Bernard sur Cant. 30

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SERMON XXX.

Le peuple fidèle ou les âmes des élus sont les vignes dont l'Église est établie la gardienne. La prudence de la chair est une mort.

1. «Ils m'ont mise dans les vignes pour les garder.» Qui a fait cela? Sont-ce vos adversaires dont vous parliez tout à l'heure? Écoutez si elle ne dit pas que ceux qui lui ont donné cet emploi sont ceux-là mêmes dont elle a souffert auparavant. Après tout, il n'y a pas lieu de s'en étonner, puisque, en la persécutant, ils ne se proposaient que de la corriger. Car qui ne sait que souvent on persécute ceux qu'on aime et à qui on veut du bien. Combien en voyons-nous tous les jours qui embrassent une vertu plus étroite et s'élèvent à une plus haute perfection, par suite des heureuses persécutions de leurs supérieurs? Montrons donc plutôt maintenant, si nous pouvons, comment les enfants de l'Église ont combattu contre leur mère dans un esprit d'hostilité, et que le tort qu'ils croyaient lui faire a servi à son bien. Car il n'y a rien de plus agréable que lorsque ceux qui ont dessein de nuire font du bien contre leur intention. La première explication que nous avons donnée à ces paroles renferme l'un et l'autre sens, parce que l'Église n'a point manqué de personnes qui ont été bien disposées pour elle, ni d'autres qui l'ont été mal et qui l'ont attaquée avec des intentions différentes; mais les uns et les autres lui ont été utiles. En effet, elle peut tellement se glorifier d'avoir profité des choses qu'elle a souffertes de ses ennemis, qu'au lieu d'une vigne qu'on a cru qu'ils lui avaient ôtée, elle a maintenant le bonheur de se voir établie pour la garde de beaucoup de vignes. C'est précisément ce qu'ils ont fait, dit-elle, en combattant contre moi et contre ma vigne, quand ils disaient: «Détruisez-la, détruisez-la jusqu'aux fondements (Ps 137,7),» car au lieu d'une vigne j'en ai plusieurs. C'est ce qu'elle dit, en effet, en continuant en ces termes: Je n'ai pas gardé ma vigne; comme si elle avait voulu dire que cela ne lui est arrivé que pour qu'elle ne fût plus la gardienne d'une seule, mais de plusieurs vignes.

2. Voilà le sens de la lettre. Mais, si sons la suivons simplement, et que nous nous contentions de ce qui paraît de prime-abord dans ses paroles, nous croirons que l'Écriture sainte entend parler des vignes corporelles et terrestres, que nous voyons tous les jours recevoir de la pluie dit ciel et de la fécondité de la terre, la matière dont on fait le vin qui cause l'impureté. Et ainsi nous ne tirerons d'une si sainte et si divine Écriture rien qui convienne, je ne dirai pas à l'Épouse du Seigneur, mais à toute autre épouse que ce soit. Car, quel rapport y a-t-il entre des épouses et la garde des vignes? Mais, quand il y en aurait un, comment montrerons-nous que l'Église a été autrefois destinée à cet emploi? Est-ce que Dieu prend un soin particulier des vignes de la terre? Mais si nous entendons dans un sens spirituel par ces vignes, les Églises, c'est-à-dire les peuples fidèles, selon la pensée du Prophète, lorsqu'il dit . «La vigne du Seigneur des armées est la maison d'Israël (Is 5,7);» peut-être commencerons-nous à apercevoir qu'il n'est point indigne de l'Épouse d'être commise à la garde des vignes.

3. Certainement, il me semble qu'on reconnaîtra en cela même une excellente prérogative, si on prend la peine de considérer avec soin combien elle a étendu ses bornes, dans ces vignes, par toute la terre, du jour qu'elle a été attaquée à Jérusalem, et chassée par les enfants de sa mère, avec sa nouvelle plantation, c'est-à-dire avec la multitude de ceux qui avaient la foi, et dont on lit: «Qu'ils n'étaient qu'un coeur et qu'une âme (Ac 4,32).» Et c'est là la vigne qu'elle confesse maintenant n'avoir point gardée, mais cela n'a point tourné à sa honte. Car, si elle a été arrachée de ce lieu pendant sa persécution, elle a été planter sa vigne ailleurs, et elle l'a louée à d'autres vignerons, qui en rendent les fruits dans la saison. Non, non, elle n'a pas été exterminée, elle n'a fait que changer de lieu; bien plus, elle s'est accrûe et beaucoup étendue, car le Seigneur l'a bénie. En effet, levez les yeux et voyez «si son ombre ne couvre pas les montagnes, et ses branches les cèdres (Ps 20,11); si elle n'étend pas ses pampres jusqu'à la mer, et ses rejetons jusqu'aux fleuves les plus reculés.» Que cela ne vous étonne point, «c'est l'édifice du Seigneur et la plantation de Dieu même (2Co 3,9).» C'est lui qui la rend féconde, c'est lui qui la provigne, c'est lui qui la taille et qui la façonne, afin qu'elle rapporte plus de fruit. Car comment pourrait-il abandonner une vigne qu'il a plantée de ses propres mains? Certes, elle ne saurait être négligée, la vigne dont les apôtres sont les pampres, le Seigneur le ceps et son Père le vigneron. Plantée dans la foi, elle jette ses racines dans la charité, elle est labourée comme avec le sarcloir de la discipline, fumée avec les larmes de la pénitence, arrosée par les discours des prédicateurs; voilà comment elle donne du vin en abondance, mais un vin qui cause la joie, non la débauche, un vin qui est plein de douceur et exempt de toute impureté. Ce vin est celui qui réjouit le coeur de l'homme et dont les anges boivent avec plaisir. Car ils ressentent de la joie à la conversion et à la pénitence des pécheurs, parce qu'ils sont altérés du salut des hommes. Les larmes des pénitents sont leur vin, parce que dans ces larmes ils trouvent l'odeur de la vie, la saveur de la grâce, le goût du pardon, la joie de la réconciliation, la santé de l'innocence recouvrée et la douceur d'une conscience sereine.

4. Aussi de cette vigne unique que la tempête d'une cruelle persécution semblait avoir exterminée, combien d'autres vignes n'ont-elles pas refleuri sur toute la terre? Or elles ont toutes été données en garde à l'Épouse pour la consoler de n'avoir pas conservé la première. Consolez-vous, fille de Sion; si l'aveuglement a frappé une partie d'Israël, qu'y perdez-vous? Admirez ce mystère et ne pleurez point la perte que vous faites. Ouvrez votre sein et recueillez la plénitude des nations. Dites aux villes de Judas: «Il a fallu vous prêcher la parole de Dieu avant tous les autres, mais puisque vous l'avez rejetée, et que vous vous êtes jugées indignes de la vie éternelle, nous allons nous tourner vers les Nations (Ac 13,46).» Dieu offrit à Moïse que s'il voulait quitter un peuple prévaricateur et l'abandonner à sa vengeance, il le ferait maître d'une nation puissante, mais il le refusa. Pourquoi? Parce qu'il éprouvait pour ce peuple un amour excessif qui le tenait étroitement attaché à lui; et parce que, au lieu de chercher ses propres intérêts, il ne voulait que l'honneur de Dieu, sans se soucier de ce qui pouvait lui être avantageux, mais seulement de ce qui pouvait être utile à plusieurs. Voilà dans quelles dispositions il se trouvait.

5. Mais pour moi, je crois que la Providence avait en cela de secrets desseins, et voulait que ce don si grand et si excellent fût réservé à l'Épouse, et que ce fût elle, plutôt que Moïse, qui fût placée à la tète d'une grande nation. Car il ne fallait pas que l'ami de l'Époux ôtât à l'Épouse cette bénédiction. C'est pourquoi ce n'est pas à Moïse, mais à l'Épouse qu'il est dit: «Allez partout le monde, et prêchez l'Évangile à toute créature (Mc 16,15).» C'est donc elle qui fut placée à la tête d'une grande nation. Or pouvait-il en exister de plus grande que le monde entier? Et certes la terre entière n'a pas eu beaucoup de peine à se soumettre à celle geai lui apportait la paix, et qui lui offrait la grâce. Or cette grâce ne ressemblait pas à la loi. Combien différente est la forme sous laquelle l'une et l'autre se présente à toute âme; l'une est d'une douceur admirable, l'autre d'une sévérité excessive. Qui pourrait voir du même oeil celle qui condamne et celle qui console, celle qui réclame et celle qui remet la dette, celle qui punit et celle qui embrasse? Certainement on ne saurait recevoir avec la même ardeur l'ombre et la lumière, la colère et la paix, le jugement et la miséricorde, la figure et la vérité, la verge et l'héritage, le frein et le baiser. Or les mains de Moïse sont pesantes (Ex 17,12), Aaron et Hur en sont témoins. Le joug de la loi est pesant, au témoignage des apôtres mêmes, qu'ils crient qu'il leur est insupportable ainsi qu'à leurs Pères (Ac 15,10). C'est un joug bien rude dont la récompense est bien vile, car ce n'est que de la terre. C'est pour ces raisons que Moïse n'a pas été mis à la tête d'une grande nation. Mais vous, sainte Église, notre mère, vous qui avez reçu la promesse de la vie présente et de la vie future, «vous obtenez de tous un accueil facile, à cause de la double grâce que vous possédez, car votre joug est léger, et votre royaume est illustre. Si on vous chasse d'une ville, vous êtes recueillie par le reste de la terre, parce que ce que vous promettez charme, et que ce que vous imposez effraie peu. Pourquoi pleurez-vous encore la perte d'une vigne, puisqu'elle est réparée avec une si grande usure? «En récompense de ce que vous avez été délaissée et haïe, et que personne ne voulait passer chez vous, je vous rendrai à jamais glorieuse et triomphante, dit le Seigneur, et vous serez un sujet de joie dans toutes les races à venir. Vous sucerez le lait des nations, et serez allaitée aux mamelles des rois, et vous saurez que je suis le Seigneur qui vous ai sauvée, et que votre libérateur est le fort et puissant Jacob (Esd 6,1).» C'est donc en ce sens que l'Épouse dit, qu'elle a été mise dans les vignes pour les garder, et qu'elle n'a pas gardé sa vigne.

6. A l'occasion de ces paroles de l'Épouse, et en entendant les âmes par les vignes, je me reproche à moi-même de m'être chargé du soin des âmes, moi qui ne peux suffire à garder la mienne. Si vous approuvez cette interprétation, voyez si nous ne pourrions point dire aussi, que la foi est un cep, les vertus, des pampres, les oeuvres, des grappes, et la dévotion du vin. Les pampres ne sont rien sans le cep, ni la vertu, sans la foi. Car sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu (He 11,6); peut-être même ne peut-on que lui déplaire, puisque tout ce qui ne procède point de la foi est péché (Rm 14,15). Ceux qui m'ont mis pour garder leur vignes auraient donc dû considérer auparavant si j'avais gardé la mienne. Mais que de temps elle est demeurée inculte, déserte et abandonnée! Elle ne produisait presque plus de vin, les pampres des vertus étaient desséchés parce que la foi était stérile. Il y avait une foi, mais c'était une foi morte. Comment ne l'aurait-elle pas été, en effet, puisqu'elle n'était point vivifiée par les bonnes oeuvres. Voilà en quel état j'étais dans le siècle. Il est vrai que depuis que je me suis converti au Seigneur, j'ai commencé à en prendre un peu plus de soin, mais non pas pourtant comme je devais. Et qui est capable de s'en acquitter comme il faut? Le saint Prophète lui-même ne l'était pas, puisqu'il disait: «Si le Seigneur ne garde une ville, c'est en vain que veille celui qui la garde (Ps 132,2).» Je me rappelle encore combien j'étais exposé aux embûches de celui qui se tient à l'écart pour lancer ses flèches contre l'innocent. Que de fois, ô ma vigne, vous a-t-on pillée par mille ruses et mille stratagèmes, lors même que je veillais avec plus de soin pour vous garder? Combien de grappes de bonnes oeuvres la colère a-t-elle fait couler? Combien l'orgueil en a-t-il emporté? Combien la vaine gloire en a-t-elle gâté? Quels ravages n'ont pas causé en moi les charmes de la gourmandise, la. tiédeur de l'âme, la faiblesse et la timidité de l'esprit, au milieu des orages qui s'élevaient en moi? Voilà en quel état je me trouvais, et cependant on n'a pas laissé de m'établir pour garder les vignes, sans considérer ni ce que je faisais ni ce que j'avais fait de la mienne, et sans écouter les avertissements du Maître, qui a dit: «Comment celui qui ne sait pas gouverner sa maison, pourra-t-il avoir soin de l'Église de Dieu (1Tm 3,5)?»

7. J'admire l'audace de plusieurs que nous voyons ne recueillir de leurs propres vignes que des épines et des ronces, et qui néanmoins, n'appréhendent point de s'ingérer dans la vigne du Seigneur. Ce sont des voleurs et des larrons, non des gardiens et des vignerons fidèles. Mais sans m'occuper de ceux-là, malheur à moi pour le danger que ma vigne court à cette heure, plus même à cette heure qu'auparavant, puisqu'étant appliqué à en cultiver plusieurs, il est impossible que je ne sois pas moins soigneux et moins vigilant pour la mienne. Je n'ai pas le temps de l'entourer de haies, ni d'y bâtir un pressoir. Hélas! son mur est en ruine et tous ceux qui passent par le chemin y cueillent des raisins (Ps 80,13)! Elle est ouverte et exposée de toutes parts à la tristesse, à la colère, et à l'impatience. Des nécessités, pressantes comme de petits renards, la détruisent et la saccagent. Les accablements d'esprit, les soupçons, les inquiétudes y entrent en foule de tous côtés. A peine est-elle une heure sans être tourmentée du grand nombre de ceux qui ont des différends, et sans être importunée par le bruit des affaires. Je ne saurais les écarter de moi ni m'en défendre; et ils ne me laissent pas même du temps pour prier. Quels torrents de larmes ne me faudrait-il point verser, pour arroser la stérilité de mon âme, je devrais dire de ma vigne, mais j'ai suivi les paroles du psaume par habitude, mais le sens en est le même. Et je ne suis point fâché d'une erreur qui m'avertit de la ressemblance de ces deux choses, parce qu'il ne s'agit point ici de la vigne, mais de l'âme. Qu'on pense donc à l'âme, lorsqu'on parle de la vigne. Car sous la figure et sous le nom de l'une, on déplore la stérilité de l'autre. De quelles larmes donc pourrais-je arroser ma vigne, qui est si stérile? Tous ses pampres sont desséchés faute d'eau. Ils sont couchés par terre sans porter de fruit, parce qu'ils n'ont point d'humidité. Doux Jésus, vous savez combien de bottes de sarments le feu de la contrition qui brûle dans mon coeur consume tous les jours, dans le sacrifice que je vous offre. Recevez, je vous en conjure, le sacrifice d'un esprit. percé de la douleur et du regret de ses fautes, et ne méprisez pas un coeur contrit et humilié (Ps 4,19).

8. C'est donc ainsi que j'applique à mes imperfections les paroles de l'Épouse. Mais celui-là est parfait qui peut dire: «Je n'ai pas gardé ma vigne,» dans le sens où le Sauveur dit dans l'Évangile «Celui qui perdra son âme pour l'amour de moi, la trouvera (Mt 10,30).» Certes celui-là mérite bien d'être établi pour garder les vignes, qui n'est ni empêché, ni détourné par le soin qu'il prend de la sienne, de veiller à celle des autres, avec diligence et exactitude, et qui ne cherche pas ses propres intérêts ni ce qui lui est avantageux, mais ce qui est utile aux autres. Sans doute, si saint Pierre a reçu le soin de veiller sur les nombreuses vignes de la circoncision, c'est parce que c'était un homme toujours prêt à aller en prison, ou à la mort (Lc 22,33),» tant l'amour de sa propre vigne, c'est-à-dire de son âme, l'empêchait peu de veiller sur celles qui lui étaient confiées. C'est aussi pour cette raison que, parmi les nations, une si grande quantité de vignes furent confiées à saint Paul, car, loin d'être trop attaché à la sienne, il était prêt non-seulementà se laisser charger de chaînes, mais encore à mourir à Jérusalem pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Ac 28,13). «Je ne crains aucune de ces choses, dit-il, et je n'estime pas que mon âme me doive être plus précieuse que moi-même (Ac 21,14).» C'était bien juger les choses que de traire qu'il ne devait rien préférer à soi-même, de tout ce qui lui appartenait.

9. Combien y en a-t-il qui ont préféré à leur propre salut, un peu d'argent qui est une chose si vile? Mais saint Paul ne lui préfère pas même son âme. «Je ne l'estime pas, dit-il, plus précieuse que moi.» Vous faites donc une différence, ô bienheureux Apôtre, entre vous et votre âme? C'est avec sagesse que vous vous estimez plus que tout ce qui est à vous. Mais comment êtes vous autre que votre âme Je crois que saint Paul, qui marchait déjà selon l'esprit, et dont l'esprit obéissait à la loi de Dieu, parce qu'elle est bonne, estimait qu'il valait mieux donner le nom de tout son être à cet esprit, comme étant la principale et plus noble partie de lui-même, que de le désigner par le nom de quelque autre partie de lui-même que ce fût. Quand à ce qui est d'une nature inférieure, et par conséquent attaché à une substance moindre et plus vile, au corps, auquel il donne non-seulement la vie et la sensibilité, mais encore le désir de 'se conserver et de se nourrir, cet homme spirituel, jugeant indigne de donner le nom du tout à cette justice sensuelle et charnelle, croyait plus à propos de la mettre au rang des choses qui étaient à lui, que de désigner par elle tout ce qui était en lui. Par ces mots: que «moi,» dit-il, entendez ce qu'il y a de plus excellent en moi, ce en quoi je me conserve par la grâce de Dieu, c'est-à-dire mon esprit et ma raison, et par cette expression, «mon âme,» entendez la partie inférieure qui anime ma chair, et qui participe à sa concupiscence. Je reconnais que cela autrefois était moi, mais ce ne l'est plus maintenant, car je ne marche plus selon la chair, mais selon l'esprit. «Je vis, on plutôt ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi (Ga 2,28).» C'est moi selon l'esprit, et ce n'est plus moi selon la chair, car si mon âme a des désirs charnels, «ce n'est pas moi qui les forme, mais le péché qui habite en moi (Rm 7,17).» Et ainsi, ce qu'il y a de charnel en moi, je ne dis pas que c'est moi, mais je dis que c'est à moi, et cela n'est pas autre chose que mon âme. Car les affections charnelles font partie de l'âme, aussi bien que la vie qu'elle communique au corps. Voilà donc l'âme que saint Paul n'estimait pas plus que soi, étant prêt non-seulement à se laisser charger de chaînes pour l'amour de Notre-Seigneur, mais encore à mourir pour lui à Jérusalem, et ainsi à perdre son âme, selon le conseil du Sauveur. (Mt 10,39).

10. Quant à vous, si vous vous dépouillez de votre propre volonté, si vous renoncez parfaitement aux volontés charnelles, si vous crucifiez votre chair avec ses vices et ses concupiscences, si vous mortifiez vos membres, tandis que vous êtes sur la terre, vous vous montrerez imitateur de saint Paul, puisque vous ne ferez pas plus d'état de votre âme que de vous-même; vous témoignerez encore que vous êtes disciple de Jésus-Christ, puisque vous la perdez pour votre salut. D'ailleurs, vous ferez plus prudemment de la perdre pour la conserver que de la conserver pour la perdre; puisque le Sauveur nous assure que, «celui qui veut sauver son âme la perdra (Mt 16,25).» Que dites-vous ici, vous qui observez les qualités des mets, et négligez les moeurs? Hippocrate et ses sectateurs enseignent à sauver l'âme en ce monde, Jésus-Christ et ses disciples à la perdre. Lequel des deux voulez-vous plutôt suivre pour maître? Celui-là répond assez clairement, qui dit à propos de tout ce qui se mange . cela nuit aux yeux, ceci à la tête, et cette chose à la poitrine ou à l'estomac. Chacun parle sans doute, selon ce qu'il a appris de son maître. Avez-vous lu ces différences dans l'Évangile, dans les prophètes, ou dans les écrits des apôtres? C'est indubitablement la chair et le sang, non l'esprit du Père qui vous a révélé cette sagesse. Car c'est là la sagesse de la chair. Mais écoutez le jugement qu'en font nos médecins à nous: «La sagesse de la chair, disent-ils, est une mort (Rm 8,5).» Et ailleurs: «La sagesse de la chair est ennemie de Dieu.» Car faut-il que je vous propose le sentiment d'Hippocrate et de Gallien ou ceux de l'école d'Épicure? Je suis disciple de Jésus-Christ, et je parle à des disciples de Jésus-Christ. Je serais coupable, si je vous enseignais d'autres maximes que les siennes. Épicure travaille pour la volupté, Hippocrate pour la santé, et Jésus-Christ, mon maître, m'ordonne de mépriser l'un et l'autre. Hippocrate emploie tout son soin pour conserver la vie de l'âme dans le corps; Épicure recherche et apprend à rechercher tout ce qui peut entretenir les plaisirs et les d'élites, et le Sauveur nous avertit de la perdre.

11. En effet, avez-vous entendu autre chose à l'école de Jésus-Christ, et qu'y criait-on, il n'y a qu'un moment, sinon: «Celui qui aime son âme la perdra (Mt 16,25)?» Il la perdra, dit-il, soit en l'abandonnant comme martyr, ou en l'affligeant comme pénitent; quoique d'ailleurs ce soit une espèce de martyre de mortifier la chair par l'esprit, avec ce fer spirituel, qui ne fait pas tant d'horreur que celui qui coupe les membres du corps, mais qui n'est pas moins pénible, parce qu'il coupe plus longtemps. Voyez-vous comme cette parole de mon maître condamne la sagesse de la chair qui fait, ou qu'on se laisse aller à la volupté, ou qu'on recherche la santé du corps plus qu'il n'est nécessaire. Pour nous montrer que la vraie sagesse ne se répand point en voluptés, un sage (Jb 28,15) nous apprend qu'elle ne se trouve pas même dans la terre de ceux qui mènent une vie de douceur. Mais celui qui la trouve s'écrie: J'ai aimé la sagesse plus que la santé et la beauté (Sg 7,10).» Mais s'il l'aime plus que la santé et la beauté, combien, à plus forte raison, l'aime-t-il plus que la. volupté et les plaisirs déshonnêtes? Mais que sert-il de se sevrer des délices et des voluptés, si on passe tout son temps à remarquer la diversité des complexions, et à examiner la différence des mets? Les légumes, dit-on, causent des vents, le fromage charge l'estomac, le lait fait mal à la tête, la poitrine ne peut souffrir l'eau pure; les choux engendrent la mélancolie ou échauffent la bile; les poissons d'étang ou d'eau stagnante ne s'accommodent pas à mon tempérament. Qu'est-ce donc? ne se trouve-t-il rien dans les fleuves, les champs, les jardins et les celliers que vous puissiez manger?

12. Considérez, je volts prie, que vous êtes religieux, non médecin, et que vous ne serez point jugé sur votre complexion, mais sur votre profession. Épargnez d'abord, je vous en prie, votre propre repos; puis la peine de ceux qui vous servent; n'augmentez point les charges de la maison; ménagez enfin la conscience, je ne dis pas la vôtre, mais la conscience de celui qui est assis à table avec vous, et qui, mangeant ce qu'on lui sert, murmure de la singularité de votre abstinence. Car, soit votre insupportable superstition, soit la pensée que celui qui a soin de vous apprêter à manger manque de charité, le scandalise. Votre frère, je le répète, se scandalise de votre singularité, il juge que vous êtes superstitieux, et que vous avez voulu avoir des choses superflues, ou il m'accuse de manquer de charité et de ne point chercher ce qui est nécessaire à votre nourriture. C'est en vain que quelques-uns s'autorisent de l'exemple de saint Paul, qui ordonne à son disciple de ne point boire d'eau pure, mais «d'user d'un peu de vin, à cause de son estomac et de ses fréquentes maladies ().» Car ils doivent prendre garde premièrement que ce n'est pas à lui-même que l'Apôtre ordonne cela, et que le disciple ne le demande pas non plus pour soi. En second lieu, ce n'est pas à un religieux qu'il donne cet ordre, mais à un évêque, dont la vie était très-nécessaire à l'Église naissante. Cet évêque, c'était Timothée. Donnez-moi un Timothée, je le nourrirai d'or et l'abreuverai d'ambre, si vous voulez. Mais c'est vous qui vous ordonnez cela par une fausse compassion pour vous. Cette dispense que vous vous accordez m'est suspecte, je l'avoue, et j'appréhende fort que la prudence de la chair ne se joue de vous sous le voile et le nom de discrétion. Au moins rappelez-vous, si vous vous appuyez sur la parole de l'Apôtre pour boire du vin, qu'il ajoute d'en boire peu. En voilà, assez sur ce sujet. Retournons à l'Épouse, et apprenons d'elle à ne pas garder nos propres vignes, et cela pour son propre bien (a); surtout nous autres qui semblons être envoyés pour garder les vignes de l'Époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu est élevé au dessus de toutes les créatures et béni à jamais. Ainsi soit-il.

Horstius ajoute en cet endroit ces mots: «Telles que nous les avons décrites en partie,» qui font défaut dans les premières éditions et dans tous nos manuscrits.

Telle est la leçon des vieux manuscrits et des premières éditions. Horstius et plusieurs, avec lui ont lu comme s'il y avait: «Et cela pour notre propre bien.

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SERMON XXXI.

Excellence de la vision de Dieu. Comment à présent le goût de la présence de Dieu varie dans les saints selon les différents désirs de leur âme.

«1. Apprenez-moi où est celui qu'aime mon âme, où vous paissez votre troupeau, où vous vous reposez durant le midi (Ct 1,6).» Le Verbe, qui est l'Époux, apparaît souvent aux âmes zélées, et ne leur apparaît pas sous une seule forme. Pourquoi cela? C'est sans doute parce qu'on ne peut le voir encore tel qu'il est (1Jn 3,2). Aussi, la vision que nous aurons de lui dans le ciel demeurera toujours, parce que la forme qu'on verra alors subsistera toujours. Car il est le Souverain Être, et il ne reçoit aucun changement de ce qui est, de ce qui a été et de ce qui sera. Otez le passé et l'avenir, où trouverez-vous place pour le changement et la moindre trace de vicissitude? Tout ce qui laisse ce qu'il a été pour tendre à ce qu'il doit être, passe par l'être, mais il n'est point. Car, comment peut être ce qui ne demeure jamais en un même état? Ainsi celui-là seul est vraiment qui ne sort point de ce qu'il a été pour entrer dans ce qu'il n'est pas, mais dont l'être dure et demeure. Par cela qu'il n'a point été, il est de toute éternité, et par cela qu'il ne sera point, il est pour toute l'éternité. Et c'est par là qu'il s'approprie le véritable être, c'est-à-dire l'être incréé, illimité et invariable. Lors donc que celui qui est ainsi, ou plutôt qui n'est pas ainsi et ainsi, est vu tel qu'il est, cette vision, comme j'ai dit, demeure toujours, parce qu'elle n'est mêlée ni altérée d'aucun changement. Et c'est alors qu'un seul et même denier, celui de l'Évangile, est donné à tous ceux qui le verront ainsi, parce qu'il ne se présentera à tous que sous une même forme. Car, comme ce qui leur apparaîtra est invariable en soi, ils le regarderont invariablement, et ceux qui le verront ne voudront ni ne pourront rien voir de plus agréable et de plus charmant. Quand donc l'avidité avec laquelle nous le verrons pourra-t-elle être rassasiée, quand la douceur d'un objet si aimable cessera-t-elle de nous charmer, quand la vérité frustrera-t-elle nos espérances, quand, enfin, l'éternité finira-t-elle? Mais, si le pouvoir et la volonté de le voir s'étendent jusques dans l'éternité, notre félicité ne sera-t-elle pas consommée? Que manquera-t-il, en effet, à ceux qui le verront toujours, ou que restera-t-il à désirer à ceux qui le voudront toujours voir?

2. Mais cette vision bienheureuse n'est pas pour la vie présente, elle est réservée pour l'autre, à ceux-là qui peuvent dire: «Nous savons que lorsqu'il apparaîtra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (1Jn 3,2).» Maintenant, il apparaît à qui il veut, mais c'est en la manière qu'il veut, non pas tel qu'il est. Il n'est sage, ni saint, ni prophète, qui puisse ou qui ait pu (a) le voir en ce corps mortel, tel qu'il est; mais celui qui en sera digne, le pourra voir, quand son corps sera devenu immortel. On le voit, non pas tel qu'il est en effet. Car, quoique vous voyiez le soleil tous les jours, vous lie l'avez jamais vu pourtant tel qu'il est, mais

a On peut voir à ce sujet ce que saint Bernard rapporte de saint Benoît dans le neuvième de ses sermons divers, de même que ce qu'il dit plus loin de Moïse dans son trente-troisième sermon sur le Cantique des cantiques, n. 6, et dans son sermon trente-quatrième, n. 1

seulement tel qu'il éclaire l'air, une montagne, une pierre. Et vous ne pourriez pas même le voir de la sorte, si la lumière de votre corps, qui est votre oeil, ne ressemblait en quelque façon à cette lumière céleste, par la sérénité et la clarté qui lui est naturelle. Car nul autre membre du corps n'est capable de cette lumière, à cause de sa grande disproportion avec elle. Et l'oeil même, lorsqu'il est trouble, ne peut recevoir la lumière, parce qu'il a perdu sa ressemblance avec elle. Ainsi celui qui a l'oeil trouble ne voit pas le soleil qui est clair, à cause de la disconvenance qu'il a avec lui, mais il le voit, lorsque son oeil est clair, à cause de quelque ressemblance entre ces deux corps. Et si l'oeil était aussi pur que lui, il le verrait tel qu'il est sans s'éblouir, à cause de l'entier rapport qu'il aurait avec lui. De même celui qui est éclairé par le soleil de justice, qui éclaire tout homme venant en ce monde, peut le voir ici-bas tel qu'il éclaire, parce qu'il lui est semblable en quelque chose; mais il ne peut le voir tel qu'il est en effet, parce qu'il ne lui est pas tout à fait semblable. Voilà pourquoi le Prophète dit: «Approchez-vous de lui, et vous serez éclairés, et vos yeux ne seront point éblouis (Ps 3,5).» Cela est vrai, pourvu que nous soyons éclairés autant qu'il en est besoin, afin que «contemplant la gloire de Dieu à face dévoilée; nous soyons transformés en son image et nous passions de clarté en clarté, comme conduits par l'esprit du Seigneur (2Co 3,28).»

3. Il faut donc s'approcher de lui avec respect, non se précipiter avec effronterie, de peur que, voulant sonder sans retenue cette haute majesté, on ne demeure accablé sous le poids de sa gloire (Pr 25,27). Et il ne faut pas s'approcher de lui par un changement de lieux, mais par les diverses clartés, et clartés non corporelles, mais spirituelles, comme étant conduits par l'esprit du Seigneur. Je dis par l'esprit du Seigneur, non par le nôtre, quoique cela se passe dans le nôtre. Ainsi celui qui est plus lumineux est plus proche de Dieu; et celui-là est arrivé jusqu'à lui, qui a atteint le souverain degré de clarté. Mais le voir tel qu'il est, quand nous serons en sa présence, ce n'est pas autre chose qu'être tels qu'il est, et n'être éblouis par aucune dissemblance, mais ce ne sera que dans le ciel, comme je l'ai dit, que nous jouirons d'un si grand bonheur. Cependant cette grande variété de formes, et ce nombre presque infini d'espèces différentes, qui se trouvent dans les créatures, qu'est-ce autre chose en quelque sorte que des rayons de la Divinité, qui montrent que celui de qui elles tiennent l'être est vraiment, mais qui ne font pas voir absolument ce qu'il est? C'est pourquoi vous voyez quelque chose de lui, mais vous ne le voyez pas lui-même. Et lorsque vous voyez quelque chose de celui que vous ne voyez pas, vous êtes assuré de son existence, et cela doit vous porter à le chercher; celui qui la cherche en recevra des récompenses et des grâces, mais celui qui néglige de le chercher ne saurait trouver une excuse dans son ignorance. Mais cette façon de le voir est commune. Car il est aisé, selon l'Apôtre, à tous ceux qui ont l'usage de la raison, «de contempler les perfections invisibles de Dieu dans les beautés visibles des créatures (Rm 1,20).»

4. C'était sans doute d'une antre manière que Dieu daignait autrefois accorder aux patriarches, de jouir souvent et familièrement de sa présence, pour satisfaire l'ardeur de leur zèle et de leur amour, quoique alors il ne se montrât pas à eux tel qu'il est, mais tel qu'il lui plaisait de paraître. Et il ne se montrait pas à tous d'une manière, mais, comme dit l'Apôtre, «en différentes façons et sous diverses formes (He 1,1),» bien qu'il soit un en soi, ainsi qu'il le dit lui-même à Israël en ces termes: «Le Seigneur votre Dieu est un seul Dieu (Dt 6,3).» Ces apparitions n'étaient pas communes, à la vérité, néanmoins elles se faisaient au dehors par des images sensibles, ou par des voix qui résonnaient aux oreilles. Mais il y a une autre manière de voir Dieu, qui diffère d'autant plus de celles-là, qu'elle est plus intérieure, et c'est lorsque Dieu par lui-même daigne visiter l'âme qui le cherche, mais qui le cherche avec toute l'ardeur de ses désirs et de son amour. Or voici le signe de sa venue dans l'âme., comme nous l'apprenons de celui qui l'avait expérimenté: «Le feu marchera devant lui, et dévorera ses ennemis tout à l'entour (Ps 97,3).» Car il faut que toute âme en laquelle il doit venir prévienne son avènement par des désirs si ardents, qu'ils consument toute l'impureté de ses vices, et préparent ainsi un lieu pour le Seigneur. L'âme sait que le Seigneur est proche lorsqu'elle se sent embrasée de ce feu, et qu'elle dit avec le Prophète: «Il a envoyé d'en haut son feu dans la moëllede mes os, et il m'a enseigné ce que je dois faire (Lm 1,13).» Et encore: «Mon coeur s'est échauffé en moi, et ce feu s'enflamme de plus en plus dans ma méditation (Ps 38,4).»

5. Après qu'une âme a poussé ainsi de fréquents soupirs, ou plutôt a prié et s'est affligée sans relâche dans la violence de ses désirs, s'il arrive quelquefois que celui qu'elle a tant désiré et tant cherché ayant compassion de ses peines, se présente à elle, je crois qu'elle peut dire avec Jérémie, instruite par sa propre expérience: «Vous êtes bon, Seigneur, à ceux qui espèrent en vous, et à toute âme qui vous cherche (Lm 3,25)!» Son bon ange, un des compagnons de l'Époux, qui lui a été envoyé pour être le ministre et le témoin de cette entrevue secrète, n'est-il pas ravi de joie, et ne tressaille-t-il pas d'allégresse par la part qu'il prend à une. si grande faveur? Sans doute alors, se tournant vers le Seigneur, il lui dit: Je vous rends grâces, ô Dieu d'une majesté infinie, de ce que vous avez exaucé les désirs de cette âme, et ne l'avez pas privée de ce qu'elle vous demandait dans ses voeux et ses prières. C'est cet ange qui, la suivant soigneusement partout, ne cesse de l'exciter et de la presser de ses fréquentes inspirations, en lui disant: «Réjouissez-vous dans le Seigneur, et il vous accordera ce que vous lui demanderez (Ps 37,4):» ou bien: «Attendez le Seigneur et gardez ses préceptes (Hib).» Et encore: «S'il diffère à venir, attendez-le, car il viendra bientôt, et il ne tardera point (Ha 2,3);» ou bien , s'adressant au Seigneur il lui dit: «Comme une biche soupire avec ardeur après les eaux des torrents, cette âme soupire après vous mon Dieu (Ps 41,1).» Elle a aspiré après vous durant toute la nuit, et votre esprit qui habite dans le fond de son coeur l'a éveillée dès le matin pour vous chercher. Elle a tenu tout le jour ses mains levées vers vous, accordez-lui ce qu'elle vous demande, car elle crie et soupire après vous. Tournez-vous un peu vers elle; laissez-vous fléchir à ses prières; regardez du haut du ciel, voyez et visitez cette pauvre âme désolée. Fidèle paranymphe, il est témoin de cet amour mutuel, sans en être jaloux, et, bien loin de travailler pour ses intérêts, il ne recherche que ceux,de son maître. Il va et vient de l'Époux à l'Épouse, offrant les voeux de l'un et rapportant les grâces de l'autre.

Il excite celle-là et apaise celui-ci. Quelquefois même, quoique rarement, il les fait voir l'un à l'autre, soit en la ravissant, soit en lui amenant son bien-aimé. Car il est comme domestique, et connu dans le palais du roi; il ne craint aucun refus, et il voit tous les jours la face du Père.

6. Mais vous, gardez-vous bien de croire que nous pensions qu'il y ait rien de corporel ou d'imaginaire dans ce mélange du Verbe et de l'âme. Nous ne disons que ce que l'Apôtre a dit, a celui qui adhère à Dieu ne fait qu'un même esprit avec lui (1Co 6,17).» Nous exprimons comme nous pouvons, le ravissement en Dieu d'une âme pure, ou la bienheureuse descente que Dieu fait dans cette âme, en comparant ce qui est spirituel à des choses spirituelles. Cette union se fait donc en esprit, parce que Dieu est esprit, et il est esprit d'amour pour la beauté de cette âme, qu'il voit peut-être marcher selon l'Esprit, et qui n'accomplit point les désirs de la chair; surtout s'il reconnaît qu'elle brûle d'amour pour lui. Une âme en cet état, et si fort aimée de son Dieu, est loin de se contenter que son Époux se manifeste à elle, de la manière commune à plusieurs, parles choses créées, ou de celle qui a été particulière à quelques personnes, par les visions et par les songes; elle veut que, par un privilège spécial, il descende en elle du haut du ciel, qu'il la pénètre intimement et jusqu'au plus profond de son coeur, elle veut que celui qu'elle désire ne se montre pas à elle soum une figure extérieure, mais qu'il se fasse comme une infusion. de lui en elle; qu'il ne lui apparaisse pas, mais qu'il la pénètre;car on ne peut douter qu'il soit plus agréable au dedans qu'au dehors. Car le Verbe ne résonne pas aux. oreilles, mais perce le coeur; il n'est pas loquace, mais efficace; il ne fait pas de bruit, mais il est doux à l'âme. C'est un visage qui n'a point de forme, mais qui forme, qui ne frappe pas les yeux du corps, mais qui remplit le coeur de joie, que l'amour, non la beauté extérieure rend agréable.

7. Je ne puis pas dire néanmoins qu'alors même il se montre tel qu'il est, quoique de cette sorte, il ne se fasse pas voir autre qu'il est. Car bien qu'une âme soit très-dévote, ce n'est pas à dire pourtant qu'il se montre aussitôt ainsi à elle, ni même qu'il se montre à toutes d'une même façon. Car, selon que les désirs d'une âme varient, le goût de la présence divine varie aussi, et cette douceur céleste flatte diversement le palais de l'esprit, selon les différentes choses qu'il souhaite. Aussi vous avez pu remarquer dans ce chant d'amour combien de fois il a changé de visage, en combien de formes agréables il a daigné se transformer devant sa bien-aimée, et comment, ainsi qu'un époux modeste, tantôt il désire jouir en secret des embrassements d'une âme sainte, et prend plaisir à lui donner de chastes baisers, tantôt il se change en médecin, avec ses huiles et ses parfums, à cause sans doute des âmes tendres et faibles qui ont encore besoin de ces fomentations et de ces remèdes, d'où vient qu'elles sont désignées par le nom de jeunes filles, qui semble marquer quelque délicatesse. Si quelqu'un en murmure on lui dira que «ce ne sont point ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais ceux qui sont malades (Mt 9,12).» Tantôt il se présente comme un voyageur, se joint à l'Épouse et aux jeunes filles qui marchent ensemble, et délasse cette troupe bienheureuse de la fatigue du chemin par la douceur de ses entretiens et de ses discours, en sorte que lorsqu'il s'en va toutes s'écrient: «Ne sentions-nous pas notre coeur s'enflammer en nous, lorsqu'il nous parlait de Jésus dans le chemin (Lc 24,32)?» Que sa compagnie est charmante, puisque par la douceur de ses discours et de ses moeurs, comme parla senteur des parfums délicieux, il excite tout le monde à courir après lui! C'est ce qui leur fait dire: «Nous courons dans l'odeur de vos parfums (Ct 1,3).» Quelquefois aussi il se présente comme un riche père de famille qui a des provisions en abondance dans sa maison, ou plutôt comme un roi magnifique et puissant qui semble relever la timidité de l'Épouse qui est pauvre, exciter ses désirs en lui découvrant tous les trésors de sa gloire, la richesse de ses pressoirs et de ses celliers, l'abondance de ses jardins et de ses terres, et en la faisant même entrer dans l'intérieur de sa chambre. Car son Époux à toute sorte de confiance en elle, et il estime qu'il ne doit rien cacher à celle qu'il a rachetée de la pauvreté, dont il a éprouvé la fidélité, et qu'il couvre de ses baisers, tant elle lui semble aimable. Voilà comment il ne cesse point de se montrer intérieurement, d'une manière ou d'une autre, à ceux qui le cherchent, et d'accomplir ces paroles: «Je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles (Mt 28,20)

8. En tout cela il est plein de douceur, de charme et de miséricorde. Cardans les baisers, il témoigne son amour et sa tendresse, et dans l'huile, dans ses parfums et dans ses autres médicaments, il fait voir qu'il est clément et qu'il a des entrailles de charité et de compassion. Enfin dans le chemin il est gai, affable, plein de grâce et de bonté; dans l'étalage de ses richesses et de ses possessions, il fait voir qu'il est libéral, et qu'il donne des récompenses proportionnées à sa royale magnificence, C'est ainsi que partout dans ce Cantique vous trouverez le Verbe figuré sous ces sortes de ressemblances. C'est, je crois, ce que le Prophète a voulu marquer quand il a dit: «Notre-Seigneur Christ est un esprit présent devant nous, nous vivons dans son ombre parmi les nations (Lm 4,20),» parce que nous ne le voyons maintenant que comme dans un miroir et en énigme, non pas encore face a face; mais cela ne doit durer que tant que nous vivrons parmi les nations. Car il n'en ira pas ainsi parmi les anges, lorsque, possédant une félicité en tout pareille à la leur, nous le verrons aussi bien qu'eux tel qu'il est, c'est-à-dire en la forme de Dieu, non sous des ombres. En effet, comme nous le disons, les anciens n'avaient que l'ombre et la figure, mais que nous, grâce à Jésus-Christ qui s'est rendu présent par la chair, nous possédons la vérité même; ainsi on ne peut nier que nous-mêmes, à l'égard du siècle à venir, nous ne vivions dans l'ombre de la vérité; à moins qu'on ne veuille contredire;l'Apôtre qui dit: «En partie nous connaissons, et en partie nous devinons (1Co 13,9);» Et encore «Je ne crois pas l'avoir compris (Ph 3,13).» Car comment n'y aurait-il point de différence entre ceux qui marchent par la, foi, et ceux qui voient clairement ce qui est l'objet de notre foi? Ainsi le juste vit de la foi, et le bienheureux se réjouit de voir ce qui fait l'objet de cette foi. C'est pourquoi l'homme de bien vit ici bas dans l'ombre de Jésus-Christ, et l'ange se glorifie de contempler la splendeur de sa face immortelle et glorieuse.

9. Mais on ne peut nier que l'ombre de la foi soit bonne, puisqu'elle tempère la lumière qui éblouirait nos yeux faibles et débiles, et les prépare à supporter l'éclat de cette lumière. Car il est écrit, «que la foi purifie le coeur (Ac 15,9).» Ainsi la foi n'éteint point la lumière, elle la conserve. Tout ce que l'ange voit, quelque grand que ce puisse être, l'ombre de la foi me le garde, et le met comme en dépôt dans son sein fidèle, pour me le découvrir quand il en sera temps. Ne vous est-il pas avantageux de posséder, quoique sans le voir, ce que vous ne pourriez comprendre quand il serait découvert. La Mère même du Seigneur vivait dans l'ombre de la foi, puisqu'on lui dit: «Vous êtes bien heureuse d'avoir cru (Lc 1,54).» Elle vécût aussi dans l'ombre projetée sur elle par le Corps de Jésus-Christ, suivant ces paroles de l'ange: «La vertu du Très-Haut vous environnera de son ombre (Ibid).» Or ce n'est pas une ombre méprisable, que celle qui vient de la vertu du Très-Haut. Il y avait vraiment une grande vertu dans la chair de Jésus-Christ, puisqu'elle a environné la Vierge de son ombre, et, ce qui eût été absolument impossible à une femme mortelle, par l'interposition de ce corps vivifiant, lui a permis de soutenir la présence et la lumière inaccessible de son adorable Majesté. Oui, c'était une vraie vertu, puisque par elle toutes les forces ennemies ont été domptées; c'est une vertu et une ombre qui chasse les démons, et qui sert de protection aux hommes, ou du moins c'est une vertu qui donne la vie, et une ombre qui procure une agréable fraîcheur.

10. Nous vivons donc dans l'ombre de Jésus-Christ, nous qui marchions par la foi, et qui nous nourrissons de sa chair, pour vivre de la vie divine. Car la chair de Jésus-Christ est vraiment une nourriture (Jn 6,54). Et peut-être est-ce pour cela même qu'en cet endroit il est dépeint sous la figure d'un pasteur, et que l'Épouse semble lui adresser ces paroles comme à un pasteur; «Enseignez-moi où vous paissez, et où vous reposez durant le midi.» Que ce pasteur-là est bon, puisqu'il donne sa vie pour ses brebis (Jn 10,12); sa vie pour les racheter, sa chair pour les nourrir. Chose étonnante: il est le pasteur, les pâturages et la rédemption. Mais ce discours prend de bien grandes proportions, la matière en est si vaste et enferme de si grandes choses, qu'on ne peut les expliquer en peu de mots. Aussi me vois-je contraint de l'interrompre plutôt que de le finir. Mais il faut, puisque ce sujet n'est pas achevé, que la mémoire veille, afin que je puisse reprendre et continuer où j'en suis demeuré, selon les forces que m'en donnera Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est l'époux de l'Eglise, Dieu élevé au dessus de tout et béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Bernard sur Cant. 30