Bible chrétienne Evang. - § 59. L’amour des ennemis:

§ 59. L’amour des ennemis:





“ C'est ici qu'apparaît pour la première fois dans le Sermon sur la Montagne le mot dans lequel se trouve résumé tout ce qui a déjà été dit: l'amour ” (D. Bonhoeffer: Le prix de la grâce, p. 102). Telle est en particulier la source qui submerge et assainit le trop naturel désir de vengeance (§ 58 ) : “ Seul est capable de ne pas se venger celui qui a surmonté la haine par la grandeur de l'amour ” (Augustin : S. Domini in Monte I, 20,63) — Pl 34,1261; Vivès 9,65).

Mt 5,43 // Lv 19,18 — Comme Mt, le Lévitique passe du “ ne te venge pas ” à “ tu aimeras ”. Même la rancune est proscrite, qui est le premier mur à abattre pour que passe l'amour — ou plutôt, n'est-ce pas l'amour, venu d'ailleurs (v. 45*.48*), qui sapera le mur?

ton prochain: Dans le Lévitique, il y a parallélisme entre ce < prochain > et < les fils de ton peuple >, c'est-à-dire la communauté d'Israël. Et il est vrai que ce mot de “ prochain ”, plus typique du N.T.reste un comparatif, désignant par priorité ceux qui nous sont < plus proches >. Mais le Christ expliquera que, de proche en proche, le prochain ne s'étend pas moins à tous les nommes, objectivement et subjectivement (§ 191 ) — Lc 10,29-37*).

comme toi-même: Se trouve omis par Mt 5,43, mais se retrouve en Mt 19,19 et 22,39 (et en termes équivalents en Lc 6,31 ou en son // Mt 7,12 voir plus bas). Ce serait déjà une bonne mesure que nous aimions les autres autant que nous-mêmes. Le Christ demandera plus tard: “ Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres ”, c'est-à-dire “ du plus grand amour, qui est de donner sa vie pour ceux qu'on aime ” (Jn 15,12-13).

Je suis Yahvé: La source de l'amour est donc la même pour la Loi de Moïse que pour l'Évangile: Dieu même (v. 45*.48*).

tu haïras ton ennemi: Ne se trouve pas, tel quel, dans tout l’A.T....Comment expliquer que Jésus allègue un tel précepte? C'est que, d'une part, dans l'A.T. ce mot < ennemi > désigne souvent ceux qui combattent le peuple de Dieu (cf. par exemple Ex 15,6 Ex 15,9 Lv 26,25-41 Nb 10,35 Dt 28,25-68, et passim dans les psaumes). Ils n'hésitent même pas à le tenter pour le détourner de son Dieu, comme dans l'épisode des < filles de Moab > (Nb 25, en // à § 55 ). D'où la sévérité des Livres Saints contre ces païens, à éviter sinon même à exterminer. D'autre part, “ haïr ” n'est pas à prendre au pied de la lettre, mais comme un hébraïsme soulignant la nécessité d'un choix vigoureux jusqu'à l'opposition avec ce qui pourrait aller à rencontre (ici: de la communauté d'Israël). Ainsi, dans Ml 1,2: “ J'ai aimé Jacob et haï Èsaü ” (BC I*, p. 132). Et de même, quand l'Évangile demandera de “ haïr son père et sa mère ” (Lc 14,26* — commentaire au § 103 ). Cf. P. jouon, dans Rech. sr 1930, p. 545-56).

// Si 12,1-6 — En fait, l'A.T., même à l'époque des Sapientiaux, plus proche du Christ, pratique toujours une certaine sélection dans la charité, comme on le voit au v. 3 qui, en liaison avec le v. 1 et en alternative avec le v. 2, recommande de ne la faire qu'aux “ gens méritants ”. On est bien obligé d'ailleurs de choisir, dès lors que les ressources dont nous disposons sont limitées : autant les distribuer à bon escient. Cette fois encore, le Christ n'y contredit pas ; mais il va nous révéler une source illimitée (v. 45*).

Au v. 6, “ le Très Haut hait les pécheurs ” au sens que l'on vient de rappeler. Sa “ vengeance ”, on sait maintenant qu'il l'exerce par la Rédemption, en laquelle Dieu < se venge > du mal destructeur de sa création, en tirant le Bien suprême du comble de ce mal même (Ps 118,10-12).

// Ex 23,5 Pr 25,21-22 2S 9,3 — Mais l’A.T. ne s'en tient pas à cette défensive: il enseigne aussi la serviabilité, même envers “ celui qui te hait ” (Ex 23,5 Pr 25,21), non sans l'arrière-pensée il est vrai de confier à Dieu une vengeance supérieure (Pr 25,22). Mais on voit déjà le patriarche Joseph pardonner leur crime à ses frères (Gn 45), ou Elisée conseiller de bien traiter et de relâcher des prisonniers de ce peuple ennemi juré d'Israël: les Araméens (2R 6,21-23). C'est surtout David, figure du Christ, qui exerce envers la descendance de son persécuteur Saül, “ une miséricorde d'Elohim ” (2S 9,3), doublement caractérisée comme venant de Dieu puisque “ d'Elohim ” et que, d'autre part, c'est sa < Hésed >*, joignant le pardon à l'amour et à l'Alliance.

Lc 6,27-36) — Nous retrouvons ici Luc, où ces versets sont la suite immédiate des Béatitudes. Dans Luc, il y a interférence entre l'amour des ennemis (v. 27.31-36) et la non-résistance aux injures et aux injustices (v. 29-30) que Mt a traités successivement (§ 58 et 59). De toute façon, se trouve ainsi confirmé le lien entre ces deux formes de la charité avec ceux-là mêmes qui s'opposent à nous; et que toutes deux viennent de la même source, qui est l'amour de Dieu. Seulement, là où Mt, qui a déjà évoqué la miséricorde dans les Béatitudes, réfère à la totalité de la perfection de Dieu, à l'image de laquelle doit être la nôtre (v. 48*), Lc désigne la source plus spécifique, qui est sa divine Miséricorde (v. 36).

Mt 5,44) — Aimez vos ennemis : positivement, effectivement, concrètement. En “ faisant du bien ”, en “ prêtant à fonds perdu ” (Lc 6,33-34 — qui répond à Mt 5,42 b), en l'honorant, par une salutation ou autrement (Mt 5,47). Au lieu de se trouver en opposition à “ prochain ” (comme en Mt 5,43), “ ennemis ” est devenu parallèle. Quel < accomplissement > de la loi d'aimer!

priez pour ceux qui vous persécutent: Peut très bien référer aux Béatitudes (Mt 5,10-12). Ce n'est pas du tout une hyperbole pour les chrétiens; car dès le premier siècle, ils auront à subir la persécution, d'abord de leurs frères juifs, puis de l'Empire romain. La prière est toujours possible ; or c'est une façon non moins vive d'aimer, de vouloir et de procurer le Bien et le Bonheur; c'en est même le moyen le plus direct, puisqu'il passe par Dieu, qui est au plus intime de mon ennemi comme de moi-même.

La didachè (n° siècle) interprète : “ Aimez ceux qui vous haïssent, et vous ri aurez pas d'ennemi ” (1,3) — se p. 144). Le calcul serait bon parfois, comme on le voit en 2R 6,23. Mais l'Évangile est sans calcul ; et il semble plutôt annoncer que, comme le dira saint Paul, “ tous ceux qui veulent vivre dans le Christ avec piété seront persécutés ” (2Tm 3,12).

Mt 5,45) — C'est ainsi que... : Il s'agit d'une conséquence finaliste : “ afin que... ” Tel est le but, l'effet de cet amour:

vous serez: Litt. “ vous deviendrez ”, par votre action charitable, mais comme répondant à fêtre même qui vous a été donné. Tob: “ Il s'agit du passage à un nouvel état, qui affecte la totalité de l'être jusque dans ses manifestations ”. Comment en effet pourrions-nous agir avec tous comme Dieu si nous ne lui étions affiliés — par cette adoption filiale qui nous donne d'aimer à la largeur même de Dieu (Ep 1,5 et 5,1): “ Cherchez à imiter Dieu comme des enfants bien-aimés ”. Cet Amour ne peut être au but que s'il est à la source, don de Dieu, Esprit vivifiant, inépuisablement.

les fils: Comment ne pas mettre cette filiation en rapport avec la 7° Béatitude: “ Ils seront appelés fils de Dieu ” ? Et de fait, quelle plus profonde manière de travailler à la paix qu'en commençant par “ aimer ses ennemis ” ?

de votre Père des cieux : Prend ici toute sa valeur imagée de transcendance (cf. § 62 ) — Mt 6,9*) et d'universalisme (comme du soleil et de la pluie).

// Jr 14,22 — L'image est de l’A.T., mais elle n'avait pas alors un sens aussi explicitement universaliste. Is 55,10-11 (en // au § 129 ) annonce que la vraie pluie vivifiante envoyée par Dieu est sa Parole fécondante. D. Bonhoeffer reconnaît lui aussi en ce soleil et cette pluie de Mt 5,45, le Christ, < Soleil de Justice > et “ pluie de la Parole divine ” (p. 106).

Lc 6,31; (Mt 7,12 — C'est une autre manière de dire: “ comme toi-même ”: comme pour toi. Se mettre à la place de l'autre, pour agir en conséquence. Affaire de quantité aussi: Litt. “ aussi nombreuses que soient les choses... ” Pas d'heure de fermeture du guichet...

C'est la Loi et les Prophètes: parce que quiconque aime ainsi, accomplit la Loi (Mt 22,40).

Mt 5,46-47; Lc 6,32-34) — Les exemples de manifestations de cet amour ne sont pas les mêmes ici et là : chez Mt les salutations ; chez Le faire du bien ou prêter sans espoir de retour. Mais le sens est le même : cet amour doit être totalement gratuit. Du fait qu'il n'a guère à attendre de réciprocité, l'amour des ennemis se révèle plus purement et manifestement pour ce qu'il est: non pas un < échange >, de politesses ou de services, mais un don. C'est par là qu'il est “ excellent ”, c'est-à-dire divin, sur-naturel. Ce n'est pas qu'il ne puisse y avoir un amour naturel, noble et grand. Il est même très répandu, étant le point par où l'homme est le plus “ à l'image de Dieu ” — mais avec les limites et l'intéressement qui sont le propre de la créature. Le don de soi, pur et total, c'est têtre trinitaire de Dieu. Donc cet Amour-là est d'un autre ordre. En ce qui est naturel, païens et chrétiens “ en font autant ”, et c'est bien. “ Mais ce qui est spécifiquement chrétien commence à l'excellent, et là où l'on ne trouve pas cet < extraordinaire >, ce < hors ligne >, il n'y a non plus rien de spécifiquement chrétien... C'est la grande erreur d'une fausse éthique protestante (qui s'est aussi infiltrée parmi les catholiques, dans les années 1970) que de croire que l'amour du Christ se ramène à l'amour de la patrie, à l'amitié ou à la profession, que la justice meilleure se réduit à la < justifia civilis >. Jésus ne parle pas ainsi ” (D. Bonhoeffer: Le prix de la grâce, p. 108).

quelle récompense: Déjà mentionnée à la 8° Béatitude (5,12), reviendra comme un refrain en 6,1.2.5.16. Cf. encore 10,41-42. Ainsi, contrairement aux théories abstraites sur < l'amour pur >, au XVII° siècle, la gratuité de l'amour n'exclut pas qu'il implique le désir d'une récompense. Seulement, l'opposition entre récompense qui vient des hommes (par amitié, services réciproques ou honneurs) et récompense “ dans le deux ” nous invite à hausser notre espérance, de sorte que la récompense de l'amour soit dans l'union même de l'amour. Ce qui — comme tout génitif — peut s'entendre dans les deux sens: mon amour m'unissant à Dieu, mais aussi l'amour de Dieu s'unissant à moi. La formule parallèle de Lc (6,32.33.34): “ quel gré vous en saura-t-on ” (Litt. “ quelle grâce en est pour vous ”), relève plutôt de ce dernier sens. Récompense qui est donc pure grâce, non salaire, comme l'expliquera la parabole des Ouvriers de la onzième heure (§ 252 *).

// Ps 73,25-26 (au § 50 ) — Mt 5,4b) ; 2Co 8,9 2Co 9,6) — Autres témoignages que la gratuité de l'amour n'exclut pas sa récompense : grâce, “ bénédictions ” (2Co 9,6), “ être avec ” (Ps 73). Et déjà le Modèle se profile (2Co 8,9)...

// Rm 5,8 Rm 5,10 Lc 23,34 Mt 10,8 — C'est le Père qui le premier a aimé les < ennemis > — dérisoires mais hargneux — que le péché a fait de nous. Le Christ, envoyé par Lui est “ la preuve ” de cet amour, et sa mesure sans mesure, puisqu'il donne sa vie pour sauver ces < ennemis >, “ réconciliés ” par ce sacrifice même. Sur la Croix encore, c'est de cela qu'il se soucie (Lc 23,34). Et c'est exactement cet amour-là qui peut nous porter à “ aimer nos ennemis ”. Ainsi je laisserai passer cet amour gratuit de Dieu pour le pécheur (que je suis) à d'autres pécheurs (// Mt 10,8):

D. Bonhoeffer: Le prix de la grâce, p. 105 : Ce n'est pas l'amour du disciple, c'est uniquement l'amour de Jésus-Christ, de celui qui est allé à la croix pour ses ennemis et qui, sur la croix, a prié pour eux. Or, en considérant le chemin que Jésus a suivi jusqu'à la croix, les disciples reconnaissent qu'ils étaient d'entre les ennemis de Jésus dont son amour a triomphé. Cet amour ouvre les yeux du disciple de sorte qu'il reconnaît dans l'ennemi, le frère, de sorte qu'il se met à agir en frère à son égard. Pourquoi ? Parce que lui-même ne vit que de l'amour de celui qui a agi en frère vis-à-vis de lui et qui l'a fait entrer, comme sonprochain, dans sa communion... L'amour pour l'ennemi conduit le disciple sur le chemin de la croix et dans la communion du crucifié ”.

Mt 5,48 ; Lc 6,36) — Voilà donc le Modèle auquel référait tout ce qui précède et qui, seul, rend possible une conduite évangélique, à hauteur de celle du “Père des cieux ”*. Amour inépuisable, puisqu'il est l’être même de Dieu. Amour gratuit, puisque pur Don de soi. Amour universel, puisqu'il ne naît pas de l'appétit pour l'objet aimé — comme je peux < aimer > cette pomme — mais d'une surabondance qui demande à se répandre sur tous, comme le soleil, comme la pluie, d'une miséricorde qu'attirent les manques à combler ou les plaies à panser: “ Comment subsisterait un être que tu ne voudrais pas?... Oui ! tu aimes tout ce qui existe, et tu as compassion de tous... ” (Sg 11,21-26, en // Au § 40 ).

// Ex 22,25 Lv 19,1 — Dès l’A.T., c'est bien sous cette Miséricorde et cette perfection de Sainteté qu'était placée la Loi mosaïque. En cela aussi le Sermon sur la Montagne < l'accomplit >, en ouvrant toute grande la Source divine. Le drame est qu'il faut, pour nous y ouvrir nous-mêmes, accepter de ne miser que sur elle, comme Jésus le demandera au < Jeune homme riche > (Mt 19,21). Le drame est surtout que n'a pas fini de retentir à nos oreilles, et autant que jamais, la proposition inverse du Démon, dont toute l'histoire humaine montre pourtant la fausseté: par votre indépendance, “ vous serez comme des Dieux ” (Gn3,5):

Rupert de Deutz  : Sur Mt v (PL 168,1422): Le Serpent avait suggéré la mauvaise voie, comme si elle conduisait à la perfection : “ Mangez, et vous serez comme des Dieux ”. Le Christ prêche et démontre la bonne voie qui conduit à la vraie perfection : Soyez parfaits, dit-il, non pas comme des Dieux, mais selon ce mode de perfection dont votre Père céleste est parfait. La mauvaise doctrine du serpent conduisit l'homme à la totale dissemblance d'avec Dieu, mais ma doctrine vous conformera à la ressemblance de Dieu, et il arrivera ce qui est écrit: “ Vous êtes des Dieux, tous, fils du Très Haut ” (Ps 82,6).

Augustin : 5. Domini in Monte I, 21,69 (PL 34,1264 ; Vives 9,69) : La perfection de la miséricorde est celle qui se dévoue le plus au bien du prochain. On ne peut aller plus loin que l'amour des ennemis. C'est pourquoi le Seigneur conclut: “ Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ” (Mt 5,48).

Répandre les bienfaits par miséricorde, c'est prêter à Dieu; et Dieu rendra plus qu'on n'a donné.

D. Barsotti ; On comprend que le judaïsme puisse favoriser un certain sentiment de satisfaction. Le pharisaïsme est le fruit naturel d'une loi négative [la loi de Moïse : tu ne tueras pas, tu ne commettras pas l'adultère, etc. Un seul commandement positif sur les dix commandements]. Tant que tu n'as pas commis ces fautes, tu es en règle. Mais comment se sentir en règle dans le christianisme ? Peut-on se sentir parfait comme le Père céleste est parfait ? Qui peut s'imaginer avoir accompli la loi chrétienne, alors qu'elle demande notre identification au Christ, notre transformation en Dieu ? Nous l'accomplissons dans la mesure où nous nous efforçons de nous dépasser nous-mêmes dans l'adhésion à la volonté de Dieu qui nous dépassera toujours, parce qu'elle est la sainteté même de Dieu.

La Loi de Moïse est une loi statique ; la loi du Christ est dynamique, elle maintient l'âme dans un état de tension qui ne la laisse jamais en repos. Si nous nous sentions en règle, nous ne serions déjà plus chrétiens.

Les Pères du désert l'enseignaient déjà : “ Celui qui s'arrête tombe ”. Celui qui s'arrête n'obéit plus à la loi de Dieu, parce que la loi de Dieu implique par elle-même de marcher, de monter (Le péché d'omission, dans “ Monastica ”, Rome, juillet 1984, p. 20) — Ce commentaire part en réalité de la condamnation par le Christ de ceux qui auraient cru suffisant de ne rien faire de mal, Mt 25,41-45*, au § 307 ).

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§ 60-67. Pureté d'intention



Être parfait à l'image de Dieu est le sommet. Aussi, au ch. 6, le Sermon sur la Montagne l'aborde-t-il encore, mais par un autre biais : pour éloigner cette fois tout ce qui pourrait, de l'intérieur, contaminer cette perfection, et nous faire dévier de ce but. C'est donc une reprise et une explication de la 6° Béatitude, celle de la pureté du coeur et de l'intention (cf. cassien, au § 50 ) — Mt 5,8*), qui sera définie au centre du chapitre (§ 64 -66*), ainsi que de la Béatitude des pauvres qui le sont dans l'Esprit (§ 67 *).

L'unité et la composition de tous ces paragraphes est bien marquée par la double et triple inclusion : La première englobe tout l'ensemble et le place dans la ligne de recherche de la Justice* (v. 1 et 33). La seconde détache en un premier groupe les § 60 à 63 : “ non pas devant les hommes, mais auprès de Dieu ” (v. 1 et 18). En même temps, ce ch. 6 est bien le prolongement du ch. 5, qui se terminait sur l'appel de Dieu comme “ notre Père ” (v. 48). C'est sous ce titre en effet qu'il est invoqué aux v. 4.6.8.18.32, avec reprise en quasi-inclusion de la formule: “ car votre Père sait ce qu'il vous faut ” (v. 8 et 32), montrant l'équivalence entre prière et abandon filial. Par là aussi se trouve souligné que la Révélation du “ Notre Père ” est bien au coeur du chapitre, parce qu'il en est effectivement le coeur (cf. § 62 *).


§ 60-63. Fuir l'ostentation : Mt 6,1-18; (Mc 11,25 Lc 11,2-4)





(Mt 6,1-18 Mc 11,25 Lc 11,2-4)

Le parallélisme des § 60 , § 61 et § 63 saute aux yeux, tant le récitatif qui, au ch. 5 s'en tenait à la phrase introductive (“ Vous avez entendu... Et moi, je vous dis ”), enserre cette fois complètement chacun des 3 paragraphes:

1) “ Quand tu fais l'aumône, pries ou jeûnes... ne fais pas comme les hypocrites ;

2) Amen* je vous le dis, ils ont reçu leur récompense;

3) Mais toi, quand tu fais l'aumône, pries ou jeûnes... dans le secret;

4) et ton Père qui voit dans le secret te le rendra ”.

Sans parler d'autres rencontres secondaires, comme “ dans les synagogues et les rues ” (v. 2 et 5) — Cf. A. George: La justice à faire dans le secret ”, dans “ Biblica ” 1959, p. 590-598). Depuis les travaux du précurseur que fut en ce domaine le P. Jousse (voir à la Bibliographie générale), on reconnaît généralement que cette formulation rythmée, plus facile à retenir, caractéristique de l'enseignement des rabbins, a sans doute été pratiquée couramment par Jésus. Cf., par exemple Mt 6,26-28; 7,24-27; 13,31-33.44.45.46; 25,31-46; Mc 9,43.45.47; Lc 13, 2-3 et 4-5; 15, 4-7 et 8-10.

Comme au ch. 5, il y a antithèse, mais cette fois plus complètement négative parce qu'il ne s'agit plus de la Loi — qu'il faut seulement < accomplir > -mais d'une déviation hypocrite à dénoncer pour, autant que possible, < l'abolir >.

Les hypocrites: Souvent dénoncés dans l'Evangile: Mt7,5; 15,7; 22,18; 23,13.15.23.25.27.28.29; 24,51; Mc 12,15; Lc 12,1.56; 13,15; 20,20 (cf. Concordance nt < Egarés >). En français, ce mot, synonyme de faux, fourbe, imposteur, stigmatise l'hypocrisie subjective, consciente, menteuse. Elle “consiste à affecter une piété, une vertu, un noble sentiment qu'on n'a pas ” (Littré). Mais en outre, l'Evangile nous avertit que l'hypocrisie peut être seulement objective, si aumône, piété, jeûne, correction fraternelle, recours à l'Écriture et à la Loi se font de bonne foi, mais comme pratiques extérieures n'entraînant pas une conversion intérieure correspondante — ce qui peut donc être le cas même du pécheur et, à la limite, de l'impie (cf. P. joùon: < Upokritès >, dans Rech. sr 1930, p. 312-316). Évidemment, ce sont les < Pharisiens > qui se trouvent visés, le plus souvent nommément, tellement que ce mot de < Pharisien >, de soi très honorable, a pris pour nous valeur péjorative, ne désignant plus que cette déviation. Mais il serait trop commode et < hypocrite > de tenir que le reproche s'adresse uniquement “ à tous les Pharisiens et aux seuls Pharisiens ” (A. George). C'est un danger permanent, quelle que soit la religion.

Que cette disjonction soit inconsciente ne l'empêche pas d'être en fait une < hypocrisie > sinon subjective et donc proprement pécheresse, du moins objectivement, c'est-à-dire en réalité. En un sens, c'est même le pire Tartufe que celui qui se dupe et se tartufie lui-même, car cet aveuglement l'empêche d'avoir à se corriger, et le rend même imperméable au Kérygme* évangélique, qui est, on le sait, appel à une conversion, indispensable pour entrer dans le Royaume. D'où la dureté de l'Évangile, non pas seulement contre les Pharisiens, mais contre les hypocrites que nous avons tous tendance à être. Les Saints ne sont peut-être pas tellement des < parfaits >, sinon au terme de leur course, que ceux qui ont eu la lucidité et la générosité d'éviter le piège.

L'antithèse entre les < hypocrites > et les disciples du Christ se répercute non seulement dans les moyens — avec < publicité > ou “ dans le secret ” — mais dans le < théâtre > aussi : “ devant les hommes ” ou bien < pour Dieu seul > ; enfin il y a aussi opposition entre récompense immédiate et terrestre, ou future et divine. Par contre, il n'y a aucune contradiction entre l'enseignement du Christ et celui de l’A.T., en particulier des Prophètes, comme le montreront les // . Sur ce point comme sur les précédents, loin d'abolir, le Sermon sur la Montagne < accomplit >. Les 3 exemples choisis sont d'ailleurs traditionnels: aumône — estimée alors comme l'oeuvre de < justice > par excellence — prière et jeûne se trouvent fréquemment recommandés dans l'Écriture. Aujourd'hui encore, ils sont l'armature d'un temps de plus grande intensité et de conversion comme notre carême.

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§ 60. L’aumône:



Mt 6,1 - Le 1° verset énonce le principe général, comme au ch. 5, le v. 20. Or l'objectif est le même: c'est la < justice >* du Royaume, supérieure à celle des Pharisiens, et il s'agit précisément non de paraître juste suivant les vues si extérieures des hommes, mais d'être intérieurement juste, comme Dieu nous y appelle.

Veillez: L'Évangile recommande la vigilance proprement dite, au sens de rester éveillé, en attente de Dieu et de son Jugement (Mt 24,37 à 25,46 et //). Ici, la vigilance consiste à se tenir en garde contre le piège de la tartuferie, comme ailleurs des faux-prophètes, des persécuteurs, etc... (Mt 7,15 Mt 10,17 Mt 16,11).

pour être vus : C'est le verbe grec d'où nous avons tiré le < théâtre >. Du seul fait qu'elle est lumière, toute oeuvre bonne “ brillera devant les hommes ”, et l'Évangile vient de nous y exhorter (§ 52 *). Ce qu'il y a de mauvais, répétons-le, ce n'est pas d'être vu, mais de faire pour être vu : il y a donc double déviation, et du but (pour moi plutôt que pour Dieu) et du < théâtre > (devant les hommes plutôt qu'auprès de Dieu).

// Tb 4,5-11 Tb 14,2 Si 35,2 Si 17,22-24 (cf. Si 3,30 à4, 10; et 12,1-6 en // au § 59 ) — L'aumône est fondamentalement acte fraternel, partage, et par conséquent proportionnel aux possibilités (Tb 4,8). Heureux qui prend même sur son nécessaire, comme la veuve et son obole (§ 290 ) — Lc 21,1-4) ! Mais c'est aussi une sorte de restitution, signe normal de pénitence conversion retour à Dieu (Si 17,24), comme Zachée en donne l'exemple (§ 269 ) — Lc 19,8). Sans elle, ni le jeûne (Is 58,7), ni la prière n'auraient de poids: elle donne au “ sacrifice de louange ” sa vraie valeur (Si 35,2).

C'est que le don ne doit pas être seulement matériel, ni fait anonymement comme on se débarrasserait d'un pauvre en lui jetant un sou ! Il en va de l'aumône comme de l'acte charitable du Bon Samaritain, qui consiste premièrement à ne pas détourner du pauvre son visage : à prendre conscience que l'homme dans le besoin qui m'aborde est par le fait même devenu mon < prochain >, et que je dois commencer par lui donner mon attention, à établir de lui à moi un rapport personnel, d'autant plus nécessaire que son malheur le rend plus honteux et vulnérable en son honneur d'homme. Il est à reconnaître mon égal et même, comme disait superbement saint Vincent de Paul, “ mon Maître ”, parce que, de son besoin, le Christ se tient pour solidaire si bien qu'en Lui c'est le visage du Seigneur que je rencontre (Mt 25,35).

D'où la réciproque: “ Si tu ne détournes pas du pauvre ton visage, Dieu ne détournera pas non plus de toi son visage ” (Tb 4,7). C'est comme pour la miséricorde (Mt 6,14-15 et 5,7). Dieu nous traite de la même manière que nous, notre prochain (Mt 18,23-35). D'où aussi “ la récompense ”, “ le trésor pour le temps de la nécessité ” (Tb 4,9-11), quand tu paraîtras devant Dieu:

Grégoire de Nysse: De Instituto christiano (Éd. Jaeger VIII, 1, p. 51): Désires-tu une gloire immortelle ? Montre ta vie, dans le secret, à Celui qui est assez puissant pour procurer la gloire que tu désires. As-tu peur d'une honte éternelle ? Crains celui qui dévoilera ta honte, au Jour du Jugement.

Mt 6,3 — Que ta main gauche ignore... : Qui se soucie vraiment du pauvre, c'est lui qu'il regarde ; et sa joie vient de se donner — l'inverse du retour sur soi (le moins possible) et de la satisfaction de soi...

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§ 61. La prière intime;





// 2R 4,32 Tb 3,10 Da 6,11 — Trois exemples de l'instinct de la prière qui, mouvement d'intériorisation (“ de l'âme vers Dieu ”, disait le catéchisme), cherche un cadre correspondant et par conséquent intériorisé, lui aussi. On prie bien aussi dans la nature, ou dans les assemblées, qu'elles soient liturgiques ou charismatiques ou informelles, mais ce sont d'autres types de prière, dont il n'est pas question ici. Car, pas plus que l'aumône et le jeûne, la prière “ dans les synagogues ”, “ debout ” au vu et au su de tout le monde, n'est exclue, pourvu que ce ne soit pas “ pour être vue ”. Plus souvent il est vrai, l'on manquerait de prier “ pour ne pas être vu ”. Admirons les musulmans, mais aussi tant de chrétiens qui ont banni ce respect humain, autre vain souci de l'opinion des hommes.

Mt 6,6 // Is 26,20-21 — Entre dans ta chambre, ferme ta porte: En Is 26,20, le contexte est apocalyptique ; c'est de la colère de Dieu qu'il faut se cacher, comme les Hébreux, lors de la 10° plaie d'Egypte, furent préservés de l'Ange exterminateur en restant dans leurs maisons, marquées du sang de l'Agneau (Ex 12,13); mais c'est aussi toute rencontre face à face avec Dieu qui exige d'être “ caché ”, comme Dieu y invite Moïse (Ex 33,22-23), ou à tout le moins de se voiler le visage comme fit Élie, sorti de la grotte à la rencontre de Dieu (1R 19,13). Même pour le chrétien, il faut que “ sa vie soit cachée avec le Christ ” comme y pourvoient les purifications que Jean de la Croix appelle < Nuits >. C'est en effet une autre image pour signifier que la rencontre avec Dieu ne peut être que “ dans le secret ”, non seulement vis-à-vis des autres, mais de soi-même, “ au plus intime de ce que j'ai de plus intime ”, au < centre de l'âme >, au < coeur > — donc aussi < au plus secret >, dans le mystère de mon union au Christ, unique Fils de ce Père. C'est pourquoi la prière chrétienne est, de soi, < mystique >, aux deux sens de ce mot: à la fois comme rendue possible par les sacrements (< Mystérion >) et comme vécue à une profondeur qui est du domaine, non sensible, de < la mystique >. Il n'y a de prière vraiment “ chrétienne ” à Dieu comme “ ton Père ” que si l'on est < filialisé >, enfoui “in Christo Jesu ” et mû par l'Esprit, seul capable de nous faire exhaler: “ Abba, Père ” (Ga 4,6).

Mt 6,7-8 // Is 1,15 Si 7,14 Ps 139,4 Ps 139, Quadruple mise en garde. Mais les motifs en sont divers (et complémentaires). Si Ps 7,14 est conseil tout à fait général de sagesse contre la vaine prolixité ; le prophète Isaïe se soucie que la quantité ne donne le change, là où ce qui compte est bien plutôt la pureté du coeur (suivant le thème général du chapitre); mais le psaume, étant prière, découvre que surtout, la prière fait fond sur la sollicitude et la providence de “ Celui qui sait ”. La prière n'est pas un stérile monologue; on n'y est pas tout seul mais < en présence de Dieu >, et c'est de Lui que nous vient la confiance plus que de < nos pauvres prières >. Car “ Celui qui sait ” (et qui peut tout), est “ notre Père ”, comme le précisera la fin de ce ch. 6 pour en faire le fondement de notre abandon filial (v. 25-32*).


§ 62. Le pater;

Prenons pour guide les Recherches sur le “ Notre Père ” de J. Carmignac, dont les conclusions sont reprises, sous forme simple, dans son livret A l'écoute du Notre Père. De même, les principaux commentaires patristiques sont facilement accessibles dans Le Pater expliqué par les Pères (A. Hamman), ou bien en édition séparée (Origène: La prière; Grégoire de Nysse: La prière du Seigneur, DDB 1977 et 1982). Comme indiqué dans notre Introduction générale, nous préférons nous en tenir à un Père, bien représentatif — Cyprien — pour que nos extraits en donnent une suffisante vue d'ensemble.

Le texte de Luc, comme son contexte, est différent. Sur la vanité (depuis lors reconnue) des hypothèses soi-disant scientifiques pour départager les deux versions, cf. J. Carmignac: Recherches, p. 18-28. Mais toutes ces études (83 pages de bibliographie dans l'ouvrage précité) ont amené la critique historique elle-même à prendre conscience de la belle composition (littéraire) qui fait du Pater suivant Saint-Matthieu un ensemble mieux équilibré et rythmé, merveille “ de sobriété et de concentration sur l'essentiel ” (P. Bonnard).

Les nombres eux-mêmes sont parfaits: 7 demandes, dont les 3 premières concernent Dieu avant que les 4 dernières présentent nos besoins fondamentaux. Les deux strophes s'équilibrent; la première, plus brève, s'augmentant de l'adresse et du repos balancé terminal: “ sur la terre comme au ciel ”, atteint 5 stiques, tout comme la seconde qui comporte à son tour le redoublement du “ comme nous avons acquitté... ” Luc, par contre, semble vouloir éviter toute redondance, dès l'adresse, puis en supprimant la 3° et la 7° demandes qui, de fait, explicitent la 2° et la 6°. Mais on y perd la souplesse, qui n'est pas moins favorable à la poésie qu'à la prière. Cf. M. jousse: Les formules targoûmiques du < Pater > dans le milieu ethnique palestinien.

De toutes façons, le texte est d'une densité plus grande encore que celui du Benedictus ou du Magnificat, tant chaque mot, chargé du sens dont l'a enrichi tout l’A.T., se trouve pris dans une proposition simple et directe, qui le porte à son maximum d'intensité.

En retardant la < Tradition > du Pater jusqu'au moment du baptême, l'Église des premiers siècles montrait qu'elle vénérait cette prière comme si vraiment filiale qu'elle ne pouvait être dite que par ceux que le sacrement a rendus fils, in Christo (Mt 6,6*). “ Comment en effet celui qui n'est pas encore né pourrait-il dire “ Notre Père ” (Augustin: Sermon 59,7).

Augustin : S. Domini in Monte u, 4,16 (PL 34,1276 ; Vives 9,86-87) : Nous sommes appelés à l'héritage éternel et à l'adoption des fils... C'est cette grâce que nous exprimons quand nous disons “Notre Père... ”. Ce nom excite l'amour — car pour des fils, qu'y a-t-il de plus cher qu'un père — et garantit le don: car, que ne donnera-t-il pas à ses fils qui le prient, Lui qui d'abord leur a donné d'être ses fils ?

... Les hommes ne peuvent dire : “ Notre Père ” vraiment et finalement que s'ils se reconnaissent frères entre eux.

Cyprien : De Or. Dom. 9 (PL 4,525) : L'orant commence par dire “ Père ”, parce qu'il est déjà fils : “ À tous ceux qui l'ont reçu, en effet, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu ” : le fils de Dieu doit donc commencer par rendre grâces en confessant qu'il est fils.

Mais souvenons-nous que si nous appelons Dieu “ notre Père ”, il nous faut agir en fils de Dieu ; et que si nous sommes contents de Dieu, il faut aussi qu'il soit content de nous. Comportons-nous comme des temples de Dieu, afin qu'on puisse voir que Dieu habite en nous.

Notre Père : (Mt 6,8PL 4,523-24) : Avant tout, le Docteur de la Paix, le Maître de l'Unité, n'a pas voulu que la prière se fasse chacun pour soi: nous ne disons ni “ mon Père ”, ni “ mon pain ”... et c'est pour tout le peuple que nous prions, car tous nous ne faisons qu'un, et la prière nous est commune. Les trois enfants dans la fournaise priaient “ d'une seule voix ”, et les Apôtres, après l'Ascension du Seigneur, étaient “ unanimes dans la prière ”. Dieu n'admet pas dans la Demeure éternelle ceux dont la prière n'est pas unanime.

// Dt 32,6 Is 64,7 Si 23,1 Si 23,4) — Dieu est Père comme Créateur, rédempteur, protecteur de notre croissance. Tout l’A.T. le reconnaît (cf. encore Tb 13,4 Ml 1,6 Ml 2,10). Mais Il l'est à un titre plus particulier, électif, d'Israël choisi comme “ son fils premier-né ” (Ex 4,22 — cf. BC I*, p. 212; cf. également Is 1,2 Is 63,16 Jr 3,19 Jr 31,20 Os 11,1-3 Si 36,11), de David, le roi selon son coeur (1R 3,6), des orphelins (Ps 68,6), du juste (Sg 2,16-18). Et Il le montre aussi bien quand Il corrige qu'en ayant compassion (Pr 3,12 Ml 3,17 — cf. Vtb). En cette paternité divine, les Hébreux se confièrent dès les premiers temps, en forgeant de nombreux patronymes, tels Abiyyah(u), Eliab, Abiel, Joab, Abihu, signifiant: < Yahvé est Père >, et même < Lui est mon Père > (J. Carmignac, p. 56-57).

// Jn 1,12 et 20,17) — Jésus, pourtant, tient Dieu pour son Père à un titre unique, dont Saint-Jean s'applique à révéler toute l'ampleur et la profondeur. Il l'annonçait dès son Prologue (Jn 1,18*). La filiation le constitue dans sa Personne même, au sein de l'éternelle Trinité, dans l'unité de l’être divin (cf. par exemple Jn 10,30 Jn 17,21). Mais on saisit quelque chose de ces rapports filiaux dans les Synoptiques aussi, en particulier Mt 11,25-27 = Lc 10,21-22 (§ 188 *). L'intimité du Fils avec son Père se marque aussi par le terme familier dont Jésus aime à l'appeler: Abba “ soit au sens possessif de < mon Père >, soit au sens affectif de < Papa > ” (Mc 14,36 Rm 8,15 Ga 4,6).

Mais cette relation, Il est venu la révéler (Mt 11,27*), et mieux encore, nous donner d'y avoir part, si bien que “ tous ceux qui l'ont reçu aient le pouvoir de devenir enfants de Dieu ” (// Jn 1,12*), et donc de le prier comme leur Père. “ C'est beau d'être fille de Dieu ”, s'émerveille la Jeanne au Bûcher de Claudel.

Pour réelle que soit cette filiation, ce n'est pas dire qu'elle équipare celle, unique, de l’Unigenitus. C'est ce qu'indiqué délicatement le rapprochement en même temps que la distinction de “ mon Père et votre Père ” (// Jn 20,17). Mais le Pater devient vrai pour nous précisément dans la mesure où, comme à la messe, nous disons toutes ses paroles “ par le Christ, avec Lui et en Lui ”. Car non seulement il est le Fils, mais c'est Lui “ le Nom ”, le Verbe, la Parole en qui le Père se nomme à nous; en Lui ce Nom est manifesté, sanctifié, glorifié (Jn 1,18*; 17,6.19*; 12,28*). En Lui “le Règne de Dieu advient” (dans < adveniat > il y a < avènement >) ; en Lui la volonté d'amour du Père s'accomplit, parfaite (§ 24 ) — Mt 3,17*). Il est le pain quotidien, le pardon divin (Lc 23,34*); Il veille à Gethsémani, au plus creux de la tentation, pour nous engager à ne plus entrer nous-mêmes en tentation (§ 337 ) — Lc 22, 40*) ; Il nous délivre du péché et du diable. En Lui, tout ce que nous demandons est déjà exaucé !


qui es dans les cieux: Litt. en grec: “ le dans les cieux ”. Toutes les religions situent Dieu au ciel, y compris l’A.T. C'est que, par un symbolisme naturel, l'En Haut correspond au < Très-Haut >, et se conjugue avec l'idée de Règne — qui va faire l'objet de la seconde demande. Ceux qui voudraient supprimer ce titre, sous prétexte que Dieu n'est pas matériellement localisable, témoignent par là de leur totale carence poétique. On ne discute pas de couleurs avec les aveugles, et qui ne sait pas sentir la vérité d'une image, qu'il ne se mêle pas d'en juger. Tant pis si Gagarine fait une objection contre l'existence de Dieu de ce qu'il ne l'a pas rencontré en tournant autour de la terre : c'est sa pédanterie qui est pesante et ridicule, non l'image incomprise.

// Ps 103,19 (cf. aussi Is 66,1 en // à § 57 ) — La Bible elle-même corrige les limites de l'image en ajoutant que “ les cieux et les cieux des cieux ne peuvent contenir ” le Dieu “ qui déploie les cieux ” (1R 8,27 Jb 9,8 Is 40,22). Mais il n'empêche que non seulement les plus récents ouvrages de l’A.T. (Esd, Né, 1M, Jdt, Dn), mais aussi l'Apocalypse (11,13; 16,11) aiment ce titre de “ Dieu du ciel ” ; et tout le monde comprend que “ crier vers le ciel ” soit demander secours à Dieu.

Pourtant, d'après l'araméen ou l'hébreu que l'on peut restituer sous le grec, il est vrai que l'expression signifie premièrement: “ notre Père, celui des cieux ”, par opposition à nos pères de la terre (Mt 7,11 Jn 1,13) ou même à “ notre père Abraham ” (cf. J. Carmignac, p. 72-74, qui propose de traduire: “ Notre Père des cieux ” ou “ du ciel ”, p. 77). Alors même, le titre indique la transcendance, et concorde par conséquent avec l'image du Dieu qui réside et règne “ au ciel comme sur la terre ” (cf. v. 10 c*).

Que ton Nom soit sanctifié : En son sens le plus immédiat, et le plus extrinsèque aussi, c'est recommander, souhaiter, exiger que le Saint Nom de Dieu soit toujours prononcé avec le plus grand respect, à l'exclusion de tout juron, blasphème et faux serment. Mais au sens biblique où < le nom* c'est l'être >, est-il seulement possible que le Dieu Saint puisse être sanctifié ? Comment la perfection aurait-elle encore à se parfaire ? — En Lui-même, sûr qu'il n'y a rien à ajouter ! Mais, comme la Gloire de Dieu, qui est tout intérieure et trinitaire, retentit dans sa création et prend visage dans l'homme — “ Les cieux proclament la gloire de Dieu ” (Ps 19,2) et “ la gloire de Dieu, c'est l'homme vivant ” (Saint Irénée — 1Co 11,7 — ainsi la sainteté de Dieu peut être soit reflétée soit obscurcie par ceux qui ont à la re-présenter sur la terre. Les incroyants ne s'y trompent pas et prennent prétexte (trop facile) des insuffisances des croyants pour ne pas y reconnaître Dieu ; et de la sorte, c'est Dieu — non en Lui-même, certes, mais en son Nom, c'est-à-dire la connaissance que l'on en peut avoir, autrement dit encore son < re-nom > — qui en paraît moins éclatant. À l'inverse, en ses saints, Dieu apparaît comme vénérable et attirant: le renom de Dieu dépend de nous. Ainsi, lors de “ l'épreuve ” dans le désert, Moïse et Aaron ont-ils “ manqué de manifester la sainteté de Yahvé ” en croyant au miracle de l'eau qu'il leur ordonnait de faire jaillir du Rocher (Nb 27,14). Isaïe nous engage aussi à la proclamer (8,13).

// Lv 22,32 Ez 36,23 Si 36,3 Ml 1,11 Ps 115,1 — C'est caractéristique: si nous pouvons de nous-même “ profaner le Saint Nom ”, quand il s'agit plus positivement de le “ sanctifier ”, tous ces // évitent que le sujet de ce verbe soit < les hommes > : par l'emploi du passif en Lv 22,32, ou par la prise en charge de cette sanctification par Dieu lui-même : “ Je manifesterai en vous ma sainteté... magnifie-toi aussi dans les nations païennes ”. C'est en particulier le thème fondamental d'Ézéchiel: “ Et vous saurez que je suis saint ” (Outre // 36,23, cf. 20,41 ; 28,22.25 ; 38,16.23 ; 39,27). -* Aussi bien, la gloire des saints rejaillit moins sur eux-mêmes que sur Yahvé, auteur et modèle de leur sainteté (// Lv 22,32 et Lv 19,1 ou Mt 5,48, “ Soyez saints et parfaits comme votre Père du ciel ”). Telle est la prière, la vérité, l'humilité, la pauvreté bienheureuse: “ Non pas à nous... mais à ton Nom ” (// Ps 115). C'est tout à fait dans la note de ce chapitre: rapporter tout à Dieu, non à soi.

cyprien : De Or. Dom 12 (PL 4,527): Lui-même ayant dit: “ Soyez saints parce que je suis saint ” (Lv 19,1), nous demandons, nous qui avons été sanctifiés dans le baptême, à persévérer dans ce que nous avons commencé d'être. Et mus demandons cela tous les jours, car nous avons besoin d'une sanctification quotidienne, nous qui péchons chaque jour. L'Apôtre écrit (1Co 6,11) : “ Vous avez été lavés, justifiés, sanctifiés, au Nom de notre Seigneur Jésus-Christ et de l'Esprit de notre Dieu. ” Nous prions donc pour que cette sanctification demeure en nous.

Tertullien ajoute : “ Mais si nous ne disons pas expressément: < que ton Nom soit sanctifié en nous >, c'est qu'ainsi nous demandons qu'il le soit dans tous les hommes que la grâce de Dieu attend encore ; et par là nous nous conformons au précepte qui nous oblige de prier pour tous, même pour nos ennemis ” (Le Pater expliqué par les Pères, p. 22).

rituel séfarade (Roche Hachana, p. 187 ou 237 ou 266: Kédoucha): “ Tu es saint, ton nom est saint et les saints te glorifient tous les jours, Sélah. Dans tous les siècles ils proclament ta royauté, car toi seul es le Dieu très-haut et le Dieu saint. que ton nom soit donc sanctifié par Israël ton peuple... Fais que tous, d'un commun accord et avec un coeur sincère, ils accomPlissent ta volonté sainte. Car nous le reconnaissons, ô Éternel notre Dieu, À TOI APPARTIENT LA PUISSANCE, EN TOI RÉSIDE LA FORCE... Et Seul, Ô Éternel, tu régneras sur toutes tes oeuvres... (Nous soulignons les traits communs avec le < Notre Père > et sa doxologie — Mt 6,13b*).

Mt 6,10) — Que ton Règne* arrive: La demande porte bien sur le Règne effectif de Dieu, plus que sur l'extension du Royaume (§ 19 ) — Mt 3,2*) ; c'est-à-dire que le souci est plus directement de Dieu que du Salut des hommes (même si, bien entendu, c'est pour justifier, sanctifier et sauver que Dieu doit régner). Soucions-nous de Dieu, certains que Lui se soucie de nous: toujours la pureté d'intention.

arrive : plutôt que vienne, dans la mesure où le premier de ces verbes suggère une imminence qui est, comme on sait, l'Évangile même (le < Kérygme >*) de la proximité du Règne (§ 28 *). Toujours le paradoxe du < déjà-là > et du < pas encore >: “ Ce Règne de Dieu s'est approché dans la personne de Jésus; l'homme peut donc en connaître le mystère (13,11), annoncer son approche (10,7), se préparer à y entrer (5,20; 7,21 ; 18,3) et demander sa venue définitive ” (p. bonnard: Sur Mt, p. 84).

CYPRIEN; De Or. Dom. 13 (PL 4,527-28) : Nous demandons que le règne de Dieu nous soit présent — car quand donc Dieu ne règne-t-il pas? C'est notre règne, que nous demandons : promis par Dieu, acheté par le sang et la Passion du Christ. Nous qui avons été serviteurs en ce monde, nous régnerons avec le Christ comme il l'a promis : “ Venez, les bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous est préparé depuis l'origine du monde ” (Mt 25,34). Mais on peut comprendre que le Christ est lui-même le Royaume de Dieu, comme il est lui-même notre résurrection.

// Ps 146,10 Ps 93,1 Ps 93,5 Ap 22,17 — Le Ps 93 montre le lien entre Règne de Dieu et sainteté de l'Église, expliquant par là même le passage de la 1° à la 2° demande. Ps 146 situe ce Règne dans le temps, mais l'Apocalypse prie encore pour sa venue. C'est par une telle prière — incluse dans le < Notre Père > — que “ nous attendons et hâtons l'avènement du Jour de Dieu ” (2P 3,12).

Mt 6,10 b — Que ta volonté: Non pas tant au sens subjectif (la faculté de vouloir, d'autant plus réelle que Dieu est personnalisé) qu'objectif: ce que tu veux. Doit-on entendre par là, demande P. Bonnard, “ une volonté morale ” (= que les hommes respectent ses commandements) ou “ son Dessein d'ensemble sur l'Histoire? ” — Celui-ci et celle-là, en vérité, puisque celui-ci par celle-là. Et s'il est vrai que la catéchèse matthéenne insiste sur notre devoir de “ faire la volonté du Père ” (7,21 ; 12,50; 21,31), cela rentre dans la perspective globale du Plan divin sur sa création, que l'Histoire accomplit peu à peu : “ La volonté de Dieu, c'est son intention sacrée sur le monde et sur nous, son dessein éternel, les conceptions de sa sagesse, la puissance du sérieux divin (= de son respect de la nature et de ses lois), l'exigence d'amour dans le coeur de Dieu ” (R. GuarDINI; La prière du Seigneur, p. 11).

Et de fait, cette Volonté est essentiellement d'Amour, c'est-à-dire d'union, de ré-union des hommes à Lui et entre eux (ce qui est aussi le double commandement de la charité, en lequel sont impliqués tous les autres). Le Christ a été précisément manifesté, lors de son baptême, comme “ Celui en qui l'Amour, la Volonté de Dieu est faite et par-faite ” (§ 24 ) — Mt 3,17*). Il est venu pour cela, comme l'annonçait le Ps 40,9 et l'explique He 10,5-10. Toute sa vie, Jésus ne cherchera qu'à faire la volonté de Celui qui l'a envoyé (Jn 5,30 Jn 6,38); ce sera “ sa nourriture ” (Jn 4,34), et la Rédemption se jouera sur la remise de sa volonté humaine à celle du Père (Mt 26,39 Mt 26,42 Ph 2,8). C'est par là que s'accomplira ce que Dieu veut, de toujours : le Salut de tous, par l'adhésion au Christ d'abord (Jn 6,39-40), et notre propre sanctification (1Th 4,3-8 1Th 5,16-18). Tout converge.


// Ps 148,4-13 Da 4,32 1M 3,60 — Dieu étant le Tout-Puissant, pour qui penser et dire, c'est faire, sa Volonté se réalise infailliblement, “ à son gré ”, “ au ciel et sur la terre ” (Ps 148,13 Da 4,32). Et pourtant, ce n'est pas fatal. Quand Judas Maccabée s'écrie : “ Ce que le ciel a voulu, qu'il l'accomplisse ! ”, c'est l'inverse d'une démission, puisqu'il va engager le combat. Seulement, ce sera avec l'intention purifiée (thème du ch. 6 de Mt), et par conséquent aussi la confiance d'être dans la volonté de Dieu, donc avec Lui. “ Aide-toi et le ciel t'aidera ”, disait équivalemment Jeanne d'Arc. Rien n'est joué d'avance, en dehors de nous, car dans le Plan de Dieu, nous avons notre rôle.

“ Si le chrétien doit demander que la volonté de Dieu soit faite, remarque R. Guardini, c'est qu'il est possible aussi qu'elle ne se fasse pas ” (Op. cit. p. 12). Car cela dépend de nous: il nous est possible de nous opposer comme d'entrer dans cette volonté de Dieu; tel est le privilège de l'homme, doué de liberté ; tel fut le choix qu'Adam eut à faire en premier lieu ; telle est donc la fragilité du dessein de Dieu et la responsabilité de l'homme : nous pouvons mettre la volonté bienveillante de Dieu en danger (R. Guardini, p. 13-15). Mais cela même est notre grandeur: entrer dans la volonté de Dieu n'est pas fatalisme, mais filiale acceptation. Qu'on se rappelle l'enthousiasme de Péguy pour ce Dieu qui préfère “ à tous les prosternements du monde, d'être aimé par des hommes libres ” — et non seulement saint Louis, mais le bougon sire de Joinville (Le Mystère des Saints Innocents, Pléiade, p. 713 ss). Dût notre fragilité “ faire trembler le coeur même de Dieu / Du tremblement de la crainte et du tremblement de l'espoir... / Du tremblement même de l'espérance ” (Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu, Pléiade, p. 607 ss).

soit faite : Le passif du verbe peut avoir le sens réflexif : “ que ta volonté se fasse ”, Tob: “ Fais se réaliser ta volonté ”. Avec J. Carmignac, nous préférons garder l'ambiguïté que le passif sans complément laisse planer sur le sujet responsable de l'action : l'homme ou Dieu, l'homme et Dieu. Car même s'il dépend de nous de respecter la volonté de Dieu ou d'y collaborer, cela encore, c'est Dieu qui nous le donne (Rm 7,19). Ce que demande le Notre Père, c'est précisément que Dieu nous rende capables, par sa grâce, de faire sa volonté:

cyprien : De Or. Dom. 14 (PL 4,528-29) : “ Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ”. Cela veut dire: Que nous fassions, nous, ce que Dieu veut. Le diable fait obstacle à ce que notre esprit et notre action obéissent toujours à Dieu ; c'est pourquoi nous prions que la volonté de Dieu se fasse en nous, qu'elle fasse en nous son oeuvre, et nous protège. Car personne n'est fort par ses propres forces, mais chacun se trouve en sûreté avec l'indulgence et la miséricorde de Dieu. Notre Seigneur lui-même a montré l'infirmité de l'homme, parce qu'il l'a portée; et il a dit: “ Père, s'il se peut, que ce calice passe loin de moi ” (Mt 26,39). Et encore, donnant l'exemple à ses disciples: “ Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. ” La volonté de Dieu, c'est celle que le Christ a faite et qu'il a enseignée : l'humilité dans la vie, la stabilité dans la foi, la retenue dans les paroles, la justice dans les actions, la miséricorde dans les oeuvres, la discipline dans les moeurs; ne pas savoir faire d'injustice mais supporter celle que l'on vous fait, garder la paix avec les frères, aimer Dieu avec tout son coeur: l'aimer comme on aime un père, le craindre comme on craint un Dieu ; ne rien préférer au Christ, car lui-même nous a tout sacrifié ; adhérer à son amour inséparablement ; se tenir près de sa croix, avec force et confiance ; quand son Nom et son honneur sont en cause, montrer dans nos paroles la foi qui nous fait le confesser, dans les tourments la confiance, dans la mort la patience. Cela c'est accomplir l'ordre de Dieu, c'est faire la volonté du Père.

// Ps 143,10 “ L'homme qui prie ici (en Mt 6,10 comme en ce Ps 143) demande le bonheur de l'obéissance à une volonté révélée ” (p. bonnard: Sur Mt, p. 85). Pour faire la volonté de Dieu, d'abord l'apprendre de sa Révélation, avec un esprit de disciple (Jn 6,45) et de “ serviteur ”, comme Marie à l'Annonciation (Lc 1,38), comme Jésus, le Serviteur de Yahvé selon Isaïe (50,4-6).

Que la volonté de Dieu s'accomplisse, c'est son Règne, assuré par notre sanctification à sa Gloire: la troisième demande synthétise les deux premières. Est-ce pour quoi Luc n'a pas jugé nécessaire de la retenir, sanctification et Règne ayant déjà tout dit, en un sens? N'en soyons que plus reconnaissants à Saint-Matthieu de nous la transmettre, surtout si R. Guardini a raison d'y voir “ un accès, un chemin vers le centre vivant ” de toute la prière, qui est la Volonté, le Dessein, l'Amour, le Coeur de Dieu (p. 10).

Sur la terre comme au ciel: Litt. “ comme au ciel, aussi (ainsi) sur la terre ”. Le ciel est donné comme modèle à la terre. Sur cette exemplarité, cf. Ex 25,9) — avec le commentaire de D. Barsotti: bc I*, p. 258-259.

// Ep 1,5-6 Ep 1,9-12 — La réalisation même du dessein d'Amour, de l'union de ses créatures — anges et hommes — avec Lui, voulue de toute éternité par le Père, c'est la définition même du < Ciel > (Guardini, p. 62). Mais en venant sur la terre, le Verbe y incarne cette volonté salvatrice grandiose, et l'accomplit, de sorte qu'il rejoint la terre au ciel, et donne à sa vie et à sa mort, comme aux nôtres unies à Lui, cette valeur et perfection éternelle. C'est ce que dit aussi, en d'autres termes, He 9,11-28. Si dans cette prière du < Notre Père >, apprise à ses disciples, quelque chose passe de celle du Christ même, c'est bien cette 3° demande; et plus que toute autre, disons-la avec Lui, par Lui, en Lui.

Augustin; S. Domini in Monte, n, 6,21 (PL 34,1278; Vivès 9,90): De même que ta volonté habite les anges des cieux, si bien qu'ils adhèrent à toi et jouissent de toi pleinement, sans que nulle erreur entache leur sagesse, que nulle misère empêche leur béatitude, ainsi, que ta volonté se fasse dans tes saints qui sont sur la terre, et qui sont faits de terre quant au corps, et qui cependant seront pris de la terre pour entrer dans les deux et être transformés dans la gloire.

L'importance de ce “ sur la terre comme au ciel ” apparaît d'autant mieux s'il est vrai qu'il vaut pour les 3 précédentes demandes, et non pas seulement pour la dernière. “ Sur la terre comme au ciel, que votre Nom soit sanctifié, que votre Règne arrive, que votre Volonté soit faite ”. Origène le pensait déjà, et cela ressort de la structure même de cette 1° strophe, où les 3 demandes sont également placées sous l'invocation du Père des cieux, dans une perspective englobant terre et ciel que la finale est faite pour rappeler. Il y a même balancement rigoureux entre “ Notre Père qui es aux deux ” et “ sur la terre comme au ciel ”. Pour le faire sentir au lecteur, par l'oeil même, nous avons disposé en retrait les 2 stiques encadrant les 3 demandes (Sur tout cela, cf. le dossier établi par J. carmiGNAC : Recherches... p. 112-116).

Mais en outre, ce rapport établi entre 1° et 5° stique tend à faire rejaillir la plénitude de valeur symbolique du < ciel > distingué de < la terre >, sur l'invocation initiale : “ Notre Père qui es dans les cieux ”, dans ce ciel où ta sainteté règne parmi les anges et les élus, dans l'union éternelle de l'Amour qui les a créés et rachetés.

Mt 6,11 ; Lc 11,3) — Donne-nous aujourd'hui — ou: chaque jour: De toute manière, on est < au jour le jour >, conformément à ce que demande l'abandon filial au Père qui sait nos besoins (Mt 6,31 Mt 6,34 .


Le pain: Sans exclure le pain, dans toute sa matérialité, l'emploi de ce mot dans la Bible nous invite à y voir toute nourriture. Ainsi Jéthro reprochant à ses filles de n'avoir pas invité Moïse à “ manger le pain ” (Ex 2,20). Ainsi “ le pain elle sel ” (§ 51 *). Ainsi parle-t-on de “ gagner son pain ”. Il s'agit de tout moyen de subsistance (suivant le sens étymologique : permettant de tenir debout : “ le bâton du pain ”, Ps 105,16), sans exclure la nourriture spirituelle et notamment la Parole de Dieu (Dt 8,3). Cette faim-là, Dieu lui-même la suscite (Am 8,11), pour rassasier “ l'âme qui a faim ” (Ps 107,9 Is 55,1-11). Après la multiplication des pains, le Christ invitera les Juifs à “ travailler non pour la nourriture périssable mais pour celle qui demeure en vie éternelle ” — le Pain de Vie qu'il est (§ 163 ) — Jn 6,27). Quand Il nous apprend à prier, comment le pain à demander ne serait-il pas aussi, et même d'abord, celui-là?

Mais il est vrai que la Tradition hésite entre pain matériel ou (et) spirituel: Cf. le classement logique des textes et auteurs dans J. carmignac: Recherches, p. 145-185, avec arguments pour ou contre p. 185-191. Cf. aussi A. Hammam: Le Pater expliqué par les Pères, Table analytique. À titre d'exemple:

CYPRIEN : De Or. Dom. 18 (PL 4,531): “ Pain quotidien ” peut être compris spirituellement ou simplement, et les deux interprétations profitent au salut... Notre pain, c'est le Christ ; et de même que nous disons “ notre Père ” parce que Dieu est le Père de ceux qui ont l'intelligence et qui croient, nous disons “ notre pain ” parce que le Christ est le pain de ceux qui appartiennent à son Corps. Mais nous pouvons aussi comprendre que, nous qui avons renoncé au monde, nous demandons ici au Seigneur notre vie d'un jour. Car lui-même a commandé: “ Ne vous préoccupez pas du lendemain ” (Mt 6,34).

En Saint-Jean 6, les Juifs se réfèrent à la Manne. C'est le symbole majeur de l’A.T. en ce domaine. Le Pater y fait allusion d'autant plus sûrement qu'il appelle à une même attitude spirituelle que celle des Hébreux dans le désert:

// Ex 16,4 Ps 55,23 — Chaque jour... ce qui suffit pour un jour: Il y a en effet la même redondance et par conséquent la même insistance dans l'Évangile : “ aujourd'hui (ou chaque jour, selon Saint-Luc), notre pain quotidien ”. Or tout le récit de l'Exode est comme une parabole expliquant la Volonté de Dieu (qui était la demande précédente du Pater) : il faut en recueillir suivant les besoins de chacun, mais seulement pour la journée. Pas de réserves, conformément à Mt 6,25-34. Pourquoi ? — Comme “ preuve ” (Ex 16,4) ou < épreuve > : premièrement d'obéissance à la Loi, mais impliquant surtout que l'on peut renoncer à se munir pour le lendemain parce que, “ marchant selon la Loi ”, en Alliance avec Dieu, il faut lui faire l'honneur de se fier à Lui, dans la foi et l'espérance que Lui-même nous donnera le nécessaire. Et de fait: après coup, Dieu prendra Israël à témoin que, contre toute prévision et prévoyance naturelle, ce peuple a pu vivre “ pendant 40 ans au désert ”, parce que Dieu pourvoyait à ses besoins comme un Père (Dt 8,2-6).

// Pr 30,8-9 — C'est le < ni trop, ni trop peu > de la Sagesse antique. “ Le pain qu'il me faut ” correspond bien au “ pain qui convient ”, qualitativement et quantitativement, de l'Évangile (< Épiousios >) :

pain quotidien: L'adjectif grec < épiousios >, inusité dans le langage profane, se trouve seulement ici, de tout le N.T.Par contre, il est commun aux deux versions de Mt et de Lc. La Concordance nt indique deux sens : < quotidien > ou < nécessaire à la subsistance >. Le dossier établi par J. carmignac (Recherches, p. 121-143), selon les Pères de l'Église puis selon la philologie grecque ou sémitique, énumère une dizaine de sens possibles: supersubstantiel, qui nous convient (suffisant, nécessaire), supérieur (céleste), survenant du ciel; du jour présent, quotidien, dont nous aurons bientôt besoin, de demain, jusqu'à demain, de notre salaire (bien gagné). Aucun sens ne s'impose absolument; mais en fait, ils se répartissent pour l'essentiel en deux directions: l'une souligne son excellence (comme : supersubstantiel, ou adapté à nos besoins) ; l'autre insiste sur sa mesure quotidienne. En réalité, l'un et l'autre sont bien inclus dans la demande ; mais le caractère < supersubstantiel > se trouve indiqué par le mot “ pain ”, dès qu'on lui donne son sens de nourriture donnée par Dieu, venue du ciel comme la Manne, et convenant à l'âme comme au corps de l'homme, puisque spirituelle non moins que matérielle. Donc il semble qu'il vaille mieux attribuer à < épiousios > le sens complémentaire temporel qui, d'une façon ou de l'autre, revient à “ quotidien ”. C'est confirmé par l'exemple de la Manne, qui est bien sous-jacent comme J. Carmignac le montre de façon convaincante (p. 193-220). Et c'est vrai que même l'Eucharistie, ce Pain de Vie total et supersubstantiel, doit elle-même être renouvelée chaque jour...

Cette 4° demande n'est donc pas d'une spiritualité médiocre. Non seulement elle appelle “ une nourriture qui demeure pour la vie éternelle ”, mais elle précise de façon réaliste que, pourtant, le Dieu éternel ne peut sur cette terre être reçu par nous qu'au présent, donc jour après jour, comme l'expliquera la fin de ce ch. 6, v. 25-34*.

Mt 6,12 ; Mc 11,25 ; Lc 11,4) — C'est la seule demande à se retrouver (ou équivalemment) dans les 3 synoptiques, et à se voir reprise et développée, tant par Mt 6,14-15 que par Lc 6,36-38. Mais nous en étions avertis dès les Béatitudes (Mt 5,7), puis par la priorité donnée à cette réconciliation même sur le culte (5,23-24). Le Sermon sur la montagne y reviendra encore sous forme plus générale en Mt 7,1-2.

cyprien: De Or. Dom. 22 (PL 4, 534-35): Après la vie du corps, la vie éternelle, où nous ne pouvons parvenir si nos péchés ne nous sont pardonnes. C'est nous rappeler pour notre bien que nous sommes pécheurs, nous qui sommes obligés de demander la rémission de nos péchés ! Ainsi, nous ne nous complairons pas en nous-mêmes, comme si nous étions innocents. Saint Jean écrit: “ Si nous confessons nos péchés, le Seigneur est fidèle et juste : il nous remettra nos péchés ”. Mais Il nous a prévenus de la loi inéluctable : nos dettes ne nous seront remises que si nous-mêmes remettons à nos débiteurs ; car, dit-il ailleurs, la même mesure avec laquelle vous aurez mesuré servira pour vous (Lc 6,36-38).

nos dettes: “ Assimiler le péché à une dette envers Dieu, c'est en élargir notablement la notion. C'est y inclure tous les cas d'omission. C'est rappeler que tout notre être appartient à Dieu... que nous sommes en dette envers lui dès que nous n'agissons plus pour lui... ” (J- carmignac: Recherches, p. 224). Cela rejoint donc le thème de la pureté d'intention, commun à tout ce chapitre. Et cela prépare aussi la parabole du débiteur insolvable (Mt 18,23-35).


comme nous aussi : “ Aussi ” fait corps avec < nous > et non avec < pardonnons >.

nous avons acquitté: C'est bien un préalable, comme l'a montré Mt 5,23-24. Condition nécessaire mais non pas suffisante. Notre pardon ne nous vaut pas automatiquement le pardon de Dieu : avec Lui, c'est toujours affaire personnelle. Durs avec les autres et voulant faire respecter notre justice, nous ne pourrions pas même nous présenter devant Dieu “ irrité ”, qui s'en tiendrait à notre justice stricte et purement distributive — ce qui serait catastrophique (Mt 18,34).

// Si 28,2-5 — Notre pardon nous permettra de demander pardon, de prier avec espérance d'être pardonnes, en récitant par exemple le Notre Père. Ils le savent ceux qu'une rancune tenace empêche de faire pleinement leur cette 5° demande.

Le < comme > n'équivaut pas à un < car > (causatif : on ne < cause > pas Dieu), mais établit une mesure commune entre notre façon d'agir et celle de Dieu. La meilleure preuve qu'il n'y a pas lien de cause à effet, c'est que le rapport peut s'établir dans les 2 sens : notre mesure pour les autres sera celle que Dieu adoptera pour nous (Mt 7,2 et Lc 6,37-38) ; mais le modèle de notre miséricorde et son extension indéfinie (Mt 18,22), universelle, est la Miséricorde divine (Lc 6,36 — cf. Col 3,13). Déjà, le Livre de la Sagesse nous le conseillait en conclusion de son grand texte sur la modération de Dieu, “ pour que nous pensions à ta bonté quand nous jugeons / et quand nous sommes jugés, que nous comptions sur la Miséricorde ” (12,22).

Cette Miséricorde divine, elle est incarnée dans le Christ: pas étonnant que ce soit un de ses thèmes de prédilection. Et cette < remise de dettes >, Il nous l'a acquise par sa Passion < rédemptrice >. Il est donc des deux côtés : avec son Père et à son image; avec nous, pour nous transformer à son image, donc à celle de Dieu et nous ramener à Lui :

cesaire d'arles : Sermons au peuple, S. 26 (SC 243, p. 84) : // Y a dans le ciel une miséricorde à laquelle on parvient par des miséricordes terrestres. Et donc, tant que nous le pouvons, hâtons-nous sur la terre de nous rendre favorable la Miséricorde céleste... Qu'elle-même soit notre avocat, notre patron; qu'elle daigne plaider notre cause devant le tribunal du Juge éternel, qu'elle interpelle pour nous, qu'elle nous assiste au jugement. Si elle y vient avec nous, elle nous défendra contre l'accusation du diable, et elle nous introduira dans l'éternelle béatitude.

C'est elle-même qui dira, au jour du Jugement: “ Venez, les bénis de mon Père! ” (Mt 25,34)... La Miséricorde céleste et véritable, c'est le Christ notre Seigneur... cette Miséricorde qui est descendue du ciel quand personne ne la cherchait, et qui s'est humiliée pour nous relever. Du moins, après avoir été cherchés et trouvés, cherchons Celui qui nous a aimés!

Mt 6,13 a; Lc 11,4c — La tentation: Le mot grec a, surtout dans l’A.T., le sens d'épreuve (§ 27 ) — Mt 4,3*). Mais dans le N.T.il désigne plus souvent “ la véritable tentation, c'est-à-dire l'excitation au mal ou la sollicitation au péché ” (Conclusion de J. Carmignac à son dossier, p. 255-265). C'est le cas ici, comme le confirmera le // Mt 26,41 — où Mt réfère visiblement au Pater.

entrer dans la tentation : Aucun doute non plus que ce verbe ne peut être pris au sens atténué de < s'exposer à la tentation >, comme de l'extérieur. Avec la préposition grecque, il y a toujours le sens fort d'une < pénétration à l'intérieur >. On pourrait pratiquement comprendre ici : < se livrer, ou consentir à la tentation > (J. Carmignac, p. 268-272). D'où la traduction classique : “ Ne nous laissez pas succomber à la tentation ”.

Si nous préférons “ entrer ”, c'est d'abord pour mieux respecter le sens littéral du verbe grec (ou hébreu sous-jacent) ; mais c'est surtout parce qu'en français, l'expression: < entrer dans... > — la combinaison, le jeu, le complot — implique une certaine complicité. Or celle-ci est hélas ! tout à fait de mise quand il s'agit du péché, avec lequel les tendances héritées d'Adam nous mettent en une dangereuse connivence. Voilà pourquoi le plus sûr moyen de ne pas “ succomber à la tentation ” est de se refuser à mettre le doigt dans l'engrenage. Lieu commun de la morale, parce que démontré par l'expérience universelle, aujourd'hui non moins que jamais...

// Mt 26,41J. Carmignac: Recherches, p. 273 : Dans le Nouveau Testament, l'épisode de Gethsémani suffirait à lui seul à déterminer le vrai sens de “ entrer dans la tentation ”. Le Christ ne peut pas demander à ses Apôtres de prier pour être préservés de la tentation, puisqu'il vient de leur annoncer qu'ils seront scandalisés à son sujet (Mc 14,27 = Mt 26,31), que Satan a demandé de les passer au vannage (Lc 22,31), qu'il a lui-même prié pour que la foi de Pierre ne disparaisse pas complètement (Lc 22,32), que Pierre le reniera trois fois (Mc 14,29-30 = Mt 26,33-34 = Lc 22,33-34). Le Christ qui vient de dire à son Père: “ Non pas ce que je veux mais ce que tu veux ” (Mc 14,36 = Mt 26,39 — Lc 22,42), ne peut pas, deux versets plus loin, parler aux Apôtres d'esquiver la tentation inéluctable. Sa recommandation: “ Veillez et priez afin de ne pas entrer dans la tentation ” possède évidemment une tout autre signification : la tentation va fondre sur vous, soyez sur vos gardes pour qu'elle ne vous surprenne pas à l'improviste, priez pour rester fidèles et ne pas vous laisser vaincre par elle, pour ne pas tomber dans le piège, pour ne pas consentir à cette tentation.

Saint Paul concevait de même la tentation comme un piège dans lequel on pénètre par le consentement, car en 1Co 10,13 il affirme: “ Dieu est fidèle; il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces. Avec la tentation il vous donnera le moyen d'en sortir et la force de la supporter ” : ainsi Dieu nous fait résister à la tentation en nous procurant un moyen de lui échapper (ekbasis signifie proprement issue, sortie). Si la victoire sur la tentation est conçue comme une sortie, c'est que la défaite est pareillement une entrée à l'intérieur de cette tentation par le consentement qu'elle nous extorque, en sorte qu'on devient prisonnier du péché (Rm 7,23). En pleine harmonie avec lui-même, Paul dit en 1 Timothée 6,9 : “ Ceux qui veulent s'enrichir tombent dans la tentation et dans le piège ”...

Ainsi, “ entrer dans la tentation ” est exactement symétrique de “ entrer dans le Royaume ”, “ entrer dans la joie ”, “ entrer dans la vie ”, “ entrer dans la gloire ”.

Et c'est bien le sens qu'a compris un connaisseur de la langue grecque tel qu'Origène: “ Aussi demandons-nous d'être délivrés de la tentation; non pas de ne pas être tentés, ce qui est impossible surtout aux hommes sur la terre, mais de ne pas succomber lorsque nous sommes tentés. Celui qui succombe à la tentation entre, à mon avis, dans la tentation, puisqu'il est pris dans ses filets ” (De la Prière, chap. 29 n° 9; PG 11,536; traduction Bardy, pp. 166-167).

// Si 15,11 Jc 1,13 — Si la tentation est sollicitation au Mal, Dieu ne saurait nous y < induire, pousser, soumettre >. Et lui demander de ne pas le faire, revenant à supposer qu'il pourrait le vouloir, serait blasphématoire.

On pourrait admettre que Dieu laisse (= permette au démon de nous faire) entrer en tentation (= commencer à être tentés), comme pour Job, comme pour le Christ (§ 27 ) — Mt 4,3*). Mais l'Évangile parle d'entrer dans... et ce n'est pas du tout la même chose que d'entrer en jeu ou dans le jeu:

Augustin: S. Domini in Monte II, 9,32 (PL 34,1283; Vives 9,96): Car autre chose est d'entrer dans la tentation, autre chose d'être tenté. Sans la tentation en effet, c'est-à-dire sans l'épreuve, nul ne saurait faire ses preuves... Et par conséquent, dans le Pater, nous ne demandons pas à n'être jamais tentés, mais à ne pas entrer dans la tentation. Le feu éprouve les vases d'argile, et la tribulation éprouve les justes : Joseph fut tenté par une femme effrontée, mais il n'entra pas dans la tentation... L'exemple de Job est encore plus remarquable, lui que Satan demanda permission de tenter.

cyprien : De Or. Dom. 25 (PL 4,536-37) : Ceci montre que l'Adversaire ne peut rien contre nous sans la permission de Dieu. Et nous devons diriger vers Dieu toute notre crainte, toute notre dévotion et notre fidélité, puisque dans nos tentations le Mauvais ne peut rien si Dieu ne lui donne licence. La preuve en est ce mot de l'Écriture : “ Nabuchodonosor vint assiéger Jérusalem, et Dieu la livra entre ses mains ” (2R 24). Or le pouvoir est donné au Mauvais selon nos péchés, ainsi qu'il est écrit: “ Qui a livré au saccage Jacob et Jérusalem'! N'est-ce pas Dieu, contre qui ils avaient péché ?... ” (1S 42,24). Mais ce pouvoir est donné suivant deux perspectives: pour notre châtiment quand nous péchons, ou pour notre gloire quand nous sortons vainqueurs de l'épreuve... C'est ainsi que le Seigneur dit dans l'Évangile : “ Tu n'aurais sur moi nul pouvoir, s'il ne t'avait été donné d'en haut ” (Jn 19,11). Mais quand nous prions pour ne pas entrer dans la tentation, notre faiblesse nous est utilement rappelée, afin que nul ne se laisse aller à l'élévation ou à la présomption. Quand la confession humble et soumise précède, et que tout est donné à Dieu, la prière est exaucée par Sa bonté paternelle.

Garde-nous d'entrer dans... : La vraie solution, solidement établie par J. Carmignac (p. 283-292), tient dans l'emploi de la négation. Le verbe en effet, ayant valeur causative est traduit en français par un composé : < Fais entrer >. Si la proposition est négative, le < ne pas > peut porter sur le 1° ou le 2° verbe: 1) “ Ne fais pas entrer ” (porte sur la cause); ou 2) Fais ne pas entrer (porte sur l'effet). Puisqu'il est exclu que Dieu soit la cause du mal, le littéral est donc certainement: “ Fais que nous n'entrions pas dans la tentation ”. La tournure: “ garde-nous d'entrer... ”, plus élégante mais de sens équivalent, a en outre l'avantage de concorder avec Mt 6,1, et surtout avec le // Jn 17,15,

// Jn 17,15J. Carmignac relève bien d'autres similitudes entre le < Notre Père > et la prière sacerdotale du Christ au ch. 17 de Saint-Jean: “ Père (v. 1.5.21.24), Père saint (v. 11), Père juste (v. 25)... J'ai manifesté tonNom (v. 6.26)... Glorifie ton Fils, comme tu lui as donné pouvoir sur toute chair (v. 1-2)... J'ai consommé l'oeuvre que tu m'as donnée à faire (v. 4)... Garde-les du Mauvais ” (v. 15). Après une comparaison plus générale entre “ le Nôtre-Père et le Nouveau Testament ”, il peut conclure: “ En définitive, pour expliquer que Jean est plus que les autres évangélistes en harmonie avec le < Notre Père > et pour expliquer en même temps que les récits de la Passion dispersés dans les 4 Évangiles sont eux aussi en harmonie spéciale avec le même < Notre Père >, on est obligé d'admettre: a) que Jésus est bien l'auteur du < Notre Père >; — b) que les récits de la Passion rapportent exactement la substance de ses propos ; — c) que Jean a particulièrement compris la pensée profonde du Christ... Le < Notre Père > exprime la quintessence de la pensée à Jésus, telle quelle a pénétré tout le Nouveau Testament ” (Recherches, p. 374).

Mt 6,13 b — Mais délivre-nous du Mal. Augustin : S. Domini in Monte, il, 9,35 (PL 34,1284; Vives 9, p. 99): Nous devons en effet prier non seulement pour ne pas être conduits au mal, mais pour être délivrés de celui [Satan] qui nous y conduit.

cyprien: De Or. Dom. 27 (PL 4,537): Cette demande inclut toutes les manoeuvres que l'Ennemi prépare contre nous. Si Dieu nous en délivre, s'il accorde son secours à ceux qui l'implorent, nous pouvons être tranquilles: Une nous reste plus rien à demander.

Mal ou Malin'. D'après f.h. chase: The Lord's Frayer, résumé par J. Carmignac p. 306-308, il s'agit plus probablement du démon, ainsi appelé dans le N.T.“ le Mauvais (ou le Malin, ou le Pervers) ”, par exemple en Mt 13,19.38. Mais comme dit Calvin: “ Ce n'est pas une chose de laquelle il faille débattre pour ce que le sens demeure quasi toujours un, à savoir que le diable et le péché ont prise sur nous, si le Seigneur ne nous défend et nous délivre ” (cité J. carmignac, p. 310). Voilà pourquoi nous gardons la traduction classique, englobant dans le Mal son premier auteur, le Malin.

// 2Th 3,3 1Jn 5,18 — Dans 1Jn, il n'y a plus de doute possible: c'est bien “ le Mauvais ”, au masculin (cf. de même 1Jn 2,13-14). En 2Th, le rapport avec “ les hommes mauvais ”, au verset précédent, incline à penser qu'au v. 3 saint Paul parle bien du démon. F.H. Chase y voit même une allusion directe au < Notre Père > (d'après J. Carmignac p. 308, pas sûr mais possible).


délivre-nous : C'est bien ce qui doit nous importer en cette demande. Or le verbe grec signifie plus précisément: < retenir, tirer d'un danger, préserver >. En outre, la préposition confirme ce que suggérait déjà le verbe lui-même : on demande ici d'être tenu à l'écart, si bien que d'après J.b. bauer (dans “ Verbum Domini ” 1956, p. 12-15), ce n'est pas tant de nos propres péchés que nous demandons à être délivrés — à cela visait la 5° demande — mais du mal ambiant, que ce soit du < péché du monde > ou du Prince de ce monde :

R. Guardini: La prière du Seigneur, p. 111-112 : Un mal qui m'accable en ce moment n'est pas sorti du néant... il est une condensation de la malice qui a eu auparavant son origine en autrui ou en moi-même. Mais le mal provoque une autre malice qui porte une nouvelle semence de mal; sans cesse l'une se relie à l'autre en une chaîne mauvaise qui n'a pas de fin... Ainsi donc, la demande : “ Délivrez-nous du mal ” signifie : “ Faites que se rompe le terrible enchevêtrement dans lequel le mal surgit sans cesse de la malice, et de la malice un nouveau mal ”.

Mais: — pourrait donc avoir valeur de < bien plus > ou de < surtout >, soulignant la gradation des 3 dernières demandes: pardon pour nos dettes envers Dieu, résistance à la tentation, éloignement du Mal et du Mauvais.

En tous cas, il est notable que sur les 4 demandes nous concernant, rien moins que 3 d'entre elles aient trait au Mal. Pas d'Évangile, pas de Règne de Dieu sans cette Rédemption-Libération.

// Si 33,1 — Relève bien les deux degrés de l'immunité, correspondant aux deux dernières demandes du Pater: être tenu à l'écart du mal (1° stique), ou bien, même si l'on est atteint par l'épreuve, en être libéré (2° stique).

La doxologie : “ car c'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire dans les siècles ”, conservée en beaucoup de mss. est une addition à l'Évangile (non admise par Nestlécf. J. carmignac: Recherches, p. 320-333). D'origine probablement liturgique, elle est spécialement vénérable puisque déjà indiquée dans la Didachè, “ issue des premières générations chrétiennes ” (SC 248, p. 175).

Mt 6,14-15) — Il est significatif du réalisme de l'Évangile — redoublé en Mt 7,7-27) — qu'au lieu de cette finale en apothéose, Luc poursuive sur une invitation à persévérer dans la prière (11,5-13) tandis que Mt insiste sur le pardon accordé aux autres (dans le prolongement du v. 12*). Sans doute ce pardon est-il une < aumône > non moins effective ni onéreuse que les simples dons (6,3-4):

cesaire d'arles: Sermons pour le peuple, S. 34 (SC 243, p. 190): // Y a deux sortes d'aumône : l'une par laquelle nous donnons aux pauvres, l'autre par laquelle nous sommes indulgents pour nos frères chaque fois qu'ils pèchent contre nous. Avec l'aide de Dieu, faisons l'une et l'autre, car l'une sans l'autre n'a pas de valeur. Préparons-nous donc ces deux genres d'aumône comme des ailes spirituelles pour voler, libres et légers, vers notre vraie patrie, la Jérusalem céleste, ainsi que le psalmiste en exprime le désir quand il dit : “ Qui me donnera des ailes, comme à la colombe? Je m'envolerai, me reposerai... ” (Ps55, 7).

françois d'assise: Paraphrase du Notre Père (Écrits, SC 285, p. 276-280) : notre père très saint, notre Créateur, Rédempteur, Consolateur, notre Sauveur, qui es aux cieux parmi les Anges et les saints, les illuminant pour connaître que toi, Seigneur, tu es Lumière ; les enflammant pour aimer, parce que toi, Seigneur, tu es Amour ; demeurant en eux comme plénitude de leur joie, parce que toi, Seigneur, tu es le Souverain Bien, éternel, d'où vient tout bien et sans qui nul bien n'existe.

que ton NOM soit sanctifié : que devienne plus claire en nous la connaissance de Toi, pour que nous puissions voir l'ampleur de tes bienfaits, l'immensité de tes promesses, la grandeur de ta Majesté, la profondeur de tes jugements. QUE TON RÈGNE arrive : que tu règnes sur nous par ta grâce, et que tu nous fasses parvenir à ton Royaume, où nous aurons de Toi la vision sans ombre, l'amour parfait, l'union bienheureuse, la joie sans fin.

QUE TA VOLONTÉ SOIT FAITE SUR LA TERRE COMME AU CIEL ; que nous t'aimions de tout notre coeur en pensant toujours à toi ; de toute notre âme en te désirant toujours ; de tout notre esprit, en orientant vers toi toutes nos intentions, et en cherchant ton honneur en toutes choses; de toutes nos forces, en dépensant toutes nos énergies et sensibilités de l'âme et du corps au service de ton amour et à rien d'autre ; et que nous aimions notre prochain comme nous-même, les entraînant tous à ton amour de tout notre pouvoir, nous réjouissant du bonheur d'autrui comme du nôtre et compatissant à ses malheurs, et ne rendant aucune offense à personne.

donne-nous notre pain quotidien : ton Fils bien-aimé, notre Seigneur Jésus-Christ; donne-le nous aujourd'hui, en mémorial et en respectueuse intelligence de cet amour qu'il eut pour nous, et de tout ce que pour nous il a dit, fait, et souffert.

et remets-nous nos dettes, par ton ineffable miséricorde, en vertu de la Passion de ton Fils, et par l'intercession et les mérites de la Bienheureuse Vierge Marie et de tous tes saints,

comme nous les remettons À nos débiteurs ; et ce que nous ne savons pas pleinement pardonner, Toi, Seigneur, fais que nous le pardonnions pleinement, de sorte que par ton amour nous puissions aimer vraiment nos ennemis, et dévotement intercéder pour eux auprès de toi, et ne rendre à personne le mal pour le mal ; et que nous cherchions à les aider tous, en toi.

et ne nous laisse pas succomber À la tentation, cachée ou manifeste, imprévue ou prolongée.

et délivre-nous du mal, passé, présent et futur. Amen.

p. 272


Bible chrétienne Evang. - § 59. L’amour des ennemis: