Bible chrétienne Evang. - § 233-236. Du bon emploi de la richesse : Lc 16,1-31

§ 233-236. Du bon emploi de la richesse : Lc 16,1-31


(Lc 16,1-31)

À part les v. 16-18) — en relation avec l'attitude des Pharisiens aux v. 14-15 que vise cette seconde partie du chapitre, alors que la première partie s'adressait aux disciples — tout cet ensemble traite en effet des richesses, dans la perspective du Jugement, c'est-à-dire des rapports entre sort temporel et éternel. Tout se joue entre la première parabole, de l'Économe infidèle, dont l'Évangile tire les leçons pour le salut des disciples (v. 1 à 8 + 9 à 13), et la seconde, du Riche et de Lazare, avertissant du risque de perdition ceux qui n'auraient pas voulu écouter « Moïse et les prophètes » ou bien, à présent, le Christ (v. 31*). Ce chapitre est donc parfaitement < composé >.

Mais il se relie aussi au premier ensemble sur les richesses (§ 204 -216*), qui étaient déjà envisagées suivant la même perspective eschatologique. Or, là aussi, on trouvait pour débuter une parabole : celle du riche insensé, antithèse de l'économe avisé; et pour finir, la parabole du figuier obtenant un dernier délai — qui n'est plus de mise pour le Riche et Lazare, puisqu'ils meurent : ici plus encore que là, le temps presse... Dans leur apparent désordre, les enseignements du Christ au long de sa montée à Jérusalem ont une cohérence remarquable (Cf. A. Descamps, dans nt 1956, p. 47-53 ; et A. George, Ass. S. n, n° 57, p. 84).



§ 233. L'habileté de l'économe infidèle: Lc 16,1-13


(Lc 16,1-13)

— La Synopse de la BJ réunit à juste titre en ce seul paragraphe les v. 1-8 et 9-13, que la BJ elle-même ou Tob divisent par deux sous-titres. Il est clair en effet que le v. 9 est une reprise du v. 4, en même temps qu'il introduit le thème de < Mammon > qui va scander les v. 9 à 13 (v. 9.11.13). Ce v. 9 est donc la charnière entre les 2 versants (Cf. A. Feuillet, dans Rech sr 1947, p. 30-54 et J. Dupont, Ass. S. n, n° 56, p. 69-78, avec Bibliographie).

Lc 16,1 // 1P 4,10-11 et Tt 1,7-9 — il y avait : Indique le début d'une parabole (= d'un < conte >), plutôt que le rappel d'un fait divers (J. JEREMIAS : Les paraboles, p. 172), comme ceux auxquels Jésus s'était référé expressément au § 215 ) — Lc 13,1-5*. Il faudra en tenir compte au v. 8*.

Un économe : Transcription du grec < Oikonomos >. Nous avions déjà trouvé ce titre dans la parabole du § 210 ) — Lc 12,41*, qui demandait à l'économe d'être non seulement habile comme celui-ci, mais fidèle comme celui-ci ne l'est pas. Et ce précédent nous évitera d'avoir à protester que l'Évangile n'encourage pas la malhonnêteté — comme si ce n'était pas évident ! Mais nous pouvons surtout en présager qu'ici encore, Jésus parle à ses disciples de leur responsabilité dans la gestion de son Église, dont Il les a institués les intendants (§ 165 et § 179 -Mt 16,19* et 18,18*). Les Apodes en garderont hautement conscience : // 1P 4,10-11 Tt 1,7-9 et 1Co 4,1-2, en // au § 210 .

Lc 16,2 // Is 22,15-22 — Rends les comptes : Nous sommes bien en perspective de Jugement. Pas nécessairement eschatologique. Dans le cas de Shebna, par exemple, c'est plutôt le renversement messianique mettant à sa place le vrai < Serviteur de Yahvé >, qui se trouve annoncé (// Is 22,20-22). Il y a même aussi « la clé », comme dans l'institution de Pierre à Césarée (§ 165 *).

Lc 16,3-4) — Être reçu dans leurs maisons'. On retrouve donc ici le thème de « la maison », où l'on recueillait au chapitre précédent brebis, drachme et fils prodigue (v. 6.8.25.28). Ce n'est pas un hasard, s'il est vrai que tel est l'unique but où convergent, dans le Dessein éternel de Salut du Père, toutes nos destinées : la maison éternelle (Lc 16,9*).

Lc 16,5-7) — La manoeuvre consiste à remettre, sur une dette. Or c'est une recommandation si familière à l'Evangile, du Pater à la parabole du débiteur impitoyable (§ 62 * et § 182 *), qu'on ne saurait la minimiser ici. En cela, lanza del vasto a raison, même si les versets 9-13 vont plutôt développer un thème connexe : Comment sommes-nous ici-bas les économes du Maître de toutes choses ? Par le jugement qui n'appartient qu'à lui, mais que nous administrons en tout temps et même sans qu'on nous en charge. Avec quelle assurance et quelle autorité nous jaugeons les actes d'autrui... Cela serait juste si nous avions la justice en nous, la justice pour nous et le droit de juger. Mais nous savons de reste que la prudence seule nous convient... Et cette parabole montre l'opportunité pour le pécheur de ne point réclamer toute la dette du Maître. Elle nous conseille de suspendre notre réprobation, de brider notre indignation vengeresse en nos jugements touchant les fautes d'autrui, celles qui ne nous regardent pas. Elle renouvelle le commandement : «Ne jugez pas » (dans vs juil. 1945, p. 110-121).

Lc 16,8) — Et le maître : < O Kurios >. Peut être entendu soit du maître de l'intendant, nommé par ce dernier « mon maître » aux v. 3 et 5, soit plutôt du < Seigneur >, le Christ reprenant alors la parole pour apprécier lui-même l'habileté de l'intendant. Car, ainsi que le fait remarquer J. DUPONT : 1. L'éloge inattendu à l'adresse de l'intendant se comprend mal dans la bouche de son propre maître, victime de l'escroquerie. 2. Cet éloge de l'habileté du personnage tomberait à plat si l'intendant n'avait pas été assez adroit pour éviter que le maître ait connaissance de la fraude. 3. S'il s'agissait du maître de l'intendant, il eût été indispensable de mentionner qu'il a été informé : « Ayant appris la chose, le maître .. » 4. On ne peut évidemment pas attribuer la suite du verset : « Car les fils de ce monde... » au maître de l'intendant; or le lien entre les deux parties du verset est si étroit qu'on voit mal comment attribuer la première partie au maître, et la seconde à Jésus. 5. Au v. 9 en tous cas, aucun doute possible : c'est Jésus qui emploie la formule : « Eh bien, moi, je vous dis » ; or on sait que Luc passe volontiers du discours indirect au discours direct (Lc 5,14 Ac 1,4-5 Ac 23,22 Ac 25,4-5). 6. Il faut enfin tenir compte de l'étonnant parallèle de Lcx18,6-8, où on lit, à la suite de la parabole du juge inique : « Et le Seigneur dit : Écoutez ce que dit ce juge inique... Je vous dis que... » (Ass. S. il, n° 56, p. 69-70; dans le même sens, I. de la Potterie, dans Mél. B. Rigaux, p. 143). Notons que le dernier argument renforce la liaison entre les deux versets 8-9 (cf. v. 9*).

fit remarquer: « Loua » (BJ), « fit l'éloge » (Tob), est trop ambigu. Or on s'accorde à reconnaître ici, à travers sa transcription en grec, une tournure et un vocabulaire sémitiques : d'une part, un verbe hébreu signifiant aussi bien confesser, avouer, reconnaître, que vanter ou admirer; d'autre part, une façon de souligner l'habileté, l'art, l'artifice pour eux-mêmes, sans préjuger de la moralité, tout comme le lecteur admirerait les subterfuges d'un Arsène Lupin. Nous restons dans le registre < art >, et non directement < morale > des contes populaires, où l'astuce met tous les rieurs de son côté. Il n'y a pas (pas encore) de jugement de valeur. En réalité, Jésus « attire l'attention » sur ce qui prépare la transposition dans l'ordre spirituel, au v. 9.

l’habileté : Si < sagesse > il y a (en grec), c'est évidemment au sens biblique de < savoir-faire >, fût-ce pour le mal, comme le démon lui-même est dit en Gn 3,1 « le plus rusé » — constat et non pas compliment !

de l'économe infidèle: Litt. « l'économe de l'iniquité » — nouvel hébraïsme, d'autant plus notable que l'expression va revenir aux v. 9,10,11, plusieurs fois appliquée à < Mammon > (v. 9*). Or c'est là trancher toute ambiguïté, par un jugement de valeur cette fois formel : cet économe déjà suspect (v. 1) vient de démontrer qu'il est le type même de l'iniquité (v. 9*).

Les fils de ce monde : Les v. 9 à 12 vont opposer le temporel, donc passager, aux « demeures éternelles ». Et ce sens est déjà impliqué par le terme grec de ce v. 8 b < Aïôn > repris par C.J. Jung à la suite des gnostiques (distinguant toute une hiérarchie d'< Bons >). Mais ici, l'opposition avec « les fils de lumière » donne à « ce monde » son sens péjoratif et ténébreux, de ce qui reste fermé à la Lumière, qui est le Christ (Jn 1,4-5* et 9*). Sur < Fils de... > cf. § 84 ) — Mt 8,11-12*.

sont plus habiles avec ceux de leur espèce: Litt. « envers leur génération », mais non pas au sens chronologique : bien plutôt il s'agit du < cercle > formé par ceux qui se ressemblent: cf. § 108 ) — Mt 11,16-19*. On ne sort donc littéralement pas du cercle de « ce monde-ci ». Par opposition aux « fils de Lumière », invités à être eux-mêmes habiles dans leur ordre propre, qui s'ouvre, lui, aux « demeures éternelles » (v. 9*). La transposition de la parabole à la réalité où elle doit s'appliquer est donc complète.

La remarque désabusée de ce v. 8 b est d'ailleurs très générale, car c'est généralement, hélas ! que nous ne sommes pas du tout aussi réalistes dans nos < calculs > pour l'éternité que nous le sommes pour nos intérêts temporels...

Lc 16,9 - Et moi je vous dis : Même formule qu'en Mt 5,22.28.32.34.39.44 (voir Introd. aux § 54 -59). Alors, il y avait passage de la Sagesse de l’A.T. à la vérité transcendante du Verbe incarné ; cette fois, on passe de la sagesse et des subterfuges les plus terre à terre, à une leçon divine qui va se développer sans discontinuité des v. 9 à 13. Cette articulation des v. 8-9 est bien vue par J. pirot: Jésus et la richesse, Marseille 1944, p. 26-27.

Cet Argent maudit // Si 31,5-11) — : Litt. « le Mammon de l'iniquité », expression sémitique du même type que « l'économe de l'iniquité », au v. 8*. < Mammon > revient à la fin du v. 13, faisant inclusion*. Sur Mammon, cf. § 66 ) — Mt 6,29* (qui est // au v. 13 du présent paragraphe). Vu la parabole qui précède, ce nom propre désigne plus spécialement dans l'Argent: 1) le fait qu'il est seulement un < avoir >, un dépôt dont nous sommes seulement des « économes », chargés de gérer ces biens à nous < confiés > par le Seigneur (< biens confiés > étant le sens étymologique de < Mammon >). L'< intendant > apparaît donc ici comme figure de la condition humaine, chargée, depuis Adam, de faire valoir la création (Gn 2,15). 2) Ce titre de < Mammon > rappelle aussi que l'argent risque de prendre valeur personnalisée d'une Puissance (démoniaque) ; et de tous temps les hommes n'ont été que trop portés à la < servir > comme leur Dieu (v. 13*): l'Argent, avec la majuscule de révérence, déifié, devenu idole (Col 3,5).

de l'iniquité: Comme en Lc 18,6: < le juge de l'iniquité > — que nous traduirons, comme ici, par l'adjectif: « le juge inique ». A. Loisy reconnaissait déjà que ce n'est pas « condamner les richesses en elles-mêmes et par leur nature propre ». La Bible fait même la louange du « riche trouvé sans tache » (// Si 31,8-11); mais c'est justement parce que la tentation est grande d'abuser de l'Argent (Si 31,5-7). Et comme le juge était inique en faisant tort à ses clients, « c'est le Mammon lui-même qui, déjà personnifié (cf. v. 13), est censé faire du mal ; et il en fait en premier lieu à ceux qui, s'en considérant comme les propriétaires absolus, s'en constituent en réalité les esclaves » (A. Feuillet, Rech. SR 1947, p. 35). Cette iniquité, dont il va encore être question au v. 10, doit donc être comprise comme < l'injustice >, au sens biblique. Si la < justice > est d'être < juste > (exactement) suivant le Dessein de Dieu sur sa création et notre vocation, donc en disposition de servir Dieu, à l'inverse l'injustice est la disposition de servir Mammon et non pas Dieu (v. 13). Mammon est injuste si l'on se met à son service; il est juste si on le tient dans son rôle de serviteur.

Pour éviter le sens social d'une mauvaise répartition qu'a pris ce mot < injuste >, quand il s'agit des richesses, nous préférons traduire par « inique » (v. 10), parce que ce mot a gardé « dans la langue chrétienne » une connotation de < péché >, de manquement envers Dieu (TLF 10,241). Mais ici, pour marquer la réprobation sous-jacente à l'expression, nous avons préféré : cet Argent maudit.

Que cet Argent vous serve : au lieu que ce soit vous qui le serviez (v. 13). En même temps, il y a opposition entre maintenant, où il peut servir, et quand il ne servira plus de rien d'avoir ou non de l'argent. Comme le dit la sagesse populaire : « il ne l'emportera pas au paradis ».

à vous faire des amis: Dans la parabole, c'étaient les débiteurs (du maître dont l'intendant devrait faire valoir les droits). Au v. 9, si l'on s'en tenait à une pure transposition spirituelle, il s'agirait de ces débiteurs de Dieu que sont les pécheurs, aimés de Dieu, pardonnes de Dieu comme le prodigue, auprès duquel nous n'avons pas à jouer un rôle de procureur comme le fils aîné en Lc 15,29. C'est en somme l'interprétation de Lanza del Vasto (v. 5-7*) ; mais elle ne tient pas compte de la < dérive > qu'entraîné le poids même de < l'Argent >.

Il jouait déjà dans la parabole, puisque la remise des dettes revient à un avantage pécuniaire; mais il est évident que le développement des v. 9-13 vise à le mettre spécialement en vedette, dans toute sa matérialité envahissante de « Mammon ». Il s’ensuit :

- 1) La transposition entre le v. 4 et le v. 9 n'est pas directement: terre/ciel, mais: prévoyance de l'intendant, préparant maintenant le temps d'après son renvoi/exemple (parabole) d'une conduite actuelle, sur terre, soucieuse de nous assurer d'entrer dans le ciel, passée la mort.

— 2) Le moyen est donc bien lui aussi actuel et terrestre : « se servir de l'Argent ». On y voit généralement une invitation à l'aumône, qui est en effet le moyen le plus simple; mais ce n'est pas dit expressément ici, et l'ensemble des v. 9-13 nous orienterait plutôt de façon tout à fait générale au bon usage de l'argent, qui est de « servir et non d'être servi » (précepte évangélique étendu de nos biens à notre vie tout entière, au § 255 *).

- L'argent pourrait-il donc procurer le ciel ? — Ce serait naturellement scandaleux s'il prétendait « l'acheter » ! Mais l'Evangile dit autre chose :

— 3) se faire des amis : affaire de < communication >. L'accapareur se condamne à être seul, ici-bas et pour l'éternité — comme le Riche de la parabole suivante en donne un terrible exemple, avec Lazare (§ 236 *). À l'inverse, si tu invites à partager ta table (tes biens) avec les pauvres, « cela te sera rendu à la résurrection des justes » (§ 225 * — sur le choix des invités) — et l'on comprend maintenant la force de l'expression « à la résurrection », en correspondance avec : dans « les demeures éternelles » : les paraboles se tiennent...

— 4) qui vous reçoivent dans les demeures éternelles : Litt. « les tentes », dont on a vu au § 169 ) — Mt 17,4* qu'elles sont une image à la fois messianique et eschatologique. À plus forte raison, assorties de l'adjectif « éternelles », désignent-elles bien ici le ciel (cf. J. Pirot : Op. cit, p. 13-15). C'est le même pari sur l'avenir que celui de l'économe infidèle au v. 4, mais suivant la transposition indiquée en 1), des « maisons » terrestres aux « demeures » de Jn 14,22.

Sous prétexte qu'il appartient à Dieu seul d'introduire les élus auprès de Lui, Jean Pirot propose de comprendre le « ils vous reçoivent » comme une tournure équivalente à « On vous reçoive », attribuable à Dieu (Op. cit. p. 12-13). Une telle interprétation est possible, mais elle ne s'impose ni grammaticalement, ni théologiquement. Pourquoi les pauvres, en effet, ne pourraient-ils avoir au ciel un rôle d'introducteurs envers ceux qui ont été leurs amis ou bienfaiteurs sur terre ? « Le Royaume n'est-il pas à eux » (§ 50 ) — Mt 5,3) ? J. Pirot cite la parabole de Mt 25,31-46; mais précisément, ce n'est pas Dieu seul qui accueille les bienheureux, c'est Jésus au nom des pauvres secourus, vérifiant ainsi le présent verset de Lc 16,9. Bien plus : c'est ce que vont annoncer et expliquer les versets 10 à 12 :

Lc 16,10-12) — Lev. 10 énonce le principe de correspondance que la parabole des talents ou des mines imagera (§ 270 ou § 306 * — Mt 25,18 Mt 25,23). Les v. 11-12 expliquent quelles sont les « petites choses » habilitant aux « grandes » : c'est Mammon, d'abord comparé au « trésor » (Mt 13,44) comme une Pseudo-valeur à ce qui est véritable (< Alèthinon > = l'ordre céleste : cf. § 163 ) — Jn 6,32* — A. Feuillet, Op. cit, p. 41 : « Cet adjectif désigne les grandes réalités permanentes et invisibles, en opposition avec celles qui passent et n'en sont que l'ébauche grossière »). Ou encore (v. 12), c'est Mammon — considéré comme valeur d'échange, faite pour passer de main en main, et par conséquent toujours < avoir > étranger à notre < être > permanent — comparé au Royaume qui est par contre, « notre bien propre », « préparé pour nous depuis la création du monde », comme dira Mt 25,34*. Ces sentences évangéliques sont tellement chargées de sens qu'il paraît nécessaire et bienfaisant de les accompagner, entre crochets, non de paraphrases, mais de ce qui n'est qu'une explicitation de ce que dit en réalité l'Evangile même. Les versets 11 et 12 résument en effet l'enseignement du Christ sur la manière dont ses disciples ont à considérer et à utiliser les richesses: « Comparées aux biens éternels qui sont les grands biens, les seuls dignes de ce nom (« véritables »), et l'héritage propre à l'homme, les richesses matérielles sont quelque chose d'insignifiant (« petites choses »), voire de dangereux (« l'Argent maudit »), en tous cas quelque chose qui demeure étranger à l'homme et ne répond nullement à ses voeux les plus intimes (A. Feuillet: Op. cit, p. 43-44).

S'il y a correspondance, la disproportion n'en est donc pas moins incommensurable entre petit et grand, valeur terrestre ou céleste (véritable), étrangère ou propre, si bien que l'on ne saurait < mériter > (encore moins < acheter >) ce qui ne peut être que pur don de Dieu : « qui donc vous donnera... ?»

Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est qu'à travers cette disparité, n'en demeure pas moins la correspondance essentielle, qui est justement celle dont la parabole donnait l’image : au ciel comme sur la terre, c'est toujours une intendance qui nous est « confiée » (v. 11), à charge pour nous de la gérer (v. 12). Sur terre, il s'agissait de ne pas accaparer l'Argent, mais de le partager au contraire ; au ciel, les saints ne jouissent pas égoïstement du Royaume : leur souci est au contraire de le partager en y introduisant le maximum d'élus (v. 9). Car cette aide n'est pas réservée comme dans la parabole aux débiteurs graciés : elle vaut de toute « la communion des saints », qui est la vie intérieure même de l'Eglise, et notamment des « intendants » officiellement institués par le Christ que sont les Apôtres et leurs successeurs, munis du pouvoir de « remettre » les péchés (§ 165 * et § 179 *). Cette application de la parabole, saint Jérôme la faisait déjà :

Jérôme :Ep. ad Algasiam, 6, 3 (PL 22, 1019-1020): Si un administrateur du maudit Argent est loué par la voix du Seigneur pour avoir préparé sa propre justification à l'aide de cet objet maudit — et si le maître d'un domaine, victime de ce procédé, loue l'habileté de l'intendant parce qu'en fraudant son maître il a fort bien soigné ses propres intérêts — combien plus encore le Christ, qui ne peut subir aucune perte et penche volontiers vers la clémence, louera-t-il ses disciples s'ils se montrent miséricordieux envers ceux qui croient en Lui ?

Si donc cet objet maudit tourne à la justification quand il est bien administré, combien plus la parole divine, qui ne contient aucune ombre d'injustice et qui a été confiée aux Apôtres, fera-t-elle gagner le ciel à ceux qui l'administrent, si elle est bien distribuée ? C'est pourquoi le Seigneur dit ensuite : Celui qui est fidèle dans de petites choses — c'est-à-dire les biens de ce monde — sera fidèle aussi dans les grandes, c'est-à-dire dans les biens spirituels. Celui, au contraire, qui est malhonnête en de petites choses — c'est-à-dire en ne mettant pas au service de ses frères ce que Dieu a créé pour tout le monde — celui-là sera tout aussi malhonnête pour distribuer les richesses spirituelles, et il partagera la doctrine du Seigneur non suivant la nécessité, mais suivant les personnes.

Alors, si vous n'êtes pas capables de bien distribuer les richesses de ce monde, qui passent, comment pourrait-on vous confier les vraies et éternelles richesses de l'enseignement divin ? Et si vous avez été infidèle dans la gérance de richesses étrangères — car tout ce qui est de ce monde nous est étranger — comment pourrait-on vous confier les richesses qui sont vraiment vôtres parce qu'elles sont la vraie fin de l’homme ?


On voit ici la parfaite cohérence entre la parabole et son développement aux v. 9-13, entre l'image de l'économe et celle des « intendants » du Christ. Certes ! alors que l'économe était infidèle, les v. 10-12 au contraire jouent sur le « si vous êtes fidèles ». Il y a bien comparaison antithétique (J. pirot), mais sur le même thème: « Si Jésus choisit l'exemple d'un intendant, c'est parce qu'il considère ses disciples, possesseurs de grandes richesses, comme des intendants, ses propres intendants... Le récit parabolique n'a d'autre but que de les stimuler à suivre cette ligne de conduite (précisée aux v. 9-12) en soulignant combien elle est au fond peu onéreuse: c'est comme un économe qui, en danger de perdre sa charge, s'assurerait des protecteurs avec les biens de son maître... » (A. Feuillet : Op. cit., p. 48-51).

Lc 16,13) — Ce dernier verset étant // à Mt 6,24, on en trouvera le commentaire détaillé au § 66 , notamment sur le sens religieux de « servir » = adorer. Mais cette dernière sentence ne vient pas moins bien en conclusion de tout cet ensemble, propre à Lc 16,1-13. Car la conduite de l'intendant, fidèle ou non, vient de ce que, même s'il dépend indubitablement d'un < Kurios > qui est le Christ et Dieu, il peut se laisser dominer par l'Argent idolâtré.

On trouverait exemple d'un autre choix, que les conseillers de David eurent à faire entre lui-même et son fils Absalom, un moment triomphant. Le fidèle Hushaï sut alors, suivant le conseil de l'Evangile, se montrer « plus habile » que le traître Ahitophel (2S 15,30-37 2S 16,15-19 2S 17,1-23 — la longueur de cette histoire admirable ne permet pas de la donner en // à Lc 16,13). Mais en réalité, à chacun de nous le choix de notre < Kurios > !...

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§ 234. Contre les pharisiens : Lc 16,14-15


(Lc 16,14-15)

— L'une des trop rares et courtes scènes qui, comme 8,1-3, mettent sous nos yeux l'entourage du Christ : là, c'était le cortège féminin — dont il ne nous sera plus reparlé, sinon au Golgotha, montrant que le dévouement de ces femmes l'a entouré jusqu'au bout — et ici, le cercle adverse des Pharisiens, dans leur suffisance d'hommes justes et bien dotés. Aussi mettons-nous en regard des // Sur l'humilité. Mais, en lien avec les § 233 et § 236 , ce que Jésus stigmatise, c'est « d'aimer l'argent ».

Lc 16,14) — Se moquaient : Tob « ricanaient », ce qui pourrait évoquer le Ps 1, 1: « Bienheureux l'homme... qui ne fait pas chorus avec les ricaneurs maudits ». Mais en fait, les mots ici et là sont différents.

Lc 16,15) — Se font passer pour justes : Annonce la parabole du Pharisien et du publicain (§ 245 ) — Lc 18,9*). C'est déjà le reproche de la contradiction entre la façade et le coeur, du § 288 ) — Mt 23,25-26*. Or Dieu regarde le coeur, c'est un des avertissements constants de l'Écriture (1S 16,7 Si 42,18 Jr 17,10 etc. ).

[la richesse] est une idole abominable: Entre crochets, simple précision du « ce que », tel que le contexte (v. 14: « amour de l'argent ») le suggère. C'est pourquoi aussi nous traduisons: « est une idole abominable », en considération du v. 13 où « Mammon », l'Argent personnalisé, déifié, était « servi » (adoré) comme une idole. Mais on pourrait aussi traduire : « Abomination », comme dans le // Pr 16,5, terme d'exécration sacrée. tlf p 140, « Sens propre: horreur quasi sacrée qu'inspiré ce qui est impie, maudit, mal ou monstrueux... plus particulièrement dans la langue religieuse, en parlant des idoles ou des êtres qui leur sont assimilés ». BJ : « ... est objet de dégoût ». Tob, « une horreur ». Pourquoi avoir peur de ce langage vigoureusement religieux ?



§ 235. La nouvelle alliance et la loi : Lc 16,16-18


(Lc 16,16-18)

— Trois paroles du Christ visiblement insérées dans le prolongement de l'algarade avec les Pharisiens '(§ 234 ), et avant de leur dédier une nouvelle parabole (§ 236 —Lc 16,31*), revenant sur le thème de la richesse, propre à tout le chapitre.

Mais il est d'autant plus caractéristique de voir qu'au moment même où Jésus prend ses distances avec l'Ancienne Alliance dont se réclamaient les Pharisiens (v. 16 et 18), Il affirme au v. 17 la pérennité de la Loi. Or ce même alliage de transcendance dans la continuité se retrouve dans le Sermon sur la montagne (notamment au § 53 ) — Mt 5,17-20*), d'où sont d'ailleurs tirés les deux // aux v. 17-18 de Saint-Luc : une fois de plus, accord des Évangiles à travers leurs différences. .. Dans rhpr 1953, p. 52-57, Jules isaac n'a pas tort de réclamer que la présente sentence ne doit donc pas s'interpréter comme le rejet de la Loi, même si l'irruption du Royaume la métamorphose.


Commentaire de ce verset 16 au § 107 ) — Mt 11,12-13. Le // Du centurion Corneille, premier des païens qui ait été agrégé à l'Église, donne l'exemple de l'initiative que nous sommes invités à prendre pour recevoir l'Évangile « de tout ce que le Seigneur a commandé ». Commentaire des v. 17 et 18 aux § 53 et § 56 , où se situent respectivement les // de Mt 5,18 et 32.

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§ 236. Le mauvais riche et le pauvre Lazare : Lc 16,19-31


(Lc 16,19-31)

-Les adjectifs sont traditionnels. L'Évangile ne dit pourtant pas expressément que ce Riche anonyme ait été volontairement cruel ou dédaigneux : simplement, il a ignoré le pauvre, pourtant « à sa porte » (v. 20). C'est l'un des grands maux de la richesse que si l'on n'y prend garde, il coupe de la communauté humaine la plus primaire — celle des besoins — au point que l'on peut côtoyer la misère sans même la voir. L'abîme qui sépare Lazare au ciel de l'enfer du Riche (v. 26), s'est creusé dès cette vie. C'est ce que dit le // Pr 21,13 (en face de ce même v. 26), sous l'image voisine de la surdité du Riche au pauvre, payée dans l'au-delà de celle du pauvre aux demandes du Riche.

Lc 16,20) — Du nom de Lazare : Le rapport avec le vrai Lazare frère de Marthe et Marie (Jn 11) ne s'expliquera qu'aux v. 27-31*. Son étymologie : < El < Azar > = Dieu a secouru, convient fort bien (comme à Éliézer, le serviteur d'Abraham, en Gn 24 — BC I*, p. 122).

ce qui tombait de la table du riche : Comme la Cananéenne prête à se contenter des miettes (§ 156 ) — Mt 15,27*). C'est le thème du festin messianique, auquel nous sommes tous invités (§ 225 ), mais auquel est d'autant moins disposé à répondre le riche qu'il a, mieux encore semble-t-il que « le pain quotidien », son propre « festin magnifique quotidien » (v. 19).

Lc 16,22-26) — le renversement du sort respectif entre riche et pauvre, dans l'au-delà, est naturellement populaire, puisqu'il soutient l'espérance des malheureux. L'Egypte, si attentive au mystère du Jugement et de la Rétribution, nous en donne l'exemple avec le conte de Satni-Khamoïs (raconté par A. George, dans Ass. S. n, n° 57, p. 81-82, et suivi du conte rabbinique apparenté « du dévot et du fils du publicain », p. 82-83). De fait, plus encore que le bon Samaritain, cette parabole a une allure de conte populaire.

A travers les images — qu'il ne faudrait donc pas prendre trop matériellement — il n'en reste pas moins que la parabole implique une rétribution personnelle, dont bénéficie Lazare et souffre le Riche, et cela dès après leur mort, sans attendre la Fin du monde et le Jugement dernier (sinon la requête des v. 28 à 31 n'aurait plus de raison d'être : il serait trop tard pour tout le monde). En mourant, on entre dans l'éternité d'une destinée désormais irrévocable (v. 26).

// Tb4,16;Si29,8.12;40,17.24;3,30(cf. Si 17,22-24, en // au § 60 ); 1Co 13,3) — Dès l’A.T., la doctrine de l'aumône inclut qu'elle « engrange » pour l'éternité (Si 29,12 et 40,17), « couvrant la multitude des péchés » (Si 3,30 1P 4,8). Encore faut-il qu'elle soit non seulement don matériel, mais avec charité, donc souci personnel du malheureux. On se rappelle que c'était un des conseils qui ressortaient le plus directement de la parabole précédente (§ 233 ) — Lc 16,9*).

Lc 16,27-31) — Rebondissement de la parabole, comme dans celle du Prodigue avec le retour de l'aîné. Mais cette fois au contraire, le Riche se soucie du salut de ses 5 frères, comptant sur le témoignage d'un revenant pour les avertir et les convertir. Tentation de tous les temps, de Saül à V. Hugo : par l'évocation des morts, savoir enfin ! Avoir non seulement la preuve de l'au-delà éternel, mais par le fait même, connaissance de ce qui, pour nous, est encore futur. ... (// 1S 28,3-16). C'est surtout par cette seconde partie de sa parabole que Jésus répond aux Pharisiens. Il a commencé par dire : dépêchez-vous de vous faire des amis des < Lazare > que vous rencontrez, en leur faisant part de cet argent auquel vous êtes si (mal) attachés (v. 9 et 14), sinon il sera trop tard (v. 22-26). Mais la moquerie des Pharisiens venait plus fondamentalement de ce que, se tenant pour fidèles disciples de Moïse, ils ne cessaient de réclamer toujours plus de signes pour reconnaître en Jésus le prophète* messianique (Dt 18,18): cf. § 160 , et mieux encore § 163 ) — Jn 6,30-31 ; ils vont y revenir au § 242 , et le demanderont encore au Calvaire: § 352 ) — Mc 15,31-32, avec la même dérision (verbe « se moquer » en Lc 23,35 comme en Lc 16,24). Pourtant, les signes n'ont pas manqué depuis le début du ministère en Galilée. Nicodème en témoignait déjà (§ 78 ) — Jn 3,2*). Bien plus, le retour à la vie du Lazare de la parabole pour la conversion de ses frères, se réalisera en la personne du vrai Lazare, quand Jésus le ressuscitera — (Jn 11 — et pourquoi le Christ n'aurait-il pas, en artiste qu'il était, nommé tout exprès le pauvre de la parabole de ce même nom de < Lazare >, pour nous inviter à faire le rapprochement ? Bien sûr, les exégètes rationalistes renâcleront devant cette hypothèse, parce qu'elle implique une certaine prescience : mais c'est l'Évangile même qui affirme clairement la prescience de Jésus, précisément sur ce point (§ 266 ) — Jn 11,4 et 11).

En tous cas, le piquant est que, précisément devant Lazare effectivement revenu de l'au-delà, comme le demandait le Riche de la parabole (Lc 16,30), ses « frères » loin de se convertir, y trouveront raison supplémentaire de supprimer Jésus (§ 267 )... Pour l'instant, Celui-ci préfère lancer à ses adversaires un argument < ad hominem > : « Vous vous prétendez les disciples de Moïse et des prophètes. Eh bien, suivez Moïse » (Lc 16,31 // Jn 5,46).

Mais plus généralement, cette conclusion établit la hiérarchie dans les signes de crédibilité* : n'en sont pas exclus les miracles, c'est-à-dire une perception directe, par nous-même, du sur-naturel; mais dans la mesure où la foI* est connaissance indirecte, faisant confiance au témoignage de Celui qui sait, croire c'est donc adhérer à Dieu sur sa seule Parole, transmise peu à peu par Moïse et les prophètes au long de l’A.T., puis incarnée en Jésus (He 1,1-3). Alors même, il convenait que nous ne la recevions pas directement, mais par « les témoins choisis d'avance », les Apôtres (Ac 10,41-42) et les Évangélistes (§ 2 ) — Lc 1,1-4*).

On aurait supposé plus facile que Dieu se révèle directement. « Mais si le fait de voir Jésus personnellement facilite tellement la foi en son message, demande R. Guardini, pourquoi ceux d'alors n'ont-ils pas cru ? — C'est que les Apôtres et les prophètes nous montrent ce que cela veut dire d'être soumis directement à la Parole : combien violemment l'homme est alors arraché à son milieu de vie, combien durement sont brisées les choses communes de l'existence... On n'a pu vouloir tout homme relié immédiatement à Dieu qu'après avoir oublié ce que cela signifie d'être sous la puissance directe du Saint-Esprit, et après avoir remplacé la secousse produite par Lui, par l'< expérience religieuse >... À vrai dire, il n'est pas donné à l'homme de communiquer directement avec Dieu. Dieu est saint et parle par ses messagers. Quiconque refuse d'entendre le messager, parce qu'il a la prétention de recevoir le Seigneur lui-même, montre par là qu'il ne sait pas, ou ne veut pas savoir, ce qu'est Dieu et ce qu'il est lui-même... Et du même coup il montre par là qu'au fond il ne veut pas croire, mais savoir, il ne veut pas obéir, mais avoir son autonomie » (Le Seigneur I p 282-285). Dans le domaine de la foi, c'est commettre un péché analogue au « péché originel » du Prodigue (§ 232 ) — Lc 15,13*).

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Bible chrétienne Evang. - § 233-236. Du bon emploi de la richesse : Lc 16,1-31