le totalitarisme idolâtre de l'État, qui signe sa dépendance de Satan.

// Dt 6,12 — Mise en garde contre l'idolâtrie qui va tenter Israël dans la Terre de Canaan, où il entrera bientôt. Israël ne succombera que trop à cette tentation (Jg 2,11 Jg 2,19), dont Yahvé fera une épreuve pouvant servir à la probation de la fidélité de son Peuple (Jg 2,22 Jg 3,4).

Mt 4,11 Mc 1,13b — Le paradis retrouvé. La familiarité avec les bêtes sauvages évoque à la fois le Paradis Terrestre, donc le Premier Adam s'il n'avait précisément succombé à la tentation (// Gn 1,28 cf. Gn 2,19-20 Gn 4,7), et les prophètes qui font de cette paix paradisiaque retrouvée le symbole de l'ère messianique (// Is 11,6-9).

Et voici *: Souligne l'événement: c'est gagné!

Des anges s'approchèrent: Ils étaient donc en retrait, durant l'affrontement entre Jésus et Satan? Ainsi, au moment de la tentation, a-t-on l'impression que Dieu même est lointain ou absent. Lors de sa Passion, c'est volontairement que Jésus renonce à faire appel aux légions d'anges... (Mt 26,53).

et ils le servaient: < Diakonein >, surtout dans les Synoptiques, signifie fondamentalement: servir à table, même si ce verbe prend souvent un sens plus général. Aussi A. Feuillet met en // 1R 19,5-8 — rejoignant ainsi Rupert de Deutz  (Pl 168,1339). Jésus Nouvel Élie...

// Ps 91,13 Ex 23,20 — Ce que le Christ promet à ses disciples en Mt 6,33, se vérifie d'abord en Lui : pour s'en être remis uniquement à son Père, “ tout le reste lui est donné par surcroît ”, y compris le ministère des anges.

Du même coup aussi se trouve réalisée la promesse du // Ex 23,20, confirmant que cette scène est bien le Nouvel Exode. Et le Christ, Nouvel Adam, apparaît aussi comme le Nouveau Moïse, pour guider le Nouvel Israël qu'il porte en Lui (cf. // He 4,15 He 2,18).

Mais plus généralement, les anges sont consacrés au service de Dieu. Le fait qu'ils escortent le Christ (Mc 8,38 Mc 13,27 Mt 25,31) comme des serviteurs, est un des signes de sa transcendance divine (He 1,4-14).

J. Dupont : Les tentations de Jésus au désert, p. 41-42: L'histoire des tentations complète celle du baptême en montrant en quel sens le titre de Fils de Dieu revient à Jésus : non pas dans le sens d'un messianisme temporel conforme aux aspirations de ses contemporains, qui se présente à lui comme une tentation satanique, mais dans la fidélité à la mission que Dieu lui a confiée et l'obéissance à sa parole.

[Du même, dans: L'arrière-fond... p. 304]: Par son attitude, Jésus triomphe des tentations auxquelles Israël a succombé dans le désert; il fait siennes les leçons que le Deutéronome a tirées de ces tentations... L'histoire d'Israël est assumée par lui et portée à son accomplissement.

Lc 4,13 — Le Diable le quitta jusqu'au temps marqué: La finale de Saint-Luc nous avertit que la tentation au désert n'était que le premier acte d'un drame qui va se nouer très vite au cours de la prédication du Christ, jusqu'à l'affrontement définitif, à Gethsémani et sur la Croix. Satan n'apparaîtra plus désormais, parce qu'il a trouvé des relais pour tenter Jésus : - soit perfidement, comme les Pharisiens demandant un signe et notamment qu'il descende de la Croix comme d'un autre Pinacle, dans le même but de prouver avec éclat qu'il était “ Fils de Dieu ” (// Mt 27,41 cf. Mt 12,38-42 Mt 16,1-4), - soit même innocemment, comme ses disciples par leur contresens au sujet du pain dont se préoccupe le Christ (Mt 16,5-12), ou la foule qui, dans son enthousiasme, voudrait le faire roi (Jn 6,14-15).

Il est remarquable que dans tous ces cas, on retrouve précisément les 3 formes de tentation primordialement présentées par le Diable au désert : les nourritures terrestres, le miracle détourné au profit du thaumaturge, et la royauté temporelle.

Ayant épuisé toute tentation : Luc semble en effet bien dire par là que d'ailleurs, il n'y a pas tant de types fondamentaux de tentations. Aussi ne faut-il pas s'étonner de ce que la Tradition ait mis en // cette triple tentation avec la triple convoitise dénoncée par Saint-Jean (// 1Jn 2,16) : celle de la chair (les pains), celle des yeux (en s'appuyant non sur la foi mais sur le miracle) et celle de l'orgueil (la Volonté de Puissance). Comme par hasard, cette triple et fatale déviation est déjà celle du Péché Originel: “ Le fruit de l'arbre était bon à manger, agréable à voir, et désirable pour avoir l'Intelligence (du Bien et du Mal, donc tout dominer) ” (Gn 3,6 — Cf. BC I *, p. 56-57). Pour la tradition la plus ancienne, cf. M. Steiner : La tentation de Jésus dans l'interprétation patristique de saint Justin à Origène (Gabalda 1962); pour aujourd'hui, cf. A. Feuillet: Le récit lucanien de la tentation, dans < Biblica > 1959, p. 613-631.

// He 4,15 He 2,18 — Si le Christ a connu la tentation (comme le baptême, comme la mort et la résurrection), c'est pour nous : pour être avec nous dans nos tentations, les connaître d'expérience humaine (4,15), certes! mais plus encore nous secourir (2,18) en établissant de son humanité à la nôtre, en un grand < corps mystique >, des < vases communicants > entre son combat et les nôtres. Il prend sur Lui notre terrible vulnérabilité et complicité (depuis Adam), et nous transmet quelque chose de sa fermeté et de sa victoire sur Satan.

Pour montrer comment la Tradition est effectivement nourrie de cette référence continuelle à l'Évangile et à la tentation du Christ, nouvel Adam, pour l'appliquer à la vie chrétienne, dans ce qu'elle a de constant aussi bien que dans ses modalités nouvelles, voici deux exemples:

Gregoire de Nysse De Inst. Christ. Ed. Jaeger VIII, 1, p. 74; trad. fse, p. 48 : Vous qui avez donné vos âmes “ en haut ”, vous qui n'avez qu'une pensée : Plaire au Seigneur! — et qui ne voulez ni perdre le souvenir du ciel, ni recevoir les honneurs de cette vie — courez donc en cachant à l'estime des autres votre course spirituelle. Ainsi le tentateur qui suggère les honneurs de la terre n'aura pas l'occasion d'arracher votre esprit aux choses vraies... S'il ne trouve pas d'opportunité ni d'entrée pour séduire ceux qui, par l'âme, vivent “ en haut ”, il est perdu... Qu'il ne se mêle pas d'éduquer et de conduire à la “ connaissance du bien et du mal ” les parties faibles de l'âme!

C. Journet: L'Église du Verbe Incarné III, p. 567 ss. : En entrant dans le baptême de Jean, c'est pour un Oui total, prononcé sous la pleine mouvance de l'Esprit, que Jésus inaugure sa mission de Serviteur de Yahvé, qui s'achèvera dans le Baptême du sang. Et le premier effet de cette libre et amoureuse obéissance, c'est, nous disent les Synoptiques, de le “ pousser ” au désert, pendant quarante jours et quarante nuits, “ pour être tenté par Satan ”.

D'une part, le Sauveur du monde. D'autre part celui que Jésus appellera avec une sorte d'emphase le Prince de ce monde — et dont néanmoins il sera dit qu'il “ va être jeté bas ”, quand, élevé de terre, Jésus attirera tous les hommes à soi... C'est l'heure où, décisivement, s'affrontent dans leurs chefs les deux cités transcendantes : la Cité du primat de l'amour de Dieu, et la Cité du primat de l'amour de l'homme...

Sans soupçonner encore en quel sens profond Jésus peut être Fils de Dieu, le diable devine qu'un rôle exceptionnel lui est réservé. Si ses dons le préparent à être Messie, à être Christ, il peut être capable, tout autant, d'être anti-Messie, anti-Christ, et d'entraîner les foules à sa suite.

Les trois suggestions qu'il va lui proposer, Dostoïevski l'a vu, deviendront, là où elles seront écoutées, les trois revendications majeures de l'humanité révoltée contre Dieu ; et elles susciteront, là où elles seront refusées, les trois formes du témoignage d'amour des enfants de Dieu.

“ Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains ”... Jésus comprend toute la portée de la suggestion. Il sait que jusqu'à la fin du monde le cri de la faim montera de la terre vers le ciel... Il prie pour ceux qui auront cédé à la révolte, afin que leur soit envoyé au moins à leur dernier moment un rayon de cette grâce capable de fondre l'aveuglement de leur coeur. Mais il n'a pas, ni son Eglise, à justifier son Père. Sa réponse est brève: “ L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt 4,4 Dt 8,3)... Cette parole se revêtait ici d'une solennité jusqu'alors inouïe. Elle devenait une lumière suprême pour l'humanité. Elle divisait entre elles les deux Cités. Elle prophétisait que partout où serait proclamé le primat du temporel et de l'économique, c'est le pain lui-même, chez les hommes devenus sans coeur, qui commencerait de se changer en pierres...

... Mais Dieu ne demande-t-il pas un abandon total ? “ Ses anges te porteront sur leurs mains, pour qu'à la pierre ton pied ne se heurte ” (Ps 91,11-12). Et voici venir la perfidie de la seconde tentation : “ Si donc tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ”.

Il y a un abandon né de l'espérance théologale, béni et lumineux. Et il y a un abandon que prêche le diable, qui est un mensonge et un défi à Dieu. A ce moment de son épreuve au désert, Jésus voit, dans le déchirement de son coeur, la multitude de ceux qui, au cours des âges, se laisseront séduire et s'enivreront de pareils poisons. Il voit ceux qui, se réclamant du nom de Dieu, s'engageront dans des entreprises pour lesquelles ils n'avaient pas reçu mission de l'Esprit, et qui finiront dans les échecs et le désespoir. Il voit ceux qui se scandaliseront de la part immense laissée au mal physique et au mal moral dans notre monde...

Extraordinaire dialogue, où les interlocuteurs se renvoient comme des balles les paroles de l'Écriture!...

La lutte se fait maintenant plus serrée... Le diable comprend que Jésus est très grand. Peut-être est-il le Messie ? Mais alors, il est une chose que Jésus ne peut pas mépriser, qu'il ne peut pas ne pas ardemment désirer, et qui même explique sa venue, à savoir la terre tout entière à gagner... Et si Dieu même a besoin d'un Médiateur à qui confier une telle mission, comment l'ange du mal pourrait-il s'en passer ? Au vrai Messie, au vrai Christ, il lui faudra opposer un Adversaire, un Antichrist (2Th 2,4)... La seule ivresse, terrible, que Satan puisse désormais connaître, est celle de la volonté de puissance. Pourquoi ne pas la proposer à ce Jésus, l'associer à sa puissance, lui faire partager sa destinée ?

Jésus voit alors en esprit tous ceux qui céderont à l'orgueil et à l'ivresse du pouvoir. L'autorité est de soi chose sainte, elle vient de Dieu (Mt 24,45). Mais le besoin de commander peut devenir une passion... au paroxysme, la volonté de puissance est la forme suprême du désespoir... Jésus voit encore en esprit tous ceux qui dans leur désir de rassembler l'humanité céderont au vertige des nivellements par le bas [qui se fera] par la force, la réduction de l'humanité à la condition d'un troupeau d'esclaves. Sur le plan du spirituel, un événement de notre siècle est sans doute l'oecuménisme... mais en marge de l'oecuménisme authentique, béni, seul vraiment chrétien, comment ne pas voir apparaître l'ombre d'un oecuménisme-du-nivellement-par-le-bas, où la primauté est donnée à l'action sur la vérité, au facile sur le difficile, aux postulations des volontés humaines sur les exigences de la révélation divine ? Danger plus grave encore, la tendance aujourd'hui à entrer en sympathie avec toutes les religions en les tenant toutes pour relatives, à considérer l'évangélisation des peuples non-chrétiens comme un attentat à leur liberté...

Jésus connaît d'avance tous les ressorts de ce drame immense...


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Bible chrétienne Evang. - § 25. Premières vocations des Apôtres: Jn 1,35-51