Bible chrétienne Evang. - § 250. Le danger des richesses: Mt 19,23-26; Mc 10,23-27; Lc 18,24-27

§ 250. Le danger des richesses: Mt 19,23-26; Mc 10,23-27; Lc 18,24-27


Mt 19,23-26 Mc 10,23-27 Lc 18,24-27


— Une fois de plus, l'entretien < en public > de Jésus se prolonge en cette leçon qu'en tire le Maître, < en privé >, pour mieux former ses disciples.

Mt 19,23 Mc 10,23-24 Lc 18,24 — Mc insiste, en redoublant l'exclamation désabusée du Christ (v. 23 et 24 b), et en notant par deux fois qu'elle stupéfie les Apôtres (v. 24 et 26 a) : on est naturellement porté à penser que l'argent facilite les choses (et surtout peut-être quand on a toujours été pauvre, comme eux). Pourtant l'A.T.prévient déjà que, si la richesse et la puissance ne sont pas, de soi, condamnables, il ne faut pas se fier à elles, ni s’enorgueillir : car notre confiance n'est heureusement pas en nous ni en nos biens, mais dans la miséricorde avec laquelle Dieu juge ceux qui ont su rester dans la vérité de l’humilité : // Si 13,24 Pr 18,11-12 Pr 18,10 Jr 9,22-23 Ps 62,11-13 Ps 62,

difficile d'entrer dans le Royaume (Mc 10,24b) : Dans cette reprise, il n'est pas précisé comme à la première fois que c'est difficile « à ceux qui ont des richesses ». Mais plutôt que de bâtir un roman sur une Parole indépendante du Christ, de teneur plus générale, que l'Évangéliste aurait insérée ici « assez maladroitement » (!) en doublet, n'est-ce pas au contraire un effet tout naturel que, les riches étant expressément visés aux v. 23 et 25, le redoublement de l'exclamation au v. 24 puisse être allégé de cette précision, pour être plus < lapidaire >, donc percutant ! Par contre, Jésus l'introduit par un « mes enfants » qui tempère de son affection la dureté de la sentence.

Mt 19,23-26 Mc 10,25-27 Lc 18,25-27 // Za 8,6 — La porte de Jérusalem soi-disant surnommée < trou d'aiguille > est une de ces misérables inventions auxquelles recourent des esprits soi-disant critiques plutôt que d'admettre l'évidence du sur-naturel. Ici, le Christ entend si bien parler à'impossibilité totale qu'au lieu de détromper la conclusion logique des disciples: « en ce cas, nul ne pourra être sauvé », il renchérit: oui, c'est non seulement difficile (v. 23 et 25 de Mc) mais impossible — humainement :

R. Guardini: Le Seigneur I, p. 322: De soi, c'est impossible. De soi, l'argent enchaîne, que ce soit un franc ou un million. Mais c'est le signe de la grâce toute puissante de Dieu, si un homme vivant dans une ambiance matérielle devient un propriétaire chrétien... de sorte que la possession elle-même devienne liberté ».

Tout est possible à Dieu : Cf. § 4 — Lc 1,37* et ses //, Gn 18,13-14; Jr 32,27. Même profession de foi en Job (Jb 42,2). Dieu a créé en se jouant les merveilles innombrables de l'univers. C'est Lui encore qui suscite notre liberté, plus fortement que nos résistances intimes et tous les liens dont nous sommes entravés. Ce qui semble hors-la-loi à notre science rudimentaire, rentre dans son infaillible providence; et cela même qui, pour nous, est réellement sur-naturel, « im-possible », lui est tout < naturel > (// Za 8,6) dès lors que c'est précisément de son ordre divin, comme ici :

entrer dans le Royaume de Dieu : répété 2 fois en Mt et Lc, 3 fois en Mc. Au surplus, c'est bien sur cette < entrée > que roulent ces § 247 à 250 (Mt 19,12 Mc 10,15 Mc 10,21 Mc 10,23 Mc 10,24 Mc 10,25). Quoi d'étonnant si naître à cette vie éternelle d'enfant de Dieu, dépassant évidemment les possibilités de l'homme, ne peut être que de l'initiative et du ressort de Dieu !

Le sens de ce paragraphe (et des précédents) est donc différent de celui de < La Porte étroite > § 72 — Mt 7,13-14*) : il s'agit moins de l'ascèse nécessaire à l'accès au Royaume, que de l'espérance avec laquelle doit être reçu le Don de Dieu.

Jésus, les regardant (Mc 10,27a): Le même verbe que pour le jeune homme riche (Mc 10,21*), suggérant que Jésus lance également un appel à ses disciples, de faire cet acte d'espérance:



§ 251. La récompense du détachement : Mt 19,27-30; Mc 10,28-31; Lc 18,28-30


(Mt 19,27-30 Mc 10,28-31 Lc 18,28-30)

— De fait, c'est en ce sens que Pierre prend la parole, au nom des Douze : « Nous avons tout laissé... nous t'avons suivi... » C'est clair : il oppose leur conduite, point pour point, à celle du < jeune homme riche > qui, faute de renoncer à tout donner, s'en est allé. Mais ce n'est pas forfanterie, car ils l'ont fait\ Aussi, loin de blâmer, ni de reprocher à Pierre son attente d'une rétribution — « Qu'y aura-t-il pour nous ?» — le Christ va-t-il bien plutôt la leur confirmer. C'est que, viser si totalement le Royaume qu'on se libère de tout le reste, faire tellement confiance au Christ qu'on s'engage sur sa voie, quelle espérance, en acte ! Intéressée ! — Oui, certes ! noblement intéressée, comme partie prenante de l'Alliance proposée. Car ce n'est pas le marchandage d'un mercenaire se décidant d'après le montant du salaire. D. Marguerat le souligne ajuste titre : « La question n'est pas érigée en condition préalable de l'obéissance; c'est à l'intérieur de la suivance (dont ne les ont pas dissuadés les risques à prendre, ni les ruptures à accomplir) que les disciples s'interrogent... » (Le Jugement... p. 461).

Ne tombons pas en effet dans le piège où s'empêtrèrent Fénelon et Bossuet, dans leur controverse sur < l'amour pur >. Il n'y a pas opposition mais complémentarité entre la charité pure et l'espérance : « On peut se désintéresser de tout quand on aime, sauf d'être uni à l'aimé ; et plus on aime, étant aimé, plus on est certain que l'aimé se donnera. Il est nécessaire à la charité elle-même que l'espérance en jaillisse, car tant que dure l'éloignement de la fin, elle continue à dépendre de l'espérance qu'elle suscite. Elle est fondée, en effet, sur la communication que Dieu fait de son bien, de sa béatitude, et c'est en ce bien devenu commun que s'accomplit l'union d'amour. Or dans la mesure où cette communication nécessaire à la charité n' est pas encore faite (complètement), elle est < en espérance >, et ne pas espérer serait priver la charité de sa base » (J.H. nicolas : DS IV, p. 1223).

Mt 19,28 // Sg 3,5 Sg 3,7 Da 7,9 Da 7, Da 7, Da 7,27 Ap 20,4 Ap 21,5 Ap 3,21 1Co 6,2 — Verset propre à Mt, ici. Mais on le retrouve substantiellement en Lc 22,30, donc en un contexte différent (voir Introd. aux § 321 -324). Déclaration solennisée par l'Amen, je vous le dis initial.

à la nouvelle genèse : Le mot typiquement hellénistique de < Palingénésie > ne se retrouve dans le N.T.qu'en Tite 3,5, où il exprime la < nouvelle naissance > qu'opéré le baptême chrétien. A. Feuillet en tire argument pour son interprétation de ce verset, qui ne viserait pas tant le Jugement dernier que Pâques et la Pentecôte, où les Apôtres furent < intronisés > à la tête de l'Eglise (voir NRT 1949, p. 715-722). Mais, si le mot est rare, le thème de la régénération du monde lors de la Fin des temps est au contraire familier au genre apocalyptique, d'Isaïe 43,19 à l'Apocalypse (notamment le // Ap 21,5 — Cf. J. Dupont, dans « Biblica » 1964, p. 364-65). Qu'au surplus, le renouvellement du ciel et de la terre soit, dans Isaïe 65,17 et 66,22, symbole de l'ère messianique, tandis que dans Ap 21,1, il annonce la Parousie, nous rappelle une fois de plus qu'il faut se garder de tomber dans l'< eschatologisme >*, en opposant et en tranchant ce qui n'est que stades successifs de la même métamorphose, en cours...

quand le Fils de l'homme siégera sur le trône de gloire: Là encore, on pourrait l'entendre de l'Ascension. Mais le // avec Da 7 et Ap 20-21 évoque davantage la Parousie. Vous siégerez aussi : La promesse n'est pas inouïe : sans parler d'Ap 20,4 et de 1Co 6,2 les // Sg 3,5 Sg 3,7 Da 7,9 Da 7, Da 7, Da 7,27 déjà ces assesseurs.

Sur douze trônes : s'adresse donc aux Apôtres, spécifiquement.

jugeant : C'est le sens le plus normal du verbe < Krinein >. Mais il peut signifier également : gouverner, comme le firent les < Juges > en Israël. Il semble que ce soit en ce sens que les Apôtres l'aient compris, provoquant la demande de Jacques et Jean de « siéger à droite et à gauche du Christ régnant » § 254 - Mt 20,21*). Mais il est vrai aussi que cette image du Christ venant, dans la Gloire, prendre place sur le trône comme il convient à un juge (Ps 7,7-9), pour le Jugement dernier, se retrouve en termes très semblables dans Mt 25,31 (et encore en Mt 16,27 ou 13,41) — cf. le dossier de J. Dupont: art. cit. p. 371-381).

// Da 7,9 Da 7,10 Da 7,13 Da 7,14 Da 7,21 Da 7,22 Da 7,27 — Nous avions déjà rencontré ce parallèle à propos du paralytique pardonné § 40 , in fine). A. Feuillet en tirait la conclusion que le Christ était venu pour susciter « le peuple des saints du Très-Haut ». C'est dans cette perspective < ecclésiale > que Jésus a confié à Pierre le pouvoir des clefs du Royaume des cieux § 165 — Mt 16,19*) qui, comme le dit magnifiquement la Liturgie, « lui fait ouvrir les paradis célestes aux bienheureux » (et rappelons-nous que la question qui court dans les présents paragraphes est celle d'« entrer dans le Royaume »). En Mt 18,18, le pouvoir d'absolution avait été donné aux Douze, les associant à ce pouvoir de jugement que le Christ a exercé lui-même sur la terre, dans la miséricorde. En Mt 19,28, Il les associe également au Jugement éternel que lui a confié le Père (Jn 5,21-27), si bien qu'après avoir été de bons « intendants des mystères de Dieu » en ce monde (1Co 4,1), ils continuent d'être, dans l'Église triomphante du ciel, intercesseurs pour leurs frères de l'Église encore < militante > ici-bas § 233 — Lc 16,10-12*). Ainsi, les Évangiles nous révèlent-ils l'admirable continuité avec laquelle Jésus forme ses Apôtres, pour associer progressivement et définitivement ses successeurs à sa mission salvatrice. Il convient donc de prendre ici « juger » en son sens le plus large, impliquant plus fondamentalement qu'un simple pouvoir juridictionnel, une association au ministère du Christ, en ce monde et dans l'autre (cf. D. Marguerat: Le Jugement..., p. 464-66).

Mt 19,29; Mc 10,29-30; Lc 18,29-30) — Quiconque : Extension de la promesse à tous les disciples, mais proportionnelle seulement, bien que de même nature.

Une maison, ou des frères... ou des champs : Explicite le « tout quitté » de Pierre, au v. 27. Non seulement les biens, mais la vie familiale et professionnelle. Ce n'est d'ailleurs pas propre à l’Évangile : telle était déjà la vocation d'Abraham (Gn 12,1 — BC I*, p. 87-89). Ce qu'y ajoute l'Évangile, c’est :

à cause de mon nom (Mt), à cause de moi et de l'Évangile (Mc), pour le Royaume de Dieu (Lc) : L'équivalence des trois motifs est à remarquer. Et tous précisent que c'est bien la récompense d'un < apostolat > pour répandre son nom, ou l'Évangile, et par là, attirer au Royaume...

recevoir le centuple, maintenant, en ce monde (Mc-Lc) : On ne saurait distinguer plus nettement de « la vie éternelle, dans le monde à venir », cette première rétribution. Le fait qu'elle soit mêlée de persécutions confirme encore que la promesse vaut bien pour la vie terrestre, en butte à la contradiction, des disciples du Christ. Nous avons un bel exemple, en saint Paul, de cette existence persécutée mais rayonnante de la joie et de l'espérance de partager la Passion et la Résurrection du Christ (2Co 4,7-18 cf. 1Co 4,9-13, c'est-à-dire la suite du ch. où Paul s'affirme « intendant des mystères de Dieu »).

Ce centuple n'est évidemment pas à prendre quantitativement : la preuve en est que Mc et Lc emploient une expression moins chiffrable : « plusieurs fois autant ». Dès les Pères de l'Église, on l'a donc entendu des biens spirituels, cent fois plus précieux que tout ce qu'il a fallu trancher de < charnel > (Jérôme). Mais le Père Lebreton, après avoir cité et loué cette interprétation, fait remarquer non sans raison que Me indique trop précisément une correspondance entre ce qui a été sacrifié et ce qui sera reçu (comme Job), pour qu'on puisse s'en tenir à une transposition générale du matériel au spirituel (dans Rech. sr 1930, p. 42-44). Et il cite saint jean de la croix, peu suspect de visées terre-à-terre : « Comme dit le Sauveur, dès cette vie < on lui rend cent pour un >. De manière que si vous refusez une joie, le Seigneur vous en donnera cent en cette vie spirituellement et temporellement ; comme aussi pour un plaisir que vous recevrez de ces choses sensibles, vous aurez cent dégoûts et cent déplaisirs. Parce que, de la part de l'oeil déjà purgé en les joies de la vue, l'âme reçoit une joie spirituelle, s'élevant à Dieu en tout ce qu'elle voit — que ce qu'elle voit soit divin ou soit profane... Et ainsi en les autres sens déjà purgés. Parce que, comme en l'état d'innocence, tout ce que nos premiers Parents voyaient, parlaient, mangeaient, etc. dans le paradis leur servait pour un plus grand goût de la contemplation — pour ce qu'ils avaient la partie sensible bien sujette et ordonnée à la raison ; de même celui qui a le sens purgé et sujet à l'esprit, de toutes les choses sensibles — voire même dès le premier mouvement — il en tire la délectation d'un savoureux regard et contemplation divine » (La Montée du Mont Carmel, III, ch. 26, p. 386-87).

En somme, ce qui centuple la valeur de ce monde, c'est que nous soyons assez libérés de nos attachements pour que toute chose retrouve sa perspective, de sorte que nous y reconnaissions Dieu qui s'y donne à nous. Mais n'est-ce pas cela que disaient les Pères, et mieux encore :

ambroise : Extraits du Sermon 8 sur le Ps 118 (PL 15,1296-1298): « Voici que nous avons tout laissé »: cela veut dire: nous n'avons pas recherché les biens de ce monde, nous n'en avons pas demandé notre part. C'est toi, que nous avons choisi comme part.

Tu as laissé, ô Pierre, ce que tu avais, et maintenant tu dis : « Ce que j'ai, je te le donne » (Ac 3,6), et sur ta parole un estropié se lève. Tu as laissé ce que tu avais, et tu as reçu ce que tu n'avais pas : le Christ est ta part, le Christ est ta possession...

Celui qui aura quitté son père, sa mère... recevra le centuple dès ce monde, et en outre la vie éternelle. Nous en connaissons plusieurs, qui après avoir donné leurs biens aux pauvres, ont fait fortune. Mais il ne faut pas demander au Seigneur ce salaire terrestre : c'est plutôt Dieu lui-même, qui est la part et l'héritage de ceux qui ont tout quitté : la récompense parfaite, qui ne se compte pas par centaines mais qui est plénitude achevée : « Moi, dit-il, je suis ton Dieu ». Il ne dit pas «je serai », mais dès maintenant je le suis, dès maintenant j'habite en toi, dès maintenant je te possède... Parmi l'abondance variée des biens qui se présentent, tu as donc cette part. Dieu t'offre de choisir : l'or, l'argent, les honneurs, la noblesse. Enfin, il se propose lui-même pour être ta part. Tu as devant toi plusieurs lots : choisis celui que tu préfères. Ne t'embrouille pas dans des calculs, mais suis l'appel de la grâce.

Mt 19,30; Mc 10,31) — Le lien entre ce qui précède et la sentence concluant le paragraphe n'est pas évident. Aussi vaut-il mieux d'abord constater que le même proverbe est répété en Mt 20,16, encadrant par conséquent la parabole des Ouvriers de la onzième heure § 252 . C'est donc à partir de celle-ci, et de ses rapports avec le § 251 , que l'on pourra déterminer le sens de ce verset :

p. 507

§ 252. Les ouvriers de la onzième heure : Mt 20,1-16


(Mt 20,1-16)

— Que cette parabole soit l'explication de la double sentence de Mt 19,30 et Mt 20,16, Mt le souligne par le « Car » initial, puis par le « c'est ainsi » final (Mt 20,16). Il faut donc d'abord comprendre la parabole, pour voir en quoi elle vérifie la sentence, et nous avertit de ne pas prendre la promesse de rétribution du § 251 à contresens.

Sous son aspect globalement < réaliste >, le récit s'avère bien plutôt construit point par point, souvent < en dépit du bon sens >, donc très volontairement pour nous alerter que nous avons à deviner quelque chose du mystère qu'est la constitution du Royaume. (Cf. Introd. aux § 125 -139) — D. Barsotti; § 127 — Mt 13, 10*; § 191 *. A. Feuillet l'a démontré pour cette parabole, dans son étude sur : Les ouvriers de la vigne et la théologie de l'Alliance, Rech. SR 1947, p. 303-327).

Mt 20,1-2 // Ps 80,9-15 Si 24,1 Si 24,17 Tb 5,15-16 — Le Royaume des cieux est semblable... : Début classique au point qu'on ne le remarque plus, alors qu'il est la clef de toute la parabole : puisqu'il s'agit du Royaume des cieux, le Maître en est Dieu. Sa vigne est Israël, peuple qu'il a élu, multiplié, transplanté, protégé : outre les // Ps 80 et Si 24,1 Si 24, cf. surtout Is 5, en // à § 281 , et plus généralement Vtb < Vigne >. Le Christ vient, au crépuscule de l’A.T., pour être « la Vraie Vigne », en accomplissement* du mystère de vie et d'unité dont Israël était la < pré-figure >* § 329Jn 15).

C'est le maître qui sort à la recherche d'ouvriers, contrairement à l'embauche ordinaire ; et la plaie du chômage nous a fait reconnaître que procurer un travail, créer des emplois, est service rendu d'abord aux employés, autrement laissés « sans rien faire » (Mt 20,6). Quand, au surplus, le maître est Dieu, le Créateur, Il pourrait tout aussi bien se passer de « serviteurs inutiles », auxquels, en rigueur de termes, « Il ne doit rien » § 240 *), puisque c'est Lui qui, dès le départ, a tout donné, y compris, avec l'existence, la capacité de le servir.

Il convint avec eux d'un denier, pourtant : Convention, contrat comme le fut l'Alliance, conclue « de bon matin » avec Noé, premier cultivateur de la vigne, Abraham puis Israël, au Sinaï. Dieu sera fidèle à ses engagements, donnant en guise de denier, la Descendance, la Terre et les Bénédictions annoncées en Ex 23,20-26 Lv 26,3-13 Dt 7,12-15. Et s'il est vrai que, comme le montre le // de Tb 5,15-16, il y a toujours possibilité d'une gratification supplémentaire, Dieu y pourvoira au-delà de toute mesure, en réalisant sa toute première Promesse que, du lignage de La Femme, naîtrait le Sauveur (Gn 3,15 — BC I*, p. 61-62). Ces ouvriers de la première heure que sont les Juifs n'ont donc pas à se plaindre d'avoir été trop strictement rétribués, suivant leur Alliance.

Mt 20,3-7 // Ac 2,14 Ac 2,21 = Jl 3,1-5 Si 5,7 Si 14,12 — Pour Dieu et son Royaume, la < journée > s'étend à l'histoire de l'humanité. Chercher à déterminer les époques précises qu'auraient bien pu représenter les 3°, 6°, 9° et 11° heures était sans doute excessif, et l'on voit bien que la parabole vise finalement à opposer ceux qui ont été recrutés « de bon matin » à ceux de la onzième heure. Les Pères ne se trompaient donc pas lorsqu'ils comprenaient que ces embauches incessantes correspondent beaucoup moins à ce qui se passe pour les travaux matériels, qu'à la succession des deux Alliances, l'Ancienne et la Nouvelle, où se trouvent enfin embauchés les païens, jusque-là restés à l'écart. Sur une journée de travail de douze heures, la onzième est en effet la dernière ; dans le langage du N.T.elle est plus précisément celle « des derniers temps » ou « des derniers jours », ouverts par la venue du Messie (// Ac 2,17-2, qui est une citation du prophète Jl 3,1-5 He 1,2 1P 1,20).

Mt 20,8-15 // Lv 19,13 Dt 24,14-15 Rm 9,20-24 Ex 33,19 Ps 25,8 Ps 85,11 Ps 31,20 — Le soir venu : C’est matériellement conforme à l’attention que la Loi porte aux besoins des pauvres (// Lv et Dt). Mais si la journée est ici parabole de l'histoire du Salut, le soir est la douzième heure, celle de la mort et du Jugement (Si 5,7 Si 14,22). Que la distribution du salaire soit confiée à l'intendant, est-ce une allusion au rôle du Christ, à la Parousie (D. Marquerai, p. 453; bonnard, p. 293)? En tout cas, on voit combien l'on est amené à s'interroger sur la signification de chacun des éléments de la parabole (contrairement au refus trop absolu de Jülicher).

en commençant par les derniers jusqu'aux premiers: C'est nécessaire, dit-on, pour que les premiers aient de quoi récriminer. Même venant après, cela n'aurait pas été moins choquant pour les premiers. En réalité, derniers et premiers a surtout pour sens de nous rappeler que la parabole vise à illustrer la sentence de Mt 19,30 et Mt 20,16, désignant donc les premiers comme Israël, et les derniers venus comme les chrétiens.

Ils murmuraient : Comme en Lc 5,30 Jn 6,41-43* § 163 ; 1Co 10,10 Ph 2,14.

« Ces derniers-là » : Non seulement par leur durée de travail, mais au sens péjoratif. Et l'on a raison de comparer ce mépris offensé à celui du Fils aîné, frère du Prodigue § 232Lc 15,30*), ou du Pharisien vis-à-vis du Publicain de la parabole § 245Lc 18,13*). Cela nous rappelle qu'il y a ici en jeu bien autre chose que la justice sociale : la préférence de Dieu pour les « derniers », pauvres, pécheurs, païens.

Si l'on s'en tenait à la stricte justice distributive en effet, le raisonnement du Maître resterait discutable : certes, il l'a observée dans son contrat avec les ouvriers de la première heure ; à coup sûr aussi, il est libre de donner à qui lui plaît ! Mais « la situation est intolérable précisément parce que l'employeur a décidé arbitrairement de traiter certains ouvriers selon leur droit, et d'autres selon sa générosité à Lui. S'il veut être généreux pour les uns, qu'il le soit pour tous ; s'il veut s'en tenir à la loi pour les uns, qu'il s'en tienne à la loi pour tous » (J. Dupont: Ass. S. n, 56, p. 20). « L'égalité des salaires équivaut à une inégalité de traitement » (D. Marquerai, p. 454). Ces murmures sont donc révélateurs des sentiments peu avouables qui peuvent se cacher sous le beau masque du sens de la justice : une défense jalouse de droits devenus privilèges, c'est-à-dire prisés non pas tant pour eux-mêmes, que comme interdits aux autres. C'est cette jalousie-là qui rend « leur oeil mauvais » (v. 15; cf. § 65Mt 6,22*, J. DuPlacy).

Le tort des ouvriers de la première heure est exactement celui-là : ils font des choses du Salut une question mathématique de pure justice distributive, et durcissent la rétribution que Dieu continue d'être prêt à leur accorder, parce qu'ils la tiennent non seulement pour un droit strict, mais pour un privilège qu'ils ne veulent pas partager avec ceux qui ne l'auraient pas < gagnée > comme eux. On se rappelle que c'était précisément le reproche des trois paraboles que Jésus opposait aux murmures des Pharisiens § 230 et 232) — Lc 15,4-7 et Lc 15-32* — et voilà, sous la diversité apparente, une < concordance > de plus entre les Évangiles, ici de Mt et de Lc). L'esprit du judaïsme étant fondamentalement attaché à cette équivalence rigoureuse entre l'observance de la Loi et sa rétribution, la liberté que marquait Jésus dans ses rapports avec pécheurs ou païens ne pouvait qu'être violemment choquante aux yeux des Pharisiens.

C'est que pour Jésus, « la justice n'est pas une loi qui dominerait tout y compris Dieu lui-même, mais Dieu est la justice en personne » (R. Guardini : Le Seigneur I p 296) ; et comme Il est le Créateur, sa justice est justifiante : en Lui, miséricorde et vérité, justice et paix s'embrassent (// Ps 85,11), dans la liberté et la force novatrice du Coeur (voir au § 232Lc 15,28-30* guardini).

Non qu'il nie le principe même d'une rétribution (comme on l'a vu au paragraphe précédent), ni qu'il refuse de tenir ses engagements (le denier de la parabole). Mais ses rapports avec les hommes sont d'un ordre, qualitatif, personnalisé, qui est celui de l'amour, libre de ses choix et de ses dons (// Ex 33,19 Ps 25,8 etc.).

Dès l'origine, Dieu est bon (Mt 20,15) — dernier mot de la parabole proprement dite). C'est par pure bonté qu'il prend le parti de nous créer, nous embaucher, nous promettre une rétribution... Il tiendra Parole, pourvu que tous ces dons soient reçus par nous avec la gratitude joyeuse des humbles, reconnaissant qu'on ne leur devait rien § 240 *).

Nous sommes donc ici en présence d'une opposition fondamentale entre l'esprit calculateur des Pharisiens, forts de leurs privilèges, et la générosité de l'Esprit divin d'amour et de don (Une parabole de Rabbi Zeera, IV° siècle après J.c, dont l'histoire est extérieurement semblable, mais vise à tout rétablir au point de vue de la seule justice rétributive, manifeste bien la différence entre les deux esprits. On trouvera cette parabole en D. Marguerat, p. 456-57, ou J. Dupont, p. 21). Venu du pharisaïsme, saint Paul combattra cette religion de « la justice par les oeuvres » — non sans grandeur, mais difficile à tenir (Ga 3,10 — par l'Evangile de la foi, confiante que Dieu nous donne cette justification, en son Fils. Et l'Apôtre tance vertement ceux qui osent « répliquer à Dieu » comme les ouvriers de la première heure, inconscients du ridicule de Lui en remontrer en fait de justice (// Rm 9,20-24).

Mt 20,16 (et Mt 19,30) : C'est ainsi : applique à la réalité mystique du Royaume — dont cette parabole était une image (Mt 20,1) — l'exemple des ouvriers de la première et de la onzième heure :

1) En première ligne, c'est l'annonce de l'admission des païens à égalité avec les Juifs (cf. Ga 3,28, en // au § 334Jn 17,21; et Col 3,11, en // au § 226 . Et si les Juifs ne veulent pas l'accepter, c'est eux, les premiers « fils du Royaume* », qui perdront leur héritage, comme l'annonçait déjà Mt 8,11-12* § 84 . C'est en ce sens que certains manuscrits ajoutent ici : « car il y a beaucoup d'appelés mais peu d'élus », avec la même portée, non pas générale mais relative à ce drame du refus d'Israël, qu'en Mt 22,14* où la même sentence conclut la parabole convergente des Invités au festin § 282 .

2) Mais Mt 20,16 est la reprise de Mt 19,30, conclusion du § 251 sur la rétribution des disciples du Christ, et introduction au § 252 . Ce contexte montre que, suivant Saint-Matthieu, l'avertissement vaut également des serviteurs de la Nouvelle Alliance : eux aussi doivent prendre garde à ne pas accaparer comme privilège et monopole ce qui leur est promis. Car ce « ferment des Pharisiens » (Mt 16,11) n'est pas propre aux Juifs: il est une tentation permanente, comme Jacques et Jean eux-mêmes en sont la preuve, au § 175 *, puis aux § 254 -55* (qui vont conclure le groupe de ces paragraphes 248 à 255). Ancienneté, services, mérites, sont d'abord des grâces, aux yeux de serviteurs « à qui Dieu ne devrait rien » en stricte justice rétributive ; et leur meilleure récompense est dans leur association au Maître, en cultivant sa Vigne...

3) Encore plus généralement, ce qui se révèle à travers cette sentence, est le < retournement évangélique > chanté par le Magnificat, expliqué par la parabole sur le choix des places : « Quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé » § 224Lc 14,11*.

De fait, ainsi Dieu agit-il tout au long de l'histoire du Salut, faisant bénéficier le cadet de l'héritage (Isaac plutôt qu'Ismaël, Jacob et non Ésaü), choisissant Israël parce qu'il était « le moindre de tous les peuples » (Dt 7,7-8), Saül parce que descendant de « la moindre de toutes les familles de Benjamin, la plus petite tribu d'Israël » (1S 9,21), puis le destituant au profit du nouveau venu, David lui-même, petit dernier oublié de la nombreuse famille de Jessé (1S 16, en // au § 165Mt 16,16). Pourquoi cette constante dans la conduite providentielle ? - Pour que soit reconnue la liberté de l'Amour divin qui nous choisit et nous attire nous-mêmes librement (Bc I*, p. 132-133) ; et de même Il nous récompensera à la fois justement et surabondamment (Mt 19,29).

En somme, ce qu'enseignent ces deux inséparables paragraphes 251-52, c'est la double erreur inverse des Pharisiens et de Luther : certes, la rétribution est grâce, mais non pas « sola gratia ». Par la suprême bonté de Dieu, l'oeuvre de l'homme peut coopérer à un Salut pourtant totalement oeuvre divine (cf. D. MARGUERAT, p. 473-75).

La sentence de Mt 19,30 et Mt 20,16 doit cependant garder pour nous valeur A'avertissement, comme elle l'avait en Lc 13,30 § 220 *), où elle concluait la parabole sur < la Porte étroite >, et le transfert de la vocation d'Israël à toutes les nations (cette fois encore, situant autrement la même Parole du Christ — qu'il ne cite donc pas en ce § 251 — Luc ne s'accorde que mieux avec Mt et Mc, qui l'ont réservée pour ici : concordantia discordantium !). Aussi, le « beaucoup » de Mt 19,30 doit être compris non comme une atténuation (beaucoup = pas tous), mais comme une menace : il y en aura beaucoup à passer derniers pour s'être glorifiés d'être des premiers. Soyons humbles, et reconnaissants.

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§ 253. Troisième annonce de la passion : Mt 20,17-19; Mc 10,32-34; Lc 18,31-34


(Mt 20,17-19 Mc 10,32-34 Lc 18,31-34)

— La première annonce venait à la suite de la confession de Césarée, où Jésus avait appelé Pierre à un rôle de premier plan dans son Église ; mais Pierre n'avait pas compris, pour autant, qu'il fallait que Jésus passe par la mort pour entrer dans sa gloire, et le Christ avait alors insisté que cette Loi spirituelle valait pour tous ses disciples § 165 -168*).

La seconde annonce venait à la suite de la Transfiguration, et du souhait de Pierre de rester dans cette Gloire § 169 et 172). Or cette troisième annonce arrive aussi après que le Christ ait ouvert aux Apôtres une perspective glorieuse, sur leur association au jugement et gouvernement du Royaume § 251 ). Mais à nouveau, les Apôtres témoignent aussitôt à quel point ils sont loin de ce à quoi Jésus cherche à les préparer et n'ont toujours pas « compris » § 172Mc 9,32) : le Christ prendra occasion de la démarche vraiment intempestive des fils de Zébédée pour expliquer que l'union des disciples avec leur Maître ne peut être qu'« à la vie à la mort » § 254 -255*).

Mt 20,17 Mc 10,32 — Ils étaient en route (Mc), sur le point de monter à Jérusalem (Mt-Mc) : Si Luc ne donne pas cette précision, c'est qu'il a suffisamment insisté précédemment, faisant de cet « en route, vers Jérusalem », le refrain de ses chapitres 9,51 à 19,28. Et l'on est bien à la veille de l'ultime montée vers la Ville sainte et le Calvaire, à partir de ce Jéricho où les 3 synoptiques placent l'épisode suivant (Mt 20,29 et //).

Jésus les précédait (Mc) : Correspond à Lc 9,51 : « Il affermit sa face pour marcher vers Jérusalem » § 183 *). C'est la même décision, et comme une hâte d'aller à son sacrifice § 212Lc 12,49-50*). Toujours la < concordantia >*.

Ils étaient dans la stupeur, pénétrés de crainte (Mc) : Les disciples eux-mêmes sont conscients du drame qui se prépare — comme en témoigne de son côté Saint-Jean § 266Jn 11,8 Jn 11,16. Mais ce mot de < stupeur > est le même qu'en Mc 10,24, où il désignait l'abasourdissement où les avaient plongés les Paroles du Christ sur le danger des richesses § 250 : ici et là, plus qu'une réaction naturelle, le saisissement qui vous prend devant le mystère...

Prenant les Douze à part : Comme pour la Transfiguration, Pierre, Jacques et Jean, « eux seuls, à part ». Mt-Mc-Lc le soulignent tous trois, parce que c'est cela le plus important. La Passion et la Gloire du Christ sont encore un secret, «jusqu'à ce que le Fils de l'homme soit ressuscité d'entre les morts » § 169 -70) — Mt 17,9*); mais eux, les Apôtres, doivent savoir que Jésus savait, comme lui-même le soulignera par trois fois: Jn 13,19*; Jn 14,29 Jn 16,4.

Mt 20,18-19 Mc 10,33-34 Lc 18,31-33 — Cette troisième prédiction se distingue des précédentes, d'abord par sa précision, surtout chez Saint-Marc: trahison (Mt), procès du Sanhédrin, félonie de le < livrer >* aux païens, outrages, crachats, flagellation, mort. « Et le troisième jour, Il ressuscitera » : déjà la formule même de notre Credo. Mais en outre, cette fois, le Christ associe ses Apôtres à sa Passion comme il vient de le faire à sa Gloire § 251 *), par le: « nous montons à Jérusalem » initial (Mt-Mc-Lc). Pour cet événement capital, Jésus se donne le titre à la fois le plus humain et le plus grandiose de < Fils de l'homme >*. Luc ajoute que ce sera « l'accomplissement* de tout ce que les Prophètes ont écrit sur Lui », comme le Christ ressuscité le rappellera, aux disciples d'Emmaüs et aux Apôtres § 364 et 366) — Lc 24,26-27 Lc 24,44-46).

// Is 63,1-5 — Des 4 < Poèmes du Serviteur >, prophétie la plus révélatrice de la Passion, le premier (Is 42,1-7) a déjà été cité au § 114 , par Mt 12,18-21 (et nous le mettrons encore en // au § 255 *. Le second (Is 49,1-7) se trouve en // au § 270 ; le troisième (Is 50,4-9) au § 350 ; le quatrième (Is 52,13 à 53,12) aux § 343 , § 349 , § 357 , § 353 . Ici, le // d'Is 63,1-5, qui insiste sur l'aide que le Rédempteur attend de nous — en vain si souvent (cf. Ps 69,21, en // au § 340 .

Lc 18,34) — L'Intelligence* d'un tel mystère, même après coup, demeure la révélation par excellence (Col 1,9-14). A fortiori, avant qu'il ait eu lieu, un si divin mystère était proprement inconcevable (cf. déjà, au § 172 *).

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Bible chrétienne Evang. - § 250. Le danger des richesses: Mt 19,23-26; Mc 10,23-27; Lc 18,24-27