Bible chrétienne Pentat. 7

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symbolisme, typologie, allégorie.



Tous ces noms et quelques autres disent à leur façon quelque chose de la triple plénitude que la foi nous permet de lire dans la Bible: littéraire, historique, éternelle ou mystique. Chacun d'eux aide à faire le lien entre ces différents ordres de réalité. Encore faut-il comprendre le sens et les limites de chacun d'eux, pour corriger et compléter l'un par l'autre tous ces repères, en vue d'une compréhension toujours plus approfondie de la Bible.

Par son étymologie même, le symbole évoque le rapprochement de deux fragments qui, une fois associés, révèlent leur unité. D'une façon plus générale, il joue des ’correspondances' entre divers ordres de réalité: « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent », mais aussi le matériel et le spirituel, le temporel et l'éternel, le personnel et le communautaire, etc... de sorte que l'on peut passer de l'un à l'autre, ou vice versa, et que l'on peut évoquer l'invisible à partir d'images et de symboles pris dans la réalité la plus sensible. C'est le fondement même de toute liturgie, et de nos sacrements. Mais toute littérature n'est pas moins fondamentalement symboliste, dès lors que, loin de s'en tenir à la traduction plate d'une réalité par les mots convenus qui la dénomment, elle emploie les moyens proprement littéraires, depuis les plus élémentaires comme les sons et les rythmes du langage, jusqu'aux plus généraux comme le choix du genre littéraire ou la composition de l'ensemble, pour produire un effet spirituel (puisqu'il se produit dans l'esprit et le coeur du lecteur ou de l'auditeur).

La Bible est littérature. Par là-même, déjà, elle met en oeuvre le symbolisme naturel à toute oeuvre d'art. Mais la Bible est au surplus ’symboliste' à un titre unique et avec une plénitude incomparable, du fait que l'inspirateur en est Dieu, donc le créateur par excellence, capable de composer non seulement à partir des mots, mais à partir de la nature ou de l'histoire, les dirigeant dans le sens (donc la signification) qu'il veut. Il peut donc jouer à merveille du triple registre littéraire, historique, éternel que nous avons dit. L'extérieur peut correspondre mieux que jamais à l'intérieur, l'histoire de l'Ancienne Alliance à l'Alliance éternelle, la lettre à l'esprit. Pourvu que l'on ne s'arrête pas à cette lettre, celle-ci étant faite au contraire pour nous mener jusqu'à l'esprit, qui consiste précisément à lire la convergence faisant de tous les éléments de l'Ancien Testament, les morceaux d'un puzzle à l'image du Mystère du Christ: « L'esprit de la lettre, c'est le Christ » (2Co 3,6,16 / Lq-Lr).

Un tel symbolisme appartient donc essentiellement au réel. Le symbole, disions-nous, est fondé sur une correspondance analogique (c'est-à-dire un rapport de ressemblance, sur le point considéré, entre des réalités par ailleurs essentiellement différentes). Tout y est donc bien réel: le point de départ en est

une réalité, valant pour elle-même; si elle peut être signifiante d'une réalité d'un autre ordre, c'est en vertu d'une correspondance, d'un rapport lui-même bien réel, celui du signe au signifié. On ne peut baptiser sans une eau réelle, et qui doit couler pour être signifiante des eaux vives du Saint-Esprit, réellement encore que mystiquement purificatrices. De même, si saint Jean appelle ’signes' (ou symboles) les 7 miracles retenus dans son Évangile, ce n'est pas qu'ils soient purement imaginés pour les besoins de la cause (comme une certaine exégèse rationaliste l'avait conclu un peu vite, par confusion avec de simples ’allégories' — on y reviendra plus loin): ils sont précisément signes ou symboles en ce que leur réalité historique signifie aussi une réalité d'un autre ordre. C'est toujours en ce même sens réaliste que l'histoire (réelle) de l'Ancien Testament peut être dite ’symbolique' du Nouveau Testament. Qu'on nous excuse d'y insister si lourdement, mais on voit bien que si ce point avait été compris, il n'y aurait jamais eu d'opposition entre le sens soi-disant ’littéral', historique, et le sens ’spirituel', l'un et l'autre n'étant pas moins réels, et tous deux se correspondant, présents l'un à l'autre. C'est pour désigner ce rapport précis, et propre à l'Écriture Sainte, que l'on emploie le mot plus spécial de ’ typologie’.

La typologie (de ’tupos', modèle) relève les « types », c'est-à-dire les éléments figurés (images) ou les événements (narration), considérés comme ’empreints' d'un fait non encore révélé. La similitude (ou l'opposition caractéristique) peut être lue dans les deux sens: dans l'ordre de l'histoire, Adam est le type du Christ, encore à venir; tandis que dans l'ordre éternel du Dessein de l'Amour divin, le proto-type absolu est le Christ, dont Adam — ou l'Agneau pascal, ou le bélier substitué au sacrifice d'Isaac, etc... — sont les images plus ou moins lointaines. Le Tabernacle de l'Exode sera fait « selon le modèle » éternel qui fut montré par Dieu à Moïse sur le Sinaï (
Ex 25,9 * ). Tant il est vrai que les dispositions de l'Ancienne Loi n'étaient que « l'ombre des choses futures; mais le corps (= la réalité), c'est le Christ » (Col 2,17). Et de fait, le modèle éternel, le sanctuaire « non fait de main d'homme », c'est le Christ qui, par son sacrifice pascal, nous en ouvre l'accès. Voilà la réalité céleste, offerte dans le Christ. Les sacrifices et le Temple même de Salomon n'en étaient qu'une figure à présent accomplie (He 9 — cf. chrysostome, sur Ex 14,19-20*).

« Jésus s'est lui-même compris et présenté comme l'accomplissement de l'Ancienne Alliance, et même comme sa personnification. De même qu'il est l'absolue élection de Dieu, la parole absolue de son amour et de sa fidélité inviolable, il est le résumé de toutes les figures typiques dans le peuple : le fondateur, le législateur, le juge, le roi, le prophète, le serviteur de Dieu, le céleste fils d'homme, le bouc émissaire, le grand prêtre... Cette synthèse incompréhensible le met à part de la série de tous les hommes, même les plus favorisés par la grâce; il n'est pas seulement modèle, mais aussi archétype, et son existence, comme résumé de toutes les attitudes humaines dans l'Alliance, est en même temps le verbe-action de Dieu, tout entier fait homme » (urs von balthasar: Nouveaux points de repère, Fayard 1980, p. 37-38).

Toutefois, le discernement de cette typologie est délicat. Car pour qu'un ’type' soit vrai, ou valable, il faut qu'il porte réellement cet appel. Quels sont, effectivement, les ’Sacramenta futuri'? Ici, l'erreur est possible, et il faut se garder de deux excès inverses: ou bien attribuer à tout rapprochement la même valeur; ou bien, sous prétexte de ce qu'il y a d'arbitraire et d'excessif dans certains rapprochements, dénier toute valeur à la typologie.

Car le fait même d'un sens typologique dans l'Écriture est hautement attesté, ainsi que ses grandes lignes, par l'Écriture elle-même: Adam est le ’tupos' la préfiguration de Celui qui doit venir (Rm 5,14); La Pâque et l'Exode sont annonciateurs de notre Rédemption, etc... Même la valeur ’typique', et à ce titre toujours pleine d'enseignement, de bien des points particuliers nous est garantie par saint Pierre, saint Paul, ou l'Évangile même (par exemple 1P 3,18-22 1Co 10,1-11 LE 11,29-32 Jn 6,32-34).

L'encyclique ’Divino afflante' dit bien que « Dieu seul peut connaître ce sens spirituel (typologique) et nous le révéler. Alors seulement on est sûr qu'il a été voulu par Dieu ».

Mais il est vrai aussi que, lancé sur cette piste, le génie humain peut discerner des harmoniques venant étoffer cette typologie fondamentale, sur le ’patron' ainsi donné. Il en va alors de ces interprétations comme de celles qu'un Charles du Bos peut donner de certains textes littéraires: elles valent d'autant mieux qu'il s'en dégage une certaine évidence, une brusque ouverture au Mystère dont la page était prégnante, et qui se dévoile maintenant. Encore plus assuré en serons-nous si l'interprétation a été retenue plus largement par la Tradition chrétienne, par exemple dans sa liturgie. Certes! la pente est glissante vers des accommodations arbitraires, subjectives, dont les commentateurs ne se sont pas assez gardés, c'est trop indéniable. Toutefois, si nombreux soient-ils, les abus ne doivent pas déconsidérer la méthode elle-même de lecture, qui est encore plus indéniable puisque c'est celle que nous indique l'Écriture pour bien lire l'Écriture.

Synonyme de type: figure, préfiguration. Synonyme d"antitype' (1P 3,21): modèle, accomplissement.

L'allégorie: « Mode d'expression consistant à représenter une idée abstraite, une notion morale, par une image ou un récit, où souvent (mais non obligatoirement) les éléments représentants correspondent trait pour trait aux éléments de l'idée représentée » (Définition donnée par le monumental « Trésor de la Langue Française », en cours de parution, Ed. Klincksieck, t. n, p. 544).

On le voit, c'est tout différent du Symbole. Celui-ci est de l'ordre des choses, des réalités. L'allégorie est de l'ordre du langage; elle part d'une idée ou notion, pour lui donner une expression moins abstraite, que ce soient à proprement parler des images (comme dans le langage héraldique ou alchimique), ou des récits, comme les mythes ou les fables. On sait que les penseurs grecs firent grand usage de l'allégorie pour donner de leur philosophie une formulation plus accessible, au prix d'une transposition du sens primitif des mythes, souvent assez matériel et grossier.

C'est donc une sorte de langage indirect, ou chaque image, chaque élément de la fable demande à être entendu comme la traduction d'une notion abstraite, qu'elle habille. D'où la tendance relevée par le tlf au décalque « trait pour trait » entre « les éléments représentants et les éléments représentés », l'allégorie se desséchant ainsi jusqu'à devenir une sorte de langage chiffré, où les images perdent leur saveur concrète et prennent quelque chose de l’intellectualité, de l'abstraction qu'elles ont à signifier. C'est patent chez les alchimistes.

Il est vrai que la Bible emploie elle aussi ce mot de ’Allegoria', mais une seule fois, en Ga 4,24. Et si la Tradition chrétienne s'est emparée de ce mot c'est, comme le note encore tlf citant L. Bouyer, pour désigner un sens caché dans le sens littéral, apparaissant « à la lumière des faits et des enseignements du Christ », permettant d'exprimer « la révélation évangélique en des termes empruntés aux Écritures anciennes ». C'est dire que cette ’allégorie' de la Tradition chrétienne est en réalité à l'opposé de l'allégorie au sens hellénique, qui est aussi devenu le sens courant de ce mot, tandis qu'elle est proche de la typologie ou du symbolisme tels que nous les avons définis (6). Au lieu d'illustrer des idées abstraites par des mythes, elle part des faits de l'histoire pour y trouver les signes (types ou symboles) du Mystère de Salut dont la réalisation se poursuit à travers les générations successives, et qui est donc, par là-même, lui aussi une histoire. C'est dans l'histoire que se fait une autre histoire, plus cachée, non moins réelle. Il n'y a pas la moindre opposition; et par conséquent, il n'y en a pas davantage, ainsi que nous le disions plus haut, entre sens littéral et sens spirituel. Les deux se fondent l'un dans l'autre, et la réalité du Salut demande que soient vrais les événements qui le réalisent, depuis Abraham jusqu'à la naissance et la mort du Christ. S'ils n'étaient pas historiques mais seulement mythiques, l'objet de notre croyance se réduirait, au mieux, à une belle idée, alors que nous tenons ce Salut en Jésus-Christ pour un fait.



Le Père de Lubac a montré, de façon définitive, cette différence entre allégorie hellénique et allégorie de la Tradition chrétienne, à propos de l'exégèse médiévale comme pour Origène: cf. note 2. Renvoyons également au texte de Chrysostome, en Ex 14,19-20*. Il est particulièrement éclairant.


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VALEUR DE L'INTERPRETATION TRADITIONNELLE.



Ni Origène, ni les Pères du IVe siècle, ni saint Grégoire-le-Grand, ni le Moyen-Age n'auraient admis que l'on puisse nier le sens littéral, et par conséquent la vérité des récits de l'Ancien et du Nouveau Testament. Ils admettaient même plus volontiers que nous, à la lettre, le passage de la Mer Rouge entre deux murailles liquides ou la chute des murailles de Jéricho. Tout au plus trouvaient-ils bien court le sens historique, et s'intéressaient-ils davantage au sens spirituel, dont le distique célèbre de Nicolas de Lyre (XIVe), repris à Augustin de Dacie (milieu xnr) répartit la triple direction ’ symbolique' :

Littera gesta docet, quid credas allegoria,

Moralis quid agas, quo tendas anagogia.

Le sens littéral enseigne faits et gestes; allégorique, l'objet de ta foi (le Mystère du Christ et de l'Eglise) ; moral (ou tropologique), ce que tu as à faire ; anagogique, l'objet de ton espérance (fins dernières, vie éternelle). Le sens eschatologique rentre dans ce dernier sens, mais ne s'y confond pas entièrement, car l'eschatologie envisage l'éternité comme ’fin dernière', donc future, alors que l'éternel est aussi un ’au-delà’ présent non moins qu'à venir.

Ce n'est pas par hasard, ni encore moins par ignorance que toute la tradition chrétienne, y compris saint Jérôme, se rallie d'une façon ou d'une autre à cette lecture à quadruple portée de la Révélation des Écritures, comme d'une seule et inépuisable symphonie (7). Massignon estimait déjà en 1922 que cette méthode des quatre sens « s'impose à quiconque veut revivre dans son intégralité la méditation d'un croyant sur le texte sacré ». Les exégètes catholiques actuels qui ont abordé cette question récemment, faisant suite aux études du P. de Lubac, en conviennent à leur tour.



(7) Sur saint Jérôme, voir l'exemple donné à la fin de la présente Introduction.



Comment pourrait-il en être autrement alors que cette interprétation se fonde sur celle des Apôtres et du Christ lui-même? Nous avons déjà évoqué sa ’leçon d'exégèse' aux disciples d'Émmaus; mais on reconnaît cette même méthode lorsqu'il se réfère à l'Ancien Testament, non moins que lorsqu'il explique ses propres paraboles du Royaume de Dieu. Juste avant son ascension encore, Il résume tout son Évangile en l'accomplissement de « la Loi de Moïse et des Prophètes et des Psaumes ». Pour que les Apôtres puissent en être les témoins, c'est-à-dire les premiers chaînons de la Tradition chrétienne, « Il leur ouvrit l'esprit à l'Intelligence des Écritures » (Lc 24,44-45).

Tant que l'on n'a pas l'esprit ainsi ouvert — par l'Esprit Saint et la foi — à « cette forme d'intelligence des Écritures qui nous vient des Apôtres », et qui centre tout sur le mystère du Christ et de son Église, on n'y a rien compris, dit saint Augustin. Tant que l'on ne rapporte pas ainsi l'Ancien Testament (sens historique) au Nouveau (sens ’allégorique'), pour illustrer notre propre itinéraire spirituel (sens moral et sens anagogique), toutes ces vieilles histoires et institutions resteront étrangères au plus grand nombre des chrétiens. Tout au plus, ils se sentiront spectateurs des images du passé, alors qu'ils y sont en réalité engagés, et que la Bible est faite pour qu'ils s'y engagent de plus en plus consciemment et amoureusement.

Notre foi en effet ne saurait « se détacher de façon conséquente de ses liens à l'Ancien Testament » (G. von Rad). Comment un peuple chrétien se couperait-il de ses racines? Même les païens sont appelés à devenir « enfants d'Abraham » : telle est notre noblesse; telle est la conséquence de notre greffe sur le Christ, fils d'Abraham. Il est donc de la plus grande importance et urgence que se répande le plus largement possible cette lecture de la foi qui garde constamment comme horizon l'unité de la Bible, reliant sans les confondre Ancienne et Nouvelle Alliance autour de Jésus, Parole vivante que notre Père des Cieux nous adresse. Toute l'Écriture, et toute l'histoire, n'en sont que la permanente résonance. Et cette « Bible chrétienne » que nous commençons ici n'a pas d'autre but que de donner à qui voudra les moyens de cette lecture de la foi.

Ce n'est pas aller contre la science, mais plutôt lui ouvrir une voie où ses progrès même, depuis quelques années, semblent l'appeler, comme nous disions en débutant.

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II. l'apport de l'exégèse savante


Disons une fois pour toutes, avec toute la force possible, notre admiration pour l'érudition et souvent l'intelligence dépensées sans compter par les exégètes depuis 150 ans. Notre admiration et notre gratitude, car, de notre mieux, nous avons tiré profit de ces travaux innombrables. Plus fondamentalement encore, ils peuvent servir à équilibrer notre lecture chrétienne de la Bible: parce que la foi reconnaît ces Écritures pour inspirées de Dieu, au sens que nous avons rappelé dans la r Partie de cette Introduction, cette croyance ne doit pas éclipser pour autant le fait non moins indiscutable qu'elles sont l'oeuvre d'auteurs humains, y apportant leurs dons personnels et leur intelligence de la tradition où ils s'enracinent, comme les limites qui sont celles à la fois d'eux-mêmes et de leur temps.

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a — appel À la critique historique.


C'est cette historicité et cette genèse même des textes que les savants ont prises au sérieux, montrant qu'elles imprègnent et façonnent le moindre des versets de la Bible. Les croyants n'ont aucune peine à le reconnaître. Bien plutôt, comme l'écrivait le P. Benoît, « les théologiens ont trop bataillé durant les cinquante dernières années afin de rendre à l'inspiré sa dignité d'auteur intelligent et libre, non écrasé mais exalté par la main divine qui l'emploie, pour qu'il puisse être question d'abandonner cette précieuse conquête » (8).

(8) La plénitude de sens des Livres Saints, dans la « Revue Biblique », 1960, p. 169. On en trouvera une citation plus complète en PC IV, p. 51.



Il faudrait être bien inconscient pour nier la nécessité de toutes ces recherches soit pour établir le texte par une critique littéraire aussi déliée que possible, soit pour en déterminer l'exacte portée historique, compte tenu du genre littéraire, et par conséquent pour l'interpréter au plus juste (ce qu'on appelle l'herméneutique). Comment ne pas tenir compte des trouvailles innombrables de l'archéologie ou de l'épigraphie, comme des comparaisons de la philologie ou de l'histoire avec ce que l'on sait par ailleurs du Moyen Orient? Il y a là des montagnes d'érudition, ouvrant sans cesse de nouvelles pistes, qu'il serait passionnant de suivre...

Mais la vérité scientifique elle-même requiert d'abord que l'on ne fasse pas de ’la' science, une idole, et que l'on garde donc l'esprit critique face à la critique historique aussi. Sa critique n'a plus à être faite. Voilà beau temps que les exégètes savent à la fois les limites de la méthode, les incertitudes des résultats et les présupposés plus ou moins conscients qui animent les recherches, même les plus désintéressées.

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Limites de la méthode.


Cette exégèse s'est essentiellement basée sur la critique historique et littéraire. Or s'efforcer de remonter le temps pour atteindre si possible aux sources même du texte considéré, le situant ainsi dans son milieu d'origine, il apparaît de mieux en mieux que c'est le prendre pour ainsi dire à rebrousse-poil. t. Sans parler des paraphrases du Targum, la Bible elle-même offre de constantes réinterprétations des traditions du passé, si bien que le Deutéronome non moins que les Livres prophétiques ou sapientiaux font comme autant de relais, des re-lectures éclairantes des événements fondateurs de la Genèse et de l'Exode, annonçant, préparant, élargissant les perspectives jusqu'à ce qu'éclate enfin la Nouveauté du Christ, à la lumière de laquelle à son tour la tradition chrétienne relira l'Ancien Testament. C'est 1"actualisation' que montre le P. Dreyfus dans ses articles. Pour lire la Bible ’dans son sens' (et donc avoir la chance de comprendre vraiment son sens), il faut tenir compte de cette actualisation incessante, qui la centre en définitive sur l'événement de Pâques. Tenir l'origine, l‘Ursprung', le primitif pour le seul sens ’véritable', serait, comme le remarque J. Ellul dans son livre remarquable et trop peu remarqué sur l'Apocalypse, admettre que ce qui est plus ancien se rattache de plus près à la vérité, ce qui serait un préjugé, contraire en tous cas à la conviction intime des auteurs de la Bible (9).

Ici encore, les exégètes commencent à comprendre la leçon. Paul Beauchamp, par exemple, tient cette recherche « que la fascination des commencements guidait » pour une « étape précédente » ; aussi, quant à lui, adopte-t-il « une attitude résolument téléologique », pour amorcer l'étape suivante.

C'est faire écho à une évolution beaucoup plus générale des sciences. Celles-ci ont progressé en remontant des phénomènes à leurs causes (efficientes, donc antécédentes). Mais on sait bien que dans tout projet humain, ce qui est premier, c'est le but, que l'on appelle aussi ’la fin'. Et c'est cette fin qui aimante et mobilise les moyens, dont la convergence provoquera effectivement l'effet projeté (comme en avant de soi) dès le départ, mais atteint seulement à la fin de sa réalisation. Ainsi, tout le processus est ’finalisé', orienté vers cette 'fin'.

Or cette finalisation est devenue de plus en plus indéniable dans l'évolution biologique et même purement chimique. À mesure que l'on percevait mieux l'inimaginable complexité de la matière et de la vie, il devenait plus impossible de supposer qu'elles s'étaient constituées automatiquement: il fallait qu'il y eût en elles, quelque chose qui allait dans le sens inverse de l'usure et de la dégradation suivant les lois de l'entropie universelle, puisqu'elles prennent une voie d'évolution ascendante. Ne voulant pas préjuger d'une Intelligence qui aurait tout créé à cette fin d'une progression des êtres vers la vie et l'hominisation, les savants ont refusé le mot de finalité (qui de fait peut porter à imaginer le Créateur sur le modèle d'un homme), et ils en ont forgé un autre: celui de ’téléologie'. Mais au fond, cela revient au même, puisque téléologie vient du grec ’telos' qui veut dire fin, au double sens d'achèvement et de recherche de ce résultat.

De leur côté, linguistique et structuralisme ont mis en évidence que ’le sens' du texte est tout aussi ’téléologique', c'est-à-dire qu'il vise vers l'effet produit au terme par la convergence des moyens. Donc la lecture, au lieu de rétrograder vers les sources, va normalement de l'avant. Julien Gracq a bien dit que l'on était comme happé par le texte qui vous entraîne à sa suite, suivant le sens imprimé par l'auteur à tous les mots, images, rythmes et phrases comme une pente irrésistible. Ainsi Jakobson a « compris que la patrie de la création est située dans le futur (c'est-à-dire dans l'effet voulu par le poète); c'est de là que chemine le vent que nous envoient les dieux du Verbe » (c'est-à-dire l'inspiration). Il est évident que cette phrase s'applique par excellence à ’l'Écriture’ Sainte, nous invitant à comprendre que la ’patrie’ ou la clef de la création, par exemple des prescriptions relatives à l'agneau pascal dans l'Exode, se trouve ’dans le futur' où le Christ les accomplira au-delà de toute attente. Et c'est de ce point de vue éternel que Dieu pense et envoie aux écrivains de l'Ancien Testament le vent, l'esprit, l'inspiration de mettre en valeur dans leur verbe ce qui est gros du Verbe à-venir.

(9) J. ellul: L'Apocalypse, architecture en mouvement, Desclée 1975.



Que l'histoire sainte elle aussi doive être en effet comprise de façon téléologique, et l'Ancienne Alliance interprétée à la lumière de la Nouvelle, qui vient au bout, ce n'est pas exorbitant de le prétendre quand les physiciens découvrent que le devenir même du monde est lui aussi téléologique, l’après expliquant l’avant, qu'il appelle...

Ainsi la science a-t-elle pris un nouveau cap, dont devrait profiter notre exégèse, de sorte que sans abandonner la recherche ’archéologique' des sources ou du Sitz im Leben, elle s'oriente davantage vers l'à-venir des textes, nous conduisant de l'Ancien Testament au Nouveau, et de l'Évangile à nous-mêmes.



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Incertitudes du résultat.


Au surplus, il serait bien peu scientifique d'oublier le caractère hypothétique de ces recherches, et les nombreux exemples de théories admises à une époque mais vite ’dépassées' par le progrès même de la recherche. Bornons-nous à un exemple qui touche directement la constitution du texte de la Genèse.

Il est clair que l'histoire des Patriarches (ch. 12 à 50) se polarise autour de la Promesse « jurée devant Abraham », renouvelée à Isaac puis à Jacob, et qui trouvera une première réalisation dans l'Exode et le retour en Terre promise. Bref, c'est la colonne vertébrale de tout le Pentateuque.

Or, depuis J. Wellhausen (1878), il semblait entendu que c'était une invention tardive, ajoutée pour légitimer après coup la conquête du pays de Canaan par les douze tribus d'Israël. Ce qui était admis comme ’prémosaïque', c'étaient les anciennes traditions — les ’hieroi logoV — relatives aux fondations de sanctuaires, là où ces promesses étaient censées avoir eu lieu. La vénération attachée à ces pierres, dressées en autels ou en stèles, comme aux arbres environnants, semblait témoigner d'une haute antiquité, remontant aux temps d'une religion plus’ 'primitive', née au contact de la nature (cf. Gn Gn 12,6, Sichem et le chêne de More, ou Gn 18,1, le chêne de Mambré, ou Gn 28, Béthel et le songe de Jacob). Même H. Gunkel s'est rallié à cette dissection du texte entre ce qui a trait aux Promesses et ce qui touche aux sanctuaires eux-mêmes.

En 1929, A. Alt soutient une thèse exactement inverse: « Ayant retrouvé derrière le ’Dieu d'Abraham', le ’Dieu d'Isaac' et le ’Dieu de Jacob' un type de divinités nomades — liées non à un sanctuaire mais au groupe de leurs adorateurs — Alt interprète la promesse de la terre comme une promesse de sédentarisation accordée à des clans nomades par leurs dieux tribaux. Si la promesse de la terre remonte ainsi à l'origine même de la tradition patriarcale, elle ne peut pas avoir été localisée dès le début aux sanctuaires cananéens avec lesquels elle est associée dans les récits de la Genèse ». On emboite donc le pas à cette nouvelle théorie...

Entre les deux restaient pourtant deux points communs, dont le premier, plus apparent, était de séparer les Promesses, des traditions propres aux lieux saints. Le second était d'expliquer l'histoire d'Israël par une évolution naturelle, à partir d'une religion ’primitive' — naturiste ou tribale — légitimant ou encourageant son établissement sur la terre de Canaan.

Puis vient 1975 et la parution de l'étude d'Albert de Pury, en deux volumes des très sérieuses « Études bibliques », sous le titre: Promesse divine et légende cultuelle dans le cycle de Jacob. En 700 pages, à partir d'une bibliographie qui en couvre 50, il nous est démontré que la Promesse faite à Jacob et le ’hieros logos' de Béthel « étaient indissociables dès les origines du récit de Gn 28 », lequel « ne pouvait pas subsister en dehors d'un contexte narratif plus vaste », s'étendant à toute l'histoire de Jacob, et sans doute d Abraham et d'Isaac, qui la fondent et qu'elle prolonge (A. de Pury aboutit d ailleurs aussi à des conclusions convergentes sur les ch. 12-13 de la Genèse, eni.p.47-85).

Ainsi, 100 ans de recherches menées par des maîtres aussi renommés que Wellhausen, Gunkel, Alt, Von Rad et de Pury semblent nous ramener au point de départ. Et que d'autres découpages ainsi ’démontrés' se sont trouvés infirmés par la suite!

Nous ne prétendons certes pas que le rétablissement opéré par A. de Pury soit lui-même définitif. Encore moins voudrions-nous suggérer que tout ce travail a été vain. Car nous avons appris beaucoup de choses en cours de route, et nous mesurons un peu mieux la complexité vivante avec laquelle les traditions orales du peuple d'Israël se sont fixées dans la Genèse ou le Pentateuque entier.

Seulement, retirons-en une triple leçon de prudence. D'abord: ce sont les primaires qui sont les plus affirmatifs: un peu d'expérience dans la recherche scientifique, qu'elle soit exégétique, archéologique (ou autre sans doute) apprendrait plutôt que rien n'est sûr, et qu'il est toujours prématuré de prétendre ’conclure'. Laissons au contraire toutes questions ouvertes aux fluctuations des découvertes à venir (10).

La seconde leçon est de prudence encore, pour admettre que le texte est tout compte fait la base de départ la plus assurée en même temps que vénérable. Quelle que soit en effet sa ’préhistoire', celle-ci est fort complexe; et comme on ne peut la conjecturer qu'en décelant ses différents constituants comme en filigrane à travers le texte actuel, c'est encore lui qui demeure le seul vrai témoin. On en a une confirmation a contrario par les mésaventures fréquentes de l'atomisation, aujourd'hui largement admises, et plus positivement par tout ce que nous avons découvert sur les méthodes même de ceux qui ont ainsi les premiers collationné, unifié, et fixé les traditions orales préexistantes. Ils les connaissaient et les comprenaient d'ordinaire de beaucoup plus près que nous; ils les tenaient pour ’sacrées', donc intangibles; ils étaient attentifs aussi à toute cette poésie directe des sons et des rythmes (notamment des allitérations) sur laquelle toute littérature orale fonde non seulement son pouvoir sur les auditeurs, mais sa transmission même, si fidèle qu'elle se maintient quasiment inchangée durant des siècles: autant de motifs qui portent aujourd'hui à préjuger en faveur des textes que nous avons en main. Ce ne sont pas seulement les Massorètes qui ont mis un soin extrême à établir un texte exact, dont les découvertes de Qumran ont permis de vérifier l'authenticité: c'est aux premiers rédacteurs du Pentateuque qu'il semble désormais sage de faire confiance (Cf. l'Introduction à Gn 21 *). Et c'est donc du texte de la Bible qu'il convient de partir, soit comme les savants pour essayer de remonter à ses sources orales, soit, en aval, pour tenter de mieux le ’comprendre' (nous y reviendrons) et le commenter. C'est d'ailleurs aussi la conclusion du P. Dreyfus.

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Conscience de nos ’précompréhensions'.

La troisième leçon à tirer de l'exemple malheureux de découpage précité, c'est que nous devons être prudents même sur l'orientation des recherches. Car elles sont nécessairement polarisées par ce que le P. Dreyfus appelle notre ’précompréhension', qui vient colorer nos interprétations ou même déterminer nos choix. La pure objectivité des positivistes n'est plus tenue aujourd'hui pour possible, et ne paraît même pas un idéal tellement souhaitable. Car nul ne peut se flatter d'être exempt de tout préjugé: cela reviendrait à se flatter de n'avoir aucune culture. Nous avons vu que les deux systèmes inverses de rapport chronologique entre les sources (relatives à la Promesse ou bien aux fondations de sanctuaires) avaient en commun cette précompréhension propre à la culture du XIXe (et d'une bonne moitié du xxc) de chercher à tout expliquer par simple évolution progressive. Il est bon de pouvoir enfin tirer profit de tous ces déboires montrant que ce n'est pas aussi simple. Si, en Egypte, c'est la civilisation de l'Ancien Empire qui s'élève de façon abrupte à des sommets par la suite insurpassés, pourquoi faudrait-il nécessairement que la religion d'Abraham fût ’primitive’ et entachée des superstitions générales aux populations cananéennes? D'autant plus qu'il venait de l'autre grande civilisation originelle: celle d'Ur (cf. Gn 11,27-32*).



nt)) Comme dernier état de la question (à notre connaissance, au moment où nous écrivons cette Introduction), cf. J. vermeylen: La formation du Pentateuque à la lumière de l'exégèse historico-critique (Colloque de ITnstitutum Judaïcum, Bruxelles 10/11/80) publié dans la « Revue Théologique de Louvain » 1981/3, p. 324-346: « Jamais les exégètes ne réussirent à se mettre d'accord... La théorie documentaire de J. Wellhausen: vieux dogmes tombés en désaffection... Nous sommes entrés dans une période anarchique ». Conclusion, que nous faisons nôtre: « Retrouver le sens de l'unité de la Bible ». Ce fut sa dernière phrase...



En outre et surtout, a pu intervenir la révélation, l’inspiration divine. Certes le savant, s'il est incroyant, se trouve poussé à chercher aux événements et à la constitution même des livres bibliques des causes qui donnent explication de tout sans qu'apparaisse l'action de Dieu dans l'histoire des hommes. Mais cette incroyance, elle aussi, n'est-elle pas une des ’pré-compréhensions' majeures qui, loin de s'imposer scientifiquement, cherche toujours ses preuves? De là vient cet amoncellement d'hypothèses, chaque fois lancées comme autant de machines de guerre contre la foi, mais jusqu'ici à chaque fois démenties par les trouvailles ultérieures. Certains en ont tiré la conclusion qu'après tout, ces échecs successifs, éliminant les explications purement naturelles, devraient ramener à l'explication par la foi en Dieu et en sa Providence. À tout le moins, le P. Dreyfus remarque-t-il que l'exclure ne serait plus rationnel mais rationaliste, par négation a priori de toute intervention surnaturelle. Or qui ne voit que cet a priori est un préjugé philosophique, et que précisément les acquis de la science le rendent de plus en plus intenable?

Nous pouvons par conséquent poursuivre la lecture chrétienne de notre Bible en toute bonne conscience scientifique, et même en nous tenant pour solidaires de l'exégèse jusqu'en ses plus récentes orientations. Seulement, bien entendu, le croyant a lui aussi, en plus, cette ’pré-compréhension' de sa foi, grâce à laquelle « il comprend que le hasard n'est rien, ni la fatalité non plus, mais que tout marche sous la double impulsion de la liberté de l'homme et de la sagesse de Dieu. Cette vue de l'histoire dans la vérité de ses causes le ravit. Il y puise un entendement de la vie qu'aucune expérience ne lui donnerait, parce que l'expérience ne révèle que l'homme, tandis que l'Écriture révèle à la fois Dieu dans l'homme et l'homme en Dieu » (D. Barsotti, cité plus longuement dans pc iv, p. 42-43).


Bible chrétienne Pentat. 7