Bible chrétienne Pentat.



BIBLE CHRÉTIENNE I – Le Pentateuque



Commentaires


Des mêmes auteurs, aux Éditions Anne Sigier:

Bible chrétienne II : Les quatre Évangiles
Bible chrétienne III: Actes des Apôtres - épîtres aux Romains, 1 et 2Corinthiens, Galates

En préparation :

Bible chrétienne IV: Éphésiens à l'Apocalypse
Bible chrétienne V: Les Psaumes



Édition
Éditions Anne Sigier
Éditions Anne Sigier - France
2299, boul. du Versant-Nord 28, rue de la Malterie
Sainte-Foy (Québec) B.P. 3007
GIN 4G2 59703 Marcq-en-Baroeul

tél. : (418) 687-6086 Tél. : 20.55.08.34
téléc: (418) 687-3565 Fax: 20.51.86.88

ISBN
2-89129-036-4

Dépôt légal
4e trimestre 1989

Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada

NlHIL OBSTAT
Dom Damase, o.s.b. Abbaye de La Pierre-qui-Vire

Imprimé au Canada © Éditions Anne Sigier Tous droits réservés



Anne SIGIER
Elisabeth de Solms o.s.b.
Traduction française sur les textes originaux et choix de commentaires de la Tradition

Dom Claude Jean-Nesmy
Introduction, notes et mise en parallèles

Ce ne sont pas les textes qui prouvent d'une manière concluante la présence de l'harmonie. Mais, sur la base de l'harmonie les textes deviennent transparents et parlants
Urs Von Balthasar


1

INTRODUCTION GÉNÉRALE



Sommes-nous à un tournant dans notre compréhension de la Bible? Les exégètes ont été les premiers à en être avertis. Pour faire bref, tenons-nous en à la série d'articles du Père F. Dreyfus dans « La Revue Biblique » (1); mais on pourrait citer la mise en question convergente du P. Refoulé ou du P. Grelot, ou du P. Beauchamp, et bien auparavant, les perspectives rappelées par les PP. Bouyer, Daniélou, de Lubac, et M. Gelin. Au témoignage du P. Dreyfus, le malaise va grandissant, au point d'en être alarmant.

Citant une prise à parti dont tout animateur de cercle biblique pourrait donner bien d'autres exemples, il caractérise ainsi ce que W. Wink n'a pas craint d'appeler « la faillite de l'exégèse historico-critique » : par leur méthode elle-même en effet, ces recherches scientifiques — dont il n'est pas question de nier les résultats, sur lesquels nous reviendrons (cf. IIe Partie) — tendent à replacer ces textes anciens dans leur milieu et leur destination culturels ('Sitz im Leben'), comme à en déterminer les sources ou bien analyser leur genre littéraire et leur structure: ce qui est mettre en valeur ce par quoi cette ’Ecriture' est loin de nous. Ce type d'exégèse par conséquent ne répond pas à la demande, au moins des croyants, qui cherchent en leur Bible la Parole de Dieu adressée à eux, ou mieux: à l'Eglise d'aujourd'hui. On peut d'autant moins écarter cette requête qu'à bien y réfléchir, elle est ce que déjà tout lecteur attend de tout classique de la littérature universelle.

D'où la solution préconisée par F. Dreyfus: tout en souhaitant que se poursuive l'exégèse savante « en Sorbonne » (disons: de niveau et de présentation universitaire), il montre qu'elle doit faire sa place à une exégèse « en Eglise » qui d'ailleurs, loin d'exclure la première, se fonde sur son érudition, mais en l'éclairant d'une lumière nouvelle. Celle-ci ressort d'ailleurs de la Bible elle-même, bien comprise comme ’actualisation' permanente de la Parole de Dieu.

0) Exégèse en Sorbonne, exégèse en Église, rb 1975/3, p. 321-359; L'actualisation à eneurde la Bible, rb 1976/2, p. 161-202; L'actualisation de l'Écriture, rb 1979/1, p. 5-58; ’/2, p. 161-193; 1979/3, p. 321-384. Avec une abondante bibliographie à l'appui.



Non seulement F. Dreyfus consacre 4 sur 5 de ses articles à cette 'actualisation', mais il ne craint pas de tenir cette ’exégèse en Église' comme « prioritaire » et devant « mobiliser la plus grande partie des énergies disponibles ». Or, comme il arrive trop généralement, la vulgarisation — c'est-à-dire la mise au service de tous les résultats de la recherche scientifique — est en retard d'un cran sur l'avancée de la science, de sorte que les deux toutes dernières Introductions à la lecture de la Bible sont encore, en cette année 1981, de ce même type « historico-critique » auquel se sont conformés tous nos manuels antérieurs, ou Daniel Rops: Jésus en son temps, Abraham en son temps, etc...

Est-il possible de prendre le tournant par cette Bible offerte à tous, qui fasse droit à l'actualisation de la Parole de Dieu, constante au cours des siècles de l'Ancienne Alliance elle-même, pleinement réalisée par l'Incarnation rédemptrice du Verbe, de la Parole de Dieu, en Jésus de Nazareth, et si définitivement qu'à nous encore cette Parole résonne comme un permanent « aujourd'hui » (c'est-à-dire conforme à ce que nous en dit He 1,1-3 et 3,7 à 4,16)?

Ne nous cachons pas les difficultés d'avancer là où les savants eux-mêmes avouent en être aux recherches et tâtonnements. Pourtant F. Dreyfus nous donne confiance en montrant dans ses deux derniers articles que l'on doit s'appuyer à la fois sur « ce que l'Esprit dit aux Églises » et sur la Tradition ; car il est vrai que par le renouveau liturgique non moins que par le mouvement biblique, l'Esprit ne demande qu'à « ouvrir » nos esprits à « l'intelligence des Écritures» (Lc 24,45); et notre estime de la Tradition chrétienne a été elle-même renouvelée par les études du P. de Lubac, tant sur Origène que sur l’Exégèse médiévale, d'une érudition et d'un discernement critique exemplaires (que du reste quelques autres ont suivis), vengeurs de l'injuste discrédit où cette Tradition est encore trop souvent tenue (2).

Notre méthode est donc tout indiquée. Nous avons même pu en faire un premier essai à propos des psaumes pour notre Psautier chrétien, dont les tomes h et iv recouraient aux commentaires de la Tradition (des Apôtres au xxe siècle), tandis que le tome m, encourageant à prier les psaumes « sous la conduite de l'Esprit », suivait l'enseignement du Christ lui-même (3). C'est au cours de ce travail, qui nous a pris plus de douze ans, que s'était imposée l'urgence de cette Bible en parallèle, en vue de laquelle nos premiers essais remontent à 1968.



(2) Histoire et Esprit, l'intelligence de l'Écriture d'après Origène, Aubier 1950; Exégèse médiévale, les quatre sens de l'Écriture, 4 volumes, 1959-1964. Cf. les autres ouvrages, cités dans « Pour une Bible chrétienne » § 4 — i" volume, p. 15.

(3) Psautier chrétien, i. Traduction d'après le texte massorétique et la Septante, par E. de Solms; il. La Tradition médite le Psautier chrétien (2 volumes); ni. Parole et esprit du Psautier chrétien, Notes exégétiques et spirituelles; iv. Permanence et présence du Psautier chrétien, les meilleurs commentaires du xxe siècle: (Téqui 1973-1977). Dans les Introductions des tomes m et iv, nous avions déjà défini notre méthode, et cité les « convergences » significatives de la pensée contemporaine exégétique avec notre propre recherche. Pour plus ample informé, on pourra s'y référer.


2

I. L’APPORT DE LA FOI



« Jésus accomplit en présence des disciples encore bien d'autres signes, qui ne sont pas relatés dans ce livre. Ceux-là l'ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu'en croyant vous ayez la vie en son nom » (Jn 20,30-31). Tel est le propos de saint Jean, mais tel est aussi le but de l'Écriture entière, Ancien Testament compris : « En effet, tout ce qui a été écrit jadis l'a été pour notre instruction, afin que par la constance et le réconfort que donnent les Écritures, nous gardions l'espérance » (Rm 15,4). La Bible est faite pour mener à la foi, l'espérance, la charité, et pour nous y entretenir.

À leur tour en effet, la foi et l'amour vont porter à « scruter les Écritures », ou mieux, à se mettre ’à leur écoute', puisque la foi nous assure que Dieu nous y parle et que l'amour nous y rend attentifs. ’Ausculta’ ! C'est avec l'oreille de ton coeur, avec « le coeur brûlant » des disciples d'Emmaüs que tu dois entendre Dieu qui te révèle son amour et t'appelle à le partager. Et comme il faut, pour recevoir une émission radio, se mettre à la bonne longueur d'ondes, de même la foi seule est capable de percevoir Dieu qui te parle, puisqu'elle consiste à se régler non sur les points de vue et raisonnements limités de l'homme, mais sur le point de vue de Dieu, qui est total et d'une Sagesse parfaite non moins que mystérieuse tant elle dépasse la nôtre (Is 55,8-11 Rm 11,33-36).

Pour que la lecture de la Bible porte son fruit propre, elle demande donc à être entreprise comme saint Bonaventure, entre tant d'autres témoins de la Tradition, le définit au prologue de son Breviloquium : « L'origine de l'Écriture ne se situe pas dans la recherche humaine, mais dans la divine révélation du Père des Lumières... Pour que nous parvenions à progresser par la route droite des Écritures, il faut commencer par le commencement, c'est-à-dire accéder d'une foi pure au Père des lumières en fléchissant les genoux de notre coeur, afin que par son Fils dans son Esprit Saint II nous donne la vraie connaissance de Jésus-Christ et avec sa connaissance, son amour. Le connaissant et l'aimant, et comme consolidés dans la foi et enracinés dans la charité, il nous sera alors possible de connaître la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de la Sainte Écriture et, par cette connaissance, de parvenir à la connaissance entière et à l'amour extatique de la bienheureuse Trinité. Là tendent les désirs des saints, là se trouve l'aboutissement et l'achèvement de toute vérité et de tout bien » (Trad. du Livre des Jours, p. 726-27).


3

ce qui est révélé

par Dieu, c'est donc Dieu, dont le Nom est: l'Amour. Un amour d'une générosité tellement surabondante que, comme s'il ne lui suffisait pas de se donner totalement à l'intérieur de sa vie Trinitaire, elle déborde dans la création. Mieux encore, quelque chose de cette générosité se transmet par la Bénédiction * dont Dieu gratifie tous les êtres vivants (4). Elle ira jusqu'à leur donner en l'homme d'accéder à sa vie et à sa béatitude, si bien qu'en définitive, Dieu soit tout en tous (1Co 15,28). La Bible nous parle de tout cela, rien que de cela; ou plutôt, elle peut nous parler de n'importe quoi (puisque tout EST de Dieu) mais pour montrer comment tout se rattache à Dieu.



(4) L'astérisque : Après un mot, elle signale qu'on trouvera à la Table analytique, en fin de ce volume, les références aux explications de la portée des termes auxquels la Bible donne une grande richesse de sens.

. Après une référence biblique, l'astérique renvoie au commentaire donné de ce texte, dans la suite du présent volume.

/(suivi de deux lettres) renvoie aux repères qui se trouvent en marge des textes et de leur Parallèles, dans 1er volume. // = Parallèles.



Or tout ce Dessein d'amour, Dieu le voit et le réalise en dieu, un Dieu éternel et tout-puissant.

Éternel, c'est-à-dire qu'« Il contemple les siècles », et les embrasse (Si 36,17). Si l'être de la créature est temporel, ne se réalisant que successivement, pas à pas et comme au compte-gouttes, un moment après l'autre, Dieu en survole tout le développement, pour ainsi dire d'un seul coup d'oeil. Et si déjà l'homme peut projeter d'avance une action ou une oeuvre ’de longue haleine', qu'il réalisera ensuite du mieux qu'il pourra, a fortiori le Dessein de Dieu définit-il ’éternellement', d'emblée, le but qu'il n'atteindra que finalement, ainsi que les moyens à mettre en oeuvre au fur et à mesure pour atteindre ce but. « Ce Dessein bienveillant, formé d'avance pour le réaliser quand les temps seraient accomplis », comme nous le révèle l'Épître aux Éphésiens, le Père en trouve la perfection « En Jésus-Christ », son Verbe incarné, si bien que tout se ramène à Lui (1,9-10). Voilà donc le Centre unique, qui est l'explication de tout le reste et à quoi tout le reste se rapporte. Ainsi, « dès avant la création du monde (donc par priorité à toute réalisation), « le Père nous a élus dans le Christ, pour que nous arrivions à être saints et immaculés en sa présence, dans l'amour, déterminant d'avance que nous serions pour lui des fils adoptifs /?a/- Jésus-Christ » (1,4-5). « Le but, c'est d'être trouvés en Jésus-Christ pour la vraie Vie » (Ignace d'Antioche); le moyen, c'est encore Jésus-Christ (par Lui, par son Incarnation rédemptrice).

Donc c'est clair: du point de vue (éternel) de Dieu, au premier plan se trouve Jésus-Christ ; tout le reste gravite autour de ce Centre unique : création, histoire du Salut, béatitude éternelle. Et ce n'est que sur ce modèle unique de sa contemplation et de son amour éternels que le Père créera l'univers et le conduira temporellement c'est-à-dire peu à peu, jusqu'à ce modèle: « Ceux qu'il a connus d'avance, Il les a vus dans un même regard conformes à l'image de son Fils, afin qu'il soit le premier-né d'une multitude de frères. Et ceux qu'il a vus / de ce regard éternel /, Il les a appelés; et ceux qu'il a appelés, Il les a justifiés; et ceux qu'il a justifiés, Il leur a donné la gloire »... « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu » (Rm 8,29-30 et 1Co 3,22-23).

Or, si long soit-il à se réaliser, ce Dessein n'en est pas moins doublement assuré du succès: car d'une part le mystère même, pour nous incompréhensible, de l'Éternel, c'est que pour Lui rien n'est passé (inaccessible) ou avenir (incertain), mais qu'il tient tout parfaitement en main à la fois (tota simul perfecta possessio, suivant la définition classique de Boèce) ; et cela aussi pour cette autre propriété divine qu'il est le Tout-Puissant, à tel point que pour Lui penser (ou dire) c'est réaliser: « Dieu dit, et ce fut ». Pas de hiatus entre le Dessein divin et son accomplissement.

Tout-Puissant, il n'y a donc pas d'obstacle qui soit de taille à l'empêcher de réaliser son Dessein. Même notre liberté est à Lui, qui la crée: si libéral soit-il pour nous laisser en jouir même mal, même contre Lui à nos risques et périls, si véritable et entière soit cette liberté au point de pouvoir, contre son gré, nous damner, nos écarts sont aussi « dans sa main », puisque c'est Lui qui, de l'intérieur, nous donne cette liberté de ruer hors de la voie droite (autre mystère, non moins incompréhensible, d'une Toute-Puissance qui est Amour, donc ne s'exerce que dans la liberté).

Les premiers chapitres de la Genèse, ramassant en une sorte de prélude toute l'histoire du Salut, nous montrent la Bénédiction divine en butte à la prolifération du Mal, du Péché Originel à Babel (cf. Introduction aux ch. 4-11). À chaque offensive du Mal, Dieu suscite l'Élu qui, une fois passée la catastrophe causée par la méchanceté des hommes, permettra au Dessein divin d'être relancé de plus belle: Après le Péché Originel, la Descendance suscitée à Eve, mère des vivants (Gn 3,15 et 20); après le meurtre d'Abel, Seth; en prévision du Déluge, Noé; après Babel, Abraham; avant la famine, Joseph et après l'esclavage d'Egypte, Moïse, etc.

Dieu a le temps (puisque le temps aussi vient de sa création). Pour nous ramener à Lui qui est à la fois tout Bien et tout Bonheur, rien ne le presse: Il a l'éternité pour Lui. En cela encore II est le Tout-Puissant. Il prendra (Il fera) le temps qu'il faut.

Mais c'est Lui qui aura le dernier mot, et qui triomphera du Mal au point de détruire jusqu'au dernier ennemi, qui est la Mort (1Co 15,26), établissant le parfait Règne du Christ, qui est Vie éternelle. Son dernier mot, c'est son Verbe! Il est le Tout-Puissant; Il fera tout, mais non pas sans nous. L'Alliance*, qui est l'axe fondamental des rapports entre Dieu et les hommes, ne signifie pas autre chose que l'Amour de Dieu, mais respectueux de notre liberté, offrant une aide inconditionnelle de sa part, et conditionnée par notre acceptation, pour que l'engagement soit mutuel, comme le demande toute alliance.

Fidèle, Dieu n'ignore évidemment pas notre fragilité. Il sait de quelles continuelles infidélités l'homme trahira, reniera cette Alliance, si bien qu'elle devra être sans cesse renouvelée, avec Noé, Abraham, Moïse, David, Néhémie après le retour de l'Exil... Il sait surtout que toute cette ancienne Alliance ne sera solide qu'en son Fils, Jésus-Christ. C'est même bien entendu sur ce modèle de la Nouvelle Alliance que l'Ancienne avait été proposée. Et même après la venue du Christ, il faudra des siècles encore, grevés de combien d'infidélités, pour que le Dessein divin de tout ramener à Lui puisse être déclaré accompli par les trompettes du Jugement Dernier, c'est-à-dire du triomphe du Christ et des siens.

Mais qu'importe! Dieu est fidèle, puisque l'Éternel, par définition, ne change ni ne se détériore. Dieu est fidèle parce qu'il est puissant à réparer même l'irréparable. Il est fidèle parce qu'il est amour — don, jusqu'à par-donner par delà le péché, même là où celui-ci aurait rompu l'Alliance. C'est tellement le propre de Dieu que cette fidélité miséricordieuse aura son nom propre, en hébreu: la 'hésèd' (Gn 8,22 et // *).

Toute cette histoire cependant est si longue, si complexe et compliquée, si noyée dans le reste de l'évolution du monde, depuis le Premier jusqu'au dernier homme, et si pleine aussi des interventions de Dieu, qui sont au surplus souvent si discrètes ou si incompréhensibles (par exemple: la Croix du Christ), que nul génie humain n'aurait pu s'y repérer, pour y discerner cette ligne continue par laquelle l'Éternel Dessein divin prend corps. D'autant plus qu'il se réalise temporellement, successivement, si bien que la clef qui permet de tout comprendre n'arrive que tardivement et quasi furtivement en Jésus-Christ, fils de David, fils d'Abraham, fils de l'Homme et fils de Dieu.

C'est Lui, bien entendu, la véritable et totale Révélation de Dieu et de son Dessein, en même temps que sa réalisation par la réunion des hommes avec Lui. Mais si peu d'entre eux ont été directement en contact avec Jésus de Nazareth ! Les justes de l'Ancien Testament pouvaient s'y rattacher par leur fidélité à vivre la première Alliance, comme à ce que leur laissait pressentir du Messie à venir la révélation prophétique. Ceux qui viennent après le Christ gardent contact avec Lui par la communion sacramentelle et par l'Écriture — que, pour cela même nous appelons ’la Sainte Écriture', le Livre qui met en contact avec le Verbe du Dieu Saint.



4

SITUATION DE LA BIBLE DANS LA VIE CHRÉTIENNE.

 Le baptême OU l'eucharistie en effet nous unissent effectivement au Christ — mais ’ sacramentellement’, et l'on sait que ce mot de ’sacramentum’ est le correspondant latin du grec ’mystérion', ce qui revient à dire que cette union est trop profonde pour ne pas être ’mystique', mystérieuse, cachée même à notre esprit. Elle est plutôt de l'ordre de l’acte, de l'engagement. Pour éclairer notre esprit, pour nous révéler du même coup Lui-même et son Dessein, Lui-même à travers son Dessein, Dieu a pris cet autre moyen de communication, cette autre forme d'incarnation de sa Parole en des récits ou des ’logia' dont la Bible est le recueil. Écriture et sacrement se trouvent au surplus réunis et conjugués dans nos célébrations eucharistiques notamment. Le ’sacrement' s'y éclaire des lectures, comme les lectures trouvent dans le sacrement qui les suit leur réalisation, puisque le baptême ou l'eucharistie nous embauchent à ce Dessein divin.

La messe est donc le lieu par excellence de la lecture chrétienne de la Bible, le type même sur lequel nous avons à modeler notre méditation plus personnelle et continuelle de cette même Bible. Or quelle est la méthode universelle de l'Église, tant orientale qu'occidentale, et depuis la réforme récente un peu plus clairement peut-être mais non pas autrement que depuis les origines? — C'est une constante mise en regard des lectures de l'Ancien Testament ou des Apôtres avec l'Évangile. Entre les deux, un psaume, donc une méditation qui est elle-même une sorte de re-lecture, une réflexion éclairante. Autrement dit, lecture concentrique. Autour de l'axe central du Christ, les différentes étapes du plan divin: Ancienne et Nouvelle Alliance, elles-mêmes comme reflétées dans le miroir de l'interprétation psalmique (ou Prophétique, ou sapientielle ou apostolique). Bref, la Bible éclairée par la Bible!

Une telle méthode de lecture permet d'entrer dans les vues et les perspectives qui sont celles de Dieu, et que la Bible est précisément faite avant tout pour nous apprendre, et qui sont donc, par définition, celles de la foi. À cette école, « par la foi, d'un Dessein voilé, surgit, se dessine l'histoire visible du Salut », tant il apparaît que les siècles « se rangent sous la Parole de Dieu » (cf. He 11,3), comme tout gravite dans notre système solaire autour de cet astre du jour. La Bible est le témoin éloquent de cet art divin, trinitaire, créateur et sauveur.


5

L'art de dieu.

 Si lointainement et pauvrement que l'homme soit à l'image du Créateur, cela veut dire au moins que Celui-ci possède les dons que nous admirons dans les artistes, mais à un degré suprême, inimaginable, tellement que nous ne finirons jamais d'en percevoir et louer les effets dans cette oeuvre d'art littéraire divin tel qu'est la Bible aux yeux du croyant.

Sans doute, nul aujourd'hui ne songerait à minimiser le rôle des auteurs divers de la quarantaine des Livres de l'Ancienne Alliance et de la trentaine des écrits du Nouveau Testament (cf. ir Partie). Mais comme le génie de tout artiste est de tout composer, relier, centrer, harmoniser en son oeuvre, afin qu'elle se tienne comme un tout, Dieu dispose sa révélation de telle sorte que les éléments les plus disparates se tiennent et composent une ’Symphonie' où notamment se répondent l'Ancienne et la Nouvelle Alliance, par leurs différences non moins que par leurs ressemblances.

Si l'on reconnaît un artiste, ou un homme d'action, à ce qu'il sait faire converger tous les moyens dont il dispose, pour obtenir l'effet voulu, quel homme d'action que le Créateur! Quel poète que le Père du Verbe! Tout-Puissant, il ne se sert pas d'un matériau emprunté: Il a tout inventé, sur mesure; Éternel, Il a tout sous la main. Rien n'échappe à sa providence omniprésente ni à sa grâce. Mieux encore: dire, pour Lui, c'est faire, Dieu est le seul à ne pas connaître ce hiatus entre l'expression verbale et la réalisation effectuée, entre ’Parole' et ’Action’ (ou ’réalité’, ou ’chose’) — c'est le même mot ’Dabar' en hébreu — entre la poésie (biblique) et la création, entre la précision du langage et l'efficacité du sacrement qui est re-création. Dieu écrit avec l'histoire elle-même, d'Abraham ou de David. Il dispose leurs vies de telle sorte qu'elles soient en elles-mêmes expressives déjà, de ce qu'il veut en définitive, qui est le mystère du Verbe incarné, vivante Alliance de Dieu et des hommes. Et son instrument n'est pas un ’porte-plume' purement passif sous ses doigts, mais cette série de ’porte-paroles’ que sont d'abord les récitants des traditions orales inspirées, puis les ’prophètes' qui parleront, écriront, agiront pour Lui, avec tous leurs dons actifs, de coeur, de ’voyance' (surnaturelle ou simplement naturelle, au sens poétique où l'entendait Rimbaud), ou de poésie.

Bien sûr qu'Isaïe et Jérémie ne sont pas le même porte-plume ! Comme il est clair qu'entre les traditions dénommées ’Yahviste', ’Elohiste' ou plus encore ’Sacerdotale', le ton diffère. Etc... Mais, plus fort qu'un metteur en scène ou un chef d'orchestre, le génie de Dieu joue de tous ces claviers, de tout ce déploiement à partir de son Amour éternel.


6

UNE ORCHESTRATION MULTIPLE MAIS CONCERTANTE.



Dieu dispose pour ainsi dire de trois registres, qui se répondent entre eux : son éternel Dessein divin, incarné dans le mystère du Christ, sauveur de tous les hommes passés et futurs; l'histoire et les institutions qui, au long des siècles, permettent aux générations successives de s'agréger à ce mystère de salut (ce qui est l'Église, au sens le plus large, englobant les justes de l'Ancienne Alliance et même du paganisme); enfin l'expression de tout cela par des genres littéraires des plus variés: récits épiques tels que l'Exode, romans comme Tobie, poèmes lyriques comme le Cantique, hymnes, cantiques ou psaumes, visions et avertissements prophétiques, paraboles comme Job ou Jonas, réflexion sapientielle condensée en Proverbes ou bien tirant la leçon des événements passés comme au Livre de la Sagesse ou dans les derniers" chapitres de Ben Sira; et dans le Nouveau Testament, Evangiles, Actes, Épîtres ou Apocalypse.

Pour nous, lecteurs, la perception des trois registres se fait naturellement en sens inverse. La Bible est d'abord un texte, une ’écriture', et nous la comprendrons d'autant mieux que nous serons plus au fait de 'ses moyens littéraires (cf. il, b). Mais ce texte est fait lui-même pour nous donner accès à l'histoire et aux institutions tant de l'Ancienne que de la Nouvelle Alliance. Ce qui pose toutes les questions sur lesquelles s'est penchée l'exégèse historico-critique (cf. H, a). Toutefois, bien davantage que dans chaque détail, le sens est à trouver dans la convergence de tous ces textes. En un temps où l'on a tellement parlé du ’sens de l'histoire', ne devrait-on pas interroger la Bible qui, relevant le tracé de l'histoire du point de vue éternel, en cerne les lignes de force et nous désigne le centre où se rejoignent tous les rayons, un peu comme un aviateur ou un astronaute voient se dessiner le sens d'un bassin fluvial, ou le sens des plissements d'un massif montagneux.

C'est dire que le sens du texte comme le sens de l'histoire elle-même conduisent tous deux au troisième registre, qui est celui du mystère éternel du Dessein éternel de l'Amour éternel, qui est Jésus-Christ — Dieu — communiqué aux hommes. Littérature et histoire sont plus adaptées à nos intelligences humaines, immergées par le corps dans l'existence sensible et temporelle, et c'est à partir de ces deux données — texte et événements — que nous sera révélé Dieu, et comment les hommes vont à Dieu.

L'histoire est préparation, d'abord lointaine (étapes de la création), puis de plus en plus proche, au moyen de l'élection par l'Amour de Dieu d'Abraham et de sa Descendance. Par Jacob — Israël, Juda et Tamar, Ruth et Booz, Jessé, David et Bethsabée, la Promesse s'accomplit si bien en Jésus fils de Marie de Nazareth que saint Paul ramasse toute cette histoire millénaire en cet ultime « rejeton de la souche de Jessé » puisque, dit-il aux Galates, « l'Écriture ne parle pas comme s'il s'agissait de plusieurs mais n'en désigne qu'un, c'est-à-dire le Christ » (Is 11,1 et Ga 3,16).

Un tel accomplissement surpasse ses prémices de toute la hauteur dont un Dieu incarné surpasse l'homme. Il n'est pas étonnant que cette Nouveauté inouïe fasse éclater toutes les préparations. Cet accomplissement est un dépassement, dans les institutions comme dans l'histoire d'Israël. Le Christ lui-même déclare « accomplir la Loi » dans le même moment où II annonce que tout est rénové par sa venue: « On vous a dit... et Moi je vous dis... » (Mt 5,17 et 20 ss). Il y a continuité et rupture : rupture dans la continuité, car ce n'est pas suivant une ligne différente, mais dans la plénitude neuve de la ligne de toujours.

Une fois venu le soleil, pâlissent les bougies (ou même notre modeste électricité); alors on peut découvrir les couleurs de tout le paysage qui nous entoure. De même, sans la lumière du Nouveau Testament et la claire révélation du Dessein éternel que Dieu avait seulement annoncé « à maintes reprises et sous maintes formes aux Pères, par les Prophètes », l'Ancien Testament demeure inachevé, en miettes, comme le seraient les mille morceaux d'un immense puzzle encore non rassemblé. « La loi exposée aux juifs d'aujourd'hui n'a plus de valeur que fictive, parce qu'ils n'ont pas l'explication de l'ensemble, laquelle est l'avènement du Fils de Dieu », ne craint pas d'écrire saint Irénée (Adv. Haer. 1,4,26).

Par contre, à la lumière du Nouveau Testament, tout prend forme et visage. L'histoire ne trouve pas seulement son vrai sens, de par sa convergence même dans le Christ, mais parce que l'artiste divin a pu modeler cette histoire de façon qu'elle soit non seulement genèse mais figure, non seulement préparation mais préfiguration. C'est ainsi qu'Abraham est appelé à sacrifier son fils unique par un Dieu qui sait devoir Lui-même envoyer son ’Unigenitus’ à la mort de la Croix. C'est ainsi que Joseph est vendu par des frères comme Jésus le sera par l'un des Douze, et ainsi de suite à l'infini (5).



(5) Cette question étant capitale, mais difficile ou plutôt embrouillée par des incompréhensions séculaires, nous essaierons d'en préciser les termes un peu plus loin, au § symbolisme, typologie, ALLÉGORIE.



Nous sommes depuis deux siècles et plus en défiance contre ces rapprochements, non seulement parce qu'il est vrai qu'on peut en abuser (cf. § symbolisme), mais parce qu'aussi nos vues sont limitées par un historicisme qui n'est pas moins abusif quand il prétend être exclusif de tout autre point de vue. Historiquement parlant, il faut en convenir: quand Abraham sellait son âne et partait avec l'horrible angoisse d'avoir à sacrifier son fils, il ne savait pas qu'un bélier lui serait substitué, in extremis ; encore moins imaginait-il cet autre Fils qui serait, Lui, effectivement pris comme Agneau de Dieu. Abraham n'annonçait donc pas ’prophétiquement' le Calvaire. Ce n'était pas non plus une ’fable', car il eut à jouer ce drame dans la chair de son coeur. L'histoire a son poids propre. Elle a de quoi émouvoir tout homme, avec ou sans la foi.

Mais le point de vue de la foi surpasse les éloignements du temps et la ’myopie' de nos regards sur nos propres destinées ou celle des personnages de la Bible. La foi nous fait voir selon Dieu, pour qui le réel qu'il va susciter, c'est le sacrifice de son Fils. Toute vie spirituelle, de quelqu'homme que ce soit, doit y participer d'une façon ou d'une autre, sous peine de perdre au moins sa vocation la plus haute, d'enfant de Dieu. Si, à certaines de ces vies d'homme, le Dieu créateur se plait à donner valeur plus expressive, représentative, figurative, Il fait seulement ressortir tel ou tel trait partiel du modèle total et définitif, comme s'efforce d'y atteindre tout artiste. La ’passion' de Joseph, qui le mène à une glorification impensable dans le déroulement normal d'une vie de pasteur comme l'était le fils de Jacob, n'est pas différente de nos vies de chrétiens qui, pour participer à la gloire du Christ, avons d'abord à passer par la mort et l'ensevelissement avec Lui (Rm 6). L'histoire de Joseph est seulement plus spectaculaire, parce que figurant extérieurement ce qui est notre vocation intérieure, donc pas visible mais ’mystique' (ou sacramentelle). L'Ancien Testament est une sorte de livre d'images illustrant ce qui, de soi, plonge dans l'invisible, puisque c'est l'union des hommes au Dieu invisible, dans le Christ, à laquelle nous sommes tous appelés.

En un sens — le sens historique — il y a succession. Le Christ vient longtemps après Abraham, Joseph, Moïse ou David. Et l'histoire continue, si bien qu'il y a aussi un temps après le Christ: ces deux millénaires qui nous en séparent, ou plutôt qui nous en sépareraient irrémédiablement s'il n'y avait que cette façon de vivre, temporelle, successive et temporaire — humaine.

Mais Dieu vit éternellement. Donc, si mystérieusement que ce soit, il survole la succession plate, linéaire, de nos ’avant et après'. S'unir à Dieu, entrer dans le Royaume de Dieu, c'est accéder à cette vie éternelle de quelque manière, c'est-à-dire réellement, profondément, mystiquement, sacramentellement. Et la Bible bien comprise introduit notre esprit à cette perspective globale, éternelle. En cet autre sens, l'avant comme l'après convergent sur le mystère du Christ — « Finis Legis, Christus est: tout l'Ancien Testament est finalisé, polarisé sur le Christ » (Rm 10,4) — si bien qu'Abraham se trouve en contact avec Lui: « Il a vu mon jour, et il a été rempli de joie », ose dire le Christ (Jn 8,56). Les pharisiens se récrient, naturellement: «Tu n'as pas cinquante ans et tu as vu Abraham !... » Mais s'ils ont raison du point de vue historique, temporel, la Vérité que nous révèle Jésus est d'un autre ordre : celui de l'éternel « Je suis » de l'Éternelle Présence. Jésus l'incarne en son humanité. Pour autant qu'il est « venu en ce monde », le Verbe incarné est lui aussi dans le temps court de sa vie mortelle; mais durant ces brèves années, Il manifeste cette même et unique Présence divine qui s'est manifestée de tous temps: parlant avec Abraham comme avec son ami, se nommant à Moïse dans le Buisson ardent comme le «Je suis» éternel (Ex 3,14), annonçant par son prophète Isaïe: « Moi qui parlais, me voici! » (Is 52,6 — sur le sens de 'Voici' cf. Gn Gn 1,31 *), concluant enfin sur la Croix: « Consummatum est », tout est pleinement, éternellement accompli — même si, du point de vue temporel, restent à engranger toutes les générations à venir jusqu'au Dernier Jour. Et c'est cette Présence-là que la foi nous permet de discerner dans les textes les plus divers de la Bible; c'est parce qu'elle exprime toujours quelque chose de Dieu et du Dessein éternel de Dieu que nous pouvons à bon droit y entendre sa Parole vivante, aussi actuelle qu'au premier jour, efficace parce que divine (toute-puissante).

Alors tout retentit, d'un bout à l'autre de la Bible et de l'Histoire ou des institutions dans lesquelles nous sommes introduits; tout se fait écho, tout se répond, tout se tient. Aux disciples d'Emmaüs, le Christ explique: «ce qu'annonçaient les Prophètes, et tout l'Ancien Testament depuis Moïse, ne fallait-il pas que je l'accomplisse dans le mystère pascal de ma Passion menant à la gloire de la Résurrection? » (cf. Lc Lc 24,25-26). Ne fallait-il pas: c'est la sorte de nécessité qui tient liés ensemble les moyens parfois les plus inattendus dans l'unité supérieure de l'oeuvre d'art. La joie profonde que l'on éprouve en sa présence vient de cet acquiescement de l'esprit et du coeur en constatant la convenance souveraine avec laquelle tout ’compose' pour signifier et réaliser ce ’chef-d'oeuvre absolu' auquel ont rêvé les grands artistes, et que l'Amour divin mène à bien.

La Tradition chrétienne n'en finit pas d'admirer cette perfection et d'en pénétrer les harmonies innombrables.


Bible chrétienne Pentat.