Bible chrétienne Evang. - § 54-59. “ Et moi, je vous dis... ” : Mt 5,21-48

§ 54-59. “ Et moi, je vous dis... ” : Mt 5,21-48


(Mt 5,21-48)

Les 6 applications du principe donné aux v. 16-20 sont introduites par une formule commune, qui donne le ton et le sens :

Vous avez entendu : Au sens physique où la Loi était lue dans les synagogues, comme elle l'est, pour les chrétiens, dans les lectures liturgiques ; mais aussi au sens où < entendre > est le verbe de la foi: “ Fides ex auditu ” (Rm 10,17).

qu'il a été dit: par Dieu, au Sinaï, dans le Décalogue.

aux anciens: non pas au sens hiérarchique des < anciens du peuple > (Mt 26,3), mais des ancêtres, notamment Moïse et les soixante-dix anciens (Ex 24) qui ont ensuite transmis cette Révélation. Il s'agit donc bien de la Parole de Dieu vivante dans la Tradition, complémentarité sur laquelle continue de se fonder la foi chrétienne (cf. Vatican II: “ Dei Verbum ”, n° 9) — cité dans l’Introduction Générale, fin de la II° Partie).

et Moi, je vous dis... : Ce n'est pas une contradiction qui “ abolirait ” la Loi (telle que serait: “ mais moi, par contre, je vous dis... ”): c'est une ajoute (et moi) qui “ l'accomplit ”, en allant à la source à la fois du péché (qui est intérieur à l'homme) et de la Loi, expression de l'amour de Dieu voulant épargner à celui qu'il a créé tout ce qui l'amoindrirait et, à plus forte raison, le détruirait.

je vous dis: C'est catégorique, non moins que ce qui avait été dit au Sinaï. Car c'est la même et unique Parole de Dieu, cette fois en personne. Là se trouve ce qu'il y a d'extra-ordinaire, d'unique même à vrai dire, dans le ton des 6 sentences qui vont suivre. Mieux encore qu'au Sinaï, c'est la souveraine autorité de Dieu qui nous parle.

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§ 54. Offenses et réconciliation :





Premier exemple, à partir du Décalogue, 5° commandement: Ex 20,13 et Dt 5,17.

Mt 5,21 — Sera passible du tribunal: au sens de: mérite condamnation. La procédure est indiquée en Dt 17,8-13.

// Gn 9,5-6 — Donne déjà le double motif de la gravité du meurtre : va contre Dieu, puisque cet homme était “ à son image ” ; va contre la fraternité humaine. Le Christ va reprendre ce terme au v. 22: “ contre ton frère ”.

“L'homme a été fait à l'image de Dieu: couvrir de honte le visage de l'homme, c'est couvrir de honte celui du Seigneur. Celui qui se met en colère contre un homme, sans lui faire de tort, moissonnera la grande colère du Seigneur. Qui crache au visage d'un homme, moissonnera la honte au grand jugement du Seigneur ” (Hénoch slave, cité par D. Marguerat : Jugement dans Mt, p. 158).

Il Ex 21,12; Si 10,18; Gn 4,3-9) — La gravité de la peine, constamment requise (Lv 24,17 Nb 35,16-19) montre que le meurtre doit être tenu pour mal extrême. Mais bien entendu, dès l’A.T. était aussi dénoncée la colère, source de violence en toutes ses formes (Pr 27,4 Sg 10,3 Si 28,11), et même plus profondément encore l'orgueil qui rend susceptible et irritable. L'exemple premier en est Caïn (Gn 4,6), et la Tradition y réfère constamment, de saint Cyprien à Rupert de Deutz .

En référant au tribunal, on pourrait penser que le Christ évite de se prononcer sur la rigueur du châtiment prévu par la Loi, qui est la peine de mort. Le v. 22 va montrer qu'il y a pire: l'Enfer.

Mt 5,22) — En regard du meurtre, colère et injures sembleraient fautes bénignes. Mais d'abord les aggrave le fait qu'il s'agit d'un frère: et par là apparaît le motif de la charité, qui est à la source des exigences de l'Evangile, accomplissant la fraternité déjà réclamée par // Gn 9,5 Gn 9,

Mais ce terme de “ frère ” est à prendre aussi au sens de l'appartenance à une même communauté religieuse (comme en Mt 12,46-50 Mt 18,15 Mt 18,21 Mt 18,35): le Sermon sur la Montagne apparaît ainsi comme ayant portée ecclésiale, pour définir le comportement mutuel “ entre frères ”.

La tradition chrétienne et “ la quasi totalité des exégètes ” a cherché quelle était la gradation, tant de la faute que du châtiment dont celle-ci est menacée. D'une part, simple mouvement de colère, provoquant une injure légère (Raca = insensé) ou bien allant jusqu'à la rupture (Fou équivaudrait à une condamnation de dévoiement et de rébellion contre Dieu, comme en Dt 21,18 Dt 21,20 Dt 32,6). Cela expliquerait d'autre part la gradation corrélative des peines: passible devant le tribunal local ou suprême (le Sanhédrin) et enfin devant le Jugement divin (Géhenne).

La Géhenne: ravin au sud-ouest de Jérusalem, tristement célèbre par ses sacrifices humains à Moloch (2Ch 28,3), voué à la malédiction par Jérémie (7,31-33), et devenu symbole du feu de l'Enfer (§ 136 *).

Saint Augustin prend littéralement le grec : sera passible du jugement, du conseil (on pourrait dire : de la délibération du jury) et du feu de l'Enfer: “ Dans le jugement, il y a encore place pour la défense ; dans le conseil, le débat ne joue plus que sur la gravité de la peine ; dans l'Enfer, tout est joué, et perdu ” (S. Domini in monte, 9,24) — Pl 34,1241 ; Vives 9,36).

Mais il est bien difficile de discerner une aggravation considérable entre la colère — où le N.T.ne dissocie guère le sentiment intérieur de ses manifestations — et les injures: “ insensé ” ou “ fou ”, qui apparaissent banales et quasi interchangeables. Quant au châtiment, il n'est pas corrélatif: car si la différenciation de la faute serait plutôt entre mouvement intérieur / extériorisé en injures, l'accroissement catastrophique du jugement n'est pas entre celui d'un tribunal local ou national (Sanhédrin), mais entre passible de justice humaine / condamné à l'Enfer.

D. marguerat (Le jugement dans Matthieu, p. 154-160), dont la critique semble tout à fait pertinente, fait remarquer l'identité de la peine pour le meurtre et pour le simple mouvement de colère: “ sera passible du tribunal ” (v. 21 b et 22 a). Les deux cas suivants (injures équivalentes) reprennent le même terme juridique: “ sera passible ”, la force de condamnation qu'indiqué la répétition s'amplifiant du retentissement qui déborde le local ou même le national, pour s'étendre à l'éternité même.

Ainsi, le propre de l'avertissement donné par le Christ est d'être “ sans mesure. ”“ Le doute n'est plus permis : la pointe de l’antithèse repose sur la disproportion entre le caractère bénin du délit et la rigueur démesurée des sanctions ”. Nous ne sommes plus sur le terrain de la stricte justice distributive, mais de la charité: que ce soit par meurtre, injure ou même simple mouvement de colère, tout ce qui me sépare de mon frère me sépare de Dieu (d'où la logique du rattachement des deux Logia suivants, insistant sur l'urgence primordiale de la réconciliation).

// 1Jn 3,15 — Sous une autre forme, c'est la même perspective (de charité) qu'en Mt 5,21-22.

// Pr 15,1 Pr 15,8 — Le mot blessant, inspiré par la colère, soulève la colère de l'injurié. Contagion du mal. Ce qui l'éteint, c'est la Béatitude évangélique de la douceur (Voir plus loin, 2° paragraphe de Dostoïevski). Le v. 8 expliquera Mt 5,23-24.


Mt 5,23-24 ; Mc 11,25) — Plus sacré est le devoir de culte envers Dieu, plus remarquable est cette priorité de la fonction avec “ le frère ” (même mot au v. 23 qu'au v. 22). Pas de réconciliation avec Dieu pour qui ne prend les moyens de se réconcilier “ avec son frère ”. Si possible, va au-devant de lui (v. 24); mais peut-être aussi, surtout quand il y a impossibilité physique ou psychologique — que ce soit de la part de l'offenseur ou par le refus de l'offensé — présente à Dieu cette offrande pour qu'il accomplisse une réconciliation au-delà de ton pouvoir.

va vite: Litt. “ va d'abord ”, avec le sens non seulement de priorité, mais d'urgence, qu'approfondiront les v. 25-26. (Sur cette “ urgence de la réconciliation”, Cf. D. MARGUERAT, p. 161-162).


// Pr 15,8 Os 6,6 — Qui n'est pas en situation de charité (de communion) offense Dieu; son offrande ne pourrait être que formelle, insatisfaisante pour un Dieu que son infinie miséricorde n'empêche pas d'être infiniment exigeant: c'est l'enseignement des prophètes, d'Is 1,11-18 à Ml 1,6-7. La sentence d'Os 6, 6est citée deux fois par Mt 9,13 et 12,7 (cf. fin du § 42 *). Elle montre que la conduite de réconciliation préalable au culte tend à conformer le fidèle à Dieu lui-même, comme le dira la conclusion de Mt 5,48 (plus expressément sous la forme retenue par le // Lc 6,36) : “ Soyez donc miséricodieux comme votre Père... ” (§ 59 ).

dostoïevski : Les Frères Karamazov VI (Pléiade p. 346): Si tu te souviens, la nuit, avant de t'endormir: “Je n'ai pas accompli ce que je devais”, alors lève-toi aussitôt et va l'accomplir. Et si les gens autour de toi, par méchanceté ou indifférence, ne veulent pas t'entendre, prosterne-toi devant eux et demande-leur pardon, car en vérité tu es coupable de ce qu'ils ne veulent pas t'écouter. Mais si tu ne peux pas parler à ces gens exaspérés, alors sers-les en silence et dans l'humilité, sans jamais perdre espoir...

Devant certaines difficultés, et surtout devant le péché, on se demande parfois : Faut-il recourir à la force, ou à l'humble amour? Décidez toujours: l'humble amour! Vous pourrez ainsi soumettre le monde entier. L'humilité pleine d'amour est une force redoutable entre toutes: rien ne peut tenir contre elle.

Mt 5,25-26; (Lc 12,57-59 — Le contexte est différent en Mt et en Lc (pour celui-ci, cf. § 214 ). Mais la parabole est à peu de chose près la même, avec même perspective eschatologique de Jugement (“ le juge ”) et urgence de réconciliation pendant qu'il en est temps et que l'on est encore “ en chemin ”. Parce qu'ensuite, au sens terrible de cette expression: il ne sera plus temps, il n'y aura plus de temps donc plus de possibilité de changer et de “ se convertir ” (de prendre une Voie plus salutaire). Ce caractère inexorable du Jugement est rendu sensible par la séquence : — ” juge — ” exécuteur — ” prison — ” jusqu'au dernier sou. Si tu n'as pas profité du temps de la Miséricorde en pardonnant toi-même, ne restera plus que l'intégralité de la Justice.

Voilà donc le tribunal (v. 21.22.25) qu'il faut devancer. Non! l'Évangile ne minimise pas la réalité de “ la géhenne du feu ” (v. 22), pas plus que la moindre prescription de la Loi (v. 18) ; et ceux qui évacuent de la foi chrétienne cette possibilité de (condamnation sont-ils encore du Royaume (= de l'Église, v. 19) ? Mais il n'importe pas moins de comprendre que cette éventualité ne nous est jamais rappelée dans l'Évangile (et ne doit l'être dans la prédication chrétienne) que pour nous stimuler à faire le nécessaire, de sorte qu'elle ne nous arrive pas :

D. marguerat : Le jugement dans Mt, p. 167 : Le rappel du jugement vise tout entier à valoriser le temps vécu par l’église. .. La venue du Jugement s'explicite chez Mt par une mise en responsabilité radicale de l'homme. S'il invite le croyant à envisager sans complaisance l'éventualité d'une perte, d'une réprobation eschatologique, l'Évangéliste ne se livre pas aune entreprise de terrorisme apocalyptique: il exhorte les membres de son Eglise à prendre sans attendre le risque de la foi vécue...

Mais il faut tout aussitôt ajouter que cette mise en responsabilité ne demeure pas indéterminée. Elle s'oriente clairement vers les relations que l’homme entretient avec ses frères. .. (Mais non dans une perspective seulement humaniste:) Le tort fait au frère l'est à Dieu (5,22 c). Le prochain devient un élément constitutif de la relation du croyant avec son Dieu : c'est dire que les antithèses de Mt 5,21-48 contiennent en germe ce qu'explicitera, à la fin de l'Évangile, la grande fresque du Jugement dernier (25,31-46).

jusqu'au dernier quadrant = la plus petite unité de monnaie romaine = le quart d'un as (§ 101 ) — Mt 10,29 = 2 passereaux), lui-même 16° partie d'un denier (Mt 20,2 = une journée de travail). Obole: c'est la menue monnaie grecque (< lepton >), 336° partie du drachme (équivalent du denier, cf. § 231 -Lc 15,8). La mine vaut 100 drachmes, et le talent en vaut 6.000 (cf. § 270 et § 182 ).

// Ep 4,26 — Irritez-vous mais ne péchez pas est une citation du Ps 4,5.1 On ne saurait mieux dire que même ce qui n'est pas (encore) un péché mais seulement une réaction spontanée, n'est pas pour autant négligeable. Il faut la maîtriser le plus tôt possible : au moins avant la fin du jour, symbole naturel de la fin du temps qui nous est journellement laissé. Pour ne pas “ céder la place au diable ” et à sa haine, laissons place à Dieu en étant miséricodieux comme Lui (v. 48*).

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§ 55. Adultère et mauvais désirs.



Même approfondissement qu'au paragraphe précédent, à propos cette fois du 6° commandement. Car ce qu'ajouté le Christ pour condamner la source du péché, qui est dans la convoitise, n'est que l'accomplissement du 9° commandement : “ Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain ” (Ex 20,17 Dt 5,21).

// Lv 20,8 Lv 20,10 Lv 20,22-33 — De même que le meurtre, interdit parce que l'homme est “ à l'image de Dieu ” (§ 54 ) — // Gn 9,5*), l'adultère est proscrit en même temps que toutes relations contre nature (inceste, bestialité), par respect du Dieu saint et sanctifiant qui veut faire de nous son Temple (1Co 6,19-20): nature et grâce vont de pair; c'est en respectant la loi naturelle d'une fidélité sans faille au mariage (dont le Christ rappelera qu'elle est constitutive de l'homme, au § 246 *) que l'homme devient capable de Dieu.

Jb 31,1 Si 9,5 — Les Livres sapientiaux comme les poèmes du monde entier dénoncent (ou exaltent) l'allumage de la passion par le regard. La présomptueuse (et souvent bien mensongère) < liberté > des moeurs contemporaines ne l'a pas rendu moins brûlant... Même la < liberté chrétienne > n'exclut pas la prudence, l'Evangile en fait foi.

d'un regard... dans son coeur: l'interaction corps et âme est telle qu'elle joue dans les deux sens: du coeur viennent les mauvaises pensées (§ 155 -Mt 15,19) qui arment le regard; mais la vue réveille les désirs du coeur. Il faut donc garder à la fois ses yeux et son coeur.

Mt 5,29-30; (Mc 9,47-48 Mc 9,43 — Si donc ton oeil droit: c'est l'application ace domaine de l'impureté, d'une règle de conduite générale, particulièrement dure, que l'on retrouve en Mt 18,8-9 et Mc 9,43-48 (§ 176 *). L'ordre en est seulement changé: au lieu de commencer par la main ou le pied, ici Mt met en avant l'oeil, dans le prolongement du v. 28 qui dénonçait “ le regard de désir ”. Pour aggraver encore le sacrifice, Mt ajoute: “ ton oeil droit (ce qui ne serait peut-être pas bien conséquent) et ta main droite, ce qui l'est davantage. De même, non seulement il faut couper, mais jeter loin de soi pour mieux affirmer que ce doit être sans retour.

te scandalise: La gravité du mal explique le caractère draconien du remède. < Scandale, scandaliser > sont des termes propres à la Bible, en grec comme primitivement en français (Littré). Le scandale est le piège, l'obstacle, la pierre (Rm 9,33 1P 2,8) qui font tomber, dans le péché. On peut ainsi scandaliser, faire tomber, inciter, provoquer au péché, les autres (§ 176 ) — Mt 18,6-7) ou se scandaliser soi-même.

Le scandale provient le plus souvent soit de la contagion du mauvais exemple, soit de contraintes pernicieuses comme par exemple une persécution entraînant l'apostasie de ceux qui < lâchent > (Mt 13,21 Mt 24,10). En ces cas-là, les fauteurs de scandale (Mt 18,7) et le < Monde > lui-même (Mt 13,41) en sont responsables; et ce sont eux qui méritent au premier chef le feu de l'Enfer (Mt5,30; 13,41; 18,7-9). Même la bonne volonté mal avisée de Pierre pour détourner le Christ de sa Passion lui est reprochée comme scandale faisant le jeu de Satan (§ 167 *). Par contre, n'est pas responsable du scandale celui qui, en faisant le bien, provoque une incompréhension sur laquelle on se bute. En ce sens, Jésus lui-même paraît scandaleux à ses adversaires (Mt 11,6 Mt 13,57 Mt 15,12 Mt 17,27) et jusqu'à ses Apôtres, au moment de sa Passion (Mt 26,31-33). En de tels cas, la devise pourrait être: “ Bien faire et laisser dire ”. Pourtant, le scandale est un si grand mal qu'on doit plutôt renoncer à ce qui serait licite sans être nécessaire, si notre < liberté > risque de scandaliser les frères plus faibles ou moins avertis (Rm 14,15). C'est une charité à laquelle, malheureusement, manquent parfois ceux qui se font prophètes d'une conduite et d'une pastorale idéalement (idéologiquement) évangélique — au grand dam (= chute, scandale, damnation) des simples. Sur tout ceci, cf. la reprise de ces versets en I Mt 18,6-11* (§ 176 ).

mieux vaut perdre un seul membre que ton corps tout entier : Pour sauver un malade, on n'hésite pas à amputer le membre gangrené, puisqu'il s'agit de la vie physique. Pour le Christ — et pour saint Louis — le péché mortel était pire que la lèpre, comme s'attaquant à une vie plus haute et durable que celle du corps : “ Ne craignez pas ceux qui tuent le corps... ” (§ 101 ) — Mt 10,28); aussi devrait-on encore moins refuser. Mais le sire de Joinville n'allait pas jusque-là, et beaucoup de bons chrétiens pensent comme lui, contre l'Évangile. “ Seigneur, augmente ma foi ! ”

// Nb 25,1-11 — La faute s'aggrave ici en ce que l'union avec des païennes entraîne les Hébreux à des sacrifices en l'honneur des faux Dieux: ainsi, l'infidélité n'est pas seulement entre homme et femme, mais envers Dieu et son Alliance — d'où le terme “ se prostitua ”. Avec la Madianite, elle se redouble en provocation, et de surcroît le fait que cela se passe “ sous les yeux de toute la communauté d'Israël ” en fait un exemple proprement < scandaleux >. Il faut donc le < retrancher > et Pinhas en est loué par Yahvé, “ jaloux ” comme peut l'être un époux de la fidélité de son < Unique >.

Ne rejetons pas l'exemple, sous prétexte qu'il relèverait de la mentalité dépassée du < Dieu de crainte > de l’A.T. : d'une part, la jalousie de Dieu vient de ce qu'il aime ; d'autre part, la douceur de Jésus ne nous commande pas moins radicalement de couper court, pour éviter cette “ géhenne ” — née, suivant l'immortelle définition de Dante, du “ Premier Amour ” (Enfer, 3,6).

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§ 56. Le divorce : Mt 5,31





(Mt 5,31)

// Dt 24,1-2 — La prescription du Deutéronome est mesure de miséricorde en faveur de la femme répudiée : que dans sa dépossession (soulignée par: “ renvoyée de sa maison... en sort... s'en va ”), elle ait “ en mains ” (principe d'action) le témoignage qu'elle est libre, comme on dit, de < refaire sa vie >. Cette protection des faibles et en particulier de la femme dans la Loi mosaïque, est bien soulignée par a.m. dubarle, qui cite Ex 21,7-11 : et Dt 21,10-14 (Mariage et divorce dans l'Évangile, dans “ l'Orient Syrien” j 1964, p. 68-69). Mais il est notable que Dt part ici d'un état de fait: “ Quand (il arrive) qu'un homme... ” Il ne légifère pas sur un droit au divorce — même si, par la suite, la tradition juive s'en est servi pour considérer le divorce comme légitime.

parce qu'il a trouvé en elle un défaut déplaisant'. Le motif est formulé en termes extrêmement généraux < Arevat > ; la racine veut dire avant tout < nu, nudité > de là < honteux > (comme on dit < les parties honteuses >), et < sexe >. Cf. dans les Prophètes, la menace de “ révéler ta nudité ”: < Dâbâr >* sens presque illimité, comme < une chose > en français (dont l'étymologie est: < causa >). < Matsa > = trouver, depuis “ trouver une ânesse perdue ”, jusqu'aux “ trouvailles ” du poète. Donc il ne s'agit pas ici nécessairement de découverte extraordinaire: le mari la renvoie pour une raison (dâbâr, causa, chose) sexuelle.


dhorme fait remarquer que l'expression se trouve au chapitre précédent (23,15), pour expliquer la relégation des latrines hors du camp hébreu: il s'agirait donc, ici comme là, d'écarter quelque chose d'inconvenant, pour sauvegarder la sainteté du foyer comme du “ camp ”, où Dieu doit pouvoir “ se promener ”, comme au Paradis terrestre, sans être “ détourné d'accompagner Israël ” ().

Il est vrai qu'au temps du Christ, on l'avait bien oublié, et que l'on discutait seulement de l'extension du motif de répudiation : “ L'école de Hillel prône l'interprétation large: n'importe quel motif, même une dispute à table; l'école de Shammaï est rigoriste : une faute morale de la part de la femme (mais pas seulement l'adultère) ”. Le Sermon sur la Montagne dénonce le caractère superficiel d'une telle casuistique, en faisant ressortir le fond du problème:

Mt 5,32; (Mc 10,4-5 Mc 10,10-12 Lc 16,18 — L'incise: “ hormis le cas de prostitution ” est obscure. Mais l'essentiel reste clair:

1. Le mouvement même de la phrase est celui des § précédents et suivants: I “ Il a été dit... Et moi, je vous dis... ” Donc le propos doit être du même genre: “non abolir mais accomplir ”, avec une rigueur plus conforme à la volonté de Dieu.

2. Mt 19,1-9 rapporte par ailleurs la réponse du Christ à cette même question des motifs légitimes de répudiation ; on y retrouve la même incise “ hormis le cas de prostitution ”. Mais cette fois, il est précisé que cette mesure de la Loi mosaïque est seulement ajoutée “ à cause de la dureté de votre coeur ”, alors que la volonté originelle de Dieu sur l'homme et la femme (en Gn 2,23-24 Gn 5,1-2 cf. bc I*, p. 51-53) était un mariage indissoluble, à l'image de son être divin trinitaire (cf. § 246 ) — Mt 19,4-6*). Il y a tout lieu de penser que, sous forme moins explicite, Mt 5,32 correspond à Mt 19,4-9. L'accomplissement est ici un < retour aux sources >, au Dessein de Dieu qui crée la femme comme “ la chair de la chair ” de l'homme, de sorte que, par l'unité sans faille de leur mariage, ils soient à l'Image de Dieu et, à ce titre, < sacrement > de la Trinité non moins que de l'union entre le Christ et son Église (qui est sur le même modèle trinitaire). Puisque c'est une donnée qui provient de la création même, c'est donc une loi < naturelle >, c'est-à-dire découlant de la nature de l'homme — même si le péché a obscurci cette loi naturelle dans le coeur des hommes, la grâce de Dieu étant désormais nécessaire pour retrouver cette “ Image ” divine en nous.

3. La même parole du Christ nous est transmise, sous cette forme absolue (sans incise) par Mc 10,5.11 et Lc 16,18. Seulement Mc, tenant compte des pratiques romaines, prévoit aussi le cas où la répudiation pourrait venir de l'initiative de la femme (v. 12) — ce qui aurait été bien inusité en milieu juif. Plus tôt encore, saint Paul avait enseigné aussi que, même au cas où devait intervenir une séparation, il ne devait y avoir ni répudiation proprement dite, ni remariage. Or il tenait à préciser que cette rigueur venait “ non pas de moi, mais du Seigneur ” (1Co 7,10-11).

4. Tout cela est indiscutable, et la Tradition chrétienne primitive reste ferme sur cette indissolubilité absolue du mariage: (Cf. R. souarn, dans dtc <Adultère >, 1P 475-484 J. bonsirven: Nisi ob fornicationem, exégèse primitive, dans “ Mélanges Cavallera ”, Toulouse 1948, p. 47-63 et Rech. S.R. 1948, p. 442-464; J. Dauvillier: L'indissolubilité du mariage, dans “ L'Orient Syrien ” 1964, p. 265-289).

Reste à interpréter l'incise, propre à Matthieu : hormis le cas de prostitution: Tout le débat porte sur le sens de ce mot < Pornéia >. On peut ramener à 3 les interprétations :

a. L'adultère: mais il y a un mot propre, et l'on voit le N.T.distinguer de l'adultère proprement dit cette < Pornéia >, à commencer par Mt 15,19 (Cf. Concordance nt < Prostitution >).

b. L'union conjugale interdite par la Loi mosaïque pour raison de consanguinité (Lv 18,6-18), mais souvent permise par des législations civiles plus larges. J. bonsirven rapporte beaucoup d'exemples montrant que dans les textes rabbiniques contemporains, ces mariages étaient stigmatisés comme “ unions de prostitution” (Textes rabbiniques... Index, à < Mariages de prostitution >). C'est dans ce sens que le 1e concile de Jérusalem, libérant les chrétiens des pratiques judaïques, en aurait excepté nommément “ les viandes immolées aux idoles et la < Pornéia > ” (c'est-à-dire ces unions illicites).

Solution très élégante du problème: l'exception (ou: l'exclusion?) viserait seulement des mariages qui, de droit, n'en sont pas. Par cette incise, le Christ < n'abolirait > donc pas la Loi mosaïque, sans céder pour autant sur l'indissolubilité sans exception de tous les mariages qui le sont vraiment. Aussi, beaucoup se sont ralliés à cette interprétation, notamment h. gazelles, dans DBS < Mariage >, v, p. 931-935 (1957), et le P. benoit dans la BJ 1950, et Tob. Mais en ce sens, n'est-ce pas une lapalissade de préciser que l'indissolubilité ne vaut pas pour ceux qui de fait ne sont pas liés par un mariage véritable ? Du point de vue philologique non plus, il ne semble pas que cette interprétation s'impose: Cf. J. feghali: À propos de l'incise de S. Mt (dans “ L'année canonique ” 1958, p. 117-119) et a.m. dubarle, dans “L'Orient Syrien” 1964, p. 64. Dom J. Dupont a consacré tout un livre à cette question du Mariage et divorce dans l'Évangile. Mais, comme il l'envisage à partir de Mt 19,3-12, nous l'utiliserons surtout au § 246 -247.

c. Prostitution: C'est bien le sens de < Pornéia > en grec (Bailly). Dans la Bible, ce terme est employé en un sens général, et non pas nécessairement mercenaire, pour toute infidélité notoire, que ce soit à l'alliance conjugale ou à l'Alliance d'Israël avec son Dieu. Il n'est donc pas exclu que soit visée ici (comme plus haut, pour le // Dt 24,1) la profanation qu'entraîné l'infidélité au caractère saint et sacré (< sacramentel >) du mariage.

La BJ 1978 est d'ailleurs revenue à “ hormis le cas de prostitution ”, après avoir adopté en 1950: < concubinage > (mot qui voulait adopter la solution b. -mais en fait, frise le contresens, puisque aujourd'hui, il évoque surtout la cohabitation, juvénile ou non); puis, en 1955: < fornication > (rejetant cette fois “ l'union illégitime du concubinage comme trop évidente pour avoir mérité une mention expresse ”). Ces variations montrent bien qu'à tout le moins, la solution b. ne s'impose pas. Mieux vaut donc s'en tenir au littéral: “ hormis le cas de prostitution ”, ce mot pouvant d'ailleurs s'entendre aussi bien au sens de b. que de c. (ou même de a.), surtout si l'on songe que les “ unions illégitimes ” étaient proscrites par le Lévitique pour le même motif religieux de la sainteté de Dieu (Lv 20,8 et 22-23, en // au § précédent).

Mais en tous cas, cette incise n'annule pas ce que signifie évidemment et principalement le v. 32 tout entier: l'indissolubilité du mariage. Et si l'Orthodoxie ou certains protestants ont tiré prétexte de cet Évangile et de quelques commentaires — à vrai dire, assez embrouillés — de Basile, Epiphane ou Théodoret, pour admettre divorce et remariage, l'Eglise catholique a toujours maintenu que, même là où s'imposerait la séparation, celle-ci n'entraîne pas la rupture du lien conjugal, ni par conséquent ne permet le remariage. Radicalisme, c'est vrai, mais qui est celui même de l'Évangile (t. matura, p. 119-120), lequel ne fait, là encore, qu'exaucer le voeu insistant de tout l’A.T. :

// Ml 2,14-16 — Voir le commentaire en BC I* ; p. 152.

p. 250

§ 57. Les serments: Mt 5,33





(Mt 5,33)

// Ex 20,7 Nb 30,3 — L'avertissement vise deux façons de manquer au serment: le parjure, c'est-à-dire le mensonge redoublé puisque couvert par la prise solennelle de Dieu pour témoin (// Ex 20,7 Lv 19,12), et la promesse ou le voeu non tenus, qui sont une autre tromperie, dans l'agir cette fois (le non-exécuté: // Nb 30,3).

Mt 5,34-35 // Is 66,1 Ps 48,1 Ps 48,3 — Comme au § précédent, la même parole est rapportée par Mt une seconde fois, nous permettant de mieux comprendre à quelle préoccupation répond cette sentence du Christ. En Mt 23,16-22 en effet, Jésus s'en prend aux Pharisiens qui encourageaient les serments faits sur des valeurs sacrées mais secondaires, comme l'or du sanctuaire ou les offrandes, au lieu de jurer par l'autel lui-même, ou le sanctuaire, ou le ciel, qui sont du domaine de Dieu.

En Mt 5,34-35, le Christ prend des exemples semblables — ciel, terre, Jérusalem — en affirmant de même que ce n'est pas moins lié à Dieu, comme le proclamait déjà l’A.T. (// Is 66 et Ps 48). Mais pourquoi cela doit-il entraîner de “ ne pas jurer du tout ”? — Parce que, fût-ce de façon détournée, le serment n'en a pas moins mis Dieu en cause et comme à notre service ; mais sans doute aussi parce qu'il n'appartient justement pas à l'homme de faire intervenir Dieu pour garantir sa parole. Si en effet, notre parole est suspecte, comment pourrait l'authentifier un recours lui aussi purement verbal, et par conséquent tout aussi sujet à caution et inefficace, comme est le serment? C'est donc d'abord un rappel à l'humilité. Le verset suivant vient le confirmer, car il va dans le même sens:

Mt 5,36) — Cette tête mise comme en gage pour garantir notre parole serait un leurre, puisque nous ne pourrions disposer même de la couleur d'un cheveu. En réalité, eux aussi sont à la garde de Dieu (Mt 10,30). La première < vanité > (évanescence) du serment pour l'homme est que, même sincère et pieux, il est irréaliste.

Mt 5,37 // Je 5,12) — Cette fois encore, la conduite évangélique va donc à la source, qui est dans la simple franchise: l'accord entre la parole et la réalité (Mt 5,37), comme l'accord entre la parole et les actes, parce que d'abord entre le coeur et la parole (ainsi Tob interprète-t-il le // Je 5,12, en sa note g sur Mt5, 37). De la sorte, on coupe à la racine les deux fautes dénoncées en Mt 5,33 : le mensonge du parjure et la parole non tenue. Et par conséquent, la franchise selon l'Évangile < accomplit > bien la Loi mosaïque.

On aurait pu craindre que “ ne jurez pas du tout ” l'abolisse. Mais en réalité, le serment est moins interdit que rendu inutile par le sérieux et la solidité de la parole du chrétien. Celle de < l'honnête homme >, déjà, n'est-elle pas suffisante, et honorée comme telle?

// 2Co 1,18 — Comme tout ce qui est < chrétien >, la parole chrétienne est solide non seulement pour la valeur morale de l'homme conscient de s'y engager (de < donner sa parole >), mais bien davantage du fait que dans < chrétien > il y a Christ, et que la parole du chrétien doit donc prendre la force et la vérité qui sont celles du Christ lui-même, Parole où Dieu s'engage et tient ses Promesses de l'A.T. . De ce rapport entre le oui de Dieu, donné en Jésus-Christ, et le oui sans réticences ni flottement du croyant, saint Paul nous donne un exemple, en cette pathétique défense de son apostolat auprès des Corinthiens.

Ce qui s'y ajouterait viendrait du Mauvais : du moment que, dans la parole chrétienne, Dieu et le Christ se trouvent fondamentalement enjeu, le Mauvais risque de s'y glisser. Le manque de netteté — “ est est, non non ” — comme la prolixité, lui permettraient de < noyer le poisson >, que ce soit dans le flot de paroles, ou dans la multiplication des prières (Qo 5,1 Mt 6,7), ou dans la tentation qui s'enfle par les tergiversations de la discussion.

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§ 58. Talion et non-résistance:



Mt 5,38 // Ex 21,23 Lv 24,19 Pr 20,22 Pr 24,29 — Sur le talion comme frein à la vengeance individuelle, cf. BC I*, p. 304. Mais les 2 proverbes donnés en // Laissent bien entrevoir ce qu'il reste de désir de vengeance rentré, dans le talion.

Augustin: S. Domini in Monte, 19, 56-57 (PL 34,1258; Vives 9,60-61): La Loi empêchait les vengeances démesurées. C'est déjà pardonner un peu que de ne pas rendre davantage : c'est un commencement de justice miséricorDieuse. Celui qui est venu non abolir mais accomplir, l'a conduite à sa perfection.

Mt 5,39 a // Rm 12,14-21 — Ne tenez pas tête: “ Au sens actif, ce verbe veut dire: < je place en face, j'oppose >. Au sens intransitif et moyen (où il est employé dans le N.T.) : < je me place en face de, en opposition à >... L'opposition qu'il exprime peut être plus ou moins marquée; elle va de la résistance active, et même offensive, à la défensive. Au sens fort, Paul résiste à Pierre dans le différend d'Antioche (Ga 2,11), les mages d'Egypte à Moïse et à la vérité (2Tm 3,8), le croyant au diable (Je 4,7; 1P 5,9) ”. (D'après h. clavier: Mt 5,39 et la non-résistance, dans rhpr 1957, p. 44-57). On tient donc d'ordinaire pour évidemment exclu que le Christ interdise de résister au démon.


au mauvais ou: au Mauvais! Ce mot peut en effet signifier soit le mal, soit l'homme mauvais, soit enfin Satan lui-même, comme possiblement en Mt 6,13 et à coup sûr en Mt 13,19; 13,38, et sans doute aussi 5,37. Entre le mal et le mauvais, les commentateurs hésitent (Bibliographie dans H. Clavier, p. 52); mais, les 4 exemples qui suivent (v. 39 b-42) étant du fait de quelqu'un, qui frappe, prend la tunique, etc. il nous semble plus indiqué de choisir le mauvais (ou le méchant, comme BJ et TOB). C'est en ce sens que nous écrivons < mauvais > sans majuscule. Reste qu'il semble étonnant que, sans crier gare, Mt passe du Mauvais à l'homme mauvais d'un verset à l'autre (v. 37 et 39). Ne serait-ce pas un signe qu'il n'est peut-être pas si exclu qu'il ne s'agisse également, en ce v. 39, du démon, qui serait à vaincre autrement qu'en lui rendant coup pour coup, comme le montrera un peu plus loin l'exemple même du Christ.

Mt 5,39 b-42) — À qui te frappe sur la joue droite: il s'agirait du soufflet donné du revers de la main droite sur la joue droite, considéré comme plus violent et doublement insultant (strack et billerbeck, 1P 342).

tends-lui encore l'autre: au moins dans les 3 premiers exemples, il y a quelque chose d'hyperbolique, qu'il ne faut donc pas prendre au pied de la lettre. Ce qu'ils signifient cependant, c'est que loin d'aller contre, il faut aller au-delà.

En outre, loin qu'il y ait un crescendo, on observe plutôt une atténuation, mais compensée par un élargissement du champ d'application: Frapper est plus répréhensible que faire un procès, fût-ce pour vous dépouiller. “ Requérir pour mille pas ” ferait allusion aux réquisitions romaines ; tandis que “ donner à qui te demande ” est tout à fait général. Cette fois d'ailleurs, pas question d'en faire plus: il faut seulement “ ne pas se détourner ”, ce qui vaut dans toute la vie, y compris lorsqu'on se trouve dans le cas de la parabole du bon Samaritain. Ainsi, progressivement, en arrive-t-on au simple commandement de la charité.

De ces exemples, on peut déjà tirer la conclusion qu'“ il s'agit du mal par lequel on est soi-même lésé; il est défendu d'y résister par mode de vengeance en rendant le mal pour le mal (selon la règle du talion). Jésus n'interdit, ni de s'opposer dignement aux attaques injustes (Jn 18,22-23) ni, encore moins, de combattre le mal dans le monde ” (note BJ). Le confirme le tour personnel de ces exemples que donne le passage du < vous > au < tu > : “ Si quelqu'un te frappe, tends-lui... ” Il serait donc abusif de tirer de cet Évangile un commandement qui obligerait en toute circonstance à la < non-violence >, au sens actuel et politique de ce mot; car il n'en est pas question ici, et cette non-violence active est tout autre chose... Elle n'est ni exigée, ni non plus blâmée d'ailleurs, par le Christ.

Rupert de Deutz : Sur Mt v fpL 168,1420): Tu pouvais présenter la seconde joue, et dire: “ Que le Seigneur te frappe, muraille blanchie! ” (Ac 23,3); tu pouvais abandonner la tunique, et dire: “ Que le Seigneur lui rende selon ses oeuvres! ” (2Tm 4,14). Mais si tu veux monter au degré excellent, pour être le fils de ton Père qui est aux deux, il te faut aimer ton ennemi pendant qu'il est encore ton ennemi, et prier pour lui. Pourquoi donc la Loi dit-elle : “ et tu haïras ton ennemi ? ” (La Loi ne le dit pas textuellement : cf. § 59 ) — Mt 5,43*). N'est-ce pas la même voix, qui parle dans la Loi et dans l'Évangile? Pourquoi donc a-t-elle différé si longtemps cette parole de bénignité: “ Tu aimeras ton ennemi ” ? Parce que la Loi était faible, par rapport à la chair, comme le dit l'Apôtre (Rm 8,3) ; parce que ceux qui vivaient sous la Loi étaient charnels. De même qu'elle leur permit de répudier leurs femmes à cause de la dureté de leurs coeurs et de la faiblesse de leur chair, elle leur donna encore bien d'autres permissions, dont la plus célèbre est celle-ci : “ Tu haïras ton ennemi ”. Vous allez dire: Les hommes n'ont-ils pas, aujourd'hui, la même dureté de coeur et la même faiblesse de la chair ? Si ! Mais un exemple nous a été donné qui manquait aux anciens. La doctrine vaut davantage, quand les oeuvres du docteur la recommandent. On obéit mieux au précepte que confirme l'exemple du maître. Voici que le Fils de Dieu est venu comme docteur et maître ; ce qu'il a prescrit, il l'a exécuté; ce qu'il enseigne, il l'a montré par ses oeuvres... son exemple appuie sa doctrine. La Loi était infirme, parce que l'exemple manquait. Mais le Christ, parce qu'il a donné l'Esprit d'amour et l'exemple de la charité, exige de nous l'imitation, en nous proposant la merveilleuse espérance d'être fils de Dieu, frères et cohéritiers du Fils unique de Dieu.

Jésus en effet a pratiqué le premier, jusqu'au bout, l'héroïsme demandé aux § 58 -59. Notamment durant sa Passion. Déjà, dans les paragraphes précédents, c'était Lui Le modèle: de la douceur excluant la colère, réconciliante non pas seulement au préalable (Mt 5,23-24) mais par le sacrifice de soi-même; du regard non pas captateur et luxurieux mais libérateur et bienveillant (v. 27-28; Mc 10,21 Jn 8,10); de fidélité, même quand nous < prostituons > ses dons (v. 32) ; et de oui total (v. 37). Ici mieux encore, et l'on pourrait même lui appliquer les 4 exemples, car il a été souffleté, dépouillé de sa tunique, traîné d'un tribunal à l'autre, requis de porter notre croix, attentif aux besoins même informulés tant des femmes de Jérusalem en pleurs que du larron converti (Lc 23,28-31 Lc 23,43).

Or quelle est son attitude? Pas du tout d'aplatissement devant l'injustice et la violence: au garde qui lui donne un soufflet, il ne tend pas l'autre joue, mais réclame vérité et justice (§ 340 ) — Jn 18,22-23); et s'il se laisse enlever la tunique — et aussi le manteau contre le vêtement et la couronne d'épines dérisoires (§ 350 ) — c'est dans un silence, une dignité impressionnante (Jn 19,9-10).

// Lm 3,26 Lm 3,30-31 — Ce n'en est pas moins littéralement que Jésus accomplit la prophétie, et qu'il a “ offert sa joue à ceux qui le souffletaient ”, son visage à leurs crachats (§ 341 ). C'est d'ailleurs son attitude la plus constante que le refus du recours à la force — même s'il sait la posséder — non seulement lorsque les < Fils du tonnerre > lui demandent qu'il fasse descendre le feu du ciel sur les récalcitrants (§ 183 ), mais contre les gardes à Gethsémani (Jn 18,69 et Mt 26,53), contre les pouvoirs terrestres (Jn 18,36) et contre ses insulteurs, au Calvaire (Mt 26,39-44). C'est, nous prévient-il explicitement (Jn 10,17-18), en toute connaissance de cause et liberté qu'il donne sa vie (alors même que nous n'aurions pas osé lui en demander tant). Ajuste titre, nous appelons son sacrifice rédempteur: la Passion, de < pâtir, souffrir, supporter >. Telle est la voie qu'il montre, par son exemple même, à ses disciples.

Répondre au mal par le mal, à la violence par une contre-violence, sous prétexte de faire triompher la juste cause : nous voyons aujourd'hui par le terrorisme combien c'est non seulement un prétexte couvrant bien des impostures, mais en tous cas une chaîne sans fin. Comme l'explique fort bien D. Bonhoeffer (Le prix de la grâce, p. 97-101) — qui a au surplus le droit d'en parler puisqu'il a suivi cette Voie au prix de sa vie — l'attitude évangélique, et la plus réaliste, est de “ ne point ajouter de mal au mal ”, mais de “ laisser le mal commis s'épuiser à la course... de telle sorte qu'il ne trouve pas la résistance génératrice de mal nouveau, auquel il pourrait s'enflammer plus encore... ”

Il doit rester clair que ce n'est pas une approbation, ni même une ignorance et une minimisation du Mal. Au contraire, “ l'acte de violence est jugé par le fait qu'aucune violence ne lui est opposée.

On pourra difficilement reprocher à Jésus de ne pas avoir connu la puissance du Malin, lui qui s'est trouvé en butte avec le diable dès le premier jour de sa vie ”. — Et c'est pourquoi il ne nous paraît pas exclu qu'en Mt 5,39 a, le < mauvais > soit le Démon : même et surtout avec lui, il faut refuser d'entrer dans son jeu en lui tenant tête violemment, et obéir plutôt à l'enseignement du Sermon sur la Montagne. Car “ ce n'est pas un faiseur de programmes qui y parle ; celui qui parle ici du triomphe remporté sur le Malin par le moyen de l'acceptation de la souffrance, c'est celui-là même qui a été vaincu par le Malin sur la croix, et qui a surgi de cette défaite comme un triomphateur et un vainqueur. Il ne peut y avoir aucune autre justification à ce commandement de Jésus que sa propre croix. Seul celui qui trouve dans cette croix de Jésus la foi en la victoire sur le mal peut obéir au commandement de Jésus, et c'est à cette obéissance-là seulement que la promesse est faite. Quelle promesse ? La promesse de la communion à la croix de Jésus et de la communion à sa victoire.

C'est vrai que cela exige beaucoup de nous : “ Celui qui obéit à Jésus et à l'endroit de qui on commet une injustice ne s'accroche plus à son propre droit comme à une possession qu'il faudrait défendre coûte que coûte mais, entièrement libre à l'égard de toute propriété, il n'est lié qu'à Jésus-Christ; et c'est précisément en témoignant de ce qu'il n'est lié qu'à Jésus qu'il établit la seule base solide de communion et remet le pécheur entre les mains de Jésus ”.

C'est donc entrer dans la voie de l'Amour: amour du Christ au point d'y sacrifier tout le reste; mais, uni à Lui, c'est aussi apprendre à aimer même ceux qui nous font mal, comme Il a pardonné sur la Croix à ses bourreaux. C'est bien en ce sens que la Tradition chrétienne a interprété ces versets, depuis Hilaire et Augustin jusqu'à ces saints vénérés par la spiritualité russe pour leur non-résistance à la mort violente (< Strastoterptsi >) ; et jusqu'à Lanza del Vasto, se fondant sur “ la force de la Vérité ”, ou Martin Luther King, sur “ la force d'aimer ” :

Hilaire : Sur Mt 4,26 (PL 9,941-42) : Le Seigneur nous ordonne de donner à tous tout ce qu'ils nous demandent: que tous soient comblés, par notre générosité, de tout ce dont ils manquent. Faisons en sorte qu'ils ne souffrent ni de la soif, ni de la faim, ni du manque de vêtements. Ainsi, nous serons trouvés dignes des biens dont nous manquons nous-mêmes et que nous attendons de Dieu, car notre habitude de donner nous méritera d'obtenir. Le Christ nous montre que nous devons être enclins à distribuer la grâce que nous avons reçue, afin que soit gratuite cette distribution d'un bien gratuit. A qui veut emprunter, ne refusons pas ce que Dieu lui-même nous prête.

Augustin: S. Domini in Monte 19,57 (PL 34, 1258-59; Vives 9, p. 61): Ils le savent bien, ceux qui, servant ceux qu'ils aiment le plus, par exemple leurs enfants malades, supportent beaucoup d'eux et sont prêts à supporter plus encore. Puisque le Christ médecin venait nous apprendre à guérir notre prochain, que pouvait-il nous enseigner de meilleur que d'avoir en vue seulement le bien du malade et de supporter ses faiblesses ? Car tous les mauvais procédés du prochain viennent de la faiblesse de son âme.


// Rm 12,14-21) — Dans ce qui reste un combat, nous avons un sûr allié: la < colère >* de Dieu qui, après s'en être tenu, “ au temps de la patience ”, à fixer au diable certaines bornes (Jb 1,12 et 2,6; 1Co 10,13), l'enchaînera et le renfermera en Enfer (Ap 20,1-3). Forts de cette espérance, à nous, dès maintenant, de “ vaincre le mal par le bien ”. Par là nous sommes déjà montés jusqu'au degré suprême, dont traite le paragraphe suivant.

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Bible chrétienne Evang. - § 54-59. “ Et moi, je vous dis... ” : Mt 5,21-48